Éleuthère

Olivier Sedeyn Yoga, Chant, Vers la Sagesse

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Qu’est-ce qui, en nous, est « vrai »?

Qu’est-ce qui en nous est vrai? Notre attitude, nos opinions, la manière dont nous nous affirmons? Ou l’être profond, quelquefois serein et paisible, mais souvent triste, souvent malheureux, presque toujours blessé, qui se sent vulnérable? 

L’attitude, la pose, que nous adoptons envers les autres, notre attitude extérieure nous sait vulnérable, même si elle nous empêche d’en être conscient ; et qu’elle cache cette vulnérabilité. Mais le masque sait qu’il est un masque. Et j’en suis aussi quelquefois conscient, n’est-ce pas ? 

Et pourtant, c’est cette vulnérabilité, cette sensibilité, qui fait de nous des êtres humains vivants, et non morts. Quand l’attitude aura tout cuirassé, quand je serai devenu identique à l’image que je me fais de moi, à l’image que je construis de moi et que je projette au dehors, pour les autres, je serai bien mort, même si je ne suis pas encore dans la tombe. Quelqu’un m’a dit un jour, aux premiers temps de mon « apprentissage », alors que j’exprimais ma souffrance: « ce sont tes faiblesses aussi qui te rendent aimable ». Cela m’a surpris, et cette phrase n’a pas cessé depuis de mûrir en moi. 

Ecouter cette vulnérabilité, l’accepter en soi, l’observer, voir quelles indications elle donne sur mon désir, mes aspirations, mes frustrations aussi. Si je les regarde elles aussi, je vois au-delà; je vais déjà un peu au-delà.

Où donc ? 

Vers le contentement. Pas la satisfaction, le contentement. Il faudrait, nous devrions, être toujours content. Content de ce que nous avons, de notre sort, content de vivre. Soyez contents, mais jamais satisfaits, repus, prêt à dormir d’un sommeil encore plus profond, encore plus lourd. Sachons donner notre bonne nature, c’est-à-dire notre sourire, notre amabilité, notre gentillesse, plutôt que notre mauvaise humeur, notre colère et toutes nos émotions négatives. Nous sommes responsables de l’effet que nous faisons sur les autres. Avez-vous jamais senti l’effet de la colère, rentrée ou pas, d’un autre sur vous? Avez-vous senti l’atmosphère que quelqu’un de mauvaise humeur diffuse autour de lui? Et au contraire, vous avez certainement senti la légèreté, la joie, la facilité et la douceur de quelqu’un qui vous parle gentiment et qui donne ce que j’appelle « sa bonne nature »? C’est ce que donne sans jamais y penser, tout naturellement, un enfant paisible. Cela n’a rien de gnan-gnan ni de cul-béni. Nous devrions agir en conséquence. Maîtriser nos émotions négatives, ne pas les exprimer extérieurement, mais les observer ; et manifester autour de nous notre joie et notre amour. Cela aussi s’apprend. Par la pratique, par l’exercice, par la vigilance constante, de plus en plus constante. Par le nettoyage intérieur, la purification de l’ego.

Olivier Sedeyn

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Pascal sur la vérité et le mensonge entre les hommes

« 1/ Chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne de la vérité, parce qu’on appréhende plus de blesser ceux dont l’affection est plus utile et l’aversion plus dangereuse. 2/ Un prince sera la fable de toute l’Europe, et lui seul n’en saura rien. 3/ Je ne m’en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désa­vantageux à ceux qui la disent, parce qu’ils se font haïr. 4/ Or, ceux qui vi­vent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu’ils servent ; et ainsi, ils n’ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant eux-mêmes. 5/ Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n’en sont pas exemptes, parce qu’il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. 6/ Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-trom­per et s’entre-flatter. 7/ Personne ne parle en notre présence comme il en parle en notre absence. 8/ L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d’amitiés subsisteraient, si chacun sa­vait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans passion. 9/ L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. 10/ Il ne veut donc pas qu’on lui dise la vérité. 11/ Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une ra­cine naturelle dans son cœur. »

                                                                                                                     Pascal

A quel domaine de réflexion le texte de Pascal qui nous est pro­posé appartient-il ? Il parle de la vie humaine, de la vie sociale, et de la sin­cérité et du mensonge. Tout cela semble faire de ce texte une réflexion sur l’homme, relevant de l’anthropologie. Mais cela ne suffit pas. En effet, il ne s’agit pas de la place de l’homme dans la nature ou dans le cosmos, ni du rapport de l’homme à Dieu ou à la vérité, bien que cela pourrait bien être le cas pour le rapport à la vérité. Il s’agit de la conduite humaine, de la conduite des hommes dans leurs relations avec les autres. Ce serait donc un texte moral, réfléchissant sur le bien, sur la « bonne conduite », sur la « bonne action ». On peut donc peut-être dire que ce texte appartient au domaine moral. Mais le thème central en est la vérité ou la sincérité dans les relations avec les autres. Si un texte moral suppose ou expose ce qu’est le bien, on devrait trouver dans ce texte une certaine conception du bien humain. Est-ce le cas ?

Quelle est la thèse soutenue par Pascal dans ce texte ? Elle sem­ble exprimée dans la phrase centrale : « Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. » Mais il faudrait la reformuler : « Donc, la vie sociale est une tromperie générale ; les hommes ne font que se tromper les uns les autres en se flattant les uns les autres. » Assurément, le tableau semble assez triste. Ne nous laissons pourtant pas abuser. Si les hommes, si tous les hommes étaient des men­teurs, si le mensonge régnait absolument, à quoi servirait de dénoncer le mensonge ? Pascal, ici, comme tous les moralistes, décrit le mal en vue de le combattre. C’est là l’une des difficultés fondamentales de la morale. Pour dire le bien qu’il faut faire, il faut dénoncer le mal qu’il ne faut pas faire et qui, d’une certaine façon, règne : si le mal n’était pas là, la morale n’aurait plus aucune place. Le fait même que Pascal dénonce le mensonge social fait signe vers un bien, vers une vérité. Et par suite, le pessimisme apparent et réel de ce texte fait néanmoins signe vers quelque chose dans l’homme qui n’est pas mensonge ; et si ce quelque chose n’existait pas, s’il fallait déses­pérer totalement de l’homme, on voit mal comment un texte de morale tel que celui-ci pourrait avoir été écrit. Et ce texte est particulièrement écrit.

Cela nous amène à nous interroger sur la forme de ce texte. La conclusion d’une démonstration est incontestable ration­nellement. Est-ce le cas ici ? Sans doute pas, les certitudes apodictiques ne semblant pas devoir être trouvées en morale. Mais qui sait ? Peut-être y en a-t-il néanmoins. En tout cas, toute affirmation péremptoire, sur ce point comme sur d’autres, est nulle et non avenue pour un cher­cheur sincère de la vérité, c’est ce qui le distingue du conformiste qui répète des opinions sans jamais s’interroger. Pascal est assurément un écrivain, c’est-à-dire quelqu’un dont la manière d’écrire n’est pas anodine. Il est ca­ractéristique que l’on retrouve les œuvres de Pascal aussi bien dans les pro­grammes des facultés de lettres que dans les départements de philosophie ou de science. Les philosophes qui sont aussi des écrivains, des poètes, ne sont pas si nombreux. Il y a, bien sûr, au premier chef Platon, et puis Montaigne, Pascal, Rousseau, Nietzsche. Ecrire un « essai », des « rêveries » n’est pas la même chose qu’écrire un « Traité de morale », un « Discours de la Mé­thode », une « Critique de la Raison ». Platon écrivit des dialogues, des piè­ces de théâtre, comiques ou tragiques, et il ne parle jamais en son nom pro­pre. S’il en est ainsi, il semble impossible de répéter bêtement une affirma­tion d’un personnage de Platon, fût-il Socrate, comme si c’était celle de Platon. D’autant plus que l’exi­gence dramatique de l’écriture d’un dialogue rend la contradiction, l’évo­lution de la pensée, la surprise et les errances du raisonnement, nécessaires, indispensables au mouvement du texte, et, sur­tout, à l’o­rien­tation ou à la désorientation du lecteur, obligé, de ce fait, de « penser par lui-même » et non de ramasser une vérité toute faite.

Cependant, le fait qu’un texte soit écrit ne signifie pas qu’il ne puisse transmettre une vérité, voire une vérité certaine. On pourrait même dire le contraire : à répéter une phrase d’un auteur moins « écrivain », di­sons, un peu injustement Descartes, ou plus justement Kant ou Comte, on risque peut-être de rater la vérité essentielle qui ne peut être que retrouvée, revécue par le lecteur, et que les contours de la manière d’écrire d’un Platon ou d’un Pascal permettent peut-être plus adéquatement d’atteindre.

Pourtant, le texte de Pascal qui est devant nous est relativement clair et analytique et cela se vérifie si l’on en examine la structure.

Cette structure est assez claire. Nous avons un premier moment dans le texte     avec les cinq premières phrases, dont la première énonce une thèse et les quatre autres la développent. La sixième phrase synthétise : les hommes ne font que se tromper en se flattant mutuellement. Les cinq phra­ses suivantes constituent un nouveau développement, dont les trois dernières reformulent la thèse centrale énoncée dans la sixième phrase. Cependant, cette structure relativement claire ne présente pas un caractère d’évolution « linéaire » ou simplement progressive ; Pascal répète une affirmation plusieurs fois, en en variant l’énoncé et ces variations éclairent d’un jour nouveau ce qu’il veut dire. Ainsi, la première phrase, la sixième, la neuvième, réaffirment la faus­seté et le mensonge qui règnent dans les relations sociales.

Notons encore que le mot de vérité se retrouve dans la première, la troisième et la dixième phrase, et, de manière sous-jacente dans l’ensemble du texte ainsi que les mots illusion, tromperie, hypocrisie, dégui­sement, mensonge. Vérité et mensonge entre les hommes, tel pourrait être le titre de ce texte.

Soulignons également l’importance des mots signifiant l’intérêt, l’utilité, l’avantage et le désavantage, qui nous montrent que le souci de l’intérêt personnel est à l’origine de nos mensonges.

Enfin, remarquons que la dernière phrase est la seule à évoquer une cause, une explication : ces dispositions au mensonge sont enracinées dans le cœur de l’homme. La question sur laquelle ce texte nous invite donc à nous interroger est la suivante : D’où vient cette propension au mensonge qui caractérise si généralement l’être humain ? Et il donne une indication : elle est enracinée dans son cœur. C’est à chacun de nous de tenter de voir les choses par soi-même. En observant notre cœur.

A la fin de cette introduction, nous comprenons un peu mieux ce texte, nous voyons un peu mieux vers où il se dirige, le problème qu’il pose, et la thèse qu’il propose, qui n’est pas une « solution ». Nous voyons ce problème et cette thèse dans toute leur complexité.

Entrons donc dans l’analyse de détail.

Dans ce que nous avons distingué comme une première partie (les cinq premières phrases), Pascal développe l’affirmation de la première phrase. « Chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne de la vérité, parce qu’on appréhende plus de blesser ceux dont l’affection est plus utile et l’aversion plus dangereuse. » Si je tente de re­formuler cette phrase, cela pourrait donner : Chaque fois que je réussis à gravir un échelon de la société, chaque fois donc que je « réussis » davan­tage socialement, je me trouve plus éloigné de la vérité, parce que plus ma place sociale est élevée, plus je vais devoir ménager ceux dont le jugement influe sur ma position. Cette phrase est très importante, elle affirme que plus je m’élèverai dans la société et plus je serai enclin au mensonge, parce que mes relations seront plus dépendantes de ceux qui sont encore au-dessus de moi. Il y a beaucoup de choses dans cette phrase, qui peuvent être difficiles à comprendre à un homme d’aujourd’hui. Le présupposé social d’une telle affirmation est une société très hiérarchisée, séparée entre les grands et la cour d’un côté et les non-nobles de l’autre, parmi lesquels il y a d’abord ceux qui gravitent autour des grands et du roi, et ensuite tous ceux qui en sont éloignés. Quelle que soit notre propension à épingler aujourd’hui les privilèges des puissances d’argent, les riches ne sont pas les « Grands » et la société politique n’est pas la cour de la monarchie absolue. Notre société n’est plus divisée comme la société de Pascal, notre société est homogène, égalitaire, et du coup peut-être notre déguisement et notre mensonge ne sont-ils pas les mêmes que ceux envisagés et dénoncés ici par Pascal. Si je reformule encore cette phrase en tenant compte de cet aspect historique, cela donne : chaque degré que je gravis dans la société hiérarchisée et inégali­taire de l’Ancien Régime, chaque échelon atteint dans « le monde », c’est-à-dire dans le grand monde, m’empêche davantage de dire la vérité, parce que, plus je suis prêt du sommet, plus je dépends de personnages qui peu­vent m’être utiles et dont j’ai par conséquent besoin qu’ils m’aiment et ne me haïssent point. Cela s’explique : Réussir dans le monde, surtout dans l’Ancien Régime, cela impliquait se mettre dans la dépendance d’un puis­sant, d’un plus puissant que soi, et, dans ces relations de dépendance, il était impératif de gagner les faveurs et de ne pas les perdre. Par suite, plus je m’élève dans la hiérarchie sociale, plus j’ai besoin de mentir, de faire sem­blant.

Et la phrase suivante l’illustre par l’exemple d’un prince qui ne sait pas que l’on se moque de lui parce que tout le monde lui ment autour de lui. C’est qu’on a trop peur de perdre les faveurs qu’il accorde, d’être l’objet de son aversion ; c’est aussi qu’on espère en obtenir. Il n’y a plus de prince de ce genre dans notre société. Mais il y a l’Etat et ses « subventions »…

La troisième phrase est une nouvelle formulation plus générale : il est utile de dire la vérité car celui qui l’apprend s’en trouve renforcé, mais celui qui la dit s’expose. Il n’est pas bon socialement d’être celui qui dit la vérité. On comprend bien que la vérité soit utile : il vaut mieux connaître la vérité qu’être entretenu dans l’ignorance ou dans l’illusion. Cela vaut mieux, mais le préfère-t-on toujours ? Ne préfère-t-on pas quelquefois, sou­vent, rester dans l’ignorance ? Assurément, il y a aussi un pli en l’homme qui préfère l’ignorance ou l’illusion du rêve à la réalité. Mais il reste que si je veux être actif et efficace, il vaut mieux que je sache ce qu’il en est. La connaissance de la vérité permet d’agir efficacement, et en ce sens, la vérité donne un pouvoir d’action efficace et appropriée. Et cela est d’autant plus important qu’on occupe une place sociale élevée, surtout dans une société inégale, fondée sur une hiérarchie de dépendances. La société démocratique n’est pas fondée sur la dépendance mutuelle, mais sur l’égalité, est-ce à dire qu’on y sera toujours sincère, ou moins enclin à faire semblant ? Bonne question.

Le thème de la précarité de la situation de celui qui dit la vérité n’est pas nouveau. Rappelons-nous Socrate, ou Jésus, qui disent pourtant chacun à sa manière que « la vérité vous rendra libres ». Mais la liberté de Socrate, ou celle de Jésus, ne sont pas, n’est pas, la liberté politique ou so­ciale. Et ici, Pascal ne parle que de la vie « dans le monde ». Reste que, dans les relations sociales, celui qui dit la vérité risque davantage de se faire haïr que de se faire aimer. Et cette affirmation pourrait bien être vraie dans toutes les sociétés humaines.

La quatrième phrase revient sur la société de son temps. Ceux qui entourent les grands cherchent leur intérêt avant de chercher celui du prince qu’ils servent, et ils ne veulent pas se nuire à eux-mêmes. C’est pour­quoi ils cachent la vérité au prince. Cela pourrait nous faire nous interroger sur la possibilité d’un bon gouvernement dans une telle société. Mais nous savons aussi qu’il a existé même dans l’Ancien Régime, de bons rois et de bons conseillers du roi, ce qui doit nous faire prendre le propos de Pascal avec un peu de distance. Il force le trait pour faire comprendre, et aussi pour faire penser.

La cinquième phrase, la dernière de notre première partie, souli­gne que le mensonge, ce « malheur », est plus grand dans les sphères les plus élevées de la société, nous avons vu pourquoi, en particulier dans la société du 17e siècle, mais ici, Pascal dit qu’il se trouve aussi dans les cou­ches plus populaires dans la mesure où « il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes ». Autrement dit, quelle que soit la couche sociale, nous avons toujours intérêt à mentir pour gagner les faveurs de quelqu’un. Parler d’intérêt, c’est suivre la ligne de l’emploi des mots « utile », « désavantageux », c’est souligner à quel point le souci de soi, le souci égoïste, est déterminant. N’y a-t-il donc aucune conduite désintéressée ? Le tableau est bien noir.

La sixième phrase « conclut » ou généralise, ou énonce la thèse principale du texte : « Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. » Ici, plus aucune connota­tion sociale ou politique, il s’agit de la « vie humaine », donc de toute vie humaine. La vie humaine est une illusion. La « nécessité » de tromper et de flatter fait de la vie humaine une illusion. Le thème n’est pas nouveau, il rappelle l’allégorie de la caverne de Platon, et la fausseté du « monde » dé­noncée par Jésus-Christ, entre de nombreux autres. Qui a raison ? N’est-il pas « bon » de réussir dans le monde ? N’est-ce pas ce que nous cherchons tous ? Tous ? Et ne cherchons-nous que cela ? Ou ce désir de réussite n’est-il que le dévoiement, la perversion, la corrup­tion, d’une aspiration plus haute ?

Tromperie, flatterie. Les phrases suivantes illustrent et dévelop­pent ce thème. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en no­tre absence. Assurément, la tendance facile à agir ainsi est là, ne nions pas la vérité : je ne parle pas de la même manière de quelqu’un quand il est là et quand il n’est pas là. Mais « personne », vraiment ? Ou, si cette tendance est effectivement là, ne pouvons-nous nous retenir de parler de quelqu’un d’absent, plutôt que de colporter des rumeurs et de prononcer des juge­ments ? Comme nous l’avons déjà dit, il est de la nature de l’écriture d’un tel texte de forcer le trait, précisément pour sortir à la fois de la caricature et de la tromperie. L’union entre les hommes est mutuelle tromperie. Pour Platon, la vie politique est la caverne. Et Pascal invoque l’amitié, qui, avec l’amour, désigne précisément quelque chose qui fait signe vers une vérité de la rencontre, pour dire que les amis eux-mêmes trouveraient difficile d’entendre ce que leur ami dit d’eux lorsqu’ils ne sont pas là. Remarquons que Pascal ne va pas jusqu’à englober l’amitié, a  fortiori l’amour, dans l’universelle tromperie. L’amour et l’amitié sont des biens qui sans doute échappent à la fausseté, au moins le temps qu’ils durent, et selon la qualité de l’un et de l’autre. Mais le discours de l’ami sur l’ami en son absence est faux. Même s’il en parle alors sincèrement et sans passion. Cette dernière précision est curieuse et intéressante. Car on pourrait penser que lorsqu’on parle de quelqu’un en son absence, fût-il un ami, on n’en dit en général pas du bien. Il n’est pas dit ici qu’on en dise du mal, son ami en parle sincère­ment et sans passion. Il parle sans mentir, il est sans passion comme un philosophe, on n’ose dire comme un mathématicien, mais il ne dit pas ce qu’il dirait en face à celui dont il parle. L’observation est fine : même si j’aime mon ami, même si je parle sincèrement et sans passion, je ne dirais pas de lui ce que je lui dirais en face. C’est là souligner l’essentielle fausseté qui nous habite.

Et Pascal « conclut » que l’homme n’est que déguise­ment, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. On voit la conclusion, mais la précision ? En quoi l’homme n’est-il que déguisement « en soi-même », si l’on voit assez bien le déguisement, le masque, à l’égard des autres. Ce genre de précision est bien dans le style de Pascal, dans le style d’un écrivain, où la manière d’écrire travaille le lecteur, s’il le veut bien, c’est-à-dire s’il lit correctement, c’est-à-dire attentivement. Car cette précision ajoute au déguisement de la vie sociale le mensonge vis-à-vis de soi-même, le manque d’honnêteté vis-à-vis de soi-même, par quoi je préfère les opinions reçues à la vérité que je découvre par moi-même. L’homme se déguise à ses propres yeux, il se trompe lui-même sur lui-même, il se prend pour l’image agréable qu’il se fait de lui (y compris lorsqu’il prend un plaisir étrange à se dévaluer, ce qui n’est pas si rare…). Platon appelait l’erreur « le mensonge dans l’âme ». Ici, Pascal rejoint le divin Platon en soulignant que la quête de la vérité est inséparablement connaissance des choses extérieures (on ap­pelle cela quelquefois science, comme s’il n’y avait de connaissance que de l’extériorité), sincérité et justice dans les rapports avec autrui, et connais­sance de soi. Et connaissance de soi suppose qu’il y ait eu, voire qu’il y ait encore, ignorance de soi, méconnais­sance de soi. Je ne me connais pas et c’est la raison pour laquelle je ne sau­rais me contenter de mon « image » ou de ce double altéré de mon image qu’est l’image que les autres me renvoient. La vie se charge d’ailleurs de me déniaiser sur ce point en brisant inévitablement, non seulement ce que j’appelle quelquefois mon cœur, mais mes illusions sur les autres et sur moi. L’expérience de la vie fracasse mes images et d’abord l’image que je me fais de moi et me pousse, si j’en tire les leçons, à la connaissance de soi. Mais il est clair que cette voie de la connaissance de soi n’est pas le chemin le plus fréquenté. Même et surtout si la philosophie est « populaire ».

Ainsi, si l’homme cultive ainsi la tromperie à l’égard de soi-même comme à l’égard des autres, on comprend qu’il ne veuille pas qu’on lui dise la vérité. La perspective s’inverse ici par rapport à la première par­tie, où il s’agissait de dire la vérité au prince, vérité qui lui serait utile pour agir efficacement ; et un prince, un gouvernant, doit agir, et il vaut mieux que ce soit efficacement. Ici, le trompé participe activement, si l’on peut dire, à sa tromperie, il ne veut pas qu’on lui dise la vérité, il ne l’aime pas, il préfère l’illusion et l’échec à la mise en cause de sa « personnalité ». On dirait qu’il préfère tout à la perte de son « image ». Et pourtant, n’est-ce pas absurde. Et s’il s’agit de grandir, d’évoluer, de changer, ne faut-il pas que le grain meure pour que la plante pousse et donne du fruit ? N’y a-t-il pas là une négation de la loi universelle du changement ? Un refus du réel, tout simplement ? Une curieuse manie de s’accrocher à des comportements faux et faussés ?

Cet aveuglement sur soi montre que « toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur ». Il est amusant de noter le pléonasme de la « racine naturelle », comme une insistance sur l’origine radicale et naturelle du « mal » dans le cœur de l’homme. Le cœur est pour Pascal la faculté de connaissance qui nous permet de voir au-delà de la raison même. Il y a donc un discernement du cœur, ce qui s’oppose aux visions émotionnelles et sentimentales cou­rantes. Mais ce discernement a été obscurci par le péché originel. On voit que, par petites touches de précision successives, Pascal en arrive à la cause profonde du mensonge et de l’hypocrisie sociale et intérieure à l’individu même. Mais il est alors étrange qu’il parle d’une racine naturelle dans la mesure où l’on pourrait penser que naturellement le cœur est bon et qu’il est perverti ensuite. Cette opinion généralement reçue aujourd’hui n’est peut-être pas si vraie qu’elle le semble.

Cette origine du mal, ce peut-être pour le chrétien janséniste (c’est-à-dire qui croit en la prédestination) qu’était Pascal, le péché originel dont nous payons le prix. Ce peut-être aussi pour le philosophe qu’il était aussi, pour le chercheur acharné et irré­ductible de la vérité, la double nature de l’homme, à la fois animale et di­vine : quelque chose me tire par le bas, quelque chose aussi m’attire vers le haut. Ces figures peuvent paraître aujourd’hui dépassées et désuètes. Au­jourd’hui, nous ne sommes plus dans la métaphysique, nous ne nous payons pas de mots, nous regardons le réel tel qu’il est : sans espoir ; et on ne nous la fait pas. La vérité, c’est qu’il n’y en a pas, et donc, chacun pour soi, et, par suite, mentir n’est que l’instrument d’une stratégie pour promouvoir mon intérêt personnel. Et il n’y a pas à moraliser contre le mensonge consubstantiel à la vie sociale : après tout, il n’y a pas plus de justice que de vérité. Quant à l’exigence de se connaître soi-même, on pourrait bien la considérer comme un vestige de l’époque morale de l’humanité que nous autres modernes nous avons heureusement dépassée. Et tant pis pour l’amour et l’amitié, autres vessies que les imbéciles prennent pour des lan­ternes. Nous avons « dépassé » tout cela. Vraiment ?

Pourtant, il y a peut-être quelque chose dans ce texte qui peut toucher en­core son lecteur. Peut-être par un atavisme des vieux préjugés, peut-être parce que ces « préjugés » n’en sont pas et que c’est au contraire la pose du moderne « libéré » ou confortablement « rebelle » qui est un préjugé. A chacun de voir.

La lecture et l’étude de ce texte, bien loin de nous montrer que les choses étaient claires, ont ainsi épaissi le mystère de la vérité et du men­songe dans l’être humain. S’il y a une vérité, c’est à chacun de la découvrir par lui-même, sans qu’on lui tienne la main dans les moments décisifs. Et cela commence par la reconnaissance du faux en nous. Pas­cal, tout en paraissant affirmer sans cesse une thèse et la reformuler de mul­tiples façons, et défendre une position clairement pessimiste, fait signe vers une complication et une indécision qui poussent le lecteur à faire preuve d’intelligence, s’il le veut. Qui peut le contraindre à être intelligent ? Par ailleurs, comme nous l’avons souligné en commençant, le fait même d’indiquer le mensonge comme tel, le malheur et le mal, fait signe vers autre chose, peut-être vers la vérité du bien. Le moralisateur ici ne stigmatise pas l’universalité du mal pour s’en tenir là, mais pour indiquer une voie, une autre voie, moins fréquentée, mais sur laquelle il nous invite à le suivre. Si nous le voulons.

L’artiste selon Bergson

L’artiste, un « voyant », qui voit la vérité des choses

« Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres car il regarde la réalité nue et sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’habi­tude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le dis­tinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage pratique et les commodités de la vie et s’efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. »

                                                                                                                                            r Henri Bergson

Le texte qui est proposé à notre réflexion porte sur l’artiste et donne une définition de l’artiste. Par là même, il nous donne implicitement au moins une définition de ce que c’est que l’art et de ce que c’est qu’une œuvre d’art. Une ré­flexion sur l’art doit toujours affronter le problème du rapport de l’art à ce que l’on appelle « la réalité ». L’art doit-il exprimer la réalité ? Et alors quelle réalité, celle qui est extérieure à l’artiste et qu’il chercherait alors à exprimer, ou celle qui lui est intérieure et qui ne peut donc nous toucher que dans la mesure où nous nous sentons en accord avec ce qu’il nous fait éprouver par son œuvre ? Et même, on peut bien penser que l’art n’exprime aucune réalité, qu’il est pure création de formes, sans référence à aucune réalité extérieure ou intérieure. Mais alors quelle peut bien être alors la fonction, le rôle, de l’art ? Toutes ces questions nous montrent que l’art est quelque chose de difficile à définir et par conséquent que nous devons réfléchir beaucoup pour arriver à comprendre ce que c’est. Et pourtant, la plupart du temps, nous faisons allègrement comme si nous le savions, comme si nous n’avions pas besoin de savoir de quoi nous parlons quand nous parlons de l’art. Comme si nous pouvions nous passer d’une compréhension de ce que nous disons. Traditionnellement, la notion de l’art est liée à celle du « beau » ; l’œuvre d’art est celle qui vise et réalise, au moins en partie, ce que l’on appelle « beau ». Et le fait est que lorsque quelque chose nous « plaît », nous avons tendance, spontanément, naturellement, à dire : « c’est beau! ». Traditionnellement, il existait des « règles » du beau, des règles de l’art, si l’on peut dire. Mais il est évident que l’art contemporain a bouleversé toutes ces règles. Mais la conséquence en est que nous avons alors bien plus de mal à dé­finir ce que c’est que l’art, qu’il nous faut pourtant bien définir si nous voulons savoir ce que nous disons lorsque nous en parlons. L’opinion courante se réfu­gie dans le relativisme du « chacun pense comme il veut », mais dans ce do­maine comme dans d’autres, celui qui a l’exigence de comprendre ne peut pas s’en satisfaire, car il cherche la vérité. Et il y a peut-être de la vérité dans l’art. Et il y a peut-être une vérité de l’art, c’est-à-dire tout simplement une affirma­tion ou un ensemble d’affirmations qui correspondent à la réalité de l’art, au­jourd’hui comme dans le passé. Mais il est clair qu’il n’est pas immédiatement facile de résoudre les problèmes qui entourent la définition de l’art aujourd’hui. Ce n’est pas une raison pour nous décourager.

Revenons au texte de Bergson. Et lisons le attentivement avec à l’esprit la conscience des problèmes que nous venons d’évoquer. Et nous constatons tout de suite que Bergson n’est pas relativiste, qu’il prétend donner ici une défini­tion de l’artiste. Une définition, c’est-à-dire énoncer les caractères essentiels qui « font » l’artiste. Ce n’est donc pas un texte relativiste, ou subjectiviste. C’est un texte qui prétend affirmer la vérité de ce qu’est un artiste. La thèse de ce texte, c’est que l’artiste est un « voyant » (rappelons-nous les propos de Rimbaud sur le poète), c’est que l’artiste voit mieux que les autres hommes, c’est que l’artiste saisit une réalité plus profonde que le commun des mortels et qu’il la saisit « directement », tandis que les autres hommes ne la saisissent qu’ « indirectement ». L’artiste serait donc pour Bergson un homme qui est en avance sur les autres hommes, un homme qui comprendrait mieux et plus pro­fondément les choses. Nous ne savons pas si l’auteur a raison, mais cette thèse a le mérite d’être formulée et sa clarté même peut nous être précieuse si nous ré­fléchissons véritablement au problème posé par le fait qu’il y a des artistes.

Si nous nous penchons maintenant sur la structure de l’argumentation, qui peut nous aider à mieux comprendre la thèse de l’auteur, nous constatons que le texte est composé de cinq phrases. La première énonce la question à la­quelle le texte donne une réponse. La deuxième définit l’artiste comme un « mieux voyant » (comme on parle des « mal entendants »), et elle explique cette vision meilleure de l’artiste par le fait qu’il envisage la réalité « nue et sans voiles ». La troisième phrase reprend et réaffirme cette vision supérieure de l’artiste en l’identifiant ici au peintre. On pourrait donc dire que les trois pre­mières phrases, liées ensemble, énoncent à la fois le problème et la thèse du texte. La quatrième phrase nous fait entrer dans l’argumentation. Plus longue, elle expose la vision courante, ou elle décrit la manière habituelle de regarder de la plupart des hommes, non, de tous les hommes, car l’auteur dit « nous ». Dans le regard habituel, ordinaire, courant, que nous autres hommes nous por­tons sur les choses, ce ne sont pas les choses que nous regardons. Nous ne voyons pas les choses elles-mêmes. Cela est étrange, car assurément, quand je vois une table, j’ai bien l’impression que je la vois. L’auteur nous dit que ce que nous voyons alors, ce ne sont pas les objets que nous croyons assurément regar­der, mais des conventions que nous plaçons entre les objets eux-mêmes et nous ; et il précise ensuite en disant que ces conventions sont des signes convenus qui nous aident à reconnaître un objet et à le distinguer pratiquement d’un autre, et il précise encore, « en vue de la commodité de la vie ». Que veut-il dire par là ? Il est clair que nous croyons voir les objets eux-mêmes lorsque nous posons notre regard sur eux. Et pourtant, il est vrai aussi que les œuvres d’art ont pour caractéristique, en tout cas lorsqu’elles nous plaisent, de nous troubler, de nous désorienter, de nous étonner, de susciter notre admiration et notre plaisir, comme si elles nous montraient quelque chose que nous n’avions jamais vu. Et ne disons-nous pas précisément que ce que nous voyons alors est « beau » ? Bergson veut donc dire que ce que croit voir la vision habituelle n’est pas la chose réelle, mais seulement la représentation courante, utile et commode, de la chose, qui suffit pour la vie pratique, ou dont la vie pratique a besoin. Bergson veut donc dire que la réalité n’est pas ce que nous croyons voir, ou plus préci­sément, il dit que ce que nous croyons voir n’est pas ce que nous croyons voir, et qu’il y a, au-delà de nos conventions habituelles, qui assurent l’utilité et la commodité de nos échanges, une « autre » réalité.

La réflexion sur la science, ou sur la philosophie, nous a déjà conduits à penser que, à côté, ou « derrière », l’apparence, il y a une réalité plus profonde et plus réelle, bien que, au départ, nous ne croyons réel que ce que nous sommes habitués à voir, c’est-à-dire, la seule apparence. Le seul fait qu’il existe une activité de recherche de la vérité nous montre que la vérité n’est pas im­médiate, mais le résultat d’une investigation, que le réel n’est donc pas seule­ment l’apparence, mais aussi l’être qui apparaît et qui n’est pas tel qu’il appa­raît. Cela implique donc que la réalité n’est pas uniforme, mais multiple et complexe et que l’apparence, c’est-à-dire ce que nous croyons voir, n’est qu’un aspect, et peut-être seulement secondaire, de la réalité.

L’artiste est en ce sens comparable au philosophe et au savant. Lui aussi « cherche » la réalité au-delà des représentations courantes des hommes.

Ce qui est spécifique à la thèse de Bergson, c’est que ce que nous croyons voir, ce n’est pas ce que j’ai appelé précédemment l’apparence, mais seulement des signes conventionnels, c’est-à-dire des étiquettes, que nous collons sur les choses et les êtres et dont nous nous contentons. Ce qui signifie que nous vi­vons habituellement dans un monde de conventions et d’abstractions, même lorsque nous croyons vivre dans le monde concret. Et que l’artiste, ou le philo­sophe, en dérangeant notre vision habituelle, nous font voir autrement, ou d’autres choses, et ainsi, nous « ouvrent » l’esprit et le cœur, si nous le voulons bien. Mais cette thèse signifie aussi que la vie courante, la vie habituelle, la vie conventionnelle, la vie quotidienne, a besoin de ces conventions utiles, qui permettent ainsi de reconnaître et de distinguer, et donc de manipuler les ob­jets extérieurs. Car la vie courante ne vise pas à la beauté, ni à la contemplation de la vérité, elle vise à la survie et à la maîtrise utile du milieu dans lequel vit l’­homme. L’homme a donc besoin de ces conventions qui sont, selon Bergson, « abstraites ». Mais si l’homme se réduisait, comme néanmoins souvent il se ré­duit, à ces conventions, si l’homme ne ressentait aucune admiration, aucun trouble, s’il était parfaitement adapté et conforme, ne perdrait-il pas aussi beaucoup, sinon tout, de son « humanité » ? Et si la réponse est positive à cette question, nous voyons que l’art, la philosophie, en nous tournant vers « autre chose » que ce à quoi nous sommes habitués, nous aident, d’une certaine ma­nière, à voir la « vraie » réalité, et aussi à devenir plus véritablement des êtres humains, c’est-à-dire non pas des animaux sociaux plus ou moins adaptés, mais des chercheurs de vérité ouverts à la nouveauté proposée par la réalité du monde et des autres.

Cela s’exprime d’une certaine façon dans la dernière phrase du texte, qui oppose précisément la vision courante et conventionnelle à la vision de l’artiste. Ce dernier « met le feu » aux conventions, et c’est bien pour cela qu’il dés­oriente et qu’il éduque, qu’il humanise et qu’il civilise. Même si, ce faisant, il se moque et se détache, souvent pour son propre malheur (mais il n’y peut rien, s’il est un véritable artiste), des autres hommes qui cherchent d’abord les com­modités. L’artiste regarde la réalité « directement », il écarte les conventions, les abstractions, les étiquettes, et il ouvre les yeux, il s’expose à la surprise dérou­tante et merveilleuse de la rencontre du nouveau. Il prend ainsi des risques, mais le risque est beau de parvenir à une réalité plus vraie.

Si nous revenons aux problèmes concernant l’art par l’énoncé desquels nous avons commencé, nous constatons que ce texte donne effectivement une définition de l’art et de l’artiste, et qu’il permet de comprendre à la fois la fonction, plus ou moins critique, de l’art et la richesse de l’émotion esthétique que nous ressentons devant une œuvre d’art qui nous plaît. L’étude de ce texte nous permet donc de préciser à la fois notre compréhension intellectuelle et l’é­vénement intérieur que constitue la rencontre déroutante et merveilleuse de l’art dans notre vie ; elle nous pousse à rechercher cette réalité que nous cachent les conventions, à aller au-delà des limites que nos opinions nous imposent, donc à continuer à nous éduquer nous-mêmes, à grandir intérieurement.

La vérité, commentaire d’un texte de Bergson

Qu’est-ce qu’un jugement vrai ? Nous appelons vraie l’affirmation qui concorde avec la réalité. Mais en quoi peut consister cette concordance ? Nous aimons à y voir quelque chose comme la ressemblance du portrait au modèle : l’affirmation vraie serait celle qui copierait la réalité. Réfléchissons-y cependant : nous verrons que c’est seulement dans des cas rares, exceptionnels, que cette définition du vrai trouve son application. Ce qui est réel, c’est tel ou tel fait singulier déterminant s’accomplissant en tel ou tel point de l’espace et du temps, c’est du changeant. Au contraire, la plupart de nos affirmations sont générales et impliquent une certaine stabilité de leur objet. Prenons une vérité aussi voisine que possible de l’expérience, celle-ci par exemple : « la chaleur dilate les corps. » De quoi pourrait-elle bien être la copie ? Il est possible, en un certain sens, de copier la dilatation d’un corps déterminé, en la photographiant dans ses diverses phases. […] Mais une vérité qui s’applique à tous les corps, sans concerner spécialement aucun de ceux que j’ai vus, ne copie rien, ne reproduit rien.

                                                                                                                                             Henri Bergson

Il s’agit dans ce texte de la vérité. Cette notion est complexe et difficile. Et il n’est pas rare aujourd’hui d’entendre des gens douter de la vérité, douter de la possibilité de parvenir à la vérité. Et qu’entend-on alors par ce mot ? On désigne par là une affirmation qui correspond à la réalité : ce que je dis est « vrai » est dit « vrai » lorsque l’on pense qu’il en est bien dans la réalité comme je le dis. Mais si l’on entend bien cela par ce mot, comment peut-on douter de la vérité ? En effet, chaque fois que je parle, y compris et spécialement lorsque je dis qu’il n’y a pas de vérité, je prétends énoncer quelque chose de « vrai ». Autrement dit, au moment même où quelqu’un prétend qu’« il n’y a pas de vérité », il se contredit puisqu’il prétend d’une manière ou d’une autre que son affirmation est vraie. Si nous prenons conscience de cela, nous nous rendons compte en même temps que la vérité est un horizon, un élément, un but, de tous nos discours. Je ne pourrais pas parler si je ne supposais pas que la vérité existe, soit que je prétende la dire, soit que je tente de la dissimuler, soit même (comme dans une œuvre d’art, par définition fictive) que je joue avec, faisant comme si ce qui est n’était pas et comme si ce qui n’est pas était : car l’art édifie une représentation qui se présente, en tant qu’œuvre d’art, comme fausse, même si elle peut avoir aussi une fonction de vérité (cette impression que nous avons quelquefois que nous avons « appris » quelque chose d’une œuvre de fiction). Et si la vérité est un horizon indépassable de notre discours, si notre langage ne peut pas ne pas évoquer, porter, indiquer, désigner, signifier, ce qu’on appelle « la réalité », je ne saurais, si je réfléchis, prétendre qu’il n’y en a pas. Mais si j’affirme que la vérité existe, ou qu’elle est possible, cela ne signifie pas que je dirais que je la possède, en tout cas pas au départ ; mais cela signifie que l’homme, animal parlant, se situe dans une relation particulière à l’être, à ce qui est, puisque, par le langage et la raison, il peut s’approcher de la compréhension profonde, avoir l’idée d’une connaissance « parfaite » de ce qui est. L’homme est l’animal qui parlant, peut connaître ou progresser dans la connaissance de ce qui est. Prenant conscience de cela, je prends conscience de ma dignité d’homme, et des devoirs qui m’incombent en tant qu’homme : être homme le plus possible, le devenir toujours davantage en combattant en autrui peut-être mais assurément d’abord en moi-même, l’erreur, la prétention à savoir, sous toutes ses multiples formes sans cesse renaissantes. Pour m’éduquer, grandir, devenir meilleur à mes propres yeux, devant le tribunal de ma propre raison. La vérité est aussi un élément de ma parole ou de mon rapport au monde parce que je ne peux pas ne pas impliquer la réalité dans ce que je dis. Même quand je dis que « la réalité n’existe pas au dehors de moi, elle est ma représentation ». Car même si la seule réalité est ma représentation, c’est encore une réalité et mon discours qui s’exprime ainsi prétend la viser et la saisir. Enfin, la vérité est un but constamment présent de mon discours parce que mon discours vise toujours le réel.

Mais une fois que l’on a admis que l’homme se situe toujours dans l’horizon de la vérité, cela ne signifie pas qu’il sache ce qu’elle est, qu’il connaisse effectivement ce qui est. La vérité, en même temps que je comprends qu’elle me concerne toujours d’une manière ou d’une autre (nous avons vu que la nier, c’était encore l’affirmer…), me devient problématique. Et ainsi je m’aperçois que cette conscience du caractère problématique de la vérité, et de la prétention où je me trouvais avant cette prise de conscience (en effet, en un sens, avant, je « croyais savoir » alors que je ne savais pas), est un moment essentiel de ma propre éducation, de mon « auto-éducation », je m’aperçois que je grandis, que ma pensée devient moins bête, moins précipitée, moins prête à juger de manière expéditive. Je m’aperçois de la force de cette faculté qui est en moi et qui me permet de « suspendre mon jugement » et d’examiner, de ne pas céder aux mouvements de la passion en moi. Cette faculté de penser droitement, c’est la raison, et c’est grâce à elle que je peux ainsi ne pas adhérer à une opinion, mais la considérer en elle-même, pour voir si elle « tient debout », pour ensuite peut-être, affirmer et juger avec intelligence et discernement.

Le texte de Bergson qui est proposé à notre examen porte justement sur le caractère problématique de la conception courante de la vérité ; il risque d’augmenter encore notre conscience du caractère problématique de notre approche du réel. Mais, après notre première réflexion sur la nécessaire présence de la vérité comme une exigence de notre pensée et de notre discours, nous avons mûri et grandi, et nous nous sentons en quelque sorte de taille à affronter les plus grandes difficultés. Nous savons que la vérité n’est pas « donnée », mais l’horizon de notre recherche et de notre discours, et que nous devons faire ce que nous pouvons pour tenter d’y parvenir. Nous sommes donc prêts à examiner les difficultés qui entourent l’idée de vérité.

Il s’agit de l’opinion courante selon laquelle un jugement vrai est une affirmation qui concorde avec la réalité. Notons que Bergson parle de « jugement » et non pas de vérité. Il est vrai que la vérité ainsi énoncée peut être source de confusion : en particulier, on peut confondre la vérité et la réalité qu’elle est censée décrire, saisir, expliquer, comprendre. En parlant de jugement, Bergson nous contraint à nous rendre compte que la vérité est de l’ordre du discours : la vérité est un certain caractère de notre discours qui, lui, porte sur le « réel » (je mets des guillemets car la notion de « réalité » est elle aussi une notion complexe et problématique). Et la « fausseté » est un autre caractère, opposé à celui de vérité, de notre discours sur le « réel ».

Qu’est-ce qu’un jugement vrai ? dit Bergson, et il répond : une affirmation qui concorde avec la réalité.

En fait, dans les quatre premières phrases, Bergson énonce le problème et la manière dont « on » (c’est-à-dire l’opinion courante) le « résout » : on comprend la concordance du discours avec la réalité en disant que le discours copie la réalité. Cette opinion est très intéressante à examiner, non seulement en elle-même et du point de vue de la vérité logique ou rationnelle, mais aussi parce que parler de « copie » peut permettre d’englober tous les types de représentation de l’homme, toute la capacité expressive de l’homme, qui, en tant qu’« expression », doit bien « exprimer » quelque chose, donc quelque chose de « réel ». Et l’on pourrait ainsi poser le problème très général : toute expression, toute représentation est-elle une copie, une imitation ? On voit que cela inclut, entre autres choses, l’art des artisans et l’art des artistes. Revenons au texte.

Nous avons donc quatre phrases qui posent le problème. Vient ensuite une phrase, centrale, qui affirme que cette définition du jugement vrai comme copiant la réalité ne vaut que pour des cas très rares. Elle énonce en fait le fondement de la thèse du texte, qui pourrait être exprimée de la manière suivante : « dans la mesure où la notion courante de la vérité comme copie du réel ne vaut que dans des cas exceptionnels, on ne peut tenir cette définition du jugement vrai pour valable en général. » Par conséquent, il nous faut chercher ailleurs une autre conception de la vérité.

Ensuite, Bergson argumente : il oppose le réel, le réel auquel nous avons affaire dans l’expérience sensible, qui est toujours singulier, individuel et changeant, à la plupart de nos affirmations qui sont, elles, générales, et qui supposent que ce dont elles parlent, leur « objet », est relativement stable, non-changeant. Ensuite encore, il donne un exemple. Et enfin, il conclut, une affirmation générale ne copie rien.

Examinons cette argumentation.

La première phrase met en évidence le caractère propre à la vérité d’être de l’ordre du discours. La vérité se dit d’un jugement, même s’il arrive fréquemment que l’adjectif « vrai » soit utilisé comme synonyme de « réel » ; et cela se comprend, dans la mesure où ce qui est vrai est bien ce qui est réel, mais qui n’est pas à strictement parler exact, puisque le vrai n’existe que dans le discours, c’est un discours, et un discours se compose de jugements. Il ne faut pas en effet prendre le mot de jugement au sens du jugement d’un tribunal, qui n’est qu’un usage possible de ce mot. Néanmoins, l’évocation du tribunal est utile dans la mesure où il s’agit de discriminer, de distinguer, de trancher, entre deux choses, entre deux causes : celui qui a raison, celui qui a tort ; celui qui est juste (la victime le cas échéant), et celui qui est injuste (le coupable). Le tribunal doit permettre un jugement, un verdict, « juste » et juste veut aussi dire ici « conforme au réel », ou « vrai ». Et quand je dis la table est rouge, je prononce un jugement, j’affirme quelque chose de quelque chose, j’attribue un prédicat (c’est le mot technique en logique) à un sujet, ici la qualité de « rouge » au sujet « table ». Si je disais table, cheval, rouge, je ne dirais, si je prends cette phrase hors de tout contexte, rien de sensé : au sens strict, cette succession de mots ne veut rien dire. Par contre, si je dis : la table est rouge, mon propos a un sens, qu’il faut examiner du point de vue de sa vérité (ici factuelle) ou non. De même, si je dis : la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits, je dis quelque chose de sensé, et cela prétend à la vérité (au simple sens où cela prétend dire quelque chose de quelque chose) ; mais cette vérité n’est pas une vérité de fait, c’est une vérité de raison, c’est-à-dire quelque chose à quoi l’on aboutit par une suite de propositions liées rigoureusement entre elles, et qui a une valeur universelle (c’est-à-dire qui vaut partout et toujours).

Bergson a donc raison, nous semble-t-il, de souligner que la vérité est de l’ordre du discours, et que le discours se compose de jugements (d’affirmations). Et il rappelle la définition traditionnelle de la vérité comme adéquation de la chose (réelle) avec l’intelligence (la représentation intellectuelle et son expression ou sa transposition-traduction dans le langage humain). Puis il souligne le problème qui se pose. Que la vérité soit un jugement conforme à ce qui est, soit, mais comment comprendre le rapport entre la représentation et le réel ? Dans le langage de Bergson ici, la vérité est concordance entre réel et représentation ; en quoi donc peut bien consister cette concordance, cet accord ? Et l’ensemble du texte est consacré à la mise en évidence du caractère insatisfaisant de la solution apportée à ce problème par l’idée de ressemblance ou de copie. Il est sans doute important de comprendre que la vérité est de l’ordre du discours, et qu’elle est conformité de la pensée avec la réalité, mais le problème est de savoir quel rapport il y a entre pensée et réalité, entre les mots et les choses. Nous aimons à nous représenter la vérité comme semblable à la ressemblance du portrait avec son modèle : la vérité serait une copie de la réalité. Et nous comprenons alors la vérité à la manière dont nous nous représentons le sensible. En d’autres termes, nous avons tendance à nous représenter la vérité ou « l’intelligible », ce qui est conçu par l’esprit, à la manière dont nous nous représentons les choses sensibles, les objets corporels. On pourrait dire que le but de Bergson dans ce texte est de nous faire comprendre la différence de nature qu’il y a entre le réel saisi dans l’expérience sensible (les corps et leurs qualités) et la vérité, qui est saisie intellectuelle d’une « autre » réalité. Ce n’est que dans des cas très rares que l’on peut comprendre le rapport entre le vrai et le réel comme une copie. Dans la plupart des cas, semble nous dire Bergson, il y a une solution de continuité, une rupture, ou une différence de nature entre ce qui est appréhendé par les sens et ce qui est appréhendé par l’esprit.

Les deux phrases suivantes argumentent : le réel, c’est-à-dire le réel sensible, est toujours individuel, situé dans un point déterminé de l’espace et du temps, et il se caractérise par le mouvement, le changement : tout passe, fondamentalement dans l’expérience sensible. Au contraire, « la plupart de nos affirmations sont générales et impliquent une certaine stabilité de leur objet. » En effet, notre langage repose sur l’usage de « substantifs » ou de noms communs, qui en tant que tels sont des notions générales : homme, table, rouge ; et notre langage suppose également qu’il y a une certaine stabilité des formes : la table reste une table, même si elle change ; l’homme reste l’homme, même s’il change ; le rouge reste le rouge, même si chaque rouge est différent. S’il n’y avait rien qui subsiste dans le temps, s’il n’y avait pas de structure ou de forme qui persiste sous le changement, il nous serait impossible de nommer quelque chose, puisque cette chose disparaîtrait au moment même où elle recevrait un nom. Le langage, et la pensée, puisque le langage exprime la pensée, la représentation intellectuelle, supposent la permanence d’une structure du monde, une stabilité. Et cette stabilité intellectuelle s’oppose au changement incessant de l’expérience sensible. On voit le but de Bergson : montrer la différence de nature entre ce qui est pensée et ce qui est senti.

Le texte se poursuit par un exemple qui illustre la thèse suivant laquelle une affirmation vraie n’est pas une copie du réel sensible. Même une proposition vraie très proche de l’expérience (une proposition de la science physique), qui concerne l’expérience, ne copie pas l’expérience. « La chaleur dilate les corps » est une proposition générale, qui utilise des notions générales et qui ne ressemble en rien à la réalité sensible qu’elle pense et qu’elle permet de penser. Comme le disait au XVIIe siècle un autre philosophe, Spinoza, « le concept de chien n’aboie pas ». Et il ne ressemble pas à un chien ; il est la forme du chien, les caractères généraux communs à tous les chiens en dépit de leurs multiples différences qui permettent de dire de chacun qu’il est un chien et non un grain de poussière ou une prise de courant électrique ou un être humain. De là la conclusion : une proposition qui vaut pour tous les corps (une proposition universelle, comme 2 x 2 = 4) ne copie rien, puisqu’elle fait précisément abstraction des caractères strictement individuels. Le propre du discours, du langage, de la pensée, est de se mouvoir dans le général, voire, pour le discours vrai, dans l’universel, dans une certaine stabilité, tandis que le propre du sensible est d’être variable et individuel. Par suite l’affirmation selon laquelle la vérité serait une copie de la réalité est contestable.

L’intérêt de cette prise de conscience est qu’elle nous renvoie à l’activité responsable de l’esprit. Si l’intelligence saisit des réalités intelligibles immuables, qui permettent de comprendre les réalités sensibles qui sont toujours changeantes, alors la réalité n’est pas seulement la réalité donnée dans l’expérience, la réalité est aussi dans les formes saisies par l’intellect. C’est tout le sens de l’allégorie de la caverne de Platon, qui souligne que le monde sensible (le monde de la caverne) est distinct et dérivé du monde « réel » qui est, pour Platon, le monde extérieur à la caverne et qui n’est accessible que par la pensée. Platon cependant comprend le monde sensible comme une imitation, une copie, lointaine, dérivée, du monde des formes intelligibles, qui est le véritable monde réel. Bergson est intéressant ici dans la mesure où il nous fait comprendre la différence de nature qu’il y a entre l’expérience sensible et le jugement de l’esprit. C’est par la raison que l’on parvient à des vérités, c’est par le raisonnement, c’est-à-dire par l’agencement de propositions composées de mots généraux, que l’on parvient à énoncer une vérité universelle ; il faut « quitter » l’expérience pour la penser et dès que nous parlons, nous sommes dans le domaine des opinions (donc générales). L’homme est cet animal qui, parce qu’il dispose du langage et de la raison, peut accéder à un niveau de réalité plus profond, plus « réel », que le réel sensible. Ou encore, il y a plusieurs niveaux de réalité, et le réel ne se réduit pas à ce qui est donné dans l’expérience sensible. Cette prise de conscience nous pousse à nous conduire comme des êtres doués de raison.

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