Éleuthère

Olivier Sedeyn Yoga, Chant, Vers la Sagesse

Archives de la catégorie “Philosophie”

Kant: le « je » de l’homme

KANT : LE « JE »

Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et cela, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée ; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté est l’entendement.

Il faut remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant, il ne faisait que se sentir ; maintenant, il se pense.

                                                                                                                                                Emmanuel Kant

Le texte qui est proposé à notre réflexion porte sur la conscience, et plus précisément sur la représentation de la conscience dans le langage. Soulignons tout de suite un étrange paradoxe. Qu’est-ce que la conscience ? C’est cette fonction d’unité qui fait que moi, je me saisis comme moi, comme la personne ou l’individu que je suis. Mais cette conscience qui est unité ou unification ou synthèse de tout ce qui est en moi en même temps que puissance de prendre conscience de toutes choses, est un être spirituel, un être qui n’existe pas de manière sensible, ou encore un être dont l’existence consiste précisément à être saisissable par la pensée, à être pensée, et donc à ne pas être quelque chose, mais seulement la « conscience » de quelque chose. La conscience est en son essence, représentation, puissance de présentification de toutes choses. Qu’est-ce qu’un être conscient ? C’est un être qui se caractérise par la capacité à se représenter toutes choses. Par suite, « la représentation de la conscience dans le langage », qui semble et qui est le thème du texte, n’est pas seulement la représentation de la conscience, mais la présentation de la conscience, l’essence de la conscience, en tant que conscience, c’est-à-dire non pas une chose, mais une puissance de représentation de toutes choses, ainsi que la représentation de la conscience dans le langage humain. Par là même, ce texte est également une réflexion sur le langage humain et sur la raison humaine (ou l’entendement) en tant que raison et langage sont des instruments fondamentaux de la conscience humaine. En bref, l’être de la conscience est d’être une représentation des choses (ou plus précisément une capacité à se représenter toutes choses, à les penser, à les comprendre), par suite la question de la représentation de la conscience équivaut à celle de la représentation de la représentation. Cela semble abstrait, mais si vous réfléchissez aux très nombreuses œuvres théâtrales (par exemple) dont le sujet est une représentation théâtrale ; ou à un film qui aurait pour sujet la mise en scène d’un film (exemple, dernièrement le film Lost in La Mancha, sur un impossible tournage d’un Don Quichotte), vous pourrez y trouver une analogie. En tout cas, le fait que la conscience est une réalité spirituelle, intellectuelle, ou intérieure, ou « significative » (elle est une signification ou la source de la signification ou du sens), que son être même n’est pas matériel, souligne la difficulté de la nommer dans le langage. Cela cependant n’est peut-être qu’une apparence dans la mesure où il y a dans le langage de nombreux mots qui désignent des réalités qui n’ont pas de réalité matérielle, mais seulement intelligible ou de l’ordre de ce qui est signifié dans le langage. Ainsi, « la France » ou même « le lycée » ou encore « l’amour que je te porte » sont des réalités qui, même si elles peuvent avoir des effets matériels, ne sont pas en elles-mêmes matérielles. Revenons au texte.

Il s’agit d’une réflexion sur la conscience, c’est-à-dire sur le domaine de la psychologie. Mais il ne s’agit pas ici de psychologie dite « scientifique » où l’on tente d’envisager les phénomènes psychiques à la manière dont on envisage les phénomènes des sciences de la nature (de manière quantitative et descriptive) ; il s’agit de psychologie fondamentale, d’une interrogation sur la nature de la conscience, sur le fait étrange et mystérieux qui fait que « Je » suis attaché mais distinct de mon corps, et que à l’intérieur même de « moi », c’est-à-dire dans ma pensée, dans la « sphère de ma conscience » (« sphère » permet de rendre compte de ce sentiment d’isolement que j’éprouve lorsque je ne suis confronté qu’à mon monde intérieur), il y a « au centre », une puissance d’unité qui unifie effectivement toute la multiplicité actuelle et passée qui fait partie de « moi », qui m’appartient, qui est en un sens moi. Mais il faut préciser. Toutes ces choses intérieures qui sont en moi (souvenirs, désirs, pulsions inconscientes mêmes, sentiments, opinions, émotions, pensées), sont bien en moi, mais elles ne sont pas moi, puisque je fais l’expérience que je passe de l’une à l’autre, et qu’elles « passent » en moi. Ce que je suis véritablement, c’est cette puissance de conscience, cette puissance d’unité ou de synthèse, dont je ne peux pas me faire une représentation compréhensive. Mais, si je ne puis connaître l’être que je suis (il me manquerait en effet toujours quelque chose puisque si je connaissais entièrement ce qui est en moi et même ce moi que je suis, il resterait encore le moi sujet en train d’examiner ce moi objet et par suite il est impossible au moi de prononcer un jugement exhaustif sur le moi), je peux néanmoins le nommer. Et c’est cette fonction que remplit le pronom personnel à la première personne du singulier.

Réfléchir sur la psychologie, c’est aussi réfléchir sur l’homme, et donc ce texte pourrait également être dit relever du domaine anthropologique, car la conscience, ou la capacité à se représenter toutes choses, est assurément le propre de l’homme. Mais le problème de l’homme est aussi le problème le plus important de la philosophie en général, ou de la « philosophie générale » (en tant que distincte de toutes les philosophies particulières, portant sur des aspects particuliers de l’être : politique, morale, esthétique, religion…), et même de la « métaphysique », science de l’être en tant qu’être, ou discipline qui réfléchit aux problèmes les plus généraux de l’être et de la connaissance (qu’est-ce que l’être ? Pourquoi y a-t-il de l’être ? Quels sont les différents types d’êtres ? Quel est l’être qui permet la « révélation » de l’être ? Quel est l’être qui est la source ou la cause de tout ce qui est ? D’où vient le monde ? D’où vient l’homme ? Et où va-t-il ?). On mesure ainsi combien le problème de la conscience humaine, ou le problème de l’âme humaine, comme disaient les Anciens, est central et fondamental pour toute réflexion philosophique, donc pour toute réflexion tout court. C’est pour cela aussi qu’une introduction peut s’étendre…

Le problème que s’est posé l’auteur en écrivant ce texte peut être formulé de la manière suivante : Que signifie pour un homme le fait de dire Je ? Ou encore : Quelle dignité est celle de l’homme en tant qu’être conscient ? Ou encore : Qu’est-ce que la conscience et qu’est-ce que cela implique pour un être humain ?

La thèse du texte est formulée dans la première phrase : le pouvoir de dire je, le fait d’être une conscience, donne à l’homme un rang et une dignité qui l’élèvent au-dessus de tous les êtres corporels vivant sur la terre, et cette conscience est inséparable de la pensée intelligente, de la raison, de l’entendement : la conscience nous permet de connaître et cette faculté est un sommet. L’enjeu est ici on le voit important : il s’agit de rien de moins que de comprendre la place de l’homme dans le monde, et de lui reconnaître une place supérieure. On peut penser ici au propos de Pascal sur la grandeur de l’homme :

« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.

« Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. » (B347, L200, les italiques ne sont pas dans l’original)

Du point de vue de la forme de notre texte, remarquons qu’il n’est pas un raisonnement ; il énonce simplement, il affirme, il développe les conséquences du fait que l’homme pense, et il invoque l’expérience de l’enfant qui dit je pour la première fois. C’est donc à nous de réfléchir pour nous accorder avec l’auteur, en fonction de notre propre réflexion sur ce qu’est la conscience, ou au contraire pour être en désaccord avec lui.

Le texte s’organise de la manière suivante : remarquons que le texte se compose de deux paragraphes, le premier traitant à proprement parler de la thèse : la grandeur de l’homme liée à l’entendement et à cette fonction d’unité synthétique de la conscience ; le second invoquant l’expérience du petit enfant qui dit je pour la première fois, qui se pense donc pour la première fois. Le première paragraphe commence par la thèse (la première phrase) ; puis développe ses conséquences dans la longue phrase suivante : celui qui dit je est une personne unique supérieure à toutes les choses corporelles et à tous les autres animaux ; et même si l’être humain conscient se trouve dans l’incapacité de dire je, ce je est pensé ; et cela se manifeste dans les langues qui n’utilisent pas le pronom personnel de la première personne parce qu’il est inclus dans le verbe (ainsi en espagnol : vengo : je viens ; quiero : je veux, j’aime). La troisième phrase souligne que c’est la faculté de comprendre, l’entendement, la raison, l’intellect (des mots ici synonymes) qui se manifeste dans le fait de dire je. La thèse se trouve donc exprimée dans l’ensemble du premier paragraphe. Le second paragraphe illustre cette thèse en rappelant l’expérience de la première fois où un enfant dit je et en y appliquant la découverte faite dans le premier : en disant je, le petit enfant se pense. C’est-à-dire qu’il s’agit là d’un acte hautement intellectuel, même s’il nous semble ensuite simplissime.

Nous pouvons maintenant entrer dans l’explication de détail. Dire « je ». Y a-t-il rien de plus banal dans une existence humaine ? Et pourtant, quand je dis « je », je présuppose bien des choses qui mériteraient d’être examinées. Je présuppose que je suis, que j’existe. Je présuppose que je suis un être parlant et pensant. Je présuppose que je n’existe pas seulement en cet instant présent qui seul est effectivement, mais que j’ai existé dans le passé et que depuis ma naissance dans un corps, je suis toujours le même, alors qu’il est bien clair que mon corps, et mon âme même a changée, ou en tout cas a changé de « contenu ». On voit aussi que le fait que je suis né dans un corps ne signifie pas nécessairement que mon être — ma conscience, mon âme, mon esprit — soit inséparable de ce corps : de même que je me pense le « pilote » de mon corps (Platon dit dans le Phédon que l’âme est dans le corps comme le pilote dans son navire), on peut tout à fait penser que mon âme préexiste à mon corps et lui survivra. Bien entendu, de cela, il n’y a pas de preuve possible, mais il y a l’expérience irréductible que « je » dirige mon corps, et que je « lui » impose des contraintes. En d’autres termes, le fait de dire « je » est bien loin d’être anodin et sans signification. Mais soulignons la manière dont Kant formule sa phrase : « posséder le je dans sa représentation ». C’est assez étrange. Que peut bien vouloir dire « posséder » le « je » ? Le « je » se possède-t-il ? N’est-il pas, en un sens, toujours-déjà là ? On sait que non, que l’enfant ne dit pas « je » tout de suite et qu’il ne le dit même pas dès qu’il sait parler. Cela réduit le spectre de la réflexion de Kant. Il s’agit de posséder le je dans la représentation, c’est-à-dire de maîtriser, d’avoir acquis l’usage du mot « je », tout comme on dit d’une science que l’on connaît bien qu’on la « possède », ce qui signifie qu’on l’a bien acquise, solidement. Or, on ne possède pas immédiatement, d’emblée le « je ». Il dit aussi « dans sa représentation ». Là encore soulignons que le philosophe n’emploie pas des termes courants, ou plutôt qu’il emploie des termes courants, mais d’une manière qui n’est pas courante, et c’est de là que vient la difficulté de la lecture des philosophes : ils voient des difficultés là où nous n’avons pas l’habitude d’en voir, ils soulignent l’étrangeté de ce qui semble parfaitement naturel. Que peut donc vouloir dire ce « dans sa représentation » ? Nous voyons assez vite peut-être qu’il s’agit de sa pensée, mais le terme de « représentation » est intéressant. En effet, se représenter quelque chose, c’est se le présenter à nouveau, se le re- présenter. Et qu’est-ce que l’être d’une représentation ? Suivez-moi bien. Quand je vois une représentation d’un fauteuil, je dis : c’est un fauteuil. Mais quelle est la réalité du fauteuil que je me représente ? Du fauteuil qui est dans ma représentation ? Et bien, ce n’est pas un fauteuil, mais c’est une représentation, certes une représentation d’un fauteuil, mais, d’abord, c’est une représentation. L’être d’une représentation n’est donc pas du tout du même ordre que la chose qui peut être représentée dans la représentation. Et de quel type est cet être ? Bonne question. Je me représente un objet sensible : un fauteuil. Cette représentation d’un fauteuil est une représentation sensible, c’est une image, que je peux reproduire en l’absence du fauteuil, que je peux modifier arbitrairement. Il en est ainsi pour toutes les choses sensibles, dont je peux donc me former des images. Mais il n’en est plus de même pour certains objets qui n’existent pas de manière sensible, qui ne sont pas des corps. Ainsi « le monde », ainsi « la France », ainsi « le lycée », ainsi « l’unité », « le pair et l’impair », ainsi encore « la vérité », « la justice », « la beauté », le « bien ». Tout cela existe bien assurément d’une certaine manière. Oui, mais pas de manière sensible, ces réalités existent dans l’esprit, dans le langage, et elles ont des conséquences dans le monde sensible (par exemple, pour la France, les frontières), mais elles-mêmes ne sont pas sensibles, elles sont pensées. Ce sont des représentations intellectuelles ou, si vous voulez, « abstraites » (bien que ce mot pose des problèmes particuliers sur lesquels je n’insisterai pas ici). D’une réalité intellectuelle, je peux me faire une image, mais cette image ne pourra jamais être qu’une illustration, elle ne saurait dire « l’essence », la « nature » de cette réalité. Je peux aussi forger des symboles de cette réalité (exemple, la justice symbolisée par une jeune femme aveugle tenant une balance et un glaive, la France symbolisée par son drapeau), mais là encore, le symbole ne me permet pas de connaître la réalité dont il est le symbole.

Ce que je viens de dire pour ces réalités que sont la justice, la France ou l’unité, je dois le dire encore pour la conscience, pour l’âme, pour l’esprit que le « je » désigne ou signifie. Mais il faut préciser : la justice, la France, ou « le monde », sont des réalités, même si ce sont des réalités intellectuelles, significatives (portées par les signes du langage et n’existant que par eux). Et la conscience est aussi une réalité de ce type. Mais tout en étant une réalité de ce type, comparable à la justice ou à la vérité, la conscience, ou ce qui est désigné par les mots « moi » ou « je », contient autre chose : cette réalité intelligible qu’est la conscience, que « je » suis, a pour qualité d’avoir une activité propre, qui la définit (ou qui permet de la comprendre) : la conscience pense ; elle pense toutes les autres réalités, qu’elles soient sensibles (les corps) ou intelligibles (les « objets » intellectuels que sont la justice etc.…). Autrement dit, il y a une spécificité de la conscience parmi les êtres intelligibles. Il y a une parenté de l’âme de l’homme avec les vérités intelligibles, qui « explique » (si l’on peut dire) que l’homme « cherche naturellement à connaître » (Aristote). L’individu humain dans son être spirituel, dans son être conscient, dans son être de conscience, a une tendance spontanée vers la connaissance, vers le bien, vers le beau. Il a sans doute une tendance tout aussi spontanée (peut-être pas autant…) vers l’ignorance et la stupidité, vers le mal et la vilenie, vers la laideur et l’horrible. Mais l’être de l’homme, et nous savons maintenant que c’est l’être conscient ou l’être pensant, est d’emblée exposé à ces possibilités qui sont strictement humaines. L’homme peut s’élever au-dessus de toute animalité, il peut transfigurer son incarnation ; et il peut aussi descendre au-dessous de l’animal le plus inférieur, atteindre la férocité gratuite et la perversité la plus extrême. Voilà l’homme.

Nous avons donc vu maintenant ce qu’est la conscience : non seulement une réalité non sensible, comme l’unité ou Dieu même, mais une réalité qui pense et qui a vocation à penser toutes choses, aussi bien les intelligibles que les sensibles. Et tout cela nous est venu par la réflexion sur cette expression de Kant : « posséder le je dans sa représentation », qui signifie donc maîtriser l’usage du pronom personnel à la première personne dans sa pensée, être, consciemment, un être conscient. J’espère que ces analyses n’auront pas été vaines et que vous envisagez maintenant de manière un peu plus problématique cette évidence que vous êtes et que vous dites « je ».

La suite de la première phrase affirme la première conséquence : pouvoir dire « je » élève l’être humain au-dessus de tous les autres êtres corporels vivant sur la terre. Elle fait la grandeur de l’homme (voir plus haut la citation de la pensée de Pascal). Ce pouvoir élève l’homme et il l’élève infiniment. C’est bien d’une élévation qu’il s’agit, dans la mesure où être un homme justement, cela consiste à s’élever, à monter, à grandir, en compréhension, en compétences, et en bonté morale. L’animal n’éprouve aucunement le besoin de s’élever. Il est à un niveau, et il y reste, toujours. Sa vie ne sort pas d’un cercle limité ; il n’invente rien, il ne crée rien, il ne découvre rien, il ne se soumet à aucune loi qui le rendrait meilleur, toutes choses qui caractérisent l’homme. La conscience élève donc l’homme et en outre, comme je l’ai déjà dit, être un homme c’est avoir devant soi le choix entre s’élever (et ainsi reconnaître et assumer son élévation au-dessus des autres animaux, partager avec les semblables, grandir et devenir libre) et s’abaisser (nier son humanité et loucher vers le bas, vers le vil, vers l’innommable, le meurtre du prochain, le mensonge, la vénalité, toutes choses malheureusement courantes). Mais en outre, elle l’élève infiniment parce qu’avec l’homme, la réalité du monde rencontre un autre niveau, celui du sens, de la vérité, de la quête insatiable du vrai, du bien et du beau. Il n’y a pas de commune mesure entre les réalités matérielles, finies, limitées, mortelles et inconscientes, et les réalités saisies dans la pensée pure et portée par un sentiment qui lui-même se purifie au fur et à mesure qu’il s’élève, qui est purification, l’amour dont parle Diotime dans le Banquet de Platon. La possibilité offerte à l’homme est immense : Platon et Aristote disaient qu’il s’agit de s’assimiler à dieu, de se diviniser autant qu’il est possible, de toucher, par l’extrême pointe, qui est aussi la couche la plus profonde, de notre être, à ce qu’il y a de plus haut, de plus beau, de plus grand, de plus vrai, le bien pur et simple. Et certes, en termes plus modernes, on peut dire que l’homme, parce qu’il est un être pensant, une conscience, peut se tourner vers Dieu, rencontrer le divin en lui, ou quel que soit le nom dont on affuble celui qu’on appelle Dieu dans le monothéisme juif et chrétien. Dieu est seulement la figure, le « nom » de l’absolu (j’ai mis le « nom » entre guillemets parce que les Juifs ne prononcent pas les lettres du nom divin dans la bible, au lieu de cela, ils disent, pour désigner Dieu « le nom », ce qui semble supposer qu’il y a un lien profond entre l’être de Dieu et la parole).

La suite du texte énonce les conséquences de cette élévation infinie : en premier lieu, être une personne, et cela signifie un être qui a en lui-même et quoi qu’il fasse une valeur infinie qui mérite un respect infini. Tout être humain a une valeur inestimable. Cette affirmation n’est peut-être pas d’abord religieuse, elle est la conséquence de la réalité de la conscience, de son élévation infinie au-dessus de tout autre être corporel ; cette nature de la conscience fait de celui qui l’est un être aussi respectable en lui-même et encore une fois quoi qu’il fasse que l’être le plus grand. Car il n’y a rien de plus grand que cette faculté de penser et de comprendre que nous sommes capables d’exercer. Rien n’est plus grand que la pensée. Ne la méprisons pas en nous. Elle fait de nous des personnes, c’est-à-dire des êtres infiniment respectables. Et bien entendu, cela s’entend de nos rapports avec nos semblables. Kant explique ensuite pourquoi (ici il y a donc une argumentation). L’unité de la conscience, qui unifie tous les moments de ma vie passée dans le moment présent, qui unifie toute la multiplicité souvent tellement désordonnée qui est en moi ici et maintenant, manifeste la différence qu’il y a entre une personne et des choses. Et en ce sens, bien que peut-être ce soit une formulation excessive, on peut dire que les autres animaux sont des choses. Être une chose, c’est être seulement une chose, n’être que matière, que corps, ne jamais s’élever à la pensée pure. Kant va peut-être trop loin ici, peut-être que les animaux, nos étranges proches et lointains cousins, ne sont pas des choses comme les objets inanimés, mais, vivants, sentants, ils nous rappellent, dans leur faiblesse, nos devoirs de protection et de sagesse. Nos devoirs plus que nos « droits », trop souvent invoqués avec arrogance et colère. Le propre de la conscience, c’est d’être une fonction d’unité, de synthèse, et de permanence au cours du temps ; être une conscience, c’est donc unifier, s’unifier, et c’est là seulement un autre mot pour « donner sens » ou pour comprendre. Car donner un sens, ou comprendre, c’est justement unifier une multiplicité désordonnée sous la lumière de l’intelligence conquise, si agréable à ressentir.

La suite de ce premier paragraphe souligne que cette valeur de la personne est là même si l’homme ne peut pas dire « je ». Cela semble s’opposer à la première phrase « posséder le je dans sa représentation ». Cela semble seulement. En effet, posséder le je dans sa représentation, c’est se penser, c’est avoir conscience de soi comme d’un être conscient. Et il suffit de se penser pour être une conscience. Ainsi celui qui ne peut parler (les muets par exemple, ou les aphasiques) reste une personne. Car lui aussi pense.

Enfin, la deuxième phrase se conclut par l’observation que toute langue a une manière de désigner le je, même s’il n’existe pas de pronom personnel séparé. Et cela veut dire que la langue pense, même et y compris lorsque le locuteur « ne pense pas » ou « parle pour ne rien dire », ces expressions (problématiques en elles-mêmes) signifiant seulement que le locuteur ne réfléchit pas, ne fait pas attention. Mais même lorsqu’on ne fait pas attention à ce que l’on dit, la langue pense. Qu’est-ce à dire ? Que la langue n’existe que par des mots généraux qui ne sont saisissables que par l’intellect, qu’elle n’est pas une copie des choses, mais un système de signes qui « est un monde en soi » qui représente, dans l’ordre de la signification ou de l’intelligible, le monde sensible et les réalités non sensibles. Parler, c’est penser. Et penser, c’est parler en s’efforçant de comprendre, il suffit ici de le vouloir pour le faire. Même si cela a une certaine difficulté.

La troisième phrase du premier paragraphe est une synthèse : penser, être conscient, c’est comprendre, c’est exercer l’entendement, la raison. L’exercice de la pensée rationnelle, la rigueur des mots, des phrases, afin de savoir ce que l’on dit, est l’activité essentielle d’un être conscient. Ëtre un être conscient, c’est donc raisonner, c’est donc utiliser l’entendement, cette faculté de régler nos informations sensibles et nos concepts, c’est parler juste et vrai. Il y a donc inséparabilité entre la conscience, la pensée rationnelle et la personne dont la valeur est infinie. Je vous laisse à penser ce que l’on pourrait encore dire à ce propos, contre tous les sophismes et les vendeurs de solutions faciles.

Le deuxième paragraphe se situe sur un autre terrain, celui de l’expérience de l’enfant. L’enfant ne dit pas d’emblée « je », il ne pense pas tout de suite, dès sa naissance ; au contraire, il parle de lui à la troisième personne (« bébé gâteau », nous avons tous en mémoire de tels propos d’enfants). Mais quand il dit « je » pour la première fois, il se passe quelque chose, c’est un événement. C’est, nous dit Kant, comme une lumière qui se lève. Ce n’est pas « comme », on peut dire peut-être que c’est la lumière de l’intelligence qui brille alors de tout son feu. Car l’intelligence, la raison, c’est la lumière qui éclaire notre monde obscur, qui dissipe les erreurs et les illusions, qui permet de « voir clair », et même de « voir » tout court, sur la route où tant d’aveugles se bousculent. Dire « je » pour la première fois, c’est pour un enfant, passer du sentir au penser, de l’immédiateté sensible à la compréhension médiate, élaborée, sans cesse à approfondir et à reprendre, vers la liberté, la maturité, l’élévation, la montée de l’homme vers les sommets de la science, de la générosité et de la noblesse, de la beauté. Je pense que je peux m’arrêter là. A bon entendeur, salut !

Publicité

Epictète: la nature de la philosophie

            « Voici le point de départ de la philosophie : la cons­cien­ce du conflit qui met aux prises les hommes entre eux, la recherche de l’origine de ce conflit, la con­damnation de la simple opinion et la dé­fiance à son égard, une sorte de cri­tique de l’opinion pour déter­mi­ner si on a raison de la te­nir, l’invention d’une norme, de même que nous avons in­ven­té la balance pour la détermination du poids, ou le cor­deau pour distinguer ce qui est droit et ce qui est tortu.

            Est-ce là le point de départ de la philosophie : Est jus­te tout ce qui pa­raît tel à chacun  ? Et comment est-il pos­si­ble que les opinions qui se contredi­sent soient justes  ? Par conséquent, non pas toutes. Mais celles qui nous pa­rais­sent à nous justes  ? Pourquoi à nous plu­tôt qu’aux Sy­riens, plu­tôt qu’aux Egyptiens  ? Plutôt que celles qui pa­rais­sent tel­les à moi ou à un tel  ? Pas plus les unes que les autres. Donc l’opinion de chacun n’est pas suffisante pour dé­ter­mi­ner la vé­rité. »                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                   Epictète

Epictète, philosophe stoïcien du premier siècle de no­tre ère (il naît aux alentours de l’année 50), nous parle ici de la philo­sophie. Comprendre la philoso­phie est peut-être la tâche spécifique de la phi­losophie. Mais n’est-ce pas une évi­dence ? En effet, on ne peut at­tendre du can­tonnier en tant que cantonnier qu’il se soucie nécessai­re­ment de la phi­losophie, et encore plus de  comprendre la philoso­phie, c’est-à-dire de réfléchir à la nature de la phi­losophie. Ce­pen­dant, le fait de se soucier de définir la phi­losophie pour­rait seule­ment paraître une exigence spéci­fique à une dis­cipline parti­culière. Ainsi, le cantonnier en personne pour­rait de­voir savoir ce que c’est que son travail ; ainsi le ma­thématicien doit-il savoir ce que sont les choses ma­thé­ma­tiques auxquelles il a à faire. Mais la si­tuation de la phi­lo­sophie n’est pas identique dans la me­sure où la phi­lo­so­phie n’est pas autre chose que l’exigence de connaître en tant que telle et donc la philosophie se confond en un sens avec la connaissance elle-même. Par conséquent, dire que la philo­sophie a pour tâche spéci­fique le fait de « se con­naî­tre soi-même », cela ne si­gnifie pas seule­ment que le phi­losophe doit savoir ce qu’il fait comme le can­tonnier ou le mathémati­cien savent « ce qu’ils font » ; cela signifie sur­tout qu’en un sens, non seulement le philo­sophe doit savoir ce qu’il fait, ce en quoi consiste l’activité de philoso­pher, mais encore il doit con­naître toutes les « autres » con­nais­san­ces qui, en tant que connais­sances, relèvent de sa « ju­ri­diction ». Cela veut dire que la philoso­phie est ce devant quoi toutes les con­naissances particu­lières doivent com­pa­raître, alors que la philoso­phie n’est « soumise » à aucune « ju­ridiction » supérieure. En d’autres termes, cela si­gnifie que toute connaissance dépend de l’exercice de la raison, et que la dis­cipline qui s’occupe « en parti­culier » de la rai­son est la discipline qui en toute légi­timité théo­rique règne sur toutes les autres ; en effet, dans la me­sure où la seule cho­se permettant de com­prendre, c’est la rai­son, toute con­naissance particu­lière dépend de la connaissance de la rai­son. Pour l’homme sensé, l’exigence de faire de la phi­lo­so­phie est en quelque sorte na­turelle.

            Le texte porte plus précisément sur le point de départ de la phi­loso­phie. Non pas sur l’origine de la philosophie, ou l’« his­toire » de la philoso­phie : com­ment elle est née ; ce pro­blème est un problème d’historien, sans intérêt pour la phi­losophie elle-même. Mais sur le point de départ « éter­nel » de la philosophie, au­trement dit sur sa condition. La thèse de ce texte va donc préciser le point de départ de la phi­losophie et cela permettra de préci­ser aussi en quoi con­siste l’activité de la philosophie. Mais l’on s’aperçoit tout de suite que le point de départ de la philoso­phie est dé­crit dans le pre­mier para­graphe tout entier. Par consé­quent, ce point de départ est tout sauf un « point ». Pour ré­su­mer grossièrement ce paragraphe, on peut dire que le point de départ de la philosophie, c’est la conscience du con­flit entre les hommes et la volonté de le com­prendre et d’exa­miner s’il existe une opinion vraie et un critère pour distinguer le vrai du faux.

            On peut souligner le ton de ce texte ; il s’agit d’une dia­tribe. Mélange d’analyse et d’exhortation, la diatribe phi­loso­phique est un discours assez ardent ; on voit clai­re­ment que celui qui parle parle sans sérénité ou comme s’il était for­tement impli­qué dans ses pa­roles, ce qui peut sem­bler contradic­toire avec le fait que le philosophe est ce­lui qui prend les choses « avec philo­sophie », c’est-à-dire avec le fait que le philosophe n’est pas fondamentale­ment en désaccord avec le monde tel qu’il est, avec le fait que le phi­losophe ne se met pas « en colère ».

            L’articulation du texte est claire : deux paragraphes. Nous avons vu le « con­tenu » du premier ; le second se com­po­se de ques­tions et de réponses, avec une con­clusion : l’opi­nion de chacun n’est pas suffisante pour détermi­ner la vérité.

            Tout le problème de ce texte tient au rapport de l’o­pi­nion et de la con­nais­sance, au fait que la vérité est quelque chose qui dé­passe l’individualité de l’individu. La vérité ne dé­pend pas de nous, même si l’homme est l’être particulier qui peut avoir conscience de la vé­rité.

            Le point de départ de la philosophie, c’est d’abord la conscience du conflit qui met aux prises les hommes entre eux. Il existe des gens qui n’ont pas conscience du conflit qui déchire les hommes. Tout le monde n’est pas philo­so­phe. Encore re­connaîtra-t-on que ne pas voir les conflits qui existent semble le fait d’un aveugle. De fait, pour avoir conscience d’un conflit, il faut sans doute en être partie pre­nante. Et la difficulté, lorsqu’on en est par­tie prenante, c’est qu’alors, on est facile­ment aveuglé. Or, Epictète, l’es­cla­ve af­franchi, affirme que la philosophie a son point de dé­part dans la conscience du conflit qui déchire les hom­mes. Au commen­cement était le con­flit. Les choses hu­mai­nes sont conflic­tuelles. On a beau être phi­lo­sophe, pour le de­venir, il faut passer par le conflit, par la bataille. Mais pour comprendre, il faut quit­ter le terrain du conflit lui-mê­me et par conséquent ne plus être par­tie prenante. Les hommes se dé­chirent ; c’est un fait peut-être dés­a­gréable mais incontestable. On pourrait dire que c’est le fait pri­mor­dial des choses humaines, le fait premier et le fait prin­cipal : l’absence d’accord ou le pro­blème de l’accord. Le pro­blème de l’ac­cord est double : problème de l’accord poli­ti­que, la justice, que la raison, bien mieux que toute au­to­ri­té peut déter­miner, philosophie politique ; problème de l’ac­cord théorique, la vérité, que la philo­sophie, c’est-à-dire la science, doit rechercher et trouver.

            Mais Epictète n’en reste pas à la conscience du con­flit : la phi­loso­phie commence encore avec la recherche de l’origine du conflit, avec la con­damnation de la simple opi­nion, avec un exa­men de l’opinion qui est comme un crible qui distinguera le bon grain de l’ivraie, la bonne opinion de la mauvaise, enfin l’inven­tion d’une norme, ou d’un critère permettant de dis­tinguer la bonne opinion de la mauvaise. Le conflit ici envisagé n’est pas « un » conflit particu­lier, c’est le conflit « lui-même ». Quel est le conflit hu­main « lui-même » ? Autant dire quel est le bien humain lui-même ? Ou plu­tôt, le bien ou les biens apparents pour la plu­part des hom­mes ? Les ri­chesses, les plaisirs, les honneurs. Tels sont les trois biens humains appa­rents. Apparents et réels as­su­ré­ment. Cependant, pour ces trois choses, les hommes se bat­tent et s’entre­tuent. Pourquoi ? Parce que tous recher­chent le bonheur et c’est dans l’ordre des choses. Et tout le monde ne peut pas être égale­ment riche : les richesses sont limitées, d’où la tendance à avoir le plus qu’on peut. Et tout le monde ne peut pas recevoir tous les honneurs : ils n’auraient plus aucun sens ; les honneurs sont limités, d’où la ten­dance à en avoir le plus possible, les plus grands pos­si­bles. Et tout le monde ne peut pas avoir tous les plaisirs : les plaisirs, dira-t-on, sont multiples, infinis même, peut-être, mais y a t-il quelque chose de plus individuel que le plai­sir, les plaisirs véritablement parta­gés sont rares, peut-être même n’existent-ils pas du tout dans la me­sure où ce que je ressens, c’est moi seul qui le sent même si j’espère sou­vent que mes proches éprouvent les mêmes cho­ses. Je viens de dire « mes proches » indi­quant par là qu’il y a, chez les hommes comme chez les animaux, mais dif­fé­remment, des attachements « naturels ». Familiers, na­tionaux, corporatifs mêmes. Ces attachements agrandis­sent, élar­gis­sent, la sphère du sentiment : je puis être touché par le fait qu’on a of­fensé mon frère, ou l’un de mes parents, ou l’un de mes compa­triotes (problèmes des « otages ») etc… Ces at­tache­ments naturels, combinés avec la recherche du bon­heur, font l’équi­libre relatif des familles, des com­mu­nau­tés politiques : les liens font que j’accepte dans une cer­taine mesure de ne pas « tout » avoir, je laisse passer (dans cer­taines limites!) mon père et ma mère avant moi, j’accepte de participer à un effort de relèvement natio­nal ou de solidarité. Mais ces équilibres sont instables et tou­jours pré­caires. La réalité hu­maine est celle du conflit pour toutes les bonnes choses, effecti­ve­ment bonnes, que tous re­cherchent.

            Mais cette réalité humaine que nous venons d’évo­quer est celle de l’affectivité : le désir du bien pour soi ; le désir du bien pour « ceux qu’on aime ». Or l’homme se définit aussi et surtout par la rationa­lité ou par l’aptitude à rai­son­ner, qu’il faut faire pas­ser à l’acte pour raisonner vrai­ment. Il est d’ailleurs clair que la raison peut, au lieu de ré­gler l’homme et ses passions, les servir et faire donc ra­tion­nel­lement ce qui ne convient pas, ou ce qui n’est pas « bon ». Epictète dit que la philosophie commence avec la re­­cherche de l’origine du con­flit entre les hommes. Nous de­vons es­sayer pour nous-mêmes de nous approcher de cette origine. Cette origine est assu­rément la con­voitise de biens qui ne peuvent être en­tièrement à tous, ces trois biens « apparents et réels » dont nous avons parlé. Assuré­ment, les liens naturels introduisent un certain ordre, mais tout relatif ; la compen­sa­tion de l’égoïsme par une af­fecti­vi­té qui dépasse l’individu, la fa­mille, les amis, la patrie, est précaire, et riche de conflits potentiels entre commu­nau­tés, fami­liales ou poli­tiques. La raison, seule puis­sance de lumière et de sens pour l’homme (je laisse de côté la foi, as­surément source de lu­mière pour les hommes de foi, mais tout aussi assurément source de ténèbres, au sens où la foi dépasse la raison, au sens où la foi est l’ac­ceptation d’une pa­role mystérieuse), devrait per­met­tre de trouver une solution au conflit. Deux types de solutions : 1/ une solution « réelle », politique : le meil­leur régime, qui semble de­voir être une répartition juste de tous les biens re­cher­chés, dans une communauté univer­selle, la politique de­ve­nue cosmopolitique ; 2/ une solution moins « réelle », la dé­cou­verte d’un autre bien, supé­rieur, du point de vue duquel les autres biens apparaissent assez méprisables, ou, tout sim­ple­ment, in­férieurs ou dérivés ou mis à leur place. Mais ces deux solu­tions sont probléma­tiques. En effet, les hom­mes parti­culiers accepteront-ils, tous, de se soumettre à la jus­te répartition des biens ? Et s’ils ne l’acceptent pas, que fai­re, les sou­mettre par la force ? Et est-ce possible, est-ce sou­hai­table ? Est-il pos­sible d’insti­tuer un gouver­nement po­li­tique parfaitement juste ? On pourrait ré­pondre, avec les anarchistes, et avec Karl Marx, que la vé­ritable justice im­plique la disparition de toute force et l’abondance. Mais cette idée de réalisation séculière de l’idée chrétienne du Royaume de Dieu, dans lequel toutes les âmes « sauvées » sont heu­reuses et même bienheu­reuses (mais il y a celles qui sont damnées) n’est-elle pas contestable, indé­pen­dam­ment de sa générosité qui est, elle, in­contestable ? Cela im­pli­que que l’homme est natu­rellement bon ou que le mal n’est que social ; celui qui a sondé un peu profon­dément son propre cœur peut-il penser ainsi ? Ne doit-il pas plutôt re­con­naî­tre que tout n’est pas bon en lui et même que cette prise de cons­cience im­plique déjà une réelle amélioration. Si je sais que je ne suis pas parfait, que si­gni­fie cette volonté de per­fection univer­selle ? Peut-être un moyen d’oublier l’im­per­fection, et, avec l’« ou­bli » du mal, un moyen de fa­vo­ri­ser son règne. De fait, les modifi­cations so­ciales et poli­ti­ques violentes ou radicales ont bien sou­vent été le moyen pour certains de prendre la place des autres. On peut jus­ti­fier cela en disant : « c’est mon tour à présent! A moi d’en pro­fiter! aux ‘opprimés’ d’hier le règne de demain! ». Mais alors, il ne faut pas parler de justice universelle. Ce serait men­songe. Et il ne faut pas parler d’un bien autre que « mon » bien, et par consé­quent, aucun atta­che­ment n’est plus im­por­tant pour moi que moi. Je suis seul au monde. Il n’existe pas de lien naturel affectif qui m’ap­prend à faire passer quel­que chose ou quelqu’un avant moi ; a for­tiori il n’existe pas de raison qui m’apprenne le bien de la justice et le bien de la vé­rité. De ce dernier bien, nous n’avons pas encore par­lé ; mais c’est qu’il s’agit du bien propre de l’homme qui cherche, du philosophe. Voilà pour les problèmes de la pre­miè­re solution. En ce qui concerne la seconde, il est clair que si un bien supé­rieur pouvait être re­connu pour tel par tous les hommes, tout serait réglé. La question est de sa­voir si c’est possible, et surtout la question est de savoir en quoi con­siste ce bien. Ce bien pourrait être le bien de la re­ligion, plus pré­cisé­ment des reli­gions « universelles » : elles en­seignent que tous les hommes sont frères en dépit des différences qui les distinguent et que les hommes de bon­ne volonté peu­vent en­semble s’entraider et s’améliorer, ce qui signifie se préparer à la vie éternelle ; nul doute, ici en­core, que cette opinion soit généreuse et élevée ; ce­pen­dant, elle se donne comme un fait : Dieu s’est révélé aux hom­mes et ils doivent se conformer à la parole de Dieu. Au­tre­ment dit, il s’agit d’une auto­rité, au sens strict d’au­to­ri­té spiri­tuelle. Ce bien pourrait être éga­lement la re­cher­che de la vé­rité par la raison, le plaisir lié à la re­cher­che et à la contemplation de la vérité, la vie philoso­phique. Mais la question est éga­lement de sa­voir si tous les hom­mes peuvent me­ner la vie philosophique, et si la seule évo­ca­tion de l’universalisation de la philosophie ne fait pas seu­lement sou­rire : elle est manifeste­ment impos­sible. Par consé­quent, la pré­ten­tion à en finir une fois pour toutes avec les maux est une chimère, d’autant plus trompeuse que pour en finir une fois pour toutes avec le mal, on fait souvent comme si on en avait déjà fini avec lui. Le mal a donc une existence non accessoire, non « his­torique », il fait partie de la condition hu­maine, et il faut le com­battre.

            Et le mal, c’est justement l’aveuglement lié à la pas­sion de posséder les biens, à l’incapacité à raisonner et à or­ga­niser sa vie de manière sensée et intelli­gente. C’est en fin de compte, l’ignorance, ou la double ignorance, l’igno­ran­ce d’ignorer, la croyance qu’on sait alors qu’on ne sait pas. Cette double ignorance est le propre de la sphère de l’o­pi­nion en tant que telle. Ce qui distingue l’opinion, c’est-à-dire le préjugé, de la science, c’est son « évi­dence » son ca­rac­tère non pensé, non ré­fléchi. Autrement dit, la science et l’opinion se dis­tinguent, non pas du point de vue de leur « contenu », car il ar­rive qu’une opinion soit vraie, ou « droi­te », mais du point de vue de l’attitude humaine qui y cor­res­pond : l’opinion est aveugle, au­toma­tique ; la science est exi­gence de clarté, et donc conscience de l’obscurité et de l’ignorance relatives et recherche de la vérité. C’est la re­cherche de la vérité, plus que la possession de la vérité, qui fait la science, la philosophie, c’est l’a­veuglement content de soi et sûr de sa vérité qui ca­rac­té­rise l’opinion. C’est le sens de ce texte.

            C’est pourquoi la philosophie non seulement com­men­ce, mais se dé­finit par la condamnation de la simple opinion et par la défiance à l’égard de la simple opinion. Une opi­nion, en tant qu’opinion, c’est-à-dire dépourvue des rai­son­ne­ments logiques qui peuvent l’appuyer, est soumis­sion au­to­ri­taire, même et surtout si je suis persuadé que c’est mon opinion et pas celle d’un autre. La seule véritable in­dé­pen­dance, la seule véritable liberté hu­maine, vient de l’at­ti­tude de la re­cherche qui examine les opinions et les passe au crible de la raison logique. Aucune opinion sans raison ne peut être acceptée par celui qui cherche honnê­tement et sincèrement la vérité et qui ne se préoc­cupe pas de sa­tis­faire ses tendances obscures. Et à ce pro­pos, il est im­por­­tant de remarquer que la tendance à la vérité n’est pas une abstrac­tion, une « construction » de l’esprit humain ; c’est tout na­turellement que je crois en la vérité de mon opinion ; mais cette as­surance de la vérité de mon opinion n’est primitive­ment que le résul­tat d’un certain « con­di­tionne­ment », pour em­ployer un terme mo­derne ; pour é­chapper au conditionne­ment, même celui du Malin Génie de la première méditation métaphy­sique de Des­cartes, qui est beaucoup plus puis­sant que moi et qui cherche à me tromper tou­jours, il suffit que je décide de sus­pendre mon jugement, si bien que, mê­me s’il est tout puissant, « non moins rusé et trompeur que puis­sant », il ne me pourra jamais rien impo­ser. On ne trouve guère dans l’histoire de la philosophie d’affirma­tion plus or­gueilleuse de la liberté de l’homme qui rai­sonne : même un dieu ne peut rien lui im­poser de faux. L’exigence phi­lo­so­phique de déterminer la vérité de mon opinion, à cause pré­cisé­ment de la croyance spontanée à la vé­rité de mon o­pinion, est donc seulement le témoi­gnage d’une exi­gence dont la nécessité est ins­crite dans la réalité humaine. Il y a di­verses opinions, chacune pré­tend à la vé­rité ; il faut donc dis­crimi­ner. Et la seule manière de discri­miner qui ne soit pas au­toritaire, c’est l’exercice de la rai­son : l’examen. La con­damnation de l’opinion a donc pour fin de déter­miner une opinion vraie qui sait pourquoi elle est vraie. Savoir, dit Alain, c’est savoir qu’on sait. Opiner, c’est croire qu’on sait. L’examen de l’opinion a pour but de savoir si on a raison de la te­nir. Une opinion raison­née, voilà la science.

            La critique de l’opinion aboutit, si elle aboutit, à l’in­ven­tion d’une norme permettant de peser exactement la va­leur de chaque opinion. Une règle me permet de détermi­ner si ce mur est droit ou s’il ne l’est pas. La règle est une in­vention, mais le fait que le mur soit droit ou tortu, voilà qui est effectivement quelque chose qui est, indépendam­ment de moi. La norme est donc un outil de discrimina­tion per­mettant de parvenir à la connais­sance de ce qui est, en tant que distinct de ce que je pense qui est, c’est-à-dire en tant que distinct de la simple opinion première. On dira que la re­connais­sance du fait que le mur est droit est quelque chose de véri­fiable aisément, et qu’il n’en est pas de même pour la justice par exemple. C’est à voir. En outre, raison­nons simplement par l’ab­surde. Si je disais que le mur est droit seulement parce que je veux le voir droit et qu’on peut le voir comme on veut, cela implique­rait que le monde n’existe que dans ma représentation et que seule ma re­pré­sentation est vraie ; s’il en était ainsi, aucun des re­pè­res simples qui permettent la simple vie n’existerait, je se­rais un pur esprit et, bien entendu, le problème de ma re­la­tion au monde ne se poserait pas. Peut-être d’ailleurs en est-il ainsi, mais alors je n’ai pas le droit de contester quel­que chose du monde puisqu’il n’est que ma re­présenta­tion. Si donc je sup­pose, avec le sens commun, que le mon­de existe indé­pendamment de moi, et que ma « tâche » est en quelque sorte d’y vivre le mieux pos­sible, je dois re­con­naî­tre que je ne puis pas dire n’importe quoi de n’importe quoi : le mur est droit ou tortu, il n’est pas l’un ou l’autre, à ma guise. Il fait du vent ; ce vent est froid pour moi, il ne l’est pas pour toi ; indépendamment de nos sen­sa­tions dif­fé­rentes, il y a du vent. Si je veux que ce que je dis sur les choses les plus impor­tantes, la jus­tice, le bon­heur, le bien, la vérité, la beauté, ait un sens, je dois sup­po­ser, ce que je fais d’ailleurs spontanément, que ce que je dis con­cerne ces choses en­ten­dues comme existant indé­pendamment de moi. Je ne sais peut-être pas ce qu’elles sont, mais si je veux savoir ce que je dis et dire la vé­rité, je dois chercher. L’o­pinion selon la­quelle les opinions sur les choses im­por­tan­tes sont relatives est un dogma­tisme qui fait obs­tacle à la recherche, comme tout dogma­tisme ; mais en outre, elle est à stricte­ment parler incompatible avec l’existence dans le monde, elle suppose que je suis un pur esprit. Cette opinion est au plus haut degré « théorique » ou abs­traite, c’est l’opinion de quel­qu’un qui est entièrement détaché du monde ; mais on l’aura com­pris, ce quelqu’un n’est détaché qu’en paroles ; en acte, il fait comme tout le monde. Mais cette opinion, fort répan­due aujourd’hui, montre combien il est possible à l’homme de quitter le concret pour se réfu­gier dans le vide des no­tions abstraites. Il doit donc y avoir une norme per­mettant de déterminer ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, le vrai et le faux. La tâche de la phi­lo­so­phie est de cher­cher cette norme. La philosophie se con­fond ainsi avec l’exigence de comprendre. Par conséquent, là encore, ce­lui qui se re­fuse à la philosophie prend le parti d’être aveugle ; et celui qui af­firme dogmatiquement la re­la­tivité des opinions sur les choses les plus im­portantes est de ceux-là.

            Ce premier paragraphe qui affirme le point de départ de la philoso­phie nous apprend donc non seulement com­ment et par où elle commence, la critique et l’examen des opinions générale­ment acceptées, mais aussi en quoi elle consiste, la détermination d’une norme servant à discrimi­ner le juste et l’injuste, le vrai et le faux. Néanmoins, on pourrait dire qu’il ne parle pas de la fin poursuivie par la philosophie. Cette fin est la connais­sance de la to­talité. Car la connaissance d’une partie est inséparable de la connais­sance du Tout ; on ne peut connaître parfaite­ment une partie sans connaître le Tout dont cette partie est une partie ; par consé­quent, la con­nais­sance de la vérité, qui est la tâche du philosophe, ne peut s’arrêter qu’à la con­nais­sance de la totalité. Le philosophe n’est pas seule­ment un « savant », il est encore un « amoureux de la sa­gesse » c’est la sagesse tout en­tière qu’il vise parce qu’il veut « tout » connaître tout simplement parce qu’il veut tout con­naître parfai­tement. Il est assurément difficile pour l’hom­me, une partie du tout, de con­naître le tout dont il n’est qu’une partie ; telle est pour­tant l’exigence, la fin pour­suivie par l’activité philosophique ; peut-être cette as­piration est-elle vaine ? En tout cas, on ne peut sa­voir que cette aspira­tion à la sa­gesse est vaine qu’après l’avoir en­tre­prise et par conséquent une con­damnation de la philo­sophie ne peut se faire en un sens que « philo­so­phi­que­ment ». Et non seulement elle doit s’effectuer philoso­phi­que­ment, mais en­core elle doit al­ler jusqu’au bout de la phi­losophie, c’est-à-dire apprendre avec cer­titude qu’il n’y a rien au monde de certain. Mais Epictète, soucieux d’ex­hor­ter à la pratique de la philo­so­phie, souligne seulement la liaison fon­damentale et pro­blématique de la philosophie et de l’opinion. Soulignons pour notre part que toute opi­nion sur les choses impor­tantes implique une certaine opi­nion sur la totalité et sur l’homme entendu comme l’être sus­cep­tible d’avoir une certaine représentation du Tout. La phi­lo­sophie se « con­tente » de tenter de rendre effec­ti­ve­ment vrai ce qui se donne pour vrai. Car même l’opinion qu’il n’y a pas de vérité sur les choses im­portantes se don­ne pour vraie ; le philosophe, ou l’homme sincère, doit exa­mi­ner cette pré­ten­tion, c’est-à-dire critiquer et examiner cet­te opinion.

            Le second paragraphe se compose d’un raisonnement « dia­lo­gué » dans le­quel l’auteur fait lui-même les questions et les ré­ponses. Deux parties dans ce para­graphe : 1/ deux questions, une ré­ponse ; 2/ trois autres ques­tions, une autre réponse. Enfin, la der­nière phrase, qui conclut et in­dique en même temps au lecteur la thèse de ce para­graphe, laquelle éclaire la thèse et le sens du texte tout entier.

            En fait, ce paragraphe a une certaine autonomie par rap­port au pre­mier ; il traite de l’insuffisance de l’opinion indivi­duelle pour déterminer la vérité. Mais la norme dont il fut ques­tion au para­graphe précédent n’était certainement pas une norme individuelle, l’exemple de la balance le mon­trait : c’est une norme dont tout ceux qui savent l’utiliser  reconnaissent la valeur ; autre­ment dit, c’est une norme valable pour tous ceux qui raison­nent. Le résultat d’une opération arithmétique est le même pour tous ceux qui savent comp­ter ; les autres sont dans le brouillard ; ils ne voient rien. Mais, quand il ne s’agit pas de choses aussi aisément véri­fiables que le cal­cul élémen­taire, ils croient savoir. Ils croient sa­voir ce qui est juste, vrai, noble, beau. Et comme ils n’ont pas tous les mêmes opinions à ces pro­pos, ils entrent en conflit. Philosopher consiste à suspendre son jugement sur la vé­rité et la fausseté de ces opinions et à les exa­miner ; à rechercher l’origine du conflit et à dé­couvrir une norme permettant de discriminer le vrai du faux. Pourtant, Epictète fait porter l’accent dans ce para­graphe sur l’opi­nion indi­viduelle. Sans doute toutes les opi­nions sont-elles indivi­duelles, toute opinion est l’opinion de quelqu’un ; mais en fait, les opinions les plus dignes d’intérêt sont les opinions les plus généra­lement parta­gées, et le pa­radoxe, c’est que ces opinions le plus géné­ralement partagées se donnent aussi comme des opinions indivi­duelles ; on a ainsi des lé­gions d’individus disant la même chose mais affirmant que cela est « leur » opinion. Marx disait : « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, c’est inverse­ment leur être social qui détermine leur conscience ». (Préface à la Contribu­tion à la cri­tique de l’économie politique, 1859) Peut-être cela ne vaut-il pas pour tous les hommes, mais assurément, cela vaut pour la plu­part d’entre eux, qui ne sont pas philo­sophes. Les opi­nions généralement partagées que les hommes croient être « leurs » opinions sont en fait les opi­nions produites par le régime poli­tique, les opinions, y com­pris celles qui nous semblent les plus « personnelles » ne nous ap­partiennent en un sens pas ; elles sont le re­flet du régime politique dans lequel nous vivons. Pour avoir vé­ri­tablement une opinion per­sonnelle, il faut mettre en question les opinions générale­ment accep­tées, chercher la vérité, faire de la phi­lo­sophie. Ce n’est pas pour rien que Socrate a fait sien l’adage del­phique « Connais-toi toi-même ». La voie de la connaissance de soi est aussi la voie de la connais­sance de la vé­rité. Paradoxalement, c’est en connaissant ce qui est indépen­damment de moi que je par­viens à la vérité de moi-même comme personne ; je « suis » ce que je suis, non pas dans la mesure où je fais sécession avec le monde en m’opposant à lui, mais dans la mesure où j’acquiesce à ce qui est vé­ritable­ment, c’est-à-dire indé­pen­damment de moi.

            D’abord, Epictète dit que le point de départ de la phi­loso­phie n’est pas l’affirmation selon laquelle tout ce qui paraît juste à cha­cun est juste. Ce n’est pas l’opinion indi­viduelle qui fait la vé­rité. Pourquoi ? Parce qu’il est impos­sible que des opinions contra­dictoires soient toutes vraies. Ce qu’elles seraient si la vérité se me­surait à l’apparence individuelle. La conclusion est logique : par conséquent, de toutes les opinions qui se contredisent, toutes ne sont pas vraies, toutes ne sont pas justes. Par conséquent, on peut dire que toutes les « justices » des différentes com­munau­tés politiques ne sont pas toutes également justes, que les unes le sont plus que d’autres. Aucun « éga­litarisme » ici : seule compte la vérité ; or, s’il y a con­tradic­tion entre deux opinions, elles ne peuvent être toutes deux justes ou toutes deux vraies. Il n’est pas possible qu’une même chose reçoive  à la fois et sous le même rap­port deux at­tributs contradic­toires. Le chaud ne peut pas être froid, ni le blanc noir ; il ne peut pas être juste pour les uns d’attaquer un pays et pour les autres de le dé­fendre. Toutes les opinions qui se contredisent ne peuvent pas être justes, la justice ne pouvant pas être à la fois une chose et son con­traire. La vérité est, d’abord, absence de contradic­tion. Le préjugé est, d’abord, contredit par un autre pré­jugé. Les uns disent que la justice, c’est le régime démo­cratique, les autres que c’est le commu­nisme, les autres l’aristocratie. Il faut examiner qui a raison.

            Attachons une attention particulière au mouvement de ce se­cond pa­ragraphe : il va de la contradiction des opi­nions en géné­ral, à la contradic­tion entre mon opinion et celle d’un autre, en pas­sant par la contradiction entre les opinions des différents peuples. Il y a des opinions contra­dictoires ; lesquelles sont justes ? Elles ne peuvent l’être toutes : plus rien n’aurait de signification, n’importe quoi pour­rait signifier n’importe quoi. Le critère se­rait-il poli­tique ? ou ethnique ? Et pourquoi pas individuel  ? Il s’agit d’exami­ner l’opinion selon laquelle « est juste tout ce qui paraît tel à cha­cun ». Cela re­vient en fait à examiner l’opinion selon la­quelle c’est l’apparence qui fournit le cri­tère. Mais cette dernière formulation est contes­table dans la mesure justement où si l’on dit que c’est ce qui paraît tel à cha­cun qui four­nit le critère, il n’y a plus de critère du tout. Autrement dit, en exami­nant la question de « ce qui paraît tel à cha­cun » ou en termes plus mo­dernes, en exa­minant le « subjec­tivisme », Epictète approfondit son ana­lyse du para­graphe précé­dent, il ap­profondit son analyse de l’opinion en tant que juge­ment fondé sur l’apparence. Le jugement fondé sur l’apparence est en der­nière ana­lyse in­dividuel, et l’individuel ne peut fonder le général. A stric­te­ment parler, l’individuel ne peut rien fonder du tout : si la norme est indi­vi­duelle, alors parler n’a pas de sens, il ne peut y avoir de vérité ; et s’il ne peut y avoir de vérité, seule peut régner la force. Or, dans la mesure où le monde ou les mondes humains sont fondés sur autre chose que la force, même si la force en est rarement absente, cette « opinion » radicale est con­tredite dans les faits. La force « brute » ne règne pas parmi les hommes ; or, l’opinion se­lon laquelle chacun juge selon ce qui lui apparaît à lui implique que chacun « voit midi à sa porte » et que tout jugement est valable pour l’individu seu­lement ; donc que les hommes ne s’entendent jamais, donc qu’ils sont cons­tam­ment en guerre non déclarée mais cepen­dant ouverte les uns avec les autres. Cela est faux. On pourrait dire que s’il en était ainsi, nous n’aurions guère le temps d’en parler sou­cieux que nous se­rions de notre sécurité cons­tamment menacée. Ce serait la guerre de tous contre tous que Hobbes situait dans l’« état de nature ». Mais le monde ou les mondes humains sont fondés sur la persuasion, ou sur l’opinion. L’opinion si lar­gement répandue au­jourd’hui selon la­quelle « chacun sa vérité » se contredit en un sens dans la mesure où elle aurait pour corrélat l’impossibilité d’avoir une opinion : dans l’état de guerre de tous contre tous, sans solidarité natu­relle suscep­tible de fonder une asso­ciation, je ne peux rien dire, je n’ai rien à dire à personne, seule compte ma sur­vie constamment menacée. Cela signi­fie que dans les sociétés hu­maines concrètes, si impar­faites soient-elles, ce n’est pas la seule force qui règne, mais elle règne, soutenue par la persua­sion, c’est-à-dire par une opinion gé­néralement partagée. Cela signifie donc que l’opinion réelle, celle qui « unit » les membres d’une commu­nauté poli­tique, que cette com­munauté soit fort im­par­faite ou même qu’elle soit bonne, n’est pas l’opinion in­dividuelle. Par conséquent, on ne peut pas ériger l’apparence du point de vue de l’individu en règle, car ce fai­sant, on sape l' »autorité de l’opinion ef­fectivement ré­gnante ». Or, dans la mesure même où l’opinion n’est pas la pure force, soutenir une opi­nion qui implique le règne de la force pure con­tredit le fait même d’énoncer cette opinion. Cela signi­fie également que les opinions gé­néralement partagées qui « unissent » les com­munautés poli­tiques ne sont pas radicale­ment fausses ; il y a de la vérité dans les opi­nions, mais seule l’atti­tude rationnelle, philosophique peut l’y re­trouver et la pro­longer jusqu’à son aboutisse­ment.

            Reprenons. Peut-on dire que tout ce qui paraît juste à cha­cun l’est en effet ? Mais il n’est pas possible d’attribuer le même ca­ractère à des positions contradic­toires. Donc tout ce qui paraît juste à chacun n’est pas juste. Toutes les opinions sur la justice ne peuvent donc pas être justes. Mais certaines le sont peut-être. Quel est le cri­tère ? Le peuple. Ce qui est juste, c’est ce que le peuple considéré tient pour tel. Mais sur ce point également pourquoi accor­der un privilège à un peuple particu­lier. Et pourquoi même accorder un pri­vilège à un in­dividu particulier, à moi-même plutôt qu’à un autre ? L’opinion de quoi que ce soit de parti­culier est insuffi­sante pour fournir un critère de vérité. La situation est donc la suivante : conflit entre les opinions, impossi­bilité d’ériger quelque opinion que ce soit en règle. Le point de départ de la philosophie est donc bien le thème de ce texte. Et ces deux choses constituent ce point de dé­part : 1/ conflit entre les opi­nions ; 2/ impossibi­lité de se « fier » à une opinion. Conclusion : il faut se « fier » à la rai­son, c’est-à-dire à ce qui en nous est indépen­dant de toute opinion, et qui peut donc dépasser l’opinion vers la connaissance. La seule voie possible de celui qui veut hon­nêtement voir clair dans sa vie, dans sa cité et dans le cosmos tout entier, c’est de faire de la philosophie.

            Il faut souligner le second point, que l’on pourrait ap­pe­ler l’« anti-in­divi­dualisme » du point de départ de la phi­losophie. S’il n’est pas sûr que, comme le pensaient Des­cartes et bien d’autres après lui, toute philosophie com­mence avec la seule certitude du cogito, as­surément, toute philosophie commence et se continue dans un indi­vidu par­ticulier ; toute philosophie est, de ce point de vue comme bien d’autres choses humaines, le fait d’un individu parti­culier. Mais contrairement à l’opinion « individualiste », la vé­ri­table individua­lité n’est pas au départ, elle est bien plutôt dans la distance prise à l’égard de l’opinion, c’est-à-dire aussi bien par rap­port à ses propres opinions, puis­santes à cause de la puissance de ses propres pas­sions, que par rapport à l’opinion d’autrui quel qu’il soit. De ce point de vue, le « con­nais-toi toi-même » socratique n’a rien à voir avec le narcissisme, rien à voir avec tout ce qui cir­cule aujourd’hui sous le nom de « psychologie » et qui semble n’avoir pour seul but que d’idolâtrer le moi. Par là même, et para­doxale­ment, c’est en sortant de soi-même pour aller vers la vérité que l’on pourra véritablement ap­profondir sa connaissance de soi. La connaissance humaine étant toujours, si elle est vraiment connais­sance, à la fois connais­sance de quelque chose et connaissance ou conscience de cette connaissance, autrement dit connais­sance et ap­profondissement, perfectionnement de soi. La vérité, et le critère même qui permet d’en entreprendre la recherche, sont « au-dessus » de l’individu et de l’opinion indivi­duelle, parce qu’ils sont au-des­sus de l’opinion. En termes tech­niques, la vérité est « transcendante » à l’individu, même et surtout si l’individu humain est celui qui « découvre » la vérité : l’homme n’est pas n’importe quel « animal », il est « l’animal rai­son­nable », celui par qui la vé­rité du monde peut apparaître et qui peut jouir de cette vérité. Souvent, l’indivi­dualisme ou la valorisation de l’opinion indi­vi­duelle en tant que telle s’accompagne de l’opinion selon la­quelle l’homme est un animal comme un autre. Cela se comprend : pour justifier l’impos­sibilité pour l’homme d’accéder à la vérité, non seulement on af­firme que la vérité n’existe pas, mais encore que l’homme n’a au­cun privilège et corrélative­ment aucun devoir par rapport à l’être, ni d’ailleurs par rapport aux autres hommes. L’objection fondamen­tale qu’il faut opposer à une telle af­firmation, c’est que cette opi­nion se contredit : car selon cette opinion elle-même, cette opinion ne peut valoir que du point de vue de l’individu qui l’affirme ; par conséquent, il est tout aussi légitime de la parta­ger que de ne pas la parta­ger. Or, cette opinion, comme toute opi­nion, se donne pour une vérité.

            La conclusion a tirer, c’est celle que nous avons maintes fois formulée : il n’y a pas d’autre choix possible pour l’individu intelli­gent et honnête que d’entreprendre la recherche philoso­phique.

            Ce texte nous permet par conséquent, en soulignant le point de départ de la philosophie, de mieux comprendre l’activité philoso­phique elle-même. Partant des opinions, elle en refuse le caractère « évident » en les soumet­tant au feu de la critique de la raison. La cri­tique de la raison en tant que telle est exigence de vé­rité dépassant les opi­nions ; cette exigence en tant que telle est déjà autre chose qu’une opinion : la mise en mouvement de la pen­sée d’un individu vers la vérité qui le dé­passe et dans la re­cherche de la­quelle il s’accomplit en accomplissant sa qua­lité d’homme. En outre, l’opinion indi­viduelle en tant qu’opinion individuelle est une « abstraction », en fait, ce qui existe, ce sont des opinions poli­tiques, même si elles ne sont pas visi­blement politiques. Par là même, la philosophie apparaît dans son lien probléma­tique avec la cité. Mais aussi, elle apparaît comme ce sans quoi l’excellence hu­maine ne serait pas l’excellence humaine ; plus encore, elle est ce sans quoi l’excellence politique ne serait pas pen­sable. Cette der­nière affirmation est l’enseignement de la République de Platon.

Marx: la critique de l’économie politique

LA CRITIQUE PAR MARX DE LA METHODE NON-HISTO­RIQUE DE L’ECONOMIE POLITIQUE

« Les économistes ont une singulière manière de pro­céder. Il n’y a pour eux que deux sortes d’institutions, celles de l’art et celles de la nature. Les institutions de la féodalité sont des institutions artifi­cielles, celles de la bourgeoisie sont des institu­tions naturelles. Ils ressem­blent en cela aux théolo­giens, qui, eux aussi, établissent deux sortes de reli­gions. Toute religion qui n’est pas la leur est une inven­tion des hommes, tandis que leur propre religion est une émanation de Dieu. Prétendant que les rap­ports actuels — les rapports de la production bourgeoise — sont naturels, les économistes font en­tendre que ce sont là des rapports dans lesquels se crée la richesse et se dé­veloppent les forces productives conformé­ment aux lois de la nature. Donc ces rap­ports sont eux-mêmes des lois na­turelles indé­pendantes de l’influence du temps. Ce sont des lois éternelles qui doivent toujours régir la so­ciété. Ainsi il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus. Il y a eu de l’histoire, puisqu’il y a eu des institutions de féodalité, et que dans ces institutions de féodalité on trouve des rap­ports de pro­duction tout à fait différents de ceux de la so­ciété bour­geoise, que les économistes veulent faire passer pour naturels et partant éternels ».

                                                                                                                                                          Karl Marx

Quel est le domaine sur lequel porte le texte qui est pro­posé à notre réflexion ? Il s’agit manifestement d’éco­nomie ou de politique ou d’histoire ou de tout cela en­sem­ble : de la poli­tique liée à une certaine économie cor­res­pondant à un moment dé­terminé de l’évolution histo­rique. Pour­tant, ces grands do­maines que sont pour le moins la poli­tique et l’histoire et sur lesquels il semble que porte ce texte risquent de nous tromper : le domaine de ce texte n’est peut-être pas si large qu’il le semble. Mais inverse­ment, on pourrait éga­lement dire que le do­maine de ce tex­te n’est pas si res­treint. Le do­maine de ce texte n’est pas si large dans la mesure où il s’agit préci­sément de la « ma­niè­re de procé­der », autrement dit de la méthode des écono­mis­tes. En un sens, Marx dans ce texte ne fait pas autre chose que nous parler de la méthode des éco­nomistes, ce qui implique en outre qu’il ne nous dit pas « en toutes let­tres » ce qu’il pense, lui, de la bonne manière de procéder, ni a for­tiori ce qu’il pense, lui, des insti­tu­tions politiques et économiques con­venables dans le mo­ment historique con­sidéré. « La méthode des éco­nomistes », voilà donc le do­mai­ne « restreint » sur lequel porte ce texte. Mais après tout, il n’est pas si restreint que cela. Il vau­drait mieux di­re qu’il est précis. Car la méthode est ici le chemin de la connaissance, i.e. de la connais­sance de la vérité, et en ce sens, ce texte porte sur la chose la plus im­portante, sans la connais­sance de laquelle, semble-t-il, il ne saurait y avoir de connaissance véritable, et sans la connais­sance de laquelle il est inutile de prétendre connaître ou de cher­cher à con­naître, étant bien entendu supposé que l’on partage cette exigence de parvenir à la connaissance de la vé­rité, qui est l’exigence proprement philoso­phique ou scienti­fique, mais qui n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, l’exigence de tout le monde.

Le domaine sur lequel porte ce texte est donc limité ou précis d’un côté (il n’a pas l’importance, pour ainsi dire quantita­tive, de « la politique » ou de « l’histoire »), mais d’un autre côté, il a une portée considérable puisqu’il envisage la manière de connaître qui semble la condition fondamentale de la connaissance.

La thèse de ce texte est assez difficile à cerner. Cela tient sans doute au carac­tère du texte, une description ap­paremment toute plate de la méthode des écono­mistes, faite cependant dans l’esprit d’une cri­tique. Mais si l’on voit bien ce que Marx reproche à la méthode des éco­no­mistes (ce texte pourrait également avoir pour titre : « le dé­faut fon­damental de la méthode des économistes »), on ne voit plus très bien, du moins à s’en tenir à ce texte, quelle serait la bonne méthode et a fortiori les institu­tions convenables. Autrement dit, la thèse de ce texte semble cachée, elle est dans ce texte non pas tant ce qui est dé­montré dans l’écriture que ce qu’une intelligence qui ne s’en laisse pas conter dé­couvrira à force d’attention et de lectures soigneuses et analy­tiques.

Tournons-nous vers la question du caractère du texte ou de sa forme. Nous en avons déjà dit quelque chose en parlant plus haut de son caractère critique. Marx, pour­rait-on dire, dé­crit, pour le mettre à plat, le schéma de la méthode des éco­nomistes, méthode dont il conteste ma­nifestement la validité. C’est donc un texte critique, qui souligne ce qui est imparfait, mais qui ne dit pas ce qu’il faudrait, selon l’auteur, dire. Il ne faut donc pas chercher dans ce texte, du moins en un pre­mier temps, « le marxisme », avec tout son appareil de propositions et de démonstrations. Tout au plus pourrons-nous, après ana­lyse, tâcher de décrypter, à partir de sa critique de la mé­thode des économistes, quelle est, selon Marx ici, la bonne méthode.

On voit qu’en un sens, ce texte semble rebelle à toute prise claire et solide qui nous permettrait d’y pénétrer en toute assurance, pour ainsi dire en triomphateurs. La lec­ture philosophique, i.e. tout sim­plement sérieuse, exige de la mo­destie.

Rabattons-nous en conséquence sur la question de l’articulation éventuelle entre les parties de ce texte, plus « facile ».

La première phrase énonce le thème ou le domaine du texte, « la méthode des économistes », ainsi que le carac­tère du texte. Car le terme de « singulière » montre qu’il s’agit ici d’une critique, d’une mise à distance, au sens où l’on dit de quelqu’un : « quel singulier per­sonnage ! ». L’absence même de l’expression de la thèse est une indi­ca­tion : il nous faut la chercher, ne pas nous imaginer la connaître tout de suite ; elle n’est pas donnée dans la première phrase ; peut-être même n’est-elle pas don­née expli­citement mais seulement implicite­ment.

Ensuite, dans une première partie, Marx énonce, si l’on peut dire, la « règle de la méthode » des économistes, et il les compare aux « théologiens » qui manifeste­ment, pour Marx comme pour nous qui sommes peu ou prou ses héri­tiers, et cela beau­coup plus manifeste­ment que « les éco­nomistes », sont des gens « singuliers », pour ne pas dire des imbéciles. Dieu merci ! Nous croyons avoir dépassé le stade de la théo­logie**!

Dans un second temps, la phrase suivante, Marx « applique », en­core une fois non sans distance critique (cf. « prétendant »), la règle énoncée dans la première partie à l’analyse des rapports écono­miques.

Enfin, Marx, décrivant toujours la manière de procéder des éco­nomistes, pré­sente la conclusion de leur « raisonnement », la conclu­sion à laquelle aboutit l’applica­tion de la règle métho­dique à la réalité écono­mique.

Les articulations de ce texte sont maintenant bien mises en évi­dence, et nous avons pu les mettre en évi­dence sans le comprendre si­non très généralement. Nous ne savons pas en­core ce qui est le plus important, sa thèse, i.e. son affirmation fondamen­tale ou centrale. Néanmoins, toutes ces interroga­tions et les réponses problématiques et incertaines à ces in­terrogations nous seront comme des béquilles ou des repères pour pénétrer dans ce texte. Pas­sons maintenant à l’analyse.

Il n’y a pas de difficultés techniques dans ce texte, pas de voca­bu­laire étranger, pas non plus de raisonnement compliqué. Néan­moins, ce texte présente une certaine dif­ficulté, liée toute entière à sa forme (ou à son ton) cri­tique, qui ne dit rien, ou rien directement, sur ce que pense véritablement Marx.

Le seul mot qui pourrait sembler exiger une connais­sance exté­rieure au texte est le premier. Qui sont « les économistes »  ? Mais le seul fait de relever ce problème souligne la spécifi­cité de l’analyse phi­losophique : souli­gner l’incertitude sur les points où semble ré­gner si­non la certitude consciente, du moins l’assurance toute préten­tieuse de celui qui est soumis aux préjugés. Car nous en­tendons souvent autour de nous parler d’ « économie » et des « économistes », et pour autant, nous sommes-nous déjà inter­rogés sur l’ « économie » et sur « les éco­nomistes » en nous demandant « ce qu’ils sont », i.e. en cherchant leur dé­finition ou leur « essence »  ?  Faire de la philosophie, c’est en un sens, à propos de chaque chose, s’interroger sur « ce qu’elle est ». La tradition nous apprend d’ailleurs que c’est So­crate en personne qui a, le premier, posé ce type de questions. Mais, à tout il faut une prépara­tion, même peut-être à la philo­sophie. Il est possible que poser d’emblée à propos des écono­mistes la question de savoir « ce qu’ils sont » nous entraînerait trop loin et d’abord trop loin de ce texte. Assurément, ces questions exigent une préparation appropriée ; Socrate, dans la plupart des dialogues de Platon, ne les pose jamais « de but en blanc », il y ar­rive lentement, et de plus, bien souvent, il n’y ré­pond pas ex­plicite­ment. Par ailleurs, qui sait si, en un sens, le texte de Marx, convena­blement analysé, ne nous permettra pas, non seulement de poser cette question de l’essence, mais même de la ré­soudre  ? Négligeons donc l’essence, la défi­nition (qui est un être de pensée ou saisi par la pensée), des économistes ou de l’économie pour nous tourner vers ce qu’ont été et vers ceux qui ont été et qui sont pra­tiquement les économistes. Ce qu’on appelle l’économie politique est, dit-on, une « science humaine », ou en­core une « science morale », ou en­core une « science de l’esprit », ou encore une « science so­ciale ». Nous autres modernes, héri­tiers de Marx et de la philosophie de l’histoire, nous avons l’habitude de com­prendre quelque chose en le si­tuant histori­quement. Fai­sons donc ce dont nous avons l’habitude en prenant conscience de cette habitude et par là même en ne la pre­nant plus comme quelque chose qui va de soi. Les « économistes » ap­paraissent au dix-septième siècle et se développent tout par­ticulièrement au dix-huitième et au dix-neuvième siècle dans le monde occidental bien en­tendu. Les noms les plus célèbres sont ceux d’Adam Smith et de Da­vid Ricardo. Marx appelle ces deux penseurs « les économistes clas­siques » en les distin­guant des « économistes vul­gaires », plus récents (par rapport à Marx) et plus mé­diocres à ses yeux. Ici ce­pendant, il ne s’agit que « des éco­nomistes », i.e. de tous les écono­mistes sans distinction de classicisme ou de vulgarité. Autrement dit, en met­tant en question la méthode des économistes, Marx conteste la lé­gitimité de l’éco­nomie en tant que telle. Pour mémoire, sa­chons que les sous-titres, voire les titres de bien des ouvrages de Marx portent : « Critique de l’économie poli­tique », Fondements de la critique de l’économie po­litique, Contribution à la critique de l’éco­nomie politique, Introduction à la critique de l’économie poli­tique… Peut-être l’œuvre de Marx toute entière pourrait-elle être ré­sumée comme une « critique de l’économie politique ».

Les économistes sont en fait historiquement liés à l’émergence d’une nouvelle structure économique, à savoir à ce que Marx nomme ici « les rapports de production bour­geois ». Voilà manifestement une expression qui exige une explication. Pourtant, nous ne l’avions pas aperçue : il n’est pas facile d’être attentif.

Dans la mesure où Marx critique ici « tous les écono­mistes », et dans la mesure où il pourrait sembler que « les rap­ports de produc­tion bourgeois », ainsi que l’éco­nomie politique héritière des Smith et des Ricardo, sont toujours en vigueur, après bien des vicissitudes histo­riques, en même temps que nous essayons de comprendre Marx en supposant qu’il dit ef­fectivement la vérité (c’est la condition pour le lire convena­blement), il nous faut nous interroger sur la valeur de sa cri­tique, et corrélati­vement sur la solidité (ou sur la valeur) des institu­tions criti­quées par Marx. Car si sa critique était va­lable, elle doit l’être encore. Cette dernière phrase semble im­pliquer qu’il y a des choses que l’on ne peut pas « comprendre histori­quement ».

Le défaut des économistes » est un défaut dans la mé­thode. En apparence, i.e. dans le discours de l’opinion cou­rante, un défaut de mé­thode peut aisément être cor­rigé, cela semble en quelque sorte un dé­faut « extérieur », qui tient à la « forme », et non pas au « contenu ». Cette opinion courante est, selon Des­cartes, un des pères de la moder­nité, et selon Marx, un moderne achevé ou accompli, fon­damentale­ment erro­née : la manière de procéder affecte nécessaire­ment ce sur quoi elle s’exerce. Ils ont, peut-être, raison. Pas néces­sairement néanmoins si du moins nous ne pensons pas de manière ir­réfléchie comme la plu­part des gens aujourd’hui que « la querelle des an­ciens et des modernes » a été définitivement résolue en faveur des mo­dernes. Les an­ciens ne se souciaient pas comme Des­cartes de « la méthode pour bien conduire sa rai­son et chercher la vérité dans les sciences » (c’est la suite du titre du Discours de la Méthode de 1637). Les anciens étaient « directement spécula­tifs » (Hegel  et les ro­mantiques disaient : « naïvement» ) ; ils se souciaient plus des choses importantes que du moyen d’y par­venir ou de la méthode. Mais pour les modernes, pour Marx comme pour Descartes, la méthode est fondamentale. Une er­reur dans la méthode peut déci­der du destin d’une science. C’est pour­quoi pour Marx, la « science économique » n’est tout simplement pas une science, alors que la « science de l’histoire » ou « matéria­lisme historique » est effectivement scienti­fique. Pour Marx. Peut-être a-t-il raison.

La règle de la méthode des économistes est une règle de distinc­tion, ce qui est dans l’ordre (cf. les règles de Descartes dans la deuxième partie du Discours de la Mé­thode, particuliè­rement les règles deux et trois). Le prin­cipe de cette règle est la dis­tinction, mieux l’opposition, entre la nature et l’art. Ce couple est tellement riche de sens, et il a reçu tellement d’interprétations diverses que nous ne pou­vons que nous bor­ner à quelques grandes lignes. Peut-être peut-on grossièrement dire que, chez les an­ciens, l’art (l’artifice, la convention, la technique, pas seulement dans ce que nous appe­lons « l’art» ) doit être soumis à la nature (des choses), et cela même et surtout lors­qu’il dépasse la nature ; l’art doit imiter la nature même lorsqu’il va plus loin : l’arti­ficiel doit prolonger un mou­vement na­turel qui ne trouve pas toujours, voire pas du tout d’achèvement (au sens à la fois de fin et de per­fection) dans la nature. Si l’art ne suit pas la nature, il de­vient arti­ficiel au sens péjoratif que ce mot a gardé en­core de nos jours, quelque chose de surajouté, qui choque. C’est ce que dit Horace (Epîtres, I, X, 24) : Naturam expelles furca, tamen usque recurret (traduction : tu as beau expul­ser la nature avec une fourche, elle revient toujours ; ce qui a donné le proverbe : chassez le naturel, il revient au galop.). Inversement, mais tout aussi grossiè­rement, on peut dire que chez les modernes, la nature est une matière passive sur laquelle s’exerce la force de l’activité artisa­nale de l’homme pour la modifier en vue de fins seulement hu­maines (et non « naturelles» ) ; certains modernes, dont Marx, ont appelé ces fins « seulement humaines » « historiques », ce qui signifie qu’elles sont fondamentale­ment changeantes. La nature n’est par conséquent plus du tout une norme comme elle l’était pour les anciens, elle est ce qui peut être modifié par l’homme en fonction de son dé­sir, qui est fon­damentalement changeant, bien que ce désir hu­main soit pour Marx lié à une logique de l’histoire, de telle sorte que l’histoire a un sens. On voit le change­ment : chez les anciens, c’est la nature qui a un sens ou qui donne du sens, et cette nature est fonda­mentale­ment hors du temps ; chez les modernes, c’est l’histoire qui a un sens, la nature n’en a pas ou elle n’a que ce­lui que les hommes lui imposent, par la violence de l’art hu­main. Chez les anciens, c’est la nature qui prime sur l’art ; chez les modernes, c’est l’art qui prime sur la nature. Les an­ciens se situent par rapport à un cosmos dont ils re­con­naissent et vénèrent la beauté et l’ordre ; les modernes ne se situent que par rapport à eux-mêmes, à l’homme seul, imposant par la force un sens humain à une na­ture fonda­mentalement étrangère et inhu­maine.

Les économistes distinguent entre les institutions natu­relles et les institutions artificielles. Et ils favori­sent les premières et condamnent les secondes. Mais alors, si ce que nous avons dit à pro­pos de la diffé­rence entre les anciens et les modernes est juste, Smith et Ri­cardo par exemple pense­raient-ils comme Horace, ou pour par­ler de philosophes, comme Platon ou Aristote ? Assu­rément non. Les économistes sont in­du­bitablement des modernes, et il y a plus de communauté entre eux et Marx qu’entre d’un côté, ou bien Marx ou les économistes pris séparément, et d’un autre côté les Anciens. Mais il est clair que les éco­nomistes utilisent la distinction de la nature et de l’art « à la manière des anciens » ; et il est également clair que cette utilisation est courante, vulgaire. On pourrait dire que le propre d’une utilisation vul­gaire d’une dis­tinction scienti­fique ou ri­goureuse est de la troubler et de la rendre ainsi propre à jus­tifier des choses qui n’ont rien à voir avec les intérêts propres de la connais­sance. Le propre des opinions ou des préjugés est de vulgariser les pen­sées importantes pour per­mettre de les faire présenter les choses de ma­nière orientée, tendancieuse. Ainsi, semble-t-il, du moins à suivre Marx, les écono­mistes utilisent-ils l’opposition de la nature et de l’art. En un mot, les économistes utili­sent « la nature » comme une auto­rité qui fer­mera la bouche aux contestataires par son caractère impres­sionnant. Il est donc possible, et il est même tout à fait clair qu’on l’a fait maintes fois, d’utiliser une distinction philoso­phique à des fins de contrôle des opinions. Mais, alors, dans la me­sure où Marx est un phi­losophe, i.e. quelqu’un qui, par défi­nition pourrait-on dire, sait faire la diffé­rence entre l’opinion rigoureuse et sa vulgarisation, pourquoi ne la fait-il pas ici  ? Disons, à titre d’hypothèse, que Marx, comme bien des mo­dernes, à cause d’une confiance peut-être trop entière dans le pro­grès ou dans l’idée qu’il y a une évolu­tion dans les choses hu­maines, s’est représenté les Anciens et les opinions des An­ciens à par­tir de leur vulgarisation. Le fait est également que l’histoire ou le progrès dans le domaine social et politique était pour les anciens quelque chose de très improbable : ils croyaient bien peu à la possi­bilité de changer radicale­ment les choses humaines, en d’autres termes, l’idée de révolution po­li­tique était pour eux profondément contes­table ; toute révolu­tion n’aboutit jamais selon eux qu’à une nouvelle ré­partition des ri­chesses, tout aussi inégalitaire voire plus que la répar­tition antérieure. Il est assez dif­ficile au­jourd’hui, peut-être pour de bonnes raisons*, de croire au caractère indispen­sable de la révolution. En outre, comme nous l’avons déjà dit, l’utilisation par les éco­nomistes, i.e. des modernes, de la dis­tinction de la nature et de l’art, est profondé­ment vulgaire et con­testable. Mais il est tout à fait symptomatique de Marx, comme de bien des modernes sur ce point, qu’il prenne la forme vulgarisée comme la seule et qu’il conteste en conséquence non pas la mauvaise utilisation de la distinction de la na­ture et de l’art, mais l’idée même d’une na­ture, i.e. de quelque chose qui serait, en de­hors de toute considération d’espace et de temps, une norme. Car pour Marx comme pour bien des modernes, il n’y a pas de nature au sens d’une nature normative des choses. La « nature » dont parlent les modernes n’est pas la nature dont parlent les an­ciens. La nature des modernes, donc de Marx, est une certaine dimension de la réalité, fondamen­talement inerte et dé­terminée par des lois mécaniques, voire toute la réa­lité, réalité ou di­mension de la réalité dont l’homme fait la conquête dans le but d’humaniser la na­ture, de se l’approprier pour des fins qui sont hu­maines et non point naturelles. En outre, la nature des modernes est en un sens en elle-même in­connaissable ; elle n’est connaissable que « relativement à nous », i.e. que nous pou­vons seulement connaître les modifica­tions que nous pou­vons opérer sur elle. Et l’homme en fait la conquête à l’aide d’artefacts, i.e. d’objets fabriqués, intellec­tuels et ma­tériels, qu’il ne connaît parfaitement que « parce qu’il les a faits ». La conception de la connaissance des mo­dernes est donc fondamentale­ment opérative ou techni­cienne ou pratique ; c’est une connaissance d’ingénieurs ; alors que la conception de la connaissance des anciens était fondamenta­lement contemplative ou théorique. Le débat n’est pas clos. Il y a donc pour les modernes deux dimensions essentielles de la réalité : la nature, i.e. le « donné », fondamentalement inerte et sans fin ; et d’autre part l’histoire ou la culture, lieu de l’efficacité humaine, i.e. le « construit ». Ces deux dimensions sont à la fois anta­gonistes, exclusives l’une de l’autre, et cor­rélatives dans la mesure où l’histoire s’appuie sur la nature pour la transformer.

La nature au sens où il s’agit d’une essence éternelle, et au sens où les économistes utilisent ce terme, est pour Marx une chimère, une illusion, voire une tromperie. La dialectique, maître mot de He­gel  et de Marx comme du marxisme, signifie, pour ces modernes, que la « na­ture même des choses » pour par­ler comme les anciens est contradic­toire, i.e. fondamentale­ment changeante, i.e. sans norme transcen­dante, i.e. sans norme qui ne soit elle-même historique.

Ces principes une fois établis, nous pouvons analyser cette pre­mière partie de ce texte assez rapidement. Une fois posé le principe de la distinction de la nature et de l’art, les économistes classent les insti­tutions (humaines) économiques et politiques de la manière sui­vante : les unes sont naturelles, et bien entendu, elles sont bonnes, les autres sont artificielles et par conséquent inadéquates et trompeuses ; les ins­titutions artificielles font en quelque sorte violence à la nature ce qui est implicite­ment condamné par les économistes, et cela alors même comme nous l’avons dit qu’ils sont des modernes tout aussi modernes que Marx. Simplement peut-être moins radicaux dans les conséquences qu’ils tirent de la mo­dernité (on pourrait peut-être dire la même chose du li­béralisme). Corrélativement, on pour­rait dire que Marx est un mo­derne rigoureux si pour lui la violence faite à la na­ture telle qu’il l’entend est, sinon bonne, du moins ni bonne ni mauvaise, tout moralisme étant condamné par principe (en effet, s’il n’existe pas de norme transcendante, quel sens cela peut-il bien avoir de parler de bien ou de mal ?). D’où cette exigence d’invention de normes, propre à la mo­dernité, qui ne peut avoir pour critère que la seule effica­cité. Mais quel est le bon point de vue  ? Les sociétés mo­dernes sont prodigieuse­ment effi­caces si l’on entend par là qu’elles peuvent opérer sur la na­ture et sur elles-mêmes : ja­mais le contrôle de la na­ture et des hommes n’a été aussi grand ; mais ces sociétés sont-elles plus hu­maines  ? Mais que peut vouloir dire le mot d’humain ici  ? S’agit-il d’une nouvelle norme trans­cendante qu’il faudrait elle aussi, en tant que norme, faire disparaître ? Certains contem­porains n’ont pas hé­sité à faire le pas suivant : l’homme lui-même n’existe pas en dehors de l’histoire, donc l’homme d’aujourd’hui n’est pas l’homme d’hier, et en un sens, ils sont l’un par rapport à l’autre comme des êtres pure­ment et simplement dis­tincts, sans relations constitutives. Ou ils ne sont liés que d’une relation unilatérale : l’homme d’aujourd’hui se rap­porte, nécessairement de manière cri­tique, à l’homme passé. Mais ne peut-on se poser la question de savoir si l’homme du passé (ou certains hommes du passé) n’a pas  en­core, de son propre point de vue, quelque chose à dire à l’homme d’aujourd’hui  ? Peut-être cette ques­tion nous per­mettrait-elle de sortir des préjugés d’aujourd’hui  ? Les écono­mistes, donc, font en quelque sorte de la mo­rale en invo­quant la nature : ils disent que les institutions de la bour­geoisie sont natu­relles (ces institutions sont : le travail salarié et libre, la liberté de commercer, la religion pri­vée, l’égalité juridique), tandis que les institutions féo­dales sont artificielles (ces ins­titutions sont : les « privilèges », l’inégalité juridique, la re­ligion publique).

Marx continue cette première partie en comparant les éco­no­mistes aux théolo­giens. Cette comparaison est ex­trêmement révé­la­trice. Pour plusieurs raisons. D’abord parce que « les théologiens » sont, à l’époque où Marx écrit, encore assez puis­sants sur l’opinion en dépit des coups de boutoir des philo­sophes français des lumières, et qu’ils sont le symbole facile d’une position réactionnaire. En­suite parce que la liaison de la religion et de la pensée traditionnelle est un fait. Tout le com­bat des « lumières » au dix huitième siècle s’est ef­fectué contre la religion établie, le catholicisme, et contre en fin de compte toute religion « opium du peuple » ; on pourrait dire que les mo­dernes remplacent les religions révélées, qui en appellent du monde à un Dieu trans­cendant, par la religion de l’humanité ou par la religion du pro­grès qui sont des reli­gions sans transcen­dance et par conséquent dont le « pape » est plus puissant que tous les papes imaginables de toutes les religions révélées imaginables (comparer le pou­voir d’un Staline ou d’un âitler ou d’un Mao avec celui, tout spi­rituel, à quelque chose près, qui peut avoir été une chose importante, d’un pape). Ces religions sans transcen­dance, qui sont souvent des religions du politique ou de la masse n’ont de la religion antérieure que le côté « opium du peuple », réel, mais elles ont complètement évacué l’aspect irréductible et im­mense du « problème religieux », source d’une grandeur humaine in­déniable (qui peut prétendre que l’enseignement de Jésus est un ensei­gne­ment médiocre ou même ra­dicalement trompeur  ? Il faudrait sa­voir que Dieu n’existe pas ; ce problème reste et restera toujours pour ceux qui pensent.) La reli­gion est en apparence l’adversaire par ex­cel­lence du progrès. Aussi, de la part de Marx, comparer les économistes avec les théologiens, c’est les comparer avec les partisans de la réac­tion. Cela est dans la « logique » (politique) du révolutionnaire que de réduire son adver­saire à un « réactionnaire ». Mais à trop se laisser prendre à la logique po­litique (i.e. vulgaire), le dis­cours révolution­naire, que d’aucuns tiennent encore au­jourd’hui, tend à devenir de plus en plus semblable à un catéchisme d’imbéciles et ainsi à contre­dire en fait ce sur quoi il se prétend fondé, à savoir la philosophie et la rai­son. De ce dernier point de vue, on pourrait dire naïve­ment que la modernité « n’avait pas le droit » de tomber dans l’irrationalisme ; comme on dit, elle ne s’est pas gênée : elle a prit le gauche ! En outre, les théologiens sont au­jourd’hui en­core considérés comme la caricature des faux savants, des hommes qui occupent leur esprit à des choses vaines, et la théologie comme l’exemple même d’une fausse science. Si au lieu de nous em­porter, comme c’est si facile, contre tous les suppôts de la réac­tion que le se­crétaire du parti (ou la télé ou NRJ) voudra bien nous dé­signer pour le repos de nos méninges, si donc, au lieu de dormir, nous tâ­chons de veiller, alors il nous faudra envisager sérieu­sement l’éventualité que la théologie, par exemple, ne soit pas une recherche vaine, mais, qui sait  ? une recherche de la plus haute importance. Alors, aussi paradoxal que cela puisse paraître, peut-être commence­rons-nous à penser en êtres humains vérita­blement libres.

Pourtant, nous pouvons distinguer entre les théolo­giens ceux qui sont de véri­tables hommes de pensée, ou de véritables hommes de foi, et ceux qui ne sont que les hommes de main d’une certaine poli­tique. Et donc Marx peut avoir en partie rai­son. Mais alors, encore une fois, pourquoi, lui qui est philo­sophe et qui l’est véritablement, ne fait-il pas cette distinc­tion  ? Ignore-t-il cette dis­tinction, peut-il l’ignorer  ? Ce manquement à une juste position du problème, peut éclairer en un sens le caractère de ce texte : ce texte n’est pas seule­ment critique, il est polémique et politique, i.e. qu’il utilise des ar­guments fa­ciles, parce qu’il s’adresse peut-être à des gens qui ne compren­nent que les choses faciles ; peut-on s’adresser autrement à ces gens-là  ? Cela ne servi­rait à rien. On ne peut parler autrement si l’on veut être efficace politique­ment.

De plus, la comparaison d’hommes de science ou pré­tendus tels avec les théolo­giens est extrêmement forte puisque c’est comparer ce qui semble le plus opposé, et qui l’est peut-être : la science parfaite et véritable, toute ra­tionnelle (mais est-ce la science moderne  ?) et la reli­gion toute fondée sur l’obéissance et la foi.

La règle de la méthode des économistes est donc pré­sentée comme éminem­ment contestable, pire comme presque ridicule. Marx tourne en dérision les écono­mistes. Ce ton théâtral est aussi « politique » (au sens où l’on dit qu’il est de bonne po­litique d’agir de telle ou telle ma­nière) ; c’est le ton de l’invective et de la moquerie, un ton dans lequel Marx est passé maître ; ce n’est pas le ton de l’argumentation ration­nelle. Ainsi pouvons-nous mieux cerner le ca­ractère de ce texte, et nous demander pourquoi un auteur de l’envergure de Marx s’abaisse à un ton qui ne s’adresse pas à la rai­son du lec­teur, ou du moins pas di­rectement. Peut-être la raison que nous avons donnée plus haut est-elle suffisante. Pour avoir une effi­cacité poli­tique, il faut parler vulgaire­ment (en termes marxistes, il faut parler « idéologiquement» ), Platon dirait « mythiquement ». Mais par contre, il est de notre devoir d’apprentis philosophes ou d’amoureux de la philosophie d’exercer impitoyablement notre rai­son, et par consé­quent de ne pas succomber aux charmes du réquisi­toire de Marx. Il faut également nous deman­der pourquoi il est si fa­cile aujourd’hui encore de croire et de faire croire (et ainsi d’étouffer tout sens critique) au « progrès » ou à la « ré­volution » ou à l’ « his­toire ». En ce sens, je dirais que Marx nous per­met en lisant ainsi ce texte de prendre conscience que ce qu’il dit de l’utilisation de « la nature » par les économistes vaut peut-être, mutatis mu­tandis, pour l’utilisation par les modernes, et donc par les marxistes si di­vers soient-ils, du progrès ou de l’histoire comme d’incontestables au­torités. Ainsi lorsque l’on in­voque l’Histoire pour justifier ce que l’on fait.

Les économistes procèdent donc comme les théolo­giens, écar­tant comme erro­née toute position autre que la leur. Cette comparai­son est encore pleine de sens si nous pensons que la critique de Marx se fait au nom de la bonne méthode, de la mé­thode « scientifique ». La bonne mé­thode, semble-t-il, serait d’analyser impartiale­ment la posi­tion diffé­rente et de juger en dehors de tout esprit partisan. Est-ce bien ce que fait Marx  ? En outre, les théologiens fonctionnent ainsi, ou n’importe quel croyant de n’importe quelle religion. Ont-ils tort, ont-ils rai­son  ? Pourquoi en est-il effecti­vement ainsi, dans les reli­gions comme dans toute discussion vulgaire (voir les discus­sions po­litiques)  ? hasardons l’hypothèse suivante : dans les religions comme dans les sociétés, il y a des particularismes irré­ductibles qui sont en fait la raison, déraison­nable si l’on s’en tient à la raison purement théorique, des clivages entre partis, et des oppositions entre nations. Pourquoi est-ce que le ci­toyen moyen, pas le meilleur, pas le pire, d’une nation a ten­dance à vi­brer lorsqu’on évoque devant lui ce qui est spéci­fique à son peuple  ? Parce que c’est le sien ; comme disent les An­glais : Right or wrong, my country ! Cela n’est sans doute pas toujours et à tous les points de vue estimable, mais prenons l’inverse : estime­rions-nous bon celui qui par seul souci d’un universel équi­voque, a fortiori de son intérêt égoïste, dénon­cerait ceux qui lui sont le plus proches, ses parents, ses amis, ses concitoyens  ? Il se trouve que non ; les hommes, de­puis toujours, ont des attachements « naturels » à leur famille et à leur nation, si confus que soient ces liens. Par ailleurs, si contestables que soient les déci­sions prises par un père, ou un chef politique reconnu, il y a une cer­taine jus­tesse dans le respect qui, dit-on, leur est dI. En outre, les Etats qui ont systématiquement pratiqué, au nom d’un uni­versalisme abs­trait, le déracinement des hommes (cela peut s’appeler aussi tout sim­plement la déportation) sont aussi les Etats qui sem­blent le moins hu­mains. Ils nous montrent peut-être malgré eux ce qu’il nous faudrait sa­crifier si nous ne voulions plus être liés de manière pri­vilégiés à nos parents et à nos amis « naturels », mais seu­le­ment à « l’humanité » en général ou pire, à l’humanité de l’avenir. Nous travaillons pour dans 2000 ans di­saient les nazis et il est évident que les communistes pour­raient dire la même chose. L’échec monstrueux, i.e. le résultat mons­trueux de l’idéal univer­saliste des modernes, doit peut-être conduire à recon­naître les limites naturelles de tout changement politique et so­cial. Ce qui ne veut pas dire se rési­gner à l’imperfec­tion ou à l’injustice. Car les valeurs particu­lières ne sont pas négligeables ; le fait est égale­ment qu’elles n’ont pas été négligées par la moder­nité poli­tique tota­litaire : les traits particuliers de l’Etat le plus puissant s’impose en fait à tous les autres. La vie po­litique ou la vie humaine n’a pas l’universalité, ni même la rationalité, pour milieu. C’est semble-t-il un fait. Ainsi, paradoxalement, le comportement ou la méthode des théologiens, en tant que théologiens, i.e. le fait de se dé­terminer d’une manière non-ra­tionnelle, est peut-être convenable : tous les hommes sont des théologiens lorsqu’il s’agit de ce à quoi ils tiennent le plus ; or la plu­part des hommes n’ont que ces atta­chements-là. Si on les en dé­tache par la force, croit-on qu’on les rendra meil­leurs  ? Sur ce point, l’expérience parle sans ambiguïté et sans pitié. Plus en­core, si Marx ne faisait pas en un sens comme ceux qu’il condamne, mais il invoque constamment l’histoire comme une autorité justifiant ses opinions. Dans ce texte, il fait comme si invoquer une norme éternelle était en soi absurde ; la raison voudrait que l’on s’interrogeât sur l’éventualité d’institutions conformes à la nature des choses, une nature éternelle ou non soumise, en tant que définition, à des fluctuations. La défini­tion ou l’essence du tri­angle n’est pas sou­mise à des fluctua­tions, cela est-il un signe de son imperfection  ?

Dans la seconde partie du développement, Marx décrit l’application de la règle énoncée dans la première partie à la réalité économique. Reprenons la phrase de Marx avec nos propres termes. Prétendant que les rapports de la pro­duction bour­geoise, actuelle­ment en vigueur sont naturels, les écono­mistes impliquent par ce mot de na­turel que ces rapports de production correspondent à une ma­nière con­forme aux lois de la nature de produire des richesses et de développer les forces productives. Si nous faisons attention au terme « impliquent » ou dans le texte « font en­tendre », il manifeste que Marx interprète les économistes ; nous sommes donc en présence d’un texte critique ou né­gatif qui ne présente qu’implicitement ou « en creux » ou entre les lignes ou négativement ce que pense son auteur, mais il semble que ce qu’il critique soit également écrit « implicitement » ou entre les lignes ! Cela ne nous montre qu’une seule chose : un texte de part en part ex­plicite ou dé­monstratif est fort rare, y compris de la part de ceux qui sem­bleraient le plus propres à l’écrire, les philo­sophes. Voilà qui doit nous faire réfléchir au statut de la communi­cation et de la transmis­sion de la connaissance, i.e. aussi bien au sta­tut de la connaissance ; alors que nous autres modernes avons ten­dance à penser que la con­nais­sance ne peut qu’être bonne pour tout le monde, la réalité de la communication de la connais­sance nous montre que les philo­sophes ne parlent pas avec une clarté parfaite, ni même avec une rigueur par­faite, et cela non par faiblesse. Tout se passe comme si la connaissance ne pou­vait pas être communiquée dans sa pureté, comme si elle exi­geait, pour être véritablement com­prise, la prise de conscience de sa ré­ticence ou de sa résistance à la communi­cation sur une grande échelle. Toute véritable connaissance, pour être comprise en tant que connais­sance véritable et non comme un dogme auquel il s’agit seulement d’assentir, doit coûter au lecteur ou à l’élève, et par conséquent, l’enseignement ne peut jamais, s’il ne veut pas être en­doctrinement, être subi par celui qui le reçoit. Cela n’est pas une ba­nalité.

Cette seconde partie doit également nous faire prendre conscience d’une erreur que nous avons faite plus haut. En ef­fet, nous avons dit, au paragraphe deux de la page trois, que seule l’expression « les éco­nomistes » exi­geait une connaissance extérieure au texte. Autre er­reur, nous avons affirmé que ce texte ne semblait pas utiliser de con­cepts proprement marxistes. Or cette seconde par­tie nous met en pré­sence d’expres­sions techniques, i.e. pré­cises et propre à l’auteur du texte, à savoir les expres­sions de « rapports de production » et de « forces produc­tives ». Ces deux expressions sont des créa­tions propres à Marx. Quelle en est la signification  ? Il nous faut donc faire appel à une connaissance historique extérieure au texte. Il est bien évident que l’on peut d’au­tant mieux ex­pliquer et comprendre un texte que l’on est un être humain cultivé. A bon en­tendeur salut ! L’analyse de ces deux ex­pressions nous permettra en­core de préciser le domaine et d’avancer sur le chemin de la décou­verte de la thèse de ce texte.

Les rapports de production sont les rapports dans la pro­duction. La production, c’est la production des ri­chesses, i.e. le fait, pour une « société » donnée de réussir à sa­tisfaire les be­soins matériels de ses membres. Cela conduit à une observa­tion : la conception fondamen­tale de la science économique, comme peut-être de la critique marxiste de l’économie, c’est que les sociétés humaines sont fondées sur la produc­tion des richesses, sur la sa­tisfaction des besoins maté­riels des membres de cette société. L’opinion fondamentale des écono­mistes, de­puis la naissance de l’économie jusqu’à Marx (qui se­rait donc bien proche des « économistes» ), c’est que les be­soins maté­riels des hommes sont ce qu’il y a de plus important pour com­prendre une so­ciété humaine. Cela nous semble en un sens banal. Cela ne l’est ce­pendant pas. Cela nous semble banal parce que cela satisfait le maté­rialisme si « naturel » au sens commun moderne. Mais cela ne l’est pas car cela est une néga­tion systématique de ce que l’on pensait aupa­ra­vant, i.e. avant le développement de l’économie comme dis­cipline, lui-même lié au développement d’une économie nouvelle, fondée sur le profit et l’initiative indivi­duelle, qu’on appe­lée « civilisation matérielle » ou capitalisme. N’y a-t-il pas une ré­duc­tion consi­dérable de la repré­sentation de l’humanité à la concevoir comme fon­damentalement en­racinée dans la recherche de la satisfac­tion corpo­relle  ? Notre civi­lisa­tion doit-elle être si fière d’un homme qui vendrait son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, ou de dire que l’homme ne vit que de pain, que de satisfaction cor­porelle  ?  N’y a-t-il pas des choses aux­quelles notre civilisation comme toute civili­sa­tion s’identifie et qui la caractérisent  ? Et ces choses ne sont pas matérielles. Ce qui peut fort bien se concevoir sans nier l’importance de la satisfaction des besoins. L’économie, celle des économistes comme celle de Marx, est fondamentalement ma­téria­liste, elle sup­pose que par l’économie, par une modification des rap­ports de pro­duc­tion, la vie humaine peut être complètement amélio­rée, et aboutir à une société d’abondance où il n’y aura plus de raison de commettre l’injustice. Les économistes, comme Marx, sont profon­dé­ment progressistes, si l’on entend par là des hommes qui croient à la possibilité de changer l’homme, voire de fabriquer l’ « homme nouveau » de sinistre mémoire. Examiner sans préjugé l’économie ou le prin­cipe de l’économie suppose de mettre en doute le principe ma­térialiste selon le­quel toute société est fon­damentale­ment caracté­risée par la manière dont elle produit les ri­chesses. Voilà pour le principe de l’idéal économique, en­core si puissant aujourd’hui. Deman­dons-nous si la vie philosophique, la vie de connaissance, a pour fin une sa­tisfaction cor­porelle, ou encore la vie reli­gieuse, ou la vie d’un artiste authentique, ou même la vie d’un poli­tique digne de ce nom, ou même la vie de tout homme qui, au fond de lui-même, au mépris de tout matérialisme étroit, veut vivre une vie digne d’être vécue, qui n’est pas et ne peut pas être une vie de consommation de choses qui nous viennent des autres et du monde.

Pour Marx, les « rapports de production », une expres­sion qui lui est propre, désignent les rapports spécifiques dans une so­ciété consi­dé­rée entre les différents groupes d’hommes ; ce sont les rapports fixes entre les classes dans la production. Dans toute société, il y a un rap­port de production spécifique qui n’existe pas dans les autres ou qui n’y existe que de ma­nière marginale. Ainsi la produc­tion mar­chande exis­tait avant le développement du capi­talisme, mais margi­nalement, dans les marges des rap­ports de production féodaux. Le rapport de produc­tion spé­cifique du capitalisme c’est le rapport capi­tal/travail, le rapport d’un possesseur de moyens de production (usine et instruments de tra­vail, i.e. capital ou argent réalisé) avec une masse de travailleurs libres, i.e. détachés de tout lien naturel avec la terre ou avec des autres hommes ; le tra­vail salarié est fon­damentalement lié au capitalisme. Cette ex­pression peut être appro­fondie de telle sorte qu’elle montre que pour Marx, dans l’ « histoire », les rap­ports de production sont tou­jours antagonistes, i.e. fondés sur une di­vision des hommes en posses­seurs des moyens de production et en tra­vailleurs dépen­dant pour leur sub­sistance des propriétaires. Pour Marx, et il a peut-être raison, il y a une opposition irré­ductible d’intérêt entre les uns et les autres, jusqu’à la prise du pou­voir par le parti de la classe ouvrière, qui en se libérant elle-même, libèrera toutes les autres couches de la société. Au prin­cipe de l’idée « économiste » des rapports de production, il y a l’idée de la lutte des classes comme moteur de l’ « histoire ». Les classes sociales sont en lutte nécessaire, jusqu’à la prise du pouvoir révolutionnaire qui pré­parera l’avènement d’une société sans classes, d’une société non divi­sée, le commu­nisme, qui connaîtra le règne de la li­berté et de l’abondance. Les rapports de produc­tion sont donc, jusqu’au com­mu­nisme qui n’est pas encore né, des rapports antagonistes entre les classes sociales dans la production des richesses ; ce sont des rapports de pro­priété, les uns possèdent les moyens de production, les posses­seurs de la terre dans le féo­dalisme, les posses­seurs des usines dans le capitalisme, et les autres ne pos­sèdent rien ou seulement leur « force de travail ». Il faut donc bien comprendre que l’expres­sion de rap­ports de pro­duction implique l’idée qu’il y a une histoire de la produc­tion humaine et que cette histoire est orientée dans un sens déterminé et qu’elle a un « mo­teur », la lutte des classes ; elle implique également la bonté ou la justice de la fin, le commu­nisme ou l’égalité parfaite, la confiance dans le progrès néces­saire, la foi dans la possi­bilité de ré­duire complètement le mal ; les maux existants dans l’histoire sont engendrés, néces­sairement sans doute, par la division sociale : on peut faire disparaître le mal. Cela fait curieusement pen­ser à une laïci­sa­tion de l’idée reli­gieuse du Royaume de Dieu ; les progres­sistes veulent réaliser, sur terre, ce qui n’est promis que pour le paradis de la reli­gion chrétienne. D’autre part, le caractère reli­gieux de la pen­sée pro­gressiste est manifeste.

L’étude de l’expression corrélative de « forces produc­tives » va nous faire en­core approfondir l’idée marxiste. Les forces produc­tives sont d’abord, en traduisant, les forces ou la puis­sance qui per­mettent de produire, et ces forces, comme toute force, peuvent va­rier. Les forces pro­ductives sont un élément de variation. Cela nous indique tout de suite que si les rapports de production sont des rap­ports fixes, souli­gnant un certain statisme d’une so­ciété donnée, les forces productives mar­quent un élément de variation à l’intérieur des limites des rap­ports de pro­duction. Les forces productives désignent la puis­sance de la pro­duction, en un sens ce que l’on appelle cou­ram­ment aujourd’hui la productivité, mais entendue à l’échelle de la so­ciété toute en­tière. On pourrait bien entendu concevoir les forces productives comme des élé­ments en quelque sorte éter­nels : les hommes sont des forces de produc­tion par leur tra­vail ; la connais­sance (technique) est une force produc­tive ; l’organisation ou la co­opération des hommes est également quelque chose qui a des effet sur la pro­duction. Mais cela se­rait bien trop général et vague. En fait, pour Marx, les forces productives sont tou­jours les forces pro­ductives liées à cer­tains rapports de production, elles sont en quelque sorte l’élément dynamique de ce couple. C’est pourquoi d’ailleurs Marx parle presque tou­jours de niveau de dévelop­pement des forces productives ou de croissance des forces productives et non pas de forces productives en général. Les forces produc­tives sont donc les capacités de productivité propres à une so­ciété à un moment donné, estimées en relation avec les rap­ports de production en vigueur et en relation avec d’éventuels autres rapports de production censés être supérieurs, i.e. cen­sés permettre un plus grand développement de ces forces pro­ductives.

Le rapport entre les rapports de production et les forces pro­duc­tives est d’ail­leurs chez Marx le principe économique de sa conception de la nécessité historique. La lutte des classes, avant de se situer au ni­veau politique de la transformation des cadres de la so­ciété, a sa place dans la production elle-même. Et même, avant de se manifes­ter dans l’opposition des classes, elle « existe », dit Marx, à l’intérieur même de l’économie, sous la forme d’une cer­taine tension, spécifique à une so­ciété et spé­cifique au moment historique consi­déré, entre les rapports de pro­duction et les forces produc­tives. C’est toute la concep­tion de l’histoire qui est ici en jeu. Il faut pour la com­prendre, se représenter en quelque sorte les rapports de produc­tion comme une forme, comme des cadres à l’intérieur desquels peut se dé­velopper jusqu’à un certain point la production des richesses ou la satisfaction des besoins hu­mains ; et il faut corrélati­ve­ment se représen­ter en quelque sorte les forces productives comme ce qui se développe à l’intérieur de ces rap­ports. Les forces pro­ductives, ou le degré de développement des forces produc­tives, correspondent tou­jours aux rapports de produc­tion, mais, si l’on peut dire, inégale­ment. Au lendemain d’une modification des rapports de production, les nouveaux rap­ports de production, les nou­veaux cadres de la pro­duction, sont pour ainsi dire élargis par rapport aux rapports de production anté­rieurs. Par là même le développement des forces productives en est stimulé ; une richesse beaucoup plus grande que dans les rapports de production antérieurs peut être pro­duite. Mais tous les rapports de production antagonistes, de par cet an­tago­nisme même, sont contraints, à un certain moment, de freiner le développe­ment des forces productives. A ce moment dit Marx, les rap­ports de production ont atteint la limite des forces productives qu’ils pouvaient contenir ou auxquelles ils pouvaient permettre de se dévelop­per ; ils ont atteint leur li­mite historique, ils doivent céder la place à de nouveaux rap­ports de production, en quelque sorte plus larges, donc « supérieurs ». Ainsi, ce sont les forces productives ou le déve­loppement des forces productives qui donnent la clé du déve­loppement historique : elles ont tendance à se dé­velopper tou­jours plus, et elles ne sont limi­tées dans cette tendance que par des limites, en quelque sorte for­melles, les rap­ports de production, plus exacte­ment les rapports de production fondés sur la division des classes. Par là même, les rapports de pro­duc­tion fondés sur la di­vision so­ciale ap­paraissent inférieurs aux rapports de production fondés sur le communisme, i.e. sur l’absence de division d’intérêts dans la société. L’idée marxiste est extrêmement sé­duisante, c’est la logique de l’émancipation, entendue comme une exigence mo­rale d’un côté, mais soutenue de l’autre par l’affirmation selon la­quelle cette libéra­tion est historiquement nécessaire puisqu’elle va dans le sens d’un plus grand développement des forces productives, mieux, cette émancipation est économiquement nécessaire. En quelque sorte, le commu­nisme est inéluctable, inscrit dans la nécessité du déve­lop­pe­ment de l’histoire humaine. Il est né­cessaire pour­rait-on dire, indé­pendamment de la volonté des hommes. Mais alors, pourrait-il se mettre en place sans l’intervention des hommes  ? Cette question « ou­blie » que pour Marx, l’intervention des hommes, ou leur volonté cons­ciente est dérivée de leur société. En effet « la nature humaine n’est pas une abstraction isolée ; dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux » (6e thèse sur Feuerbach, 1845), ce qui signifie que « ce sont les hommes qui font l’histoire, mais ils ne savent pas qu’ils la font ». Autrement dit, l’action consciente des hommes est une des formes que prend la nécessité de l’histoire. Bref, les hommes ne se déter­minent pas librement, mais sont déterminés par la nécessité historique ; les hommes qui sont libres au sens de Marx sont seule­ment ceux qui ont compris la nécessité histo­rique. Et il n’y a pas de hasard dans l’histoire, tout est déterminé, pas plus qu’il n’y a de contin­gence dans la conscience des hommes : ils pensent ce qui est historiquement pen­sable compte tenu des rap­ports de produc­tion existants ; la prétention individua­liste à la liberté de choix n’est qu’une des figures de l’illusion idéologique. Tout cela est extrême­ment cohérent. Il faut réfléchir à ce que si­gnifie la mise en question de ces af­firmations.

Mais alors, est-ce absurde parler de développement des forces productives conformément aux lois de la nature  ? Il y a donc pour Marx une « essence » du déve­loppement historique, le­quel, à un cer­tain mo­ment, peut être connu, pas par n’importe qui et sans que cela soit une question de volonté, tel qu’il est à tous les moments. Il y a donc une connaissance non historique de l’histoire chez Marx. Pour parler comme les anciens, il y a une « nature » du dévelop­pement his­torique, une nature connais­sable dans l’histoire sans doute, mais qui existe « au-dessus » de l’histoire, dans la pensée « philosophique » de l’histoire, qui est donc histo­rique parce qu’elle a lieu dans l’his­toire, mais qui n’est donc pas historique parce qu’elle vaut pour tous les temps. Les économistes disent que les rapports de production bour­geois sont natu­rels donc conformes à la réalité ; Marx dit en quelque sorte que les rap­ports de production com­munistes sont « naturels ». Seul change chez Marx le sens du mot « artificiel » dans la mesure où pour lui l’artificiel est « historiquement naturel », il a sa nécessité historique, celle d’un moment du développement de l’histoire hu­maine qui conduit nécessai­rement au communisme, seule société ration­nelle.

Le débat entre les économistes et Karl Marx sur la bonne ma­nière de procéder est donc interne à la modernité. Plus pré­cisément, ce texte n’est manifestement pas un texte rigoureux, et de plus, il critique des gens qui eux-mêmes n’utilisent pas des dis­tinctions ri­goureuses. C’est pourquoi nous sommes obli­gés de constamment re­situer chaque affir­mation dans son vé­ritable contexte et de la recti­fier ; en nous fondant sur une analyse précise. Avec, ce faisant, comme nous l’avons déjà dit, cette question der­rière la tête : pour­quoi donc la question de la connais­sance est-elle si bizarrement liée à la question de la communication de la connaissance  ? Pourquoi le contenu est-il si profondément lié à la forme  ?

Cette seconde partie du développement, qui applique la règle de la méthode des économistes selon Marx (l’opposition du naturel et de l’artificiel) à la réalité éco­nomique est ex­trêmement simple à com­prendre, du point de vue de Marx, et du point de vue des écono­mistes. Les économistes disent que les rapports de production bour­geois sont naturels, que la produc­tion s’y effectue en conformité avec les lois de la na­ture ; Marx fait entendre que les économistes se trompent, i.e. que cette production bourgeoise n’est pas naturelle, ou n’est pas conforme aux lois de la nature. En même temps, comme dans tout le texte, Marx semble mettre en question la notion de na­ture. Mais cette simplicité de surface cache bien des présuppo­sés ; et, si Marx se charge, d’ailleurs en partie seulement, de faire ressortir les présupposés de la méthode des éco­nomistes, nous avons essayé de faire ressortir tous les pro­blèmes philoso­phiques considérables im­pliqués par la position de Marx.

La troisième partie poursuit la description critique de la mé­thode des écono­mistes : nous voilà arrivés à la conclusion de leur « raison­nement », conclusion dont nous ne savons pas si c’est eux qui la tirent, ou Marx. Si les rap­ports de production bourgeois sont na­turels, alors ces rap­ports de production sont eux-mêmes des lois na­turelles, autre­ment dit des lois éter­nelles, valables éternellement. Il est bien difficile de voir comment les rapports de pro­duction bour­geois, qui sont des rapports effectifs, ins­crits dans la réalité sensible, peuvent être des lois qui, par définition ne sont pas senties mais pen­sées : on ne voit pas la loi de la chute des corps, tout au plus en voit-on les effets mais seule­ment si l’on connaît la loi. Ce que veut dire Marx, c’est seulement que les économistes font passer les rapports de production bourgeois pour les rap­ports naturels, prétendant ainsi leur donner une validité éter­nelle. Ils deviennent ainsi « comme » des lois. Cette ressemblance, et donc cette différence, entre les rapports de production et les lois est mise en évidence par l’utilisation de l’expression « doivent toujours ré­gir ». Il s’agit ici, non pas de loi de la na­ture, toujours en vigueur par défi­nition (la loi de la chute des corps, si elle a at­tendu Newton pour être connue des hommes, n’a pas at­tendu Newton pour être en vi­gueur), mais il s’agit plutôt de « lois de l’histoire », lesquelles, dans la mesure où elles portent sur quelque chose qui n’est pas « toujours » (les choses humaines sont va­riables) semblent devoir impli­quer un élément d’indétermination ou d’imprévisibilité relative. Nous disons cela alors même que nous sa­vons que Marx nie cette in­détermination et prétend justement qu’il existe des « lois » de l’histoire humaine, qu’il y a une néces­sité histo­rique comme il y a une nécessité naturelle, et qu’il faut traiter les phéno­mènes historiques comme des phénomènes naturels. Peut-être cependant le « comme » de cette dernière phrase signi­fie-t-il aussi bien une ressem­blance qu’une différence.

Cette critique de Marx est ambiguë dans la mesure où, comme nous l’avons vu, il semble lui-même s’exposer à une critique sem­blable. Comment en effet peut-il condamner les économistes pour af­firmer la valeur éternelle des rap­ports de produc­tion bourgeois, ou même simplement pour affirmer leur caractère de norme éternelle, alors que lui-même prétend, à un moment historique déterminé, con­naître dans leur vérité, à la fois le passé de l’humanité et son fu­tur né­cessaire  ? Marx cri­tique les éco­nomistes parce qu’ils disent que l’histoire, ou la variabilité, des institutions humaines, ne vaut que pour ce qui s’est passé « avant » la mise en place des rapports de pro­duc­tion bour­geois, lesquels, parce que naturels, ont une validité éter­nelle, ont le statut d’une loi normative. Mais il fait en un sens la même chose avec les hypothétiques rap­ports de production commu­nistes. Le commu­nisme, « fin » ou « sens » de l’histoire est déjà présent au début de l’histoire puisqu’il en est la fin ; le communisme est la norme éter­nelle de l’histoire. Cela en ce qui concerne l’objet de la connaissance : l’his­toire est, en fait, orientée vers le communisme, tout comme les corps matériels sont atti­rés, en fait, en raison de leur masse et en rai­son in­verse du carré de leur distance. Mais en ce qui concerne la con­naissance, elle apparaît seulement à un moment donné, par l’activité théorique d’un homme. La science est la connais­sance, qui apparaît à un moment du temps, de ce qui est hors du temps, au moins hors du temps de l’histoire humaine immé­diate. Rien de difficile à comprendre ici : la connaissance est toujours, si elle est connaissance et non fiction de l’imagination, une connaissance qui dépasse son moment d’apparition. Il y a donc ce qui est influencé par le temps ou ce qui est soumis au changement, et ce qui échappe, au moins dans une certaine mesure, à l’in­fluence du temps et au change­ment.

On peut interpréter de deux manières la position de Marx : ou bien il critique les économistes parce qu’ils in­voquent une connais­sance éternelle qui n’est pas la bonne connaissance éternelle : il sub­sti­tuera alors aux rapports de production bourgeois les rapports de pro­duction com­munistes ; mais alors, comme nous l’avons dit, lui aussi fait appel à quelque chose d’ « éternel ou de non-historique ; ou bien il critique les économistes parce qu’ils invoquent quelque chose d’éternel, impliquant par là qu’il y a rien d’éternel : mais alors comment pourra-t-il prétendre connaître le développement de l’histoire toute entière  ? Car cette connaissance est nécessairement hors de l’in­fluence du temps, donc de ses conditions histo­riques d’apparitions, au moins dans une certaine mesure. Autre­ment dit, la critique d’une norme éternelle ne peut se faire qu’au nom d’une autre norme éternelle ; elle ne peut pas se faire au nom de l’histoire ou au nom de l’historicité. Car la con­naissance de l’historicité radi­cale des choses humaines est encore une connaissance qui échappe à l’histoire. Celui qui l’affirme prétend dire la vérité. Qu’est-ce à dire, sinon que « l’histoire » ne peut jamais être invoquée rationnel­le­ment comme un juge  ? Dire comme on l’entend souvent dire de­puis deux siècles : « nous serons jugés par l’Histoire », cela re­vient à abdi­quer la raison critique et à se sou­mettre au fait ac­compli. L’histoire ne juge pas. Seul l’esprit ou la connais­sance peut ju­ger et le seul cri­tère qui soit acceptable en ce domaine comme en tous les autres est la rigueur de la raison, pour ceux qui l’acceptent bien en­tendu, tout le reste est dog­ma­tisme et autoritarisme, quels que soient ses étendards, « progrès » ou même « raison », car il y a de la diffé­rence entre in­voquer la rai­son et raisonner.

Cela doit nous amener à réfléchir à la notion d’histoire. Le terme a deux sens fort différents. Le premier est celui d’étude du passé, de discours qui nous parle du passé, voire de connaissance du passé ; toutes les sociétés humaines se repré­sentent leur passé et ont besoin de cette représentation de leur passé pour s’identifier ; le se­cond sens est beaucoup plus récent, il est apparu avec les temps mo­dernes et il a trouvé une expression philoso­phique dans la Scienza Nuova de Giam­battista Vico et dans les philosophies de l’histoire qui se sont dévelop­pées à la fin du dix huitième siècle et au dix neuvième (Herder, Kant, Hegel, et Marx). Ce second sens du mot histoire dé­signe une certaine dimension de la réalité elle-même, la di­mension de l’activité humaine, au sens justement où l’on dit : « l’histoire jugera ». Pour les différen­cier, on pourra mettre une majuscule à l’Histoire en ce dernier sens, et conserver une mi­nuscule pour l’étude du passé. L’idée d’Histoire im­plique l’idée d’une séparation ou d’une indépen­dance de l’homme par rapport à la nature, l’idée que l’Histoire hu­maine n’est pas quelque chose de naturel, mais quelque chose d’extérieur à la nature (au sens moderne de ce mot : matière passive que l’on peut ré­gler par un déter­minisme conceptuel maî­trisé par l’homme), et bien entendu opposé à la notion classique de nature au sens d’es­sence éternelle et spécifique d’une classe d’êtres détermi­née : les hommes par exemple. Les pro­blèmes que pose l’apparition de cette idée sont considérables. Réfléchissons simplement au fait que si l’Histoire est la dimension de l’activité ou de la « créativité » de l’homme par rapport à la ré­sistance d’une nature hostile, la ques­tion se pose de savoir comment ré­gler quelque chose de fondamentale­ment variable sans critères qui ressem­blent peu ou prou soit à la connais­sance de la nature (au sens moderne) soit à la connais­sance de la nature au sens classique, i.e. sans une norme éter­nelle donc non historique. Si l’Histoire est autonome, si elle ne reçoit pas de normes de l’extérieur, comment la connaître, si la connais­sance implique né­cessairement la « sortie » de l’Histoire et l’ « entrée » dans le monde de la connaissance, lequel est au moins partiel­lement indépen­dant de l’influence du temps. Et comment Marx peut-il sans se contredire contester l’éternité des rapports de produc­tion bour­geois affirmée par les écono­mistes, et affirmer, de fait, la présence « éternelle » dans l’Histoire de sa fin, le communisme  ? Marx était cons­cient du pro­blème.

Il en a donné une solution en affirmant que « l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre » (cf. préface à la Contribution à la critique de l’économie politique). Toutes les questions que se posent les hommes sont enracinés dans la nécessité historique, elle-même déterminée par le rapport entre les rapports de production et les forces produc­tives. Autrement dit, toutes les ques­tions ont une né­cessité historique, et la découverte de la « science de l’histoire » par Marx est en quelque sorte né­cessaire à l’époque où elle fut faite. Mais l’objection vient immédia­tement : si tout est his­toriquement nécessaire, que signifie l’activité humaine consciente  ? En un sens, ri­goureuse­ment rien. Et cela est la conséquence logique de la négation de l’importance de l’activité d’un homme parti­culier (cf. la 6e thèse sur Feuer­bach, déjà citée). Mais alors force est de remarquer que cette théorie est à pro­prement par­ler incriticable : elle a toujours raison et elle ne peut qu’avoir raison. Mais qu’est-ce qu’une théorie qui écarte toute critique sinon un dogme aussi peu contestable ra­tionnellement que la révéla­tion divine  ? Le paradoxe, c’est que cette ‘révélation’ de Marx se prétend fondée sur la science ou être scienti­fique. De plus, la raison en ques­tion est historique, autrement dit, elle peut varier, autrement dit, elle est comme Dieu : ses Voies sont insondables ; il ne reste qu’une seule so­lu­tion : s’y soumettre. L’histoire juge. Et à ce tribunal, pas de pitié. La justice de l’Histoire n’est pas la jus­tice de Dieu, elle ignore le pardon. Mais il est vrai que la seule chose qui doit nous importer n’est pas son éventuelle ou réelle cruauté mais sa vérité, et après tout la vérité peut être cruelle ou faire mal.

En conclusion, savons-nous maintenant plus de choses à propos de la thèse propre à ce texte  ? Assurément car nous nous sommes peu à peu rendus compte du nombre considérables de présupposés sur les­quels il repose. Sa forme avons-nous vu, est une forme critique, prati­quant une lecture partiale des économistes ; en ce sens, ce n’est pas ri­goureusement exact, il n’est pas au niveau de la dis­cussion « scienti­fique » ; mais nous avons également vu que nous trouverions peut-être très peu de textes qui soient to­talement à ce niveau de per­fection, et que cette « imperfection » est peut-être para­doxalement la condi­tion d’une véritable communication de la connaissance, dans la mesure où une connaissance qui n’est pas ré-effectuée par l’élève ou le lecteur reste une connaissance extérieure ; en outre, cette imper­fection, dans le cas présent, permet de per­suader ou d’émouvoir dans le sens voulu par l’auteur ceux qui ne sont pas capables de s’appuyer sur l’imperfection du texte pour « achever » son enseignement. Ce­pendant, bien des thèses, marxistes ou en général mo­dernes, sur le progrès ou sur l’his­toire, et corrélativement sur la mise en cause de l’enseignement classique, nous sont apparues, sinon fausses, du moins extrêmement pro­blématiques ; peut-être sommes nous incapables d’ « achever » au sens indiqué ici l’enseignement de Marx. Faute d’avoir vraiment com­pris, reprenons les thèmes im­portants de ce texte.

Celui de la méthode d’abord qui est le sujet ou le do­maine sur le­quel porte ce texte. Comme nous l’avons dit, l’insistance mise sur la méthode est fondamentale­ment moderne, les an­ciens se conten­taient d’exiger des philo­sophes en puissance qu’ils aient à cœur de faire plei­ne­ment usage de leur raison, i.e. de leur capacité à exami­ner sans pré­jugé. Par ailleurs, même dans la modernité, l’opinion selon laquelle la science doit commencer par la détermination de la méthode pose le problème suivant, sou­levé par Hegel . S’il faut, avant de connaître, connaître la méthode, alors « avant » de connaître la méthode, il fau­dra une méthode pour connaître la méthode, puis une mé­thode pour connaître la méthode permettant de connaître la méthode, et ainsi de suite à l’infini, autrement dit, à mettre l’accent sur la méthode exclu­sivement, on oublie ce qui est véritablement la fin de la connaissance, non pas la connaissance de la méthode de la connaissance, mais la connaissance de ce qui est purement et simple­ment.

Celui, surtout, de l’Histoire, ou du temps comme élé­ment de la vie humaine, en tant qu’il n’est pas possible à l’homme de sortir de son temps, ou de « sauter par dessus son temps » pour saisir ce qui est hors du temps. Cela pose, au moins, deux pro­blèmes. En premier lieu, ce­lui, propre au domaine de la connaissance, de savoir si une connais­sance quelle qu’elle soit est possible, puisque connaître, c’est connaître ce qui est, étant supposé que ce qui est est « en quelque sorte » hors du temps ; c’est ainsi le cas des « vérités » mathématiques, elles ne chan­gent pas avec le temps, deux et deux font quatre, au­jourd’hui comme hier ; plus encore, bien qu’elles aient été dé­couvertes par des êtres hu­mains, dans le temps, à partir de leur dé­couverte, et en quelque sorte même « avant », elles sont « hors de l’impact du temps » si l’on dit que ce qui est dans le temps naît et meurt. Que dire en outre de ces notions si impor­tantes pour la vie humaine que les notions de la justice et de la liberté  ? Sont-elles pu­rement et sim­plement illu­soires  ? Est-il impos­sible à leur propos de parvenir à une connaissance, de telle sorte que, une fois cette connais­sance acquise, les gé­nérations suivantes pourront se for­mer à la justice et à la li­berté et conserver ces trésors, si ce sont des trésors bien en­tendu  ? A idolâtrer le change­ment, on oublie quel­quefois qu’il y a des choses qui méri­tent, même du point de vue de ceux qui veu­lent changer, d’être conservées ; et en pre­mier lieu, la tra­dition, car c’est une tradition, de la rationalité, et même la tradition, car c’est une tradition, du « progrès ». Cela nous ap­prend peut-être que le temps de la vie humaine n’est pas l’instant, purement ponctuel, sans passé et sans avenir. Même si le passé n’est plus et même si l’avenir n’est pas encore, le présent qui seul, en un sens, est, est lourd de passé et d’avenir ; c’est tout ce qui n’est pas là présente­ment qui donne du poids et du sens à l’existence humaine. Cela signifie que la dimen­sion de l’éternité est toujours là, ne serait-ce que sous la forme d’une tempora­lité im­périssable (être tou­jours dans le temps ne se confond pas avec être toujours hors du temps). En deuxième lieu, le problème de savoir si l’Histoire, avec un H majuscule, est véritable­ment cette dimension indépendante de la réalité que tous les « philosophes de l’histoire » af­fir­ment être. Car cette Histoire n’avait pas de sens pour les classiques ; selon eux, la vie humaine est déter­minée par une nature de l’homme, nature par définition éternelle, « hors du temps », ob­jet de la connais­sance des hommes sages, et le carac­tère in­stable de la vie humaine est le signe de son imper­fection par rapport à la vie des dieux, aux­quels le philo­sophe cherche à « s’assimiler » en « acquérant de l’éternité », i.e. de la connais­sance. Af­firmer, comme Hegel , comme Marx, qu’il y a une di­mension de la réalité, indépendante du reste, qui est la dimen­sion spécifiquement humaine, et affir­mer, corrélativement que l’autre dimension de la réa­lité est la nature, désormais en­ten­due comme « l’ensemble des phénomènes en tant qu’ils sont ré­gis par des lois » (Kant, Critique de la Raison Pure), i.e. en tant que l’homme se l’approprie ou la conquiert. Cette activité de l’homme, corrélat d’une passivité de la nature engendre le pro­blème de l’ « humanisation » fi­nale de la nature, i.e. de la réduc­tion de l’altérité de la nature par rap­port à l’Histoire. En un sens, la « fin » de l’Histoire, le commu­nisme chez Marx, est une telle réduction. Cela met également en évidence que, d’un cer­tain point de vue, la lutte des classes n’est que l’expression de la faiblesse « histo­rique » des forces pro­ductives, ce qui veut dire que ce qui est, en fin de compte, le moteur de l’Histoire, c’est la technique humaine, et que la fin de l’Histoire, le com­munisme, est l’époque de la maîtrise de l’homme sur la nature, de telle sorte que les limitations imposées à l’homme par la nature du fait de l’imperfection de sa tech­nique n’existent plus. C’est le règne de l’abondance : on pas­sera alors comme le dit En­gels « de l’administration des hommes à l’administration des choses » i.e. qu’il ne sera plus nécessaire de con­trôler les hommes, toutes les causes de l’inégalité ayant disparu.

On pourrait dire, pour donner enfin une réponse à cette ques­tion, que la thèse du texte est la nécessité, pour com­prendre les so­ciétés hu­maines, de refuser toute nature éter­nelle, autrement dit de penser d’une manière totale­ment « historique ». Nous avons vu que cela n’était pas évi­dent. Ainsi étudier de manière critique « la mé­thode des économistes » avait pour fin de souligner la « nécessité » de la méthode histo­rique. Mais Marx n’a guère le souci dans ce texte critique de mon­trer positivement la valeur de l’Histoire. Cela l’aurait amené à en sou­ligner les problèmes et cela ne peut se faire qu’entre gens éclairés que les pro­blèmes n’effraient pas.


* C’est en tout cas ce que nous pensons souvent.

* Au premier rang desquelles se trouvent les atrocités commises au nom du bien politique ou humain, ou du « sens de l’Histoire », par les communistes russes, chinois, coréens ou cubains.

Le langage humain selon Bergson

la spécificité du langage humain : la mobilité des signes

Si […] les fourmis, par exemple, ont un langage, les signes qui composent ce langage doivent être en nombre bien déterminé, et chacun d’eux rester invariablement attaché, une fois l’espèce constituée, à un certain objet ou à une certaine opération. Le signe est adhérent à la chose signifiée. Au contraire, dans une société humaine, la fabrication et l’action sont de forme variable, et, de plus, chaque individu doit apprendre son rôle, n’y étant pas prédestiné par sa structure. Il faut donc un langage qui permette, à tout instant, de passer de ce qu’on sait à ce qu’on ignore. Il faut un langage dont les signes — qui ne peuvent pas être en nombre infini — soient extensibles à une infinité de choses. Cette tendance du signe à se transporter d’un objet à un autre est caractéristique du langage humain. On l’observe chez le petit enfant, du jour où il commence à parler. Tout de suite, et naturellement, il étend le sens des mots qu’il apprend, profitant du rapprochement le plus accidentel ou de la plus lointaine analogie pour détacher et transporter ailleurs le signe qu’on avait attaché devant lui à un objet. « N’importe quoi peut désigner n’importe quoi », tel est le principe latent du langage enfantin. On a eu tort de confondre cette tendance avec la faculté de généraliser. Les animaux eux-mêmes généralisent, et d’ailleurs un signe, fût-il instinctif, représente toujours, plus ou moins, un genre. Ce qui caractérise les signes du langage humain, ce n’est pas tant leur généralité que leur mobilité. Le signe instinctif est un signe adhérent, le signe intelligent est un signe mobile.

                                                                                                                                                        Bergson

Le texte qui est proposé à notre réflexion est un texte qui s’attache à distinguer le langage proprement humain des autres formes de langage et en particulier du langage des autres animaux. Langage signifie ici ensemble de signes, au sens très large du mot. A quel domaine appartient un texte réfléchissant sur le langage ? De quoi s’agit-il lorsque nous parlons du langage, lorsque nous réfléchissons au fait que les hommes parlent ? Il s’agit en fait de ce qui caractérise au plus profond l’être humain. Et n’était-ce pas ce que voulait dire Aristote lorsqu’il définissait l’homme comme l’animal doué de logos, c’est-à-dire inséparablement de langage et de raison ? Réfléchir sur le langage, c’est donc réfléchir sur l’homme, et nous sommes alors dans le domaine de l’anthropologie, ou de la philosophie générale, ou de la métaphysique, qui s’intéresse aux grandes divisions de l’être. Le langage apparaît en effet comme une réalité d’importance considérable pour l’homme puisque, si l’homme parle, c’est non seulement qu’il dispose d’une capacité à mettre à distance les choses dans une représentation, mais encore qu’il est en mesure, dans cette distance qui constitue la représentation en tant que telle, de connaître, de comprendre, d’atteindre donc la vérité, et d’imaginer le nouveau, l’inouï, et ensuite, de le faire, de le réaliser concrètement. Réfléchir sur le langage, c’est donc bien évidemment réfléchir sur l’homme, mais c’est aussi réfléchir à la condition de ces activités spécifiquement humaines que sont les arts (les techniques et les beaux-arts), la religion, la philosophie ou la science, puisque sans langage, sans le langage humain, ces activités spécifiquement humaines ne seraient pas ce qu’elles sont, et même ne seraient pas du tout. C’est en ce sens que Alain a pu dire que « celui qui n’a jamais réfléchi au langage n’a pas encore commencé à philosopher ». Et en effet, en ce qui concerne la philosophie ou la science, le langage est à la fois l’instrument de la pensée, et sa condition, et même son « élément » (au sens où l’on parle de l’« élément marin ») : pas de pensée sans langage, « c’est dans les mots que nous pensons » (Hegel), et c’est avec les mots que nous pensons.

La thèse du texte est que ce qui caractérise le langage spécifiquement humain, que Bergson distingue du langage des insectes dits « sociaux » que sont les fourmis, c’est la mobilité des signes, le fait que le même signe peut désigner des réalités différentes, alors que les signes liés à l’instinct des fourmis sont immuablement attachés à une signification toujours identique.

La forme de ce texte est une argumentation raisonnée, qui décrit et distingue et qui tire les conséquences logiques des arguments avancés. En même temps, ce texte est essentiellement descriptif et l’on peut se demander si l’on peut contester l’observation qui est la sienne.

Le texte se compose de treize phrases. Dans une première partie, qui comprend les six premières, Bergson compare le langage des fourmis au langage humain et en tire une conclusion (dans la sixième phrase : la caractéristique du langage humain est la tendance du signe à se transporter d’un objet à un autre). Dans une deuxième partie, l’auteur illustre son affirmation centrale par l’exemple du comportement spontané du petit enfant lorsqu’il commence à parler (les phrases sept, huit et neuf), puis il conteste l’assimilation de cette tendance de l’enfant à la généralisation en affirmant que où tout signe, en tant que signe, même instinctif, est général, et donc que les animaux eux aussi généralisent ; enfin Bergson rappelle la thèse qu’il a énoncée dans la phrase six. Et la dernière phrase synthétise en une formule l’argumentation du texte.

Entrons maintenant dans l’analyse du texte.

Les deux premières phrases nous parlent du langage des fourmis. L’auteur se contente de décrire et d’affirmer : les signes du langage des fourmis sont attachés à un objet et à un seul. De fait, le comportement des insectes comme les abeilles ou les fourmis se révèle à la fois extrêmement précis, extrêmement complexe, et simultanément toujours identique, toujours semblable à lui-même. Les signes de leur langage, puisqu’on parle bien de langage à leur sujet, sont adhérents à la chose signifiée. Il ne veulent jamais désigner qu’une seule et même chose. Tel n’est pas le cas du langage humain.

Dans les trois phrases suivantes, Bergson parle des hommes. Et d’abord, il souligne que, parce que la fabrication et l’action ont des formes variables chez les hommes, et que chaque individu humain doit en outre apprendre le rôle qu’il doit jouer (alors que dans la fourmilière ou dans la ruche, c’est la nature qui le détermine, il est inné : l’animal le connaît sans l’avoir appris) il faut un langage qui permette d’apprendre, c’est-à-dire de passer de ce que l’on sait à ce que l’on ignore encore, puisque l’individu humain n’est pas prédestiné par sa structure à occuper telle ou telle fonction sociale. Il est important de noter qu’un tel langage est nécessaire parce que la fabrication et l’action sont de formes variables. Alors que les fourmis se comportent toujours de la même manière, il est clair que les hommes ne fabriquent pas toujours les mêmes choses, ni de la même manière, il est clair que les hommes n’agissent pas toujours de la même manière. Bien entendu, il existe des ressemblances entre les conduites humaines, mais il est clair aussi que le monde humain est extraordinairement divers. Et l’une des questions que l’on se pose pour comprendre l’homme, c’est justement d’où vient cette diversité ? Elle vient peut-être du langage, ou le langage en est peut-être l’instrument. Pour que les hommes changent, pour qu’ils apprennent, il leur faut un langage permettant de passer de ce que l’on sait à ce que l’on ne sait pas. Il semble que le langage animal ne permette pas ce passage, et telle est peut-être[1] la raison de la fixité du comportement animal. En outre, le langage humain doit avoir des signes, en nombre toujours nécessairement limité (mais pas nécessairement fixe), susceptibles de signifier une infinité de choses. Non pas de signifier l’infini, mais de signifier toujours plus de choses que l’on ne le croit. Nous n’avons pas en effet l’expérience de l’infini. Nous disons que l’univers est infini parce que nous n’en pouvons voir les limites. De la même manière, nous constatons, si nous nous penchons sur le langage humain, et plus spécialement sur une seule langue, que si les signes en sont toujours en nombre relativement limité, néanmoins un homme peut, avec ces signes, dire des choses qui n’ont au sens strict jamais été dites ni entendues auparavant.

Enfin Bergson conclut que cette tendance du signe à se transporter d’un objet à un autre est caractéristique du langage humain. La cause première du fait que nous apprenons, que nous changeons, que nous évoluons et progressons dans la connaissance de la vérité, si peu que cela soit, c’est le fait que les signes de notre langage ne sont pas fixés de manière absolue et arrêtée, mais peuvent se transporter d’un objet à un autre. Ainsi dans la métaphore. Par exemple, je peux dire d’un homme : « C’est un lion. » Ainsi, tout spécialement dans ces mots étranges et si courants, qui nous servent en quelque sorte de « joker » : truc, machin, chose, qui peuvent se substituer à presque tous les noms. L’observation de Bergson semble donc bien exacte.

Il l’illustre ensuite par l’exemple du petit enfant qui apprend à parler et qui semble pris d’une folie de transporter le mot sur d’autres choses. Cette tendance innée, Bergson dit « naturellement », caractérise le langage enfantin. Et si elle est innée, elle n’est pas acquise, elle n’est pas apprise. Ce que l’homme apprend, ce sont des informations, mais la tendance à transporter un mot d’un objet à un autre est naturelle, et elle manifeste la capacité à apprendre qui caractérise l’être humain, peut-être avant tout conditionnement social.

Et cette tendance n’est pas la généralisation. Tout langage en tant que tel généralise, tout langage repose sur l’idée que l’on peut classer le réel, le découper en « genres » et en « espèces » et en « individus ». Michel est un « homme » particulier est un individu, qui appartient à l’espèce « homme », qui est elle-même liée au genre « animal ». Il est clair que notre observation du monde nous permet de distinguer les « animaux », les « végétaux », les « minéraux », et de distinguer, à l’intérieur de ces grands « genres », de multiples espèces, qui se différencient encore en un nombre considérable d’individus. Mais nous reconnaissons presque toujours un homme lorsque nous en rencontrons un, de même que nous identifions spontanément un arbre comme appartenant au genre « végétal » et que nous le confondons pas (la plupart du temps…) avec un rocher. Les signes nous permettent ainsi de découper le réel, et de classer les individus dans des espèces et les espèces dans des genres. Par conséquent, tout signe désigne quelque chose de général. Le signe « table » désigne l’ensemble des tables possibles et non seulement la table sur laquelle j’écris. De même le mot « ordinateur ». De même le mot « manger ». Parler signifie classer, généraliser. La tendance du petit enfant à transporter un mot d’un objet à un autre n’est pas cependant la tendance à généraliser, ou du moins pas seulement cette tendance, puisque il y a généralisation dès qu’il y a signe et qu’il y a des signes chez les animaux. Ce qu’il n’y a pas chez les animaux, selon toutes les observations que l’on a pu faire, c’est cette capacité à faire passer un mot d’un objet à un autre, c’est la mobilité des signes. Le propre de l’homme n’est pas de généraliser, mais de changer la signification des signes.

Et Bergson conclut son analyse par une formule heureuse : le signe instinctif est un signe adhérent, le signe intelligent est un signe mobile. Il révèle ainsi qu’il visait à distinguer l’instinct de l’intelligence.


[1] N’oublions pas que le philosophe n’affirme pas les choses dogmatiquement, il raisonne, c’est-à-dire fait des hypothèses, des observations, il s’efforce d’être logique, et il n’est peut-être à la fin jamais en possession du savoir ultime ; mais cela ne signifie pas que son propos soit réductible à l’affirmation de n’importe qui ; il y a bien de la différence, comme chacun peut l’observer entre les affirmations irréfléchies, entre ce que la philosophie ou la science appelle l’opinion », et les affirmations réfléchies, même si elles ne sont pas absolument certaines.

L’artiste selon Bergson

L’artiste, un « voyant », qui voit la vérité des choses

« Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres car il regarde la réalité nue et sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’habi­tude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le dis­tinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage pratique et les commodités de la vie et s’efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. »

                                                                                                                                            r Henri Bergson

Le texte qui est proposé à notre réflexion porte sur l’artiste et donne une définition de l’artiste. Par là même, il nous donne implicitement au moins une définition de ce que c’est que l’art et de ce que c’est qu’une œuvre d’art. Une ré­flexion sur l’art doit toujours affronter le problème du rapport de l’art à ce que l’on appelle « la réalité ». L’art doit-il exprimer la réalité ? Et alors quelle réalité, celle qui est extérieure à l’artiste et qu’il chercherait alors à exprimer, ou celle qui lui est intérieure et qui ne peut donc nous toucher que dans la mesure où nous nous sentons en accord avec ce qu’il nous fait éprouver par son œuvre ? Et même, on peut bien penser que l’art n’exprime aucune réalité, qu’il est pure création de formes, sans référence à aucune réalité extérieure ou intérieure. Mais alors quelle peut bien être alors la fonction, le rôle, de l’art ? Toutes ces questions nous montrent que l’art est quelque chose de difficile à définir et par conséquent que nous devons réfléchir beaucoup pour arriver à comprendre ce que c’est. Et pourtant, la plupart du temps, nous faisons allègrement comme si nous le savions, comme si nous n’avions pas besoin de savoir de quoi nous parlons quand nous parlons de l’art. Comme si nous pouvions nous passer d’une compréhension de ce que nous disons. Traditionnellement, la notion de l’art est liée à celle du « beau » ; l’œuvre d’art est celle qui vise et réalise, au moins en partie, ce que l’on appelle « beau ». Et le fait est que lorsque quelque chose nous « plaît », nous avons tendance, spontanément, naturellement, à dire : « c’est beau! ». Traditionnellement, il existait des « règles » du beau, des règles de l’art, si l’on peut dire. Mais il est évident que l’art contemporain a bouleversé toutes ces règles. Mais la conséquence en est que nous avons alors bien plus de mal à dé­finir ce que c’est que l’art, qu’il nous faut pourtant bien définir si nous voulons savoir ce que nous disons lorsque nous en parlons. L’opinion courante se réfu­gie dans le relativisme du « chacun pense comme il veut », mais dans ce do­maine comme dans d’autres, celui qui a l’exigence de comprendre ne peut pas s’en satisfaire, car il cherche la vérité. Et il y a peut-être de la vérité dans l’art. Et il y a peut-être une vérité de l’art, c’est-à-dire tout simplement une affirma­tion ou un ensemble d’affirmations qui correspondent à la réalité de l’art, au­jourd’hui comme dans le passé. Mais il est clair qu’il n’est pas immédiatement facile de résoudre les problèmes qui entourent la définition de l’art aujourd’hui. Ce n’est pas une raison pour nous décourager.

Revenons au texte de Bergson. Et lisons le attentivement avec à l’esprit la conscience des problèmes que nous venons d’évoquer. Et nous constatons tout de suite que Bergson n’est pas relativiste, qu’il prétend donner ici une défini­tion de l’artiste. Une définition, c’est-à-dire énoncer les caractères essentiels qui « font » l’artiste. Ce n’est donc pas un texte relativiste, ou subjectiviste. C’est un texte qui prétend affirmer la vérité de ce qu’est un artiste. La thèse de ce texte, c’est que l’artiste est un « voyant » (rappelons-nous les propos de Rimbaud sur le poète), c’est que l’artiste voit mieux que les autres hommes, c’est que l’artiste saisit une réalité plus profonde que le commun des mortels et qu’il la saisit « directement », tandis que les autres hommes ne la saisissent qu’ « indirectement ». L’artiste serait donc pour Bergson un homme qui est en avance sur les autres hommes, un homme qui comprendrait mieux et plus pro­fondément les choses. Nous ne savons pas si l’auteur a raison, mais cette thèse a le mérite d’être formulée et sa clarté même peut nous être précieuse si nous ré­fléchissons véritablement au problème posé par le fait qu’il y a des artistes.

Si nous nous penchons maintenant sur la structure de l’argumentation, qui peut nous aider à mieux comprendre la thèse de l’auteur, nous constatons que le texte est composé de cinq phrases. La première énonce la question à la­quelle le texte donne une réponse. La deuxième définit l’artiste comme un « mieux voyant » (comme on parle des « mal entendants »), et elle explique cette vision meilleure de l’artiste par le fait qu’il envisage la réalité « nue et sans voiles ». La troisième phrase reprend et réaffirme cette vision supérieure de l’artiste en l’identifiant ici au peintre. On pourrait donc dire que les trois pre­mières phrases, liées ensemble, énoncent à la fois le problème et la thèse du texte. La quatrième phrase nous fait entrer dans l’argumentation. Plus longue, elle expose la vision courante, ou elle décrit la manière habituelle de regarder de la plupart des hommes, non, de tous les hommes, car l’auteur dit « nous ». Dans le regard habituel, ordinaire, courant, que nous autres hommes nous por­tons sur les choses, ce ne sont pas les choses que nous regardons. Nous ne voyons pas les choses elles-mêmes. Cela est étrange, car assurément, quand je vois une table, j’ai bien l’impression que je la vois. L’auteur nous dit que ce que nous voyons alors, ce ne sont pas les objets que nous croyons assurément regar­der, mais des conventions que nous plaçons entre les objets eux-mêmes et nous ; et il précise ensuite en disant que ces conventions sont des signes convenus qui nous aident à reconnaître un objet et à le distinguer pratiquement d’un autre, et il précise encore, « en vue de la commodité de la vie ». Que veut-il dire par là ? Il est clair que nous croyons voir les objets eux-mêmes lorsque nous posons notre regard sur eux. Et pourtant, il est vrai aussi que les œuvres d’art ont pour caractéristique, en tout cas lorsqu’elles nous plaisent, de nous troubler, de nous désorienter, de nous étonner, de susciter notre admiration et notre plaisir, comme si elles nous montraient quelque chose que nous n’avions jamais vu. Et ne disons-nous pas précisément que ce que nous voyons alors est « beau » ? Bergson veut donc dire que ce que croit voir la vision habituelle n’est pas la chose réelle, mais seulement la représentation courante, utile et commode, de la chose, qui suffit pour la vie pratique, ou dont la vie pratique a besoin. Bergson veut donc dire que la réalité n’est pas ce que nous croyons voir, ou plus préci­sément, il dit que ce que nous croyons voir n’est pas ce que nous croyons voir, et qu’il y a, au-delà de nos conventions habituelles, qui assurent l’utilité et la commodité de nos échanges, une « autre » réalité.

La réflexion sur la science, ou sur la philosophie, nous a déjà conduits à penser que, à côté, ou « derrière », l’apparence, il y a une réalité plus profonde et plus réelle, bien que, au départ, nous ne croyons réel que ce que nous sommes habitués à voir, c’est-à-dire, la seule apparence. Le seul fait qu’il existe une activité de recherche de la vérité nous montre que la vérité n’est pas im­médiate, mais le résultat d’une investigation, que le réel n’est donc pas seule­ment l’apparence, mais aussi l’être qui apparaît et qui n’est pas tel qu’il appa­raît. Cela implique donc que la réalité n’est pas uniforme, mais multiple et complexe et que l’apparence, c’est-à-dire ce que nous croyons voir, n’est qu’un aspect, et peut-être seulement secondaire, de la réalité.

L’artiste est en ce sens comparable au philosophe et au savant. Lui aussi « cherche » la réalité au-delà des représentations courantes des hommes.

Ce qui est spécifique à la thèse de Bergson, c’est que ce que nous croyons voir, ce n’est pas ce que j’ai appelé précédemment l’apparence, mais seulement des signes conventionnels, c’est-à-dire des étiquettes, que nous collons sur les choses et les êtres et dont nous nous contentons. Ce qui signifie que nous vi­vons habituellement dans un monde de conventions et d’abstractions, même lorsque nous croyons vivre dans le monde concret. Et que l’artiste, ou le philo­sophe, en dérangeant notre vision habituelle, nous font voir autrement, ou d’autres choses, et ainsi, nous « ouvrent » l’esprit et le cœur, si nous le voulons bien. Mais cette thèse signifie aussi que la vie courante, la vie habituelle, la vie conventionnelle, la vie quotidienne, a besoin de ces conventions utiles, qui permettent ainsi de reconnaître et de distinguer, et donc de manipuler les ob­jets extérieurs. Car la vie courante ne vise pas à la beauté, ni à la contemplation de la vérité, elle vise à la survie et à la maîtrise utile du milieu dans lequel vit l’­homme. L’homme a donc besoin de ces conventions qui sont, selon Bergson, « abstraites ». Mais si l’homme se réduisait, comme néanmoins souvent il se ré­duit, à ces conventions, si l’homme ne ressentait aucune admiration, aucun trouble, s’il était parfaitement adapté et conforme, ne perdrait-il pas aussi beaucoup, sinon tout, de son « humanité » ? Et si la réponse est positive à cette question, nous voyons que l’art, la philosophie, en nous tournant vers « autre chose » que ce à quoi nous sommes habitués, nous aident, d’une certaine ma­nière, à voir la « vraie » réalité, et aussi à devenir plus véritablement des êtres humains, c’est-à-dire non pas des animaux sociaux plus ou moins adaptés, mais des chercheurs de vérité ouverts à la nouveauté proposée par la réalité du monde et des autres.

Cela s’exprime d’une certaine façon dans la dernière phrase du texte, qui oppose précisément la vision courante et conventionnelle à la vision de l’artiste. Ce dernier « met le feu » aux conventions, et c’est bien pour cela qu’il dés­oriente et qu’il éduque, qu’il humanise et qu’il civilise. Même si, ce faisant, il se moque et se détache, souvent pour son propre malheur (mais il n’y peut rien, s’il est un véritable artiste), des autres hommes qui cherchent d’abord les com­modités. L’artiste regarde la réalité « directement », il écarte les conventions, les abstractions, les étiquettes, et il ouvre les yeux, il s’expose à la surprise dérou­tante et merveilleuse de la rencontre du nouveau. Il prend ainsi des risques, mais le risque est beau de parvenir à une réalité plus vraie.

Si nous revenons aux problèmes concernant l’art par l’énoncé desquels nous avons commencé, nous constatons que ce texte donne effectivement une définition de l’art et de l’artiste, et qu’il permet de comprendre à la fois la fonction, plus ou moins critique, de l’art et la richesse de l’émotion esthétique que nous ressentons devant une œuvre d’art qui nous plaît. L’étude de ce texte nous permet donc de préciser à la fois notre compréhension intellectuelle et l’é­vénement intérieur que constitue la rencontre déroutante et merveilleuse de l’art dans notre vie ; elle nous pousse à rechercher cette réalité que nous cachent les conventions, à aller au-delà des limites que nos opinions nous imposent, donc à continuer à nous éduquer nous-mêmes, à grandir intérieurement.

La nature de la technique selon Bergson: élargir notre horizon

L’essence ou la « nature » de la technique : élargir notre horizon ?

Fabriquer consiste à informer la matière, à l’assouplir et à la plier, à la convertir en instrument afin de s’en rendre maître. C’est cette maîtrise qui profite à l’humanité, bien plus encore que le résultat matériel de l’invention même. Si nous retirons un avantage immédiat de l’objet fabriqué, comme pourrait le faire un animal intelligent, si même cet avantage est tout ce que l’inventeur recherchait, il est peu de chose en comparaison des idées nouvelles, des sentiments nouveaux que l’invention peut faire surgir de tous côtés, comme si elle avait pour effet essentiel de nous hausser au-dessus de nous-mêmes et, par là, d’élargir notre horizon.

                                                                                                                                 Henri Bergson

 Ce texte traite de la technique, que l’on peut définir, comme une activité humaine visant à l’amélioration de la condition matérielle de l’homme. Cette activité est d’un côté strictement pratique, la fabrication d’objets utiles : des voitures, des maisons, des vêtements, des outils ; de l’autre, cette activité est intellectuelle, elle implique la connaissance des moyens (théoriques et matériels) de la fabrication. Bergson dans ce texte fait une distinction très nette entre le résultat matériel de la technique et la modification intérieure à l’homme liée à la maîtrise d’un processus de fabrication. Le résultat matériel satisfait un besoin immédiat, par exemple, manger, avoir chaud, se déplacer rapidement et en sécurité ; la maîtrise, elle, est un état intérieur, qui entraîne dans l’homme toute une série de modifications qui à la fois expriment et stimulent son évolution : de nouvelles connaissances qui, comprises, c’est-à-dire intériorisées, appropriées, devenues maîtrisées dans l’esprit de l’individu humain, s’ajoutent à celles qu’il possédait déjà et en suscitent en lui de nouvelles.

Son idée essentielle ou sa thèse, c’est que la maîtrise, donc la modification intérieure de l’homme quand il fabrique jour un rôle plus important que la satisfaction immédiate d’un besoin matériel, qui est cependant la cause première de la maîtrise. Il souligne donc ainsi l’aspect théorique, et même spirituel de la technique : la technique exprime la capacité de l’esprit de l’homme à agir sur la nature et elle manifeste et elle stimule sa capacité à se hausser au-dessus de soi-même, c’est-à-dire à élargir son horizon, c’est-à-dire à évoluer, à changer, à grandir. Car ce qui distingue l’homme des autres animaux, c’est peut-être d’abord et principalement sa capacité à apprendre, à évoluer, à changer, à acquérir des notions intellectuelles et des notions morales.

Le texte s’organise de la manière suivante :

1/ La première phrase décrit le processus de la fabrication.

2/ La deuxième énonce la thèse de l’auteur : la maîtrise (c’est-à-dire la modification intérieure de l’homme lui-même lorsqu’il parvient à bien faire un objet utile), est plus importante pour l’humanité que l’objet fabriqué.

3/ La troisième phrase explique cette thèse : cette maîtrise est source d’un nouveau dynamisme, de nouvelles inventions ; d’une plus grande ouverture d’esprit.

Examinons ces phrases plus en détail.

La première, nous l’avons dit, décrit le processus de la fabrication. Cette description n’est pas anodine. Elle dit : « Fabriquer consiste à informer la matière, à l’assouplir et à la plier, à la convertir en instrument afin de s’en rendre maître. » La fabrication consiste d’abord à « informer la matière ». L’homme, en effet, tout en étant lui-même matière, c’est-à-dire réalité corporelle, semble doté d’une capacité de modifier le monde extérieur à lui, et même (on le voit avec les dernières découvertes du génie génétique) à modifier son propre corps. Cette modification de la matière par l’homme est décrite par Bergson comme une « information ». Il faut prendre cette expression au sens strict : il s’agit d’introduire une forme dans la matière, une forme qui n’y était pas. Tous les objets techniques, mais en général tous les produits de l’activité humaine, sont les produits d’une activité qui consiste à introduire une certaine forme dans une matière qui n’aurait pas reçu spontanément cette forme. Car il est clair qu’il existe des objets naturels qui ont une certaine forme et qui en reçoivent d’autres, mais cela spontanément, sans l’intervention de l’homme (exemple, le bourgeon, la fleur, le fruit, d’un arbre, ou l’embryon, le nouveau-né, l’enfant, l’adolescent, l’homme, le vieillard). Les deux verbes suivants : l’assouplir, la plier, décrivent le moyen de l’introduction de la forme dans la matière. Pour informer la matière, il ne faut pas la laisser telle quelle, il faut la modifier. Or la matière, c’est d’abord ce qui résiste, le bois que nous travaillons, le fer qu’il faut chauffer, etc., etc. Et le dernier verbe décrit le but de l’opération : transformer la matière en instrument, la faire servir à l’amélioration de la condition matérielle de l’homme. Cette phrase nous permet donc de mieux comprendre la nature de l’homme en tant qu’animal capable de modifier la nature. Car l’observation de l’homme nous montre en effet que l’homme est un animal qui modifie effectivement la nature d’une manière suffisamment nette pour que l’on puisse le distinguer, ne serait-ce que du point de vue de la quantité des modifications qu’il introduit dans le monde, de n’importe quelle autre espèce animale.

La deuxième phrase énonce l’opinion de l’auteur, la thèse qu’il défend. Elle dit : « C’est cette maîtrise qui profite à l’humanité, bien plus encore que le résultat matériel de l’invention même. » Le mot de maîtrise renvoie à la fin de la première phrase : le propre de l’homme consiste bien à se rendre maître de la matière, même si cette maîtrise est problématique ou relative (car il ne semble pas possible de maîtriser le temps, les tremblements de terre et les raz-de-marée…). Cette maîtrise est, plus qu’une activité extérieure, une modification intérieure de l’homme, une compréhension, une capacité acquise. Bergson affirme donc que la modification intérieure de l’individu humain profite davantage à l’humanité tout entière que l’utilité immédiate ou médiate du produit lui-même. Ce qui est important dans une nouvelle invention technique, ce n’est pas principalement le besoin qu’elle va permettre de satisfaire, l’amélioration qu’elle va permettre d’introduire dans la vie matérielle, dans le confort de l’humanité, c’est l’amélioration intellectuelle, qui est elle-même source d’évolution ultérieure. En effet, satisfaire un besoin donné est assurément profitable, quelque chose de bon, d’utile, mais si l’on considère toute l’évolution de l’humanité depuis les premiers représentants de notre espèce, il y a environ 100 000 ans, toutes les inventions techniques qui ont jalonné cette évolution ont surtout été déterminantes en tant que stimulations d’une évolution nouvelle. Si l’on jette un regard en arrière sur le passé, ce n’est pas telle ou telle production d’un objet technique qui a été importante, mais les retentissements multiples de cette invention sur l’esprit humain, les autres inventions qui ont été permises par elle (pensons à l’invention de la roue, de la machine à vapeur, qui sont évidemment des inventions particulièrement importantes…). Il y a donc de bonnes raisons pour penser comme Bergson. Et pourtant, lorsqu’on parle de technique, et lorsqu’on est soi-même impliqué dans un processus technique, on ne pense guère aux retentissements d’une invention technique sur l’évolution de l’humanité, on pense seulement à ses effets bénéfiques ponctuels. Cependant, Bergson semble ici parfaitement confiant dans l’évolution de l’humanité et dans la bonté « absolue » de la technique. Aujourd’hui, avec la bombe atomique, et le génie génétique, tout en reconnaissant que la science et la technique ont apporté à l’homme des connaissances et une puissance prodigieuses, et face à la méchanceté morale de certains hommes (méchanceté qui est peut-être en puissance en chaque individu humain…), on se demande s’il est bon que la technique se développe dans ces proportions, au point que certains individus, dont la clairvoyance et la bonté ne sont pas parfaitement évidentes, se trouvent en situation de déclencher qui, une guerre mondiale, qui, une catastrophe biologique par introduction de nouvelles espèces ou par modification de certaines espèces. Le problème principal lié à la technique humaine, c’est justement qu’elle est moralement neutre, et que l’on peut par conséquent l’utiliser aussi bien pour le meilleur que pour le pire. Et dans la mesure où cette puissance est accessible à tous ceux qui peuvent se la payer, indépendamment de la question de savoir s’ils sont « bons » ou « mauvais », la puissance de la technique, et la maîtrise dont parle Bergson, risquent de se trouver entre des mains mauvaises, voire « diaboliques » (pensons par exemple aux médecins des camps de concentration allemands pendant la dernière guerre). Bergson manifeste donc ici une confiance dans la capacité de l’humanité à dominer la technique, à maîtriser la maîtrise, sur laquelle on peut modestement émettre quelques doutes et donc quelques inquiétudes. Mais si l’on entend la maîtrise comme cette connaissance intérieure qui est effectivement une marque de la grandeur de l’homme, et qui permet de distinguer l’affirmation vantarde du premier venu qui prétend savoir et savoir faire, de l’affirmation rigoureuse et attentive de celui qui cherche et qui veut comprendre et faire comprendre, alors, cette maîtrise est effectivement une chose extraordinaire et merveilleuse.

Cependant, pour entendre un autre son de cloche, rappelons-nous l’enseignement de la Bible. Adam et Eve ont péché parce qu’ils ont mangé de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. La connaissance en elle-même semble regardée comme un bien ambigu, voire comme mauvaise, dans le texte de la Révélation. Et souvenons-nous également du propos du serpent : « le jour où vous en mangerez, vous serez comme Dieu ». En d’autres termes, le serpent a poussé l’homme à penser qu’il pourra être l’égal de Dieu. Or l’aventure moderne de la technique n’est-elle pas cette tentative, assurément immense et extraordinaire, par laquelle l’homme tente de s’affranchir de toutes ses limitations ? Or, cela est-il possible ? On voit qu’on pourrait contester de ce point de vue la confiance que Bergson semble avoir dans la bonté de la technique.

La troisième phrase explique la thèse de Bergson, que nous avons déjà largement examinée. Elle dit : « Si nous retirons un avantage immédiat de l’objet fabriqué, comme pourrait le faire un animal intelligent, si même cet avantage est tout ce que l’inventeur recherchait, il est peu de chose en comparaison des idées nouvelles, des sentiments nouveaux que l’invention peut faire surgir de tous côtés, comme si elle avait pour effet essentiel de nous hausser au-dessus de nous-mêmes et, par là, d’élargir notre horizon. » Nous sommes loin ici de nos spéculations doutant du bien de la technique en général. Bergson souligne ici la différence entre le profit immédiat de l’objet fabriqué, que n’importe quel autre animal intelligent pourrait « comprendre », et les idées nouvelles suscitées par cet objet. Pour Bergson, et peut-être en fait, tout se passe comme si, par-delà l’intérêt immédiat de l’objet fabriqué, son intérêt réel et essentiel était de faire évoluer l’homme, de le hausser au-dessus de lui-même, d’élargir son horizon.

Le fait est que l’homme est cet animal capable de se hausser au-dessus de lui-même, c’est-à-dire de réfléchir, de devenir autre qu’il n’était, de considérer toutes ses actions antérieures avec un recul et donc de ne pas se contenter de répéter ce qu’il a fait auparavant. Et cette capacité revient à élargir son horizon. Comparons en effet l’horizon de la vie d’un animal, même évolué : il reste toujours dans les mêmes limites, il gravite toujours autour des mêmes termes, et son souci ne va guère au-delà de l’avenir proche, sa mémoire ne semble guère atteindre le niveau du souvenir (qui implique réflexion). Au contraire, l’homme, dès les premiers temps de l’humanité, envisage sa mort, c’est-à-dire se projette très loin dans l’avenir et il est capable de réflexion, comme le montre le langage humain, qui comprend nécessairement des mots indiquant celui qui parle au moment où il parle (« je »), c’est-à-dire la conscience réfléchie. Et l’éducation de chaque individu est une suite d’élargissements successifs de l’horizon premier du petit enfant qui se limite à son corps et à ceux qui lui permettent de satisfaire ses besoins. N’est-il pas remarquable de voir ainsi un enfant grandir, mûrir et poser toujours davantage de questions sur le monde et sur les choses, et ainsi s’ouvrir toujours davantage à un monde toujours plus grand ? Si nous sommes conscients de la médiocrité de l’homme, n’oublions pas qu’il est aussi un être merveilleux et admirable. Le fait que certains hommes ont été néfastes, même s’ils sont les plus nombreux (ce qui n’est d’ailleurs pas si évident), ne doit pas nous faire oublier que certains autres représentants de l’humanité ont accompli des choses merveilleuses, ne doit pas nous faire oublier que le fait même que l’homme soit capable d’élargir son horizon est en soi une chose merveilleuse et admirable. De ce point de vue, on ne saurait être en désaccord avec Bergson. La technique exprime bien cette capacité de l’homme à grandir, à évoluer.

La vérité, commentaire d’un texte de Bergson

Qu’est-ce qu’un jugement vrai ? Nous appelons vraie l’affirmation qui concorde avec la réalité. Mais en quoi peut consister cette concordance ? Nous aimons à y voir quelque chose comme la ressemblance du portrait au modèle : l’affirmation vraie serait celle qui copierait la réalité. Réfléchissons-y cependant : nous verrons que c’est seulement dans des cas rares, exceptionnels, que cette définition du vrai trouve son application. Ce qui est réel, c’est tel ou tel fait singulier déterminant s’accomplissant en tel ou tel point de l’espace et du temps, c’est du changeant. Au contraire, la plupart de nos affirmations sont générales et impliquent une certaine stabilité de leur objet. Prenons une vérité aussi voisine que possible de l’expérience, celle-ci par exemple : « la chaleur dilate les corps. » De quoi pourrait-elle bien être la copie ? Il est possible, en un certain sens, de copier la dilatation d’un corps déterminé, en la photographiant dans ses diverses phases. […] Mais une vérité qui s’applique à tous les corps, sans concerner spécialement aucun de ceux que j’ai vus, ne copie rien, ne reproduit rien.

                                                                                                                                             Henri Bergson

Il s’agit dans ce texte de la vérité. Cette notion est complexe et difficile. Et il n’est pas rare aujourd’hui d’entendre des gens douter de la vérité, douter de la possibilité de parvenir à la vérité. Et qu’entend-on alors par ce mot ? On désigne par là une affirmation qui correspond à la réalité : ce que je dis est « vrai » est dit « vrai » lorsque l’on pense qu’il en est bien dans la réalité comme je le dis. Mais si l’on entend bien cela par ce mot, comment peut-on douter de la vérité ? En effet, chaque fois que je parle, y compris et spécialement lorsque je dis qu’il n’y a pas de vérité, je prétends énoncer quelque chose de « vrai ». Autrement dit, au moment même où quelqu’un prétend qu’« il n’y a pas de vérité », il se contredit puisqu’il prétend d’une manière ou d’une autre que son affirmation est vraie. Si nous prenons conscience de cela, nous nous rendons compte en même temps que la vérité est un horizon, un élément, un but, de tous nos discours. Je ne pourrais pas parler si je ne supposais pas que la vérité existe, soit que je prétende la dire, soit que je tente de la dissimuler, soit même (comme dans une œuvre d’art, par définition fictive) que je joue avec, faisant comme si ce qui est n’était pas et comme si ce qui n’est pas était : car l’art édifie une représentation qui se présente, en tant qu’œuvre d’art, comme fausse, même si elle peut avoir aussi une fonction de vérité (cette impression que nous avons quelquefois que nous avons « appris » quelque chose d’une œuvre de fiction). Et si la vérité est un horizon indépassable de notre discours, si notre langage ne peut pas ne pas évoquer, porter, indiquer, désigner, signifier, ce qu’on appelle « la réalité », je ne saurais, si je réfléchis, prétendre qu’il n’y en a pas. Mais si j’affirme que la vérité existe, ou qu’elle est possible, cela ne signifie pas que je dirais que je la possède, en tout cas pas au départ ; mais cela signifie que l’homme, animal parlant, se situe dans une relation particulière à l’être, à ce qui est, puisque, par le langage et la raison, il peut s’approcher de la compréhension profonde, avoir l’idée d’une connaissance « parfaite » de ce qui est. L’homme est l’animal qui parlant, peut connaître ou progresser dans la connaissance de ce qui est. Prenant conscience de cela, je prends conscience de ma dignité d’homme, et des devoirs qui m’incombent en tant qu’homme : être homme le plus possible, le devenir toujours davantage en combattant en autrui peut-être mais assurément d’abord en moi-même, l’erreur, la prétention à savoir, sous toutes ses multiples formes sans cesse renaissantes. Pour m’éduquer, grandir, devenir meilleur à mes propres yeux, devant le tribunal de ma propre raison. La vérité est aussi un élément de ma parole ou de mon rapport au monde parce que je ne peux pas ne pas impliquer la réalité dans ce que je dis. Même quand je dis que « la réalité n’existe pas au dehors de moi, elle est ma représentation ». Car même si la seule réalité est ma représentation, c’est encore une réalité et mon discours qui s’exprime ainsi prétend la viser et la saisir. Enfin, la vérité est un but constamment présent de mon discours parce que mon discours vise toujours le réel.

Mais une fois que l’on a admis que l’homme se situe toujours dans l’horizon de la vérité, cela ne signifie pas qu’il sache ce qu’elle est, qu’il connaisse effectivement ce qui est. La vérité, en même temps que je comprends qu’elle me concerne toujours d’une manière ou d’une autre (nous avons vu que la nier, c’était encore l’affirmer…), me devient problématique. Et ainsi je m’aperçois que cette conscience du caractère problématique de la vérité, et de la prétention où je me trouvais avant cette prise de conscience (en effet, en un sens, avant, je « croyais savoir » alors que je ne savais pas), est un moment essentiel de ma propre éducation, de mon « auto-éducation », je m’aperçois que je grandis, que ma pensée devient moins bête, moins précipitée, moins prête à juger de manière expéditive. Je m’aperçois de la force de cette faculté qui est en moi et qui me permet de « suspendre mon jugement » et d’examiner, de ne pas céder aux mouvements de la passion en moi. Cette faculté de penser droitement, c’est la raison, et c’est grâce à elle que je peux ainsi ne pas adhérer à une opinion, mais la considérer en elle-même, pour voir si elle « tient debout », pour ensuite peut-être, affirmer et juger avec intelligence et discernement.

Le texte de Bergson qui est proposé à notre examen porte justement sur le caractère problématique de la conception courante de la vérité ; il risque d’augmenter encore notre conscience du caractère problématique de notre approche du réel. Mais, après notre première réflexion sur la nécessaire présence de la vérité comme une exigence de notre pensée et de notre discours, nous avons mûri et grandi, et nous nous sentons en quelque sorte de taille à affronter les plus grandes difficultés. Nous savons que la vérité n’est pas « donnée », mais l’horizon de notre recherche et de notre discours, et que nous devons faire ce que nous pouvons pour tenter d’y parvenir. Nous sommes donc prêts à examiner les difficultés qui entourent l’idée de vérité.

Il s’agit de l’opinion courante selon laquelle un jugement vrai est une affirmation qui concorde avec la réalité. Notons que Bergson parle de « jugement » et non pas de vérité. Il est vrai que la vérité ainsi énoncée peut être source de confusion : en particulier, on peut confondre la vérité et la réalité qu’elle est censée décrire, saisir, expliquer, comprendre. En parlant de jugement, Bergson nous contraint à nous rendre compte que la vérité est de l’ordre du discours : la vérité est un certain caractère de notre discours qui, lui, porte sur le « réel » (je mets des guillemets car la notion de « réalité » est elle aussi une notion complexe et problématique). Et la « fausseté » est un autre caractère, opposé à celui de vérité, de notre discours sur le « réel ».

Qu’est-ce qu’un jugement vrai ? dit Bergson, et il répond : une affirmation qui concorde avec la réalité.

En fait, dans les quatre premières phrases, Bergson énonce le problème et la manière dont « on » (c’est-à-dire l’opinion courante) le « résout » : on comprend la concordance du discours avec la réalité en disant que le discours copie la réalité. Cette opinion est très intéressante à examiner, non seulement en elle-même et du point de vue de la vérité logique ou rationnelle, mais aussi parce que parler de « copie » peut permettre d’englober tous les types de représentation de l’homme, toute la capacité expressive de l’homme, qui, en tant qu’« expression », doit bien « exprimer » quelque chose, donc quelque chose de « réel ». Et l’on pourrait ainsi poser le problème très général : toute expression, toute représentation est-elle une copie, une imitation ? On voit que cela inclut, entre autres choses, l’art des artisans et l’art des artistes. Revenons au texte.

Nous avons donc quatre phrases qui posent le problème. Vient ensuite une phrase, centrale, qui affirme que cette définition du jugement vrai comme copiant la réalité ne vaut que pour des cas très rares. Elle énonce en fait le fondement de la thèse du texte, qui pourrait être exprimée de la manière suivante : « dans la mesure où la notion courante de la vérité comme copie du réel ne vaut que dans des cas exceptionnels, on ne peut tenir cette définition du jugement vrai pour valable en général. » Par conséquent, il nous faut chercher ailleurs une autre conception de la vérité.

Ensuite, Bergson argumente : il oppose le réel, le réel auquel nous avons affaire dans l’expérience sensible, qui est toujours singulier, individuel et changeant, à la plupart de nos affirmations qui sont, elles, générales, et qui supposent que ce dont elles parlent, leur « objet », est relativement stable, non-changeant. Ensuite encore, il donne un exemple. Et enfin, il conclut, une affirmation générale ne copie rien.

Examinons cette argumentation.

La première phrase met en évidence le caractère propre à la vérité d’être de l’ordre du discours. La vérité se dit d’un jugement, même s’il arrive fréquemment que l’adjectif « vrai » soit utilisé comme synonyme de « réel » ; et cela se comprend, dans la mesure où ce qui est vrai est bien ce qui est réel, mais qui n’est pas à strictement parler exact, puisque le vrai n’existe que dans le discours, c’est un discours, et un discours se compose de jugements. Il ne faut pas en effet prendre le mot de jugement au sens du jugement d’un tribunal, qui n’est qu’un usage possible de ce mot. Néanmoins, l’évocation du tribunal est utile dans la mesure où il s’agit de discriminer, de distinguer, de trancher, entre deux choses, entre deux causes : celui qui a raison, celui qui a tort ; celui qui est juste (la victime le cas échéant), et celui qui est injuste (le coupable). Le tribunal doit permettre un jugement, un verdict, « juste » et juste veut aussi dire ici « conforme au réel », ou « vrai ». Et quand je dis la table est rouge, je prononce un jugement, j’affirme quelque chose de quelque chose, j’attribue un prédicat (c’est le mot technique en logique) à un sujet, ici la qualité de « rouge » au sujet « table ». Si je disais table, cheval, rouge, je ne dirais, si je prends cette phrase hors de tout contexte, rien de sensé : au sens strict, cette succession de mots ne veut rien dire. Par contre, si je dis : la table est rouge, mon propos a un sens, qu’il faut examiner du point de vue de sa vérité (ici factuelle) ou non. De même, si je dis : la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits, je dis quelque chose de sensé, et cela prétend à la vérité (au simple sens où cela prétend dire quelque chose de quelque chose) ; mais cette vérité n’est pas une vérité de fait, c’est une vérité de raison, c’est-à-dire quelque chose à quoi l’on aboutit par une suite de propositions liées rigoureusement entre elles, et qui a une valeur universelle (c’est-à-dire qui vaut partout et toujours).

Bergson a donc raison, nous semble-t-il, de souligner que la vérité est de l’ordre du discours, et que le discours se compose de jugements (d’affirmations). Et il rappelle la définition traditionnelle de la vérité comme adéquation de la chose (réelle) avec l’intelligence (la représentation intellectuelle et son expression ou sa transposition-traduction dans le langage humain). Puis il souligne le problème qui se pose. Que la vérité soit un jugement conforme à ce qui est, soit, mais comment comprendre le rapport entre la représentation et le réel ? Dans le langage de Bergson ici, la vérité est concordance entre réel et représentation ; en quoi donc peut bien consister cette concordance, cet accord ? Et l’ensemble du texte est consacré à la mise en évidence du caractère insatisfaisant de la solution apportée à ce problème par l’idée de ressemblance ou de copie. Il est sans doute important de comprendre que la vérité est de l’ordre du discours, et qu’elle est conformité de la pensée avec la réalité, mais le problème est de savoir quel rapport il y a entre pensée et réalité, entre les mots et les choses. Nous aimons à nous représenter la vérité comme semblable à la ressemblance du portrait avec son modèle : la vérité serait une copie de la réalité. Et nous comprenons alors la vérité à la manière dont nous nous représentons le sensible. En d’autres termes, nous avons tendance à nous représenter la vérité ou « l’intelligible », ce qui est conçu par l’esprit, à la manière dont nous nous représentons les choses sensibles, les objets corporels. On pourrait dire que le but de Bergson dans ce texte est de nous faire comprendre la différence de nature qu’il y a entre le réel saisi dans l’expérience sensible (les corps et leurs qualités) et la vérité, qui est saisie intellectuelle d’une « autre » réalité. Ce n’est que dans des cas très rares que l’on peut comprendre le rapport entre le vrai et le réel comme une copie. Dans la plupart des cas, semble nous dire Bergson, il y a une solution de continuité, une rupture, ou une différence de nature entre ce qui est appréhendé par les sens et ce qui est appréhendé par l’esprit.

Les deux phrases suivantes argumentent : le réel, c’est-à-dire le réel sensible, est toujours individuel, situé dans un point déterminé de l’espace et du temps, et il se caractérise par le mouvement, le changement : tout passe, fondamentalement dans l’expérience sensible. Au contraire, « la plupart de nos affirmations sont générales et impliquent une certaine stabilité de leur objet. » En effet, notre langage repose sur l’usage de « substantifs » ou de noms communs, qui en tant que tels sont des notions générales : homme, table, rouge ; et notre langage suppose également qu’il y a une certaine stabilité des formes : la table reste une table, même si elle change ; l’homme reste l’homme, même s’il change ; le rouge reste le rouge, même si chaque rouge est différent. S’il n’y avait rien qui subsiste dans le temps, s’il n’y avait pas de structure ou de forme qui persiste sous le changement, il nous serait impossible de nommer quelque chose, puisque cette chose disparaîtrait au moment même où elle recevrait un nom. Le langage, et la pensée, puisque le langage exprime la pensée, la représentation intellectuelle, supposent la permanence d’une structure du monde, une stabilité. Et cette stabilité intellectuelle s’oppose au changement incessant de l’expérience sensible. On voit le but de Bergson : montrer la différence de nature entre ce qui est pensée et ce qui est senti.

Le texte se poursuit par un exemple qui illustre la thèse suivant laquelle une affirmation vraie n’est pas une copie du réel sensible. Même une proposition vraie très proche de l’expérience (une proposition de la science physique), qui concerne l’expérience, ne copie pas l’expérience. « La chaleur dilate les corps » est une proposition générale, qui utilise des notions générales et qui ne ressemble en rien à la réalité sensible qu’elle pense et qu’elle permet de penser. Comme le disait au XVIIe siècle un autre philosophe, Spinoza, « le concept de chien n’aboie pas ». Et il ne ressemble pas à un chien ; il est la forme du chien, les caractères généraux communs à tous les chiens en dépit de leurs multiples différences qui permettent de dire de chacun qu’il est un chien et non un grain de poussière ou une prise de courant électrique ou un être humain. De là la conclusion : une proposition qui vaut pour tous les corps (une proposition universelle, comme 2 x 2 = 4) ne copie rien, puisqu’elle fait précisément abstraction des caractères strictement individuels. Le propre du discours, du langage, de la pensée, est de se mouvoir dans le général, voire, pour le discours vrai, dans l’universel, dans une certaine stabilité, tandis que le propre du sensible est d’être variable et individuel. Par suite l’affirmation selon laquelle la vérité serait une copie de la réalité est contestable.

L’intérêt de cette prise de conscience est qu’elle nous renvoie à l’activité responsable de l’esprit. Si l’intelligence saisit des réalités intelligibles immuables, qui permettent de comprendre les réalités sensibles qui sont toujours changeantes, alors la réalité n’est pas seulement la réalité donnée dans l’expérience, la réalité est aussi dans les formes saisies par l’intellect. C’est tout le sens de l’allégorie de la caverne de Platon, qui souligne que le monde sensible (le monde de la caverne) est distinct et dérivé du monde « réel » qui est, pour Platon, le monde extérieur à la caverne et qui n’est accessible que par la pensée. Platon cependant comprend le monde sensible comme une imitation, une copie, lointaine, dérivée, du monde des formes intelligibles, qui est le véritable monde réel. Bergson est intéressant ici dans la mesure où il nous fait comprendre la différence de nature qu’il y a entre l’expérience sensible et le jugement de l’esprit. C’est par la raison que l’on parvient à des vérités, c’est par le raisonnement, c’est-à-dire par l’agencement de propositions composées de mots généraux, que l’on parvient à énoncer une vérité universelle ; il faut « quitter » l’expérience pour la penser et dès que nous parlons, nous sommes dans le domaine des opinions (donc générales). L’homme est cet animal qui, parce qu’il dispose du langage et de la raison, peut accéder à un niveau de réalité plus profond, plus « réel », que le réel sensible. Ou encore, il y a plusieurs niveaux de réalité, et le réel ne se réduit pas à ce qui est donné dans l’expérience sensible. Cette prise de conscience nous pousse à nous conduire comme des êtres doués de raison.

La nature de l’équité selon Aristote/2

L’équité, une forme de la justice, supérieure à la loi, selon Aristote

 Telle est la nature de l’équitable, qui est un correctif de la loi là où elle se montre insuffisante en raison de son caractère général. Tout ne peut être réglé par la loi. En voici la raison : pour certaines choses, on ne peut établir de loi, et par conséquent, il faut un décret. En effet, pour tout ce qui est indéterminé, la règle ne peut donner de détermination précise, au contraire de ce qui se passe dans l’architecture à Lesbos, avec la règle de plomb. Cette règle, qui ne reste pas rigide, peut épouser les formes de la pierre. De même, les décrets s’adaptent aux circonstances particulières. On voit ainsi clairement ce qu’est l’équitable, que l’équitable est juste, et qu’il est supérieur à une certaine sorte de juste. On voit par là avec évidence ce qu’est aussi l’homme équitable : celui qui choisit délibérément une telle attitude, et qui la pratique ; celui qui n’est pas trop pointilleux, au sens péjoratif, sur le juste, mais qui prend moins que son dû tout en ayant la loi de son côté, est un homme équitable, et cette disposition est l’équité, qui est une forme de justice et non pas une disposition différente.

                                                                                                                                                          Aristote

1. Introduction

         La loi est assurément nécessaire pour vivre en communauté, la loi nous contraint à nous maintenir dans « le droit chemin », c’est-à-dire à nous soucier des autres, à les respecter et à vivre en bonne intelligence avec eux. Et pourtant, la loi ne suscite pas toujours le respect qu’elle devrait, si ce que nous avons dit dans la phrase précédente est vrai, susciter. Il arrive sans doute que la loi se révèle imparfaite. Mais cette imperfection, à quoi tient-elle ? A l’imperfection des législateurs ? A la nature même des choses humaines ? En tout cas, Aristote, dans ce texte, semble tenir pour incontestable l’imperfection de la loi puisqu’il introduit une notion nouvelle, ou différente, qu’il appelle l’équitable, ou l’équité (ou plutôt il distingue « ce qui est équitable » et l’équité qui est la disposition d’esprit habituelle de celui qui prend une décision équitable). Ce texte est tout entier consacré à définir l’équitable et à justifier son existence, à côté, et d’une certaine manière contre la loi. Il faut néanmoins encore préciser : Aristote affirme la nécessité de l’équitable pour corriger l’insuffisance de la loi, mais cela ne le conduit pas à contester la valeur ou la nécessité des lois. Il faut des lois, même si les lois sont quelquefois insuffisantes et qu’il faut alors les corriger.

2. le domaine du texte

         Ce texte appartient au domaine politique, c’est-à-dire au domaine des choses humaines, qui dépendent de la forme d’organisation de la communauté. Et le problème le plus important du domaine politique, c’est celui de la justice, c’est-à-dire de la règle qui permet d’instaurer la concorde et l’amitié entre les citoyens, parce que le gouvernement s’efforce de réaliser le bien commun et non pas le bien particulier d’une fraction de la cité. C’est bien de justice qu’il est question dans ce texte d’Aristote, mais d’une forme particulière de la justice, qu’il appelle l’équité et qu’il distingue de la justice légale.

3. la thèse du texte

On peut formuler la thèse de ce texte en disant que la nature (c’est-à-dire ici l’essence, la définition) de l’équitable, c’est d’être une décision qui corrige la loi en vigueur, là où elle se révèle imparfaite parce qu’elle ne s’adapte pas bien au cas particulier. Cette imperfection de la loi est issue, dit Aristote, de son caractère général. En effet, la loi, qui anticipe toujours sur ce qui va être, elle prévoit les cas, est toujours générale ; d’autre part, les situations humaines sont toujours particulières ; en outre, et c’est le plus important, les choses humaines, à la différence des autres choses de la nature (qui arrivent avec une régularité plus grande, plus prévisible), contiennent quelque chose qui les rend en partie imprévisibles : c’est que l’homme est un animal raisonnable, et ce que la nature veut en lui, elle le laisse en quelque sorte à sa décision propre. De là la multiplicité des choix qu’un homme peut faire ; de là l’imprévisibilité des conséquences de beaucoup d’actions humaines. C’est bien pourquoi tout ne peut être réglé par la loi, qui est générale et qui, en outre, est faite par les hommes eux-mêmes, et non pas par la nature (mais il y a peut-être un droit naturel, ou une « loi naturelle », c’est-à-dire conforme à la nature des choses et à la nature des hommes, mais c’est un droit problématique, et, assurément — si l’on pense aux « Droits de l’Homme » —, pas toujours appliqué). Le texte affirme aussi que l’équitable est une certaine forme de juste, supérieure à une autre forme de juste. Il affirme ainsi qu’il y a au moins deux formes de la justice : la justice légale, et, au-dessus d’elle, l’équitable, qui permet de la corriger lorsqu’elle est insuffisante en raison de son caractère général et de l’imprévisibilité relative des choses humaines. Voilà pour la thèse du texte.

4. les étapes de l’argumentation, ou le plan du texte.

Dans une première partie, Aristote définit et justifie l’équitable et conclut en affirmant qu’il est une espèce du juste supérieur au juste légal, c’est-à-dire à la loi.

Dans une deuxième partie, Aristote passe à la disposition d’esprit habituelle de l’homme qui pratique l’équitable, et il appelle cette disposition « équité ». Cette partie, ou cette phrase, la dernière du texte, affirme encore que l’équité est une forme de la justice et non pas une autre disposition.

5. L’explication

         A. La première partie.

                  La loi ne suffit pas, la justice légale ne suffit pas, elle a besoin d’être corrigée. Pourquoi ? A cause de son caractère général. En effet, la loi, parce qu’elle est contrainte d’anticiper sur les conduites des hommes (elle est toujours une projection vers l’avenir), ne peut donner que des règles générales de conduite. Or les hommes sont très divers, et des situations apparaissent qui n’avaient pas été prévues, qui sont même quelquefois « inouïes », totalement inédites. Par conséquent, quelquefois, la loi ne suffit pas, son caractère nécessairement général la rend nécessairement imparfaite. Mais cela ne veut pas dire que la loi en tant que telle est mauvaise, et qu’il faudrait à tout prix chercher à s’en passer. Si la loi n’existait pas, dit un propos du Talmud, les hommes se mangeraient tous crus les uns les autres. La loi civilise et humanise, elle polit les mœurs des hommes qui, sans elle, auraient tendance à se conduire comme des bêtes féroces, au moins dans leur plus grande partie. L’imperfection de la loi n’implique donc pas qu’il faille contester la valeur et la nécessité de la loi. On ne peut se passer de loi. Il faut seulement se soucier de la rendre la plus juste possible, ce qui évidemment suppose qu’il y a une justice « au-dessus » de la justice légale, qui néanmoins ne peut pas dire trop fort qu’il y a une justice au-dessus d’elle. C’est le paradoxe et la difficulté des choses politiques qu’il y a des choses vraies que l’on ne peut pas dire trop haut car les conséquences en seraient néfastes : ainsi si l’on disait très haut et très fort que la justice légale est imparfaite, beaucoup d’hommes déjà peu enclins à lui obéir se sentiraient en quelque mesure « autorisés » à la violer. Mais la réflexion sur la modification des lois dans le temps, sur la multiplicité des lois dans l’espace, et sur des lois (ou des régimes politiques) « injustes », nous conduit néanmoins à conclure qu’il doit y avoir une telle justice « supérieure », semblable à celle invoquée par Antigone dans la pièce de Sophocle, aux vers 446 et suivants :

 « Oui, [j’ai osé passer outre à la loi de la cité décrétée par Créon] parce que ce n’est pas Zeus qui l’a promulguée, et la Justice, qui siège auprès des dieux de sous terre n’en a point tracé de telles parmi les hommes. Je ne croyais pas que tes édits eussent tant de pouvoir qu’ils permissent à un mortel de violer les lois divines : lois non-écrites, celles-là, mais intangibles. Ce n’est pas d’aujourd’hui, ni d’hier, c’est depuis l’origine qu’elles sont en vigueur, et personne ne les a vues naître. Leur désobéir, n’était-ce point, par un lâche respect pour l’autorité d’un homme, encourir la rigueur des dieux ? »

 Mais l’insuffisance des lois ne tient pas seulement à leur caractère général, elle vient aussi de la particularité des choses humaines, qui, à la différence des autres choses de la nature, n’ont pas une régularité qui les rende en grande partie prévisibles. C’est bien pourquoi certains philosophes et penseurs de l’Antiquité grecque ont pensé que les choses humaines étaient totalement sans règle, totalement non-naturelles, car ils comprenaient la nature comme un ordre cohérent et harmonieux (un « cosmos ») ; par conséquent, pour eux, la justice ne pouvait être que conventionnelle. On dit que Socrate est le fondateur de la philosophie politique, de la philosophie qui se penche sur les choses humaines, parce qu’il a cherché, derrière l’apparent désordre des choses humaines, un ordre naturel, une justice « naturelle » qui serait la norme légitime de la justice légale, mais que les hommes ne saisissent pas facilement. Les choses humaines sont en grande partie imprévisibles parce que, à la différence des autres choses de la nature, nous l’avons dit, qui se conforment à des régularités dont le modèle parfait est le retour régulier des astres dans le ciel étoilé, la conduite des hommes implique la prise en charge consciente, réfléchie, de leur action. Parce que les hommes disposent de la raison, c’est-à-dire du logos (mot grec qui signifie en même temps la faculté de penser, la raison et le langage), ils peuvent imaginer et concevoir les choses autrement, ils peuvent innover, pour le meilleur et pour le pire. C’est qu’ils sont « libres », au sens où ils disposent du libre-arbitre, de la liberté de choix ; ils peuvent choisir d’aller dans un sens ou dans un autre, moralement vers le bien ou vers le mal, et intellectuellement de suivre des voies qui n’ont pas encore été frayées, comme le montre le progrès technique et intellectuel. L’homme est cet animal, qui, parce qu’il dispose de la raison, doit suivre consciemment, délibérément, les voies qui sont conformes à la nature, qui sont conformes à sa nature. Et il ne le veut pas toujours, il ne le voit pas toujours, ni même le plus souvent.

Aristote explique ensuite que tout ne puisse être réglé par la loi : il y a des choses pour lesquelles on ne peut pas établir de lois, et par conséquent, pour ces choses, le gouvernement ou le chef, quelle que soit la manière dont il jouit de l’autorité suprême, doit prononcer un décret, c’est-à-dire une décision ponctuelle. Si les lois étaient parfaites et qu’elles suffisaient, il n’y aurait pas besoin de décrets. Or, de fait, le gouvernement prend des décrets. Et les décrets sont comme la règle de Lesbos qui, en architecture, permet de mesurer les surfaces courbes. Mais il ne s’agit là que d’une comparaison utile pour souligner l’insuffisance de la loi, règle rigide parce que générale, alors que la règle de plomb, parce que souple, s’adapte aux contours quelquefois très compliqués, par exemple d’un chapiteau corinthien. En fait, le droit sait fort bien que la loi est insuffisante à elle seule, à établir le juste, a fortiori à le rétablir lorsqu’il a été violé. A preuve, l’existence des juges et des jurés qui rend manifeste la nécessité d’un homme ou de plusieurs pour juger de l’application de la loi aux cas particuliers. Le droit connaît donc son imperfection et par conséquent, encore une fois (bis repetita placent), cette imperfection ne saurait être invoquée contre le droit. Voilà pour la première partie, qui se termine par l’affirmation selon laquelle l’équitable est une certaine sorte de juste, qui est supérieur à une autre sorte, qui est       la justice légale. Il y a donc, nous dit Aristote ici, deux sortes de justices : 1/ la légalité, qui donne des règles générales qui permettent la vie commune d’un groupe d’hommes ; et 2/ l’équitable, qui permet de rectifier la loi lorsqu’elle ne s’applique pas bien au cas. Mais, comme nous l’avons vu, il y a encore une troisième sorte de justice : car au nom de quoi l’équitable pourra-t-il être déterminé, si ce n’est au nom d’une justice qui est encore supérieure à lui ? Ce juste supérieur à l’équitable, qui lui-même corrige le juste légal, c’est le juste « naturel », ou « parfait », celui qui correspond effectivement à la bonne décision et qui, d’une certaine manière, préexiste à la décision. Car, une fois la décision juste (par exemple équitable) prise, tout être humain sensé et moral voit bien que c’était la décision juste, ce qui revient à dire que la justice humaine n’est pas une pure invention, une fiction de l’esprit que l’esprit imposerait aux réalités, mais un jugement fondé sur une observation exacte des choses, une décision correspondant à la nature des choses. Cela pour répondre aux observations pertinentes de certain(e)s d’entre vous.

B. La dernière partie

La dernière phrase du texte ne traite plus de l’équitable, qui est la juste décision prise pour rectifier la loi, mais de l’homme équitable. La vertu, en effet, ne se confond pas avec l’acte que l’on peut dire vertueux, la vertu est une certaine disposition d’esprit, une certaine habitude d’agir, qui est propre à un homme individuel. Tout le monde n’est pas vertueux, et s’il y a de la justice dans le monde, si peu que ce soit, il faut bien qu’il existe des êtres humains justes et soucieux de la justice. La justice est une vertu, c’est-à-dire une disposition d’esprit, ainsi qu’une habitude d’agir conformément à cette disposition. Et l’homme équitable, qui n’est pas, nous dit Aristote, différent de l’homme juste, est celui qui est capable de voir l’insuffisance de la loi et d’y remédier, et qui, en outre, dans les partages, « prend moins que son dû », c’est-à-dire a tendance à ne pas s’en tenir rigoureusement à ce à quoi il a droit, mais qui se soucie du bien ou du juste avant de se préoccuper de ses propres intérêts, même s’il a la loi de son côté. L’homme équitable, donc, même si la loi pourrait le justifier à réclamer pour lui son dû tout entier, a tendance à réclamer moins. La vertu de justice, même si elle est liée à l’attribution à chacun de ce qui lui revient, est telle cependant que l’homme équitable est relativement détaché de son propre intérêt étroit. L’équité est donc une espèce de la justice, ou la justice est le genre de l’équitable. La disposition d’esprit de l’équitable, qu’Aristote appelle l’équité est donc une forme de la justice, et non pas d’une autre vertu. Un homme véritablement juste sera donc équitable.

6. Conclusion

         Ce texte nous aura ainsi permis de réfléchir et de comprendre 1/ la nature de la loi, à la fois son insuffisance et son caractère indispensable, et 2/ la nécessité et la possibilité de la rectifier, de l’améliorer, ainsi que 3/ la source de cette rectification et amélioration. La loi est nécessairement générale, par là, elle est insuffisante dans certains cas particuliers (mais pas dans tous !) ; mais elle est nécessaire. D’autre part, son insuffisance peut être surmontée grâce à l’équitable, qui, lui, s’adapte aux « cas d’espèce ». Enfin, l’équité est une disposition d’esprit qui est une espèce de la vertu de justice, et la liaison par Aristote de l’équitable à la vertu de justice, qui en tant que vertu, est une qualité de l’individu, nous invite à cultiver en nous la justice, c’est-à-dire à nous habituer à être justes dans tous nos actes concrets, et non pas, en nous contentant de propositions abstraites qui sont bien trop universelles et générales pour exiger de nous une conduite précise et d’une certaine manière coûteuse. Car il n’est pas vrai qu’il soit facile d’être juste, ni d’être vertueux. La vertu est exigeante, mais il est vrai que « les belles choses sont difficiles », comme le dit le dicton grec.

La nature de l’équité selon Aristote/1

« Ce qui fait la difficulté, c’est que l’équitable, tout en étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec exactitude. Dans les matières, donc, où on doit nécessairement se borner à des généralités et où il est impossible de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut entraîner. La loi n’en est pas moins sans reproche, car la faute n’est pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de l’ordre pratique revêt ce caractère d’irrégularité. Quand, par suite, la loi pose une règle générale, et que là-dessus survient un cas en dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l’omission et de se faire l’interprète de ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent à ce moment, et de ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en question. De là vient que l’équitable est juste, et qu’il est supérieur à une certaine espèce de juste, non pas supérieur au juste absolu, mais seulement au juste où peut se rencontrer l’erreur due au caractère absolu de la règle. Telle est la nature de l’équitable : c’est d’être un correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité. »                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                    Aristote

Traduction du texte pour mieux le comprendre (à faire pour soi, que je fais ici à des fins pédagogiques)

1/ Le difficile, c’est que l’équitable, tout en étant juste, n’est cependant pas le juste selon la loi, mais quelque chose qui rectifie le juste selon la loi. 2/ C’est que le juste selon la loi n’est pas toujours « juste », parce que la loi est toujours un énoncé général et que toutes les situations humaines étant particulières, il y a des cas où la généralité de la loi ne s’applique pas convenablement, où il n’est même pas possible de formuler une loi générale qui s’applique convenablement. 3/ Par conséquent, dans les domaines où l’on est contraint de se limiter à des généralités, et où l’on ne peut pas faire de généralités qui s’appliquent de manière satisfaisante au cas particulier, la loi ne peut prendre en compte que ce qui arrive le plus fréquemment, tout en sachant fort bien que cela peut aboutir à des erreurs. 4/ Cela ne signifie pas que la loi soit alors mauvaise, car ce n’est pas la faute de la loi si elle s’applique mal à ces cas particuliers, et ce n’est pas non plus la faute du législateur qui n’aurait pas prévu ce cas ; le fait que la loi s’applique mal à ces cas particuliers est dans la nature des choses, car l’essence même des actions humaines est d’être irrégulières, au moins en partie imprévisibles. 5/ Par conséquent, quand la loi énonce une règle générale et qu’un cas surgit où cette règle ne s’applique pas convenablement, il est légitime, lorsque le législateur n’a pas prévu le cas et a fait une loi trop simple, d’introduire ce qui manque dans la loi et de dire ce qu’aurait dit le législateur s’il avait pu connaître le cas considéré. 6/ C’est la raison pour laquelle l’équitable est juste (bien qu’il ne soit pas « légal »), et qu’il est même supérieur au juste légal, fondé précisément sur la formulation d’une règle générale s’appliquant aux cas qui arrivent le plus fréquemment, mais pas à ceux qui sont plus rares, car dans ce juste légal, l’erreur est possible dans la mesure où la loi fait comme si tous les cas devaient se conformer à la règle qu’elle énonce alors qu’il y a des cas où la loi ne s’applique pas « justement ». Quant au juste absolu, c’est ce qui est juste indépendamment de la loi et même indépendamment d’un jugement équitable (qui n’existe pas toujours). 7/ Voilà donc ce qu’est l’équitable, c’est ce qui permet de corriger la loi lorsque la loi n’a pu prendre en compte un cas particulier du fait qu’elle ne peut prendre en compte que ce qui arrive le plus souvent.

1/ Le domaine du texte, les problèmes qui se posent dans ce domaine, des solutions possibles.

Le domaine de ce texte est le domaine politique. Dans le domaine politique, on se pose la question de savoir comment vivre « bien » en société. Le thème central de la réflexion politique est la justice, qui est le problème de la conciliation des intérêts particuliers et de l’intérêt général. En gros, on peut envisager deux solutions possibles à ce problème. D’abord la solution « idéale », telle qu’elle s’exprime dans la thèse de la République de Platon selon laquelle la seule manière de faire cesser les maux qui agitent les cités, c’est de faire que les philosophes (les « amoureux de la sagesse ») deviennent rois ou que les rois deviennent de vrais et d’authentiques philosophes. Dans cette solution, idéale, et même « utopique », mais qui a le mérite de souligner et de bien faire comprendre le problème politique, la solution est liée au fait que celui ou ceux qui gouvernent la cité sont des « sages », des gens qui savent comment réaliser le bien commun et qui veulent bien se « sacrifier » pour le réaliser. Car la vie politique se caractérise par le conflit entre des prétentions opposées à la justice. Tous les partis prétendent que leur politique sera la politique juste, c’est-à-dire appropriée la situation, c’est-à-dire permettant de réaliser le bien commun, c’est-à-dire d’harmoniser les intérêts particuliers et l’intérêt général. Face à des prétentions opposées, la question qui surgit immédiatement est celle de savoir quelle est la vérité. Le philosophe, étant celui qui se soucie avant tout de la vérité, est donc le mieux à même de résoudre le problème politique. Mais il est également clair que la communauté politique qui acceptera de se soumettre au pouvoir d’un sage ou de plusieurs semble bien utopique. Et par ailleurs, une telle solution ne semble guère « démocratique ».

La deuxième solution est précisément la solution démocratique, qui a trouvé, dans les temps modernes et dans les constitutions politiques des démocraties libérales modernes, une illustration particulièrement éloquente. Elle consiste à dire que, dans la mesure où personne ne semble savoir de manière certaine ce qu’est le bien politique absolu, et dans la mesure où personne ne semble disposé à se soumettre entièrement à quelqu’un, fût-il un « sage », il vaut mieux s’en remettre à la « loi de la majorité », tout en tenant bien sûr compte des compétences de chacun. Car on ne va pas donner des diplômes à la majorité des voix, on ne va pas « élire » un médecin ou un cordonnier, qui doivent se former dans des écoles et par l’expérience et acquérir ainsi une technique, un art, une connaissance, une compétence, qui ne sauraient être acquis sur le simple accord des autres. Un médecin devient médecin parce que les médecins compétents le jugent capable d’exercer la médecine, non parce que les patients l’éliraient (si c’était le cas, ce serait la porte ouverte à tous les charlatanismes). Mais dans le domaine politique, dans la mesure où personne ne possède la vérité absolue et certaine, dans la mesure également où tout le monde a néanmoins une notion de ce qui est juste, cette solution suppose que le mieux est d’élire des représentants, qui feront des lois pour les citoyens, qui seront donc ainsi indirectement les auteurs des lois auxquels ils seront soumis. Ainsi, dans la mesure où je vote pour des représentants au Parlement, je suis l’auteur même de la loi qui me commande et ainsi, loin d’être un esclave de la loi, j’en suis en partie l’auteur, ou je me soumets à la loi votée par la majorité. « La démocratie », disait Churchill, « est le pire des régimes », et il ajoutait « à l’exclusion de tous les autres ». C’est le pire des régimes (et il est vrai qu’il a des difficultés qui lui sont propres, en particulier le risque de démagogie), mais les autres régimes sont encore pires. Cela dit, si ce régime est peut-être comme il le semble le meilleur possible, cela ne veut pas dire qu’il doive être appliqué partout sans considération du peuple auquel on l’applique. Le régime politique ne saurait être appliqué de l’extérieur, même s’il est le meilleur possible (car des peuples sans tradition démocratique, des peuples habitués à l’obéissance, à la corruption, à la tromperie, pourraient ne pas comprendre les devoirs liés au fait de vivre en démocratie, et une démocratie qui leur serait imposée de l’extérieur serait vite corrompue et serait ainsi seulement une apparence de démocratie).

2/ La thèse du texte, son intention, ses destinataires, et les objections que l’on peut y faire.

La thèse de ce texte, c’est d’abord que la justice est une notion complexe. En effet, la première définition de la justice, la plus courante, c’est « ce qui est conforme à la loi ». Dans tous les pays, ce qui est juste, c’est « ce que dit la loi ». Mais dans tous les pays également, les lois ne sont pas immuables (bien qu’elles soient d’autant meilleures et d’autant mieux acceptées qu’elles restent invariables longtemps, car une partie au moins de leur légitimité vient de leur ancienneté) ; on modifie les lois. Or, si l’on modifie les lois, c’est que l’on pense qu’elles ne sont pas, ou pas totalement, « justes ». On a donc nécessairement dans l’esprit une autre notion de la justice que celle véhiculée par les lois en vigueur. La justice a donc deux sens : 1/ la justice en vigueur, c’est-à-dire les lois en vigueur, qu’on appelle aussi le droit positif ; et 2/ la justice « idéale », ou « parfaite », qui n’est pas toujours en vigueur mais qui est une norme que l’on a dans l’esprit et qui nous permet de dire, indépendamment même des lois, que telle action, ou même telle loi, est « juste » ou « injuste » ; on appelle la réflexion sur cette justice parfaite, ou l’énoncé de cette justice parfaite chez les philosophes ou les juristes, le droit naturel. Ces deux sens supposent donc que la justice n’est pas seulement ce qui est tenu, dans un certain pays à une certaine époque, pour juste selon les lois de ce pays, mais aussi une certaine notion, plus ou moins confuse selon les individus, de la vérité de la justice, de ce qu’est la justice, en elle-même. La vérité de la justice, c’est donc l’idée d’une justice qui serait la même pour tout le monde et qui existerait indépendamment des conventions humaines (c’est pourquoi on l’appelle « naturelle »).

La thèse du texte, c’est qu’il y a, à côté du juste légal, un autre « juste », qu’Aristote appelle l’équitable, et qui est un correctif de la justice légale. Aristote suppose donc que la justice légale, la justice conventionnelle, ou encore le droit positif, est imparfaite en certains cas, et qu’elle a donc besoin d’une rectification, rectification qui est précisément apportée par ce qu’il appelle « l’équitable ». Mais il ne faudrait pas comprendre l’équitable comme contraire à la loi. L’opinion d’Aristote, ce n’est pas que la loi est mauvaise, ni même « injuste ». Il veut nous faire comprendre que la loi est en un sens toujours imparfaite, non pas parce que l’homme serait nécessairement imparfait, ou parce qu’ « il n’y a pas de justice », comme on le dit si souvent. Il veut nous faire comprendre la nature de la loi. La loi est nécessairement générale, elle tient compte de ce qui arrive le plus souvent. Mais dans le monde des actions humaines, à la différence de ce qui se passe chez les êtres inorganiques ou chez les animaux où presque tout est déterminé et en grande partie prévisible, les conduites humaines ne sont que très généralement prévisibles. Par conséquent, si l’on fait des règles générales de conduite, inévitablement, il y aura des cas spéciaux où la règle générale ne vaudra pas, où par conséquent, elle ne sera pas « juste », non pas tellement au sens où telle action ne serait pas conforme à la lettre de la loi, mais plutôt au sens où, tout en n’étant pas conforme à la lettre de la loi, cette action n’en sera pas pour autant nécessairement « injuste ».

La thèse du texte, c’est donc que la loi étant nécessairement générale, et que les actions humaines ayant un caractère irréductible d’irrégularité, il doit exister un correctif de la loi. Et que la loi n’est pas mauvaise, « injuste », pour autant, mais elle a besoin d’une « rectification ». La généralité de la loi fait qu’elle s’applique mal en certains cas spéciaux. La loi est bonne, elle est nécessaire, sans quoi les hommes s’entretueraient en permanence, mais elle est imparfaite, car les choses humaines ne sont pas toutes réductibles à des formules générales ; il faut donc un correctif de la loi, et c’est cela l’équitable.

L’intention du texte est donc de nous faire réfléchir sur la nature de la loi, sur sa justice, sa nécessité, et son insuffisance, dont nous venons déjà de parler assez explicitement.

Les destinataires de ce texte sont les êtres humains qui pourraient être tentés de contester radicalement la loi sous prétexte qu’en certains cas elle s’applique mal. Dire qu’une loi est « injuste » en un certain sens, cela ne signifie pas que cette loi n’est pas « juste » en un autre sens. On pourrait dire, en suivant notre distinction des deux sens du mot justice, que la loi est juste au sens où elle énonce le juste légal, le droit positif, qui est indispensable et imparfait, mais qui est bon parce qu’il ordonne et civilise les hommes, mais qu’elle est aussi parfois en un sens « injuste » au sens où elle ne se conforme pas à la vérité de la justice, au droit naturel.

Il semble difficile de faire des objections à un texte qui est aussi précis et aussi nuancé. Il nous semble que seul quelqu’un qui ne parviendrait pas à voir la complexité et la richesse du problème de la loi, ou du problème de la justice, pourrait s’opposer à l’opinion d’Aristote.

3/ Les étapes de l’argumentation.

Ce texte se compose de sept phrases. La première énonce la thèse du texte, qui sera reprise dans la dernière : l’équitable n’est pas le juste légal, mais un correctif de la justice légale. La deuxième phrase explique la nécessité d’une correction de la loi par le fait que la généralité de la loi ne s’applique pas toujours à certains cas spéciaux. Et la troisième phrase souligne cela en affirmant que la loi ne peut prendre en considération que ce qui arrive le plus souvent pour formuler ses règles ; et en affirmant également qu’elle n’ignore pas les difficultés liés à l’application de formules générales à des situations qui sont toujours individuelles. La quatrième phrase insiste sur le fait que l’imperfection locale de la loi n’implique pas qu’elle soit mauvaise en elle-même ; c’est que pour régler les conduites humaines, il faut bien faire des lois, mais les conduites humaines sont tellement irrégulières que parfois des lois fort bien faites et bonnes pour beaucoup de cas ne s’appliquent pas bien à d’autres cas. La cinquième phrase autorise donc les hommes, lorsque la loi en vigueur s’applique mal à un cas particulier, à rectifier l’imperfection de la loi ; une loi n’est pas une idole à respecter toujours et partout ; certes, il est nécessaire de la respecter, mais avec intelligence, et ce n’est pas la détruire que de la rectifier conformément à son esprit, qui est justement de concilier les intérêts humains pour réaliser autant que possible le bien commun. Et Aristote conclut dans la sixième phrase en soulignant que l’équitable est une certaine espèce de juste, distincte du juste légal, mais non pas injuste parce qu’elle rectifie le juste légal ; la justice n’est pas seulement la justice légale ; il y a un juste, qui est supérieur au juste légal, et ce juste est le juste « par nature », ou le juste vrai, que seule la pensée nous permet d’appréhender ; l’équitable ne rectifie que le juste où peut se rencontrer l’erreur, c’est-à-dire le juste légal, nécessairement général et imparfait, non pas en lui-même, mais à cause de la nature des choses humaines. L’équitable est donc inférieur au juste naturel. Et la septième phrase conclut en reprenant la thèse énoncée dans la première phrase : l’équitable traite de ce dont la loi n’a pu traiter à cause de sa généralité, qui n’est pas un défaut, mais un fait.

La première phrase énonce une difficulté : l’ambiguïté de l’équitable, qui d’un côté critique la justice légale, et qui de l’autre est néanmoins juste. La deuxième phrase explique cette ambiguïté par la nature même de la loi, qui est nécessairement générale et prend en compte ce qui arrive le plus souvent, mais qui rencontre parfois des cas où elle ne peut s’appliquer exactement (autrement dit des cas où elle ne peut être appliquée exactement sans injustice, ce qui est paradoxal, puisque la loi, visant à établir ce qui est juste, commettrait dans ce cas, si elle était appliquée strictement, une injustice). La troisième phrase est une première conclusion de cette explication : la loi ne prend en compte que ce qui arrive le plus souvent, et par suite, elle s’applique quelquefois mal à des cas moins généraux. La quatrième est une deuxième conclusion de cette explication : le défaut, s’il y en a un, ne vient pas de la nature de la loi, qui est bonne, juste, en elle-même, mais de la nature des choses : il y a des choses qu’on ne peut pas régler « en général », en particulier dans les conduites humaines. La cinquième phrase tire une conclusion pratique de ce raisonnement : bien que la loi affirme telle règle, lorsqu’un cas exceptionnel survient, il est légitime, c’est-à-dire il est « juste » (bien que « non juste légalement ») de la rectifier. La sixième phrase est une conclusion de l’ensemble du raisonnement, qui souligne les deux sens du mot justice (justice légale, justice « naturelle »). Et la septième phrase énonce à nouveau la thèse en la complétant par l’explication : l’équitable est un correctif de la loi, qui corrige la loi sur ce qu’elle n’a pu préciser à cause de son caractère nécessairement général.

Une autre introduction

Le texte qui est proposé à notre réflexion traite de la loi, de la justice, et en particulier de l’« équité ». La question de la justice de la loi appartient au domaine politique, dans lequel il est question du « bien » de la vie commune des membres d’une communauté humaine particulière. D’un autre côté, la question de l’équité semble bien concerne l’application de la loi. Ce texte appartient donc au domaine politique. La justice est le problème central de la politique parce qu’elle établit les régles qui assurent la meilleure coexistence entre les membres d’une cité. Cependant, ce texte ne s’interroge pas sur la justice, ni même sur la loi, bien qu’il éclaire indirectement l’une et l’autre ; il traite de l’équité. Le problème auquel il répond est précisément celui de la nature (de la définition, de l’essence) de l’équitable et de la nécessité de l’équitable étant donnée l’insuffisance relative de la justice légale.

La thèse du texte s’exprime dans la première et dans la deuxième phrase : l’équitable est une rectification de la loi, qui intervient seulement lorsque la loi (qui est nécessairement générale) ne suffit pas à régler justement un cas particulier (le « cas d’espèce » du texte). Mais la loi est-elle insuffisante, peut-elle même être insuffisante ? Et si elle l’est, ou s’il lui arrive de l’être, est-elle pour autant injuste ? Il nous faudra examiner ces questions.

La forme de ce texte est une argumentation rigoureuse qui permet de comprendre ce qu’Aristote entend par « sagesse pratique », c’est-à-dire par la phronèsis ou la prudence, qui est la faculté par laquelle l’homme sage en pratique aborde et traite les actions humaines. À la différence de la science purement théorique, qui a affaire à un réel stable, la science pratique (politique et éthique) s’attache à des objets essentiellements instables ; elle doit donc savoir prononcer avec discernement dans chaque cas, et les principes et les règles générales (les lois par exemples) ne suffisent pas à y déterminer le « bien ».

Le plan de l’argumentation est le suivant. Après la première phrase, Aristote développe sa thèse en expliquant : 1/ la nature de la loi ; 2/ la nature de ce sur quoi porte la loi (les actions humaines) ; 3/ l’insuffisance de la loi ; 4/ l’« innocence » de la loi ou du législateur en ce qui concerne l’insuffisance de la loi ; 5/ la légitimité d’une correction de la loi insuffisante. Enfin, le texte conclut en distinguant trois espèces dans la justice (justice absolue, justice de l’équité, justice légale) et en reformulant la thèse.

Résistance et obéissance

Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéissance, il assure l’ordre ; par la résistance, il assure la liberté. Et il est bien clair que l’ordre et la liberté ne sont point séparables, car le jeu des forces, c’est-à-dire la guerre privée, à toute minute, n’enferme aucune liberté ; c’est une vie animale, livrée à tous les hasards. Donc les deux termes, ordre et liberté, sont bien loin d’être opposés ; j’aime mieux dire qu’ils sont corrélatifs. La liberté ne va pas sans l’ordre ; l’ordre ne vaut rien sans la liberté.

Obéir en résistant, c’est tout le secret. Ce qui détruit l’obéissance est anarchie ; ce qui détruit la résistance est tyrannie. Ces deux maux s’appellent, car la tyrannie employant la force contre les opinions, les opinions, en retour, emploient la force contre la tyrannie ; et inversement, quand la résistance devient désobéissance, les pouvoirs ont beau jeu pour écraser la résistance, et ainsi deviennent tyranniques. Dès qu’un pouvoir use de force pour tuer la critique, il est tyrannique.

                                                                                                                                                          Alain

La réflexion sur le domaine politique rencontre toujours le problème de la loi et de la justice et le problème de l’ordre et de la liberté. Comment concilier un ordre qui ne soit pas oppression avec une liberté qui ne soit pas licence », telle est la formule la plus claire peut-être de ce problème, que nous devons au philosophe politique juif américain Léo Strauss[1]. Le texte d’Alain traite du problème de l’ordre et de la liberté.

Mais il en traite par l’intermédiaire d’une réflexion sur le citoyen. Qu’est-ce qu’un citoyen ? Aristote répond à cette question dans le troisième livre des Politiques de la manière suivante : « nous appelons citoyen celui qui peut participer à la puissance délibérative ou judiciaire dans une cité » (III, 1, 1275b). Dans une cité démocratique, le citoyen est celui qui participe au pouvoir politique par l’intermédiaire de son vote : il élit ses gouvernants qui sont donc ses représentants, il est donc l’auteur indirect de leurs actes (il devrait donc en être également responsable…). La vertu première du citoyen est sans doute le souci du bien commun, le bon citoyen est celui qui respecte les lois et qui tente de favoriser le bien commun de la cité. Il est vrai que la notion classique de bien commun est souvent difficile à identifier sans que s’élève des contestations. Il est cependant au moins un cas où le bien commun est incontestablement clair, c’est lorsque la cité subit l’épreuve de l’agression d’un envahisseur. Alors, « la patrie est en danger » et il faut défendre la terre de nos ancêtres. S’il en est ainsi, la première vertu du citoyen, la plus nécessaire, c’est la défense du pays, c’est la défense nationale, le sacrifice suprême de sa vie pour défendre les siens. Si éloignée que puisse être cette dimension de la vie politique, cette dimension de la vie du citoyen, elle n’en reste pas moins à l’horizon et à la base de toute vie politique.

La thèse du texte affirme cependant que « les deux vertus du citoyen », sous-entendu les seules ou les premières ou les principales, celles qui englobent toutes les autres, sont la résistance et l’obéissance. Reconnaissons que nous n’avons pas l’habitude d’entendre ainsi énoncer les devoirs du citoyen. Ou plutôt, nous aimons bien peut-être, nous, enfants de la démocratie individualiste et consumériste moderne, nous dire « résister » au pouvoir de l’Etat, pensé spontanément comme oppresseur (alors qu’il a évidemment, à côté de son nécessaire pouvoir répressif, une fonction de protection et de justice). Et nous n’aimons pas que l’on insiste trop sur l’autre aspect nécessaire de la vie communautaire : il faut obéir à la loi. Il faut obéir tout court. Sans obéissance, il n’est pas de vie sociale et politique possible. Dans quelque société que ce soit. La question qui se pose est alors seulement la suivante : à quelle condition l’obéissance peut-elle être légitime ? Nous avons déjà rencontré une réflexion de ce genre dans un texte de Spinoza concernant le prétendu « esclavage » de la loi.

Le texte se compose de deux paragraphes : 1/ une mise en corrélation des deux biens que sont l’ordre et de la liberté après l’énoncé de la thèse dans la première phase ; 2/ une mise en corrélation des deux maux inverses, l’anarchie et la tyrannie. En d’autres termes, les deux paragraphes disent deux fois la même chose : ordre et liberté sont corrélatifs et non contraires, mais le deuxième souligne le caractère corrélatif des maux liés à l’absence d’ordre et de liberté, à l’absence de résistance et d’obéissance de la part du citoyen, et par suite il montre à nouveau la liaison de l’ordre et de la liberté, de la résistance et de l’obéissance, même s’il y a toujours une tension entre les uns et les autres. La vie politique est une vie instable, toujours à réinventer. Telle est peut-être d’ailleurs la véritable leçon de ce texte : la politique est une tension entre des exigences différentes, voire opposées. On ne peut aller au-delà de cette tension. Il n’y a donc pas de cité parfaite, pas de solution définitive du problème politique. La maturité du citoyen, c’est d’accepter qu’il n’y a pas de solution toute faite, ni définitive. Il faut toujours tout recommencer, à peu près comme dans l’éducation des enfants. C’est toujours la même chose, et souvent les mêmes difficultés, dans des situations différentes. Soulignons cependant que le deuxième paragraphe, en reformulant la corrélation de l’ordre et de la liberté, met mieux en évidence que le premier, que l’obéissance et la résistance sont simultanées : c’est en obéissant que je résiste, c’est en résistant que j’obéis véritablement à la loi démocratique.

L’obéissance à la loi assure l’ordre nécessaire à la vie politique. La vie politique est une manière de résoudre par le dialogue, par la règle convenue entre les hommes, des conflits qui, en dehors de la vie politique, ne seraient résolus que par la violence. Le citoyen, qui par sa vertu, fait la bonté d’un Etat, ne doit pas seulement obéir, il doit également résister. Alain souligne ensuite les qualités politiques engendrées par la résistance et l’obéissance. Une société humaine a besoin d’ordre, sans quoi elle disparaît, tout simple ; une société humaine a besoin de liberté, faute de quoi elle sombre dans l’oppression, dans l’inhumanité. Ordre et liberté s’opposent dans l’opinion courante, dans l’opinion de l’homme irréfléchi ou de l’adolescent attardé qui prend ses boutons pour une forme de révolte, et qui croit s’assumer en se révoltant : il ne montre que son peu de jugeotte et sa capacité à se faire embobiner par le premier bavard « révolutionnaire » qui lui dira : « on a raison de se révolter » (Sartre). Mais ordre et liberté ne s’opposent pas dans un Etat démocratique où la loi, expression de la volonté générale, est faite indirectement par les citoyens. C’est tout le sens de la formule rousseauiste affirmant que « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». Refuser d’obéir à une loi votée démocratiquement, pire, se révolter contre elle, c’est au sens strict, se contredire, puisque je suis aussi l’auteur de la loi contre laquelle je me révolte. Lorsque la loi donc vise le bien commun, et surtout (démocratie) qu’elle est l’expression de la volonté générale, il n’y a aucune opposition entre ordre et liberté. Ils sont plutôt, comme le dit Alain, des « corrélatifs », c’est-à-dire des choses qui vont ensemble, qui s’impliquent l’une l’autre : s’il y a un ordre qui est vraiment un ordre politique, alors il y a une liberté également politique.

Alain poursuit en expliquant : s’il y a que « jeu de forces », c’est-à-dire absence de loi, ou, comme on dit « loi du plus fort » (qui n’est une loi que par métaphore, répétons-le), alors c’est la violence qui règne, et par suite, en dépit des verbiages imbéciles, il n’y a pas de liberté, sauf celle illusoire, de celui qui est, momentanément, le plus fort, et qui ne l’est jamais très longtemps. La vie de violence, est une vie animale, ouverte à tous les risques, à toutes les incertitudes. Aucune stabilité, aucun ordre, aucune liberté. Or la vie humaine a besoin de stabilité, de paix, et de partage. La vie du tyran, quel qu’il soit, n’est pas enviable.

Et le paragraphe conclut : la liberté n’existe pas sans ordre. Il s’agit bien entendu ici de la liberté politique, c’est-à-dire de la liberté d’agir extérieurement (la liberté rationnelle, liée au fait de penser indépendamment parce que rationnellement, n’est pas politique et elle existe, il est vrai rarement, même sous les pires tyrannies). L’ordre, l’obéissance à la loi qui engendre l’ordre, est la condition de la liberté. Mais il n’y a pas symétrie : il peut bien y avoir quelque chose qui ressemble à un ordre quand il n’y a pas de liberté, mais cet ordre n’a pas de valeur. La valeur, le fait d’accorder à certaines choses idéales, intellectuelles, spirituelles, morales, un prix, c’est cela qui fait l’humanité. Une société humaine ne vaut rien si les hommes n’y sont pas libres. Mais cette liberté n’est pas la licence (le « droit de faire ce que l’on veut »).

Le deuxième paragraphe, nous le savons, ne va pas nous faire avancer davantage : juste enfoncer le clou. Et c’est assurément nécessaire tant nos passions nous poussent à refuser le joug salutaire de la raison, de la nôtre en nous, de la raison de la loi (qui est aussi loi de la raison) dans la société politique. Sans obéissance, c’est l’anarchie qui règne, et cela signifie au sens strict (étymologique) « absence de gouvernement », et sans gouvernement, sans chef, il n’y a pas d’unité, il n’y a pas d’efficacité dans l’action. Croire, comme l’ont fait les « anarchistes » que spontanément l’ordre juste et bon s’instaurera, c’est rêver les choses humaines, c’est refuser de regarder en face la complexité de la nature humaine, sa tendance au « mal » aussi grande, sinon plus grande, que sa tendance, réelle aussi, au « bien ». Regarder les choses en face, c’est donc se fier à la raison en nous pour dominer les passions en nous, et se fier à la loi à l’extérieur de nous pour dominer les passions politiques en nous (quand nous ne sommes pas capables de le faire nous mêmes, et il en est toujours ainsi, au moins au début) et dans l’Etat.

Mais Alain souligne qu’il y a un « secret ». Il y a donc quelque chose de caché, quelque chose qui n’est pas évident, quelque chose que l’on ne voit pas de prime abord. On ne voit pas que l’obéissance et la résistance vont ensemble, on ne voit pas qu’il faut faire les deux à la fois. Obéir en résistant. Dans le moment même où j’obéis, je résiste, cela signifie que mon obéissance est toujours conditionnée, même si elle est entière, toujours critique : je reste vigilant. Il n’y a pas de société libre sans une telle vigilance du citoyen, ce qui implique bien entendu une participation aux choses politiques.

Puis Alain souligne la corrélation, l’implication réciproque des maux que sont l’anarchie et la tyrannie, qui sont le reflet de l’implication réciproque des deux biens que sont l’ordre et la liberté. La tyrannie, le pouvoir arbitraire, appuyé sur la force, opprime les opinions, il refuse la liberté de penser et la liberté de dire ce que l’on pense. Et cette violence faite aux opinions engendre la sédition, le désir de révolution, de renverser la tyrannie. La violence du tyran est fondée sur la force ; la violence révolutionnaire est fondée sur la force. Et la force ne fait pas le droit, même si le droit a besoin de la force pour régner. Le tyran a tort, le révolutionnaire a tort. Mais le deuxième a moins tort que le premier, on voit bien pourquoi (mais cela ne saurait justifier les errements des révolutionnaires, si courants, si bien que le bien de la révolution n’est pas aussi évident qu’il y paraît). Réciproquement, du côté de la résistance, elle ne doit pas aller jusqu’à la désobéissance, faute de quoi elle s’expose légitimement à la répression. La loi doit être respectée. La résistance, c’est, finalement, la critique et la liberté de critiquer. Le fondement de l’ordre social juste, c’est la liberté de penser et de dire ce que l’on pense. C’est la liberté d’expression. Et Alain nous donne le critère : la tyrannie consiste d’abord à limiter la critique par la force, non pas à employer la force. Et en effet tout Etat doit être fort.


[1] La persécution et l’art d’écrire, traduction et présentation par Olivier Sedeyn, Agora, Presses-Pocket, 1989, p. 70. Repris aux éditions de l’éclat en 2003, et chez Gallimard, collection « Tel » en 2009.

Navigation des articles