Éleuthère

Olivier Sedeyn Yoga, Chant, Vers la Sagesse

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Yoga mon amour

Le Yoga, mon amour[1]

Je fais du yoga depuis de longues années, depuis trois décennies. Au début, je n’en faisais pas beaucoup, je suivais un cours par semaine, comme la plupart d’entre vous. Et puis, j’ai senti, ou plutôt, j’ai vu que mon corps a senti, j’ai constaté que mon être a senti. Autre manière de dire : j’ai senti mon être, ou j’ai senti l’être dans mon corps. Et comme c’est étrange ! Comme c’est grand ! Comme c’est bon ! Se sentir être dans le corps tout entier, et en même temps, se sentir autre dans ce corps que l’on dit « sien », sentir que « être », c’est être plus que moi, que cet être que je sens, que ce corps que je sens ne m’appartient pas, ou n’appartient pas à cet entité étroite que j’appelle « moi » et à laquelle je m’identifie, pour les autres, et aussi pour moi. Dans l’être humain, quelque chose veut être séparé, veut se poser en s’opposant à tout le reste, à tous les autres (et en particulier à certains autres), et ce quelque chose s’approprie les choses, il les prend, il prend possession des êtres au-dehors de lui, et il dit : « c’est à moi » ou tout simplement : « c’est moi ». C’est ainsi que je dis « mes enfants », comme si mes enfants étaient à moi ! Comme s’ils m’appartenaient ! Que je dis : « ma femme » ou « mon mari »,. Arnaud Desjardins dit joliment quelque part que cela dénote une attitude fausse, et qu’il faut cultiver, intelligemment, une autre attitude, plus juste. Nous avons, chacun, de multiples fonctions dans nos relations avec les autres. Ainsi, je suis le « père » de mes enfants. (De mes enfants ?) Je suis le « mari » ou le « compagnon » de mafemme. (De ma femme ?) Je suis le « maître » ou le « professeur » (ce mot signifie : « celui qui parle devant… ») de mesélèves. (De mes élèves ?) L’attitude plus juste que je peux cultiver en parlant autrement consiste à dire et à sentir en moi : « je suis le père de cet enfant » ; « je suis le mari ou le compagnon de cette femme », « je suis le professeur de ce groupe d’élèves ». Par cette manière de parler et de sentir, je pose en premier, non pas ce qui m’appartient, ce qui est « à moi », mais la fonction que j’assume, la responsabilité que je me reconnais, le devoir, l’obligation que je me reconnais, envers d’autres êtres humains (et cela peut concerner aussi d’autres êtres). C’est là une manière de me relativiser, de me marginaliser, de relativiser ce moi qui s’approprie, qui veut pour lui, et qui, du coup, dans ses relations avec les autres et avec les choses, prend. Et si je me relativise, si je reconnais davantage mes obligations, mes devoirs, que « mes droits », je ne prends plus, je ne m’approprie plus. Je me situe dans un courant, dans un mouvement de vie et d’être qui va bien au-delà de « moi ». 

Je reviens au yoga. En pratiquant le yoga, disais-je, je me sens être dans mon corps d’une façon inédite, inouïe, nouvelle — en fait toujours nouvelle. Le moi se pense stable, permanent, il croit qu’il ne passe pas, et qu’il ne passera pas. Curieux, ces hommes qui croient qu’ils ne mourront pas (même si cette croyance exprime aussi une intuition juste, qu’il y a en moi quelque chose qui ne passe pas. Mais ce quelque chose, précisément, ce n’est pas ce moi, ni, c’est évident, ce corps). Ce sentir nouveau, ce sentir étrange du corps, développé par l’attitude de l’attention, de la présence lucide, de plus en plus lucide, neutre, objective, « froide », au corps que j’habite, n’est pas la sensation de mon corps. (Et pourtant, c’est bien la sensation de mon corps !!). Je sens mon corps, mais en observant attentivement ce corps de l’intérieur, mon corps perd ses limites. Ici, il est intéressant de comprendre l’importance de la vue. La vue me montre des formes, des contours, elle me montre l’extérieur des choses, leur frontière, pour mon corps, c’est ma peau. Elle ne me montre pas l’intérieur des choses. De ce point de vue, il est intéressant de réfléchir et de s’informer sur la manière de sentir de ceux qui sont aveugles. Et qui vivent pourtant eux aussi ! Leur manière de se représenter leur corps est autre. Mettez-vous, imaginez-vous à leur place. Relativité de notre représentation des choses et de nous-même. Et lorsque je suis attentif, les yeux fermés, à ce que je sens dans mon corps, mon corps devient un espace ouvert, que je parcours sans en rencontrer les limites, un espace que je pénètre, que j’explore sans fin en sentant toujours autre chose, et à chaque fois encore autre chose. D’abord des sensations de plus en plus nombreuses, de plus en plus fines, de plus en plus subtiles, c’est ainsi que je puis arriver à percevoir l’intérieur d’une articulation particulièrement sollicitée (par exemple) dans une posture, ou à sentir de plus en plus précisément mon cœur, un doigt, une partie quelconque de mon corps. Mais vous voyez bien que là, je sens encore, « mon corps » tel que je me le représente couram­ment, avec ses parties, que je me représente « objectivement » (c’est-à-dire ici séparément, comme une image est séparée de ce qui l’entoure : elle a un cadre). Tandis que dans la sensation dont je parle, je ne puis plus nommer ce que je sens, même après coup. Je sens quelque chose qui n’est plus nommable, dicible. Mais je le sens, ce n’est pas une pensée, une représentation, c’est une sensation. Qu’est-ce que je sens là ?? C’est mon mental, mon moi qui veut prendre, qui pose cette question, il se sent en péril devant quelque chose de nouveau, trop nouveau. Il montre par là l’importance de la peur en lui. Je sens là quelque chose qui dépasse tout ce que je pense, tout ce que je peux me représenter. Et je peux bien le décrire, c’est d’ailleurs précisément ce que je suis en train de faire, mais je ne peux absolument pas substituer une représentation, une pensée, un mot, un nom, à cette sensation que je sens dans mon corps de quelque chose que je ne peux même pas réduire à « un » corps ou me représenter comme un corps. Car ça n’a pas de limite ! Cet espace que je sens à l’intérieur de moi est aussi grand que le ciel étoilé. A l’intérieur de mon corps, il y a l’immensité de l’espace du ciel. Dans la sensation, je fais une expérience métaphysique (c’est-à-dire au-delà du physique). Telle est l’expérience du yoga.

Lorsque j’ai fait cette expérience, le yoga a commencé à prendre bien plus de place dans ma vie. Bien sûr, je ne voyais pas les choses aussi clairement que je peux les exprimer aujourd’hui, et peut-être cette description pourra-t-elle éclairer celles et ceux d’entre vous qui « commencent » (mais quand commence-t-on à sentir cela ? « Comment » étiez-vous, avant de naître, dans la matrice de votre mère, ou, qui sait ? « avant » ? N’est-ce pas plutôt, la naissance, la chute dans le temps, qui nous enferme dans les limites d’un corps, dans les limites d’un « moi », d’une « personnalité », à laquelle nous nous réduisons, alors que nous sommes bien plus grand que ça ?).

Et plus je pratique le yoga plus cette sensation d’ouverture, de présence intérieure, revient. Plus exactement, en pratiquant le yoga, c’est moi qui reviens de mon éloignement de l’être, à l’être profond qui est en moi ou, cela revient au même, que je suis, dont je suis une petite partie (mais j’en suis une partie totale tout est présent dans cette partie). Je suis cela, je le sens, dans une sensation, absolument incontestable comme toute sensation (quand je me brûle, ce n’est pas une pensée !), mais je suis absolument incapable de dire ce que je suis. Il est absolument impossible de nommer cela que je suis. On l’a pourtant nommé, depuis toujours, dans le langage des hommes, dans toutes les langues du monde. Mais on ne remarque pas la différence entre ce « nom » et tous les autres noms. Vous savez tous comment les hommes ont appelé cela. Ils l’ont appelé, dans notre langue occidentale : « Dieu ». Mais dès que je rajoute quelque chose, un attribut, une qualité, voire une « personnalité », je ne suis plus dans la sensation de ce je suis, mais dans une pensée, dans une représentation, donc ailleurs que dans cette sensation. Et, c’est un peu difficile à avaler pour les religieux dogmatiques, cela se passe dans mon corps ; jamais je ne ferai cette rencontre ailleurs que dans mon corps. Mon corps est la porte. Mais mon corps n’est pas le corps que je vois, le corps que je me représente comme « mien ». Je n’ai pas un corps, comme une chose qui m’appartient. Je suis un corps, qui est plus que tout ce que je puis me représenter, que tout ce que je puis nommer. 

Vivre le yoga, à chaque fois, c’est retrouver, toujours nouvelle, cette sensation pure de l’être à l’intérieur de son corps. C’est sentir la Vie dans sa majesté qui circule là. C’est sentir la puissance inimaginable qui me remplit, que je suis. Et, du coup, les limites que j’assignais à mes possibilités de bouger « sautent ». C’est « moi », mon petit moi, qui limite les possibilités de force, de souplesse, d’énergie à l’intérieur de moi. Lorsque je suis dans cette sensation profonde, il n’y a pas de limite. Et alors… 

Et alors, je sens comme une vague qui me traverse, comme un océan qui mugit en moi, mon cœur s’ouvre à l’infini, et je suis seulement dans l’amour. Je suis ce mouvement qui me traverse, qui traverse mon corps, qui manifeste l’illusion de la finition (ou de la définition) de ses limites. Et tous les êtres que je distingue dans le monde extérieur de la manifestation, des formes, des noms, sont, eux aussi, dans ce grand mouvement de l’être. Comment ne pourrais-je pas les aimer ? Ils sont, eux aussi, cet être que je suis, que je sens en moi bien plus grand que moi. Ils sont, eux aussi, cela que je sens, même s’ils ne le sentent pas, même s’ils sont affairés et distraits, même s’ils sont « bêtes et méchants ».

C’est sentir le passage, le mouvement des sensations, mais aussi des formes, des pensées, comme un processus global, cosmique, métaphysique. 

Comment le petit être que je suis ici, localement, dans les limites de ce corps, de cette vie individuelle, ne ressentirait pas alors un immense amour, une immense passion de vivre et de donner ? Et comment ne souhaiterait-il pas le partager, le donner, le confier au creux de l’oreille et au creux du cœur de ceux qui l’écoutent ? Il n’y a pas de choix ici. C’est purement naturel. Je ne décide pas. C’est ainsi. Qui a dit qu’on choisissait d’aimer ?


[1] Cet texte a été publié dans la revue 3e millénaire n°108, été 2013

Le sens de la pratique du hatha yoga

La pratique du yoga vient de très loin, plusieurs millénaires avant l’ère chrétienne. N’a-t-on pas trouvé une représentation de Shiva dans la position du lotus datant de la civilisation de l’Indus ? Cependant, le yoga de l’Inde est fort loin de la pratique courante du yoga dans le monde occidental, qui s’est ensuite répandue dans le reste du monde. 

Le mot yoga signifie « union », il a donné en français les mots « joug », « jonction », « joindre ». Il s’agit donc d’unir, mais quoi ? 

La réponse la plus large et la plus proche du sens originel du mot yoga serait : il s’agit d’unir l’âme individuelle à l’âme cosmique, l’individu au divin universel qui anime tout l’univers, en termes techniques issus des upanishads (avec les Védas, les textes fondateurs de l’hindouisme), il s’agit d’unir l’âtman, l’âme individuelle et le Brahman, la réalité ultime, l’absolu, le divin suprême au-delà de tous les dieux. Le yoga est donc la discipline au cours de laquelle cette union est recherchée et réalisée. 

Traditionnellement, c’est-à-dire depuis environ deux millénaires (on voit que l’histoire indienne est très longue et l’un de ses mystères est sa persistance en dépit du changement), on distingue quatre yogas. Le yoga de la connaissance, qui est une discipline intellectuelle et spirituelle, par laquelle le sujet comprend de mieux en mieux le monde et lui-même ; le yoga de l’action, thématisé de manière particulièrement célèbre dans la Bhagavad Gîtâ, selon lequel l’action doit être accomplie sans souci de son intérêt personnel ; il faut agir parce que la situation où nous nous trouvons exige de nous une certaine action, mais sans nous approprier cette action, sans vouloir nous approprier son résultat, que nous devons au contraire offrir à Dieu ; le yoga de l’amour ou de la dévotion, par lequel le sujet se voue et se consacre à une divinité (il peut choisir celle qu’il veut, étant entendu que tous les dieux sont des aspects d’un divin qui est au-delà de toute représentation) et, par cet abandon total à cette divinité, met de côté son égoïsme et son intérêt personnel. On voit que ces trois voies de la connaissance (jnana), de l’action (karma) et de la dévotion (bhakti) ne sont pas opposées, dans chacune d’elles, le sujet se « met de côté », il combat son égoïsme pour se vouer à quelque chose qui le dépasse. La vérité de la connaissance amène nécessairement à la connaissance de Dieu et à l’absorption du sujet dans le divin, c’est-à-dire à un moment où il ne s’agit plus que d’aimer le divin, de s’absorber en lui (le divin n’étant autre que le Brahman dont j’ai parlé plus haut) ; elle amène aussi nécessairement à agir de telle sorte que le sujet ne s’approprie pas l’action, mais la consacre à quelque chose de non-personnel. 

Mais alors, s’interrogera-t-on, qu’est-ce donc que le yoga devenu si courant et si connu dans le monde occidental ? 

Ce yoga est un yoga du corps, cela même qui semble faire obstacle à notre union au divin, car nos besoins et nos désirs sont liés à notre corps, qui, par définition, est privé. Notre corps est la source de notre égoïsme, de notre fermeture par rapport à la vérité et au divin. Il semblerait donc contradictoire de se soucier du corps. Mais cette contradiction n’est qu’apparente. Car le corps est précisément le terrain sur lequel se joue la discipline qui doit conduire l’âme individuelle à se joindre au divin, à l’universel. 

Patanjali, dans ses Yoga Sutras, nous expose le but du yoga, les moyens d’atteindre ce but (la sadhana, la discipline) et les pouvoirs que l’on acquiert au cours de la discipline et dont il ne faut pas user si l’on veut vraiment atteindre le but. Le but du yoga est selon lui de « contrôler les fluctuations du mental ». Autrement dit, le but du yoga est la paix de l’esprit, et c’est là une autre manière de formuler l’union de l’âtman avec le Brahman. Mais Patanjali ne parle que de technique. Il nous apprend d’une manière strictement scientifique à discipliner notre pensée pour parvenir à l’union. On appelle quelquefois le yoga inspiré par Patanjali (mais il est en un sens pratiqué par les jnana yogis, les karma yogis et les bhaktas) le Raja-yoga, le yoga royal (il y a un petit livre de Vivekananda qui porte ce titre). Le yoga royal, c’est le yoga de la maîtrise du mental qui nous permet de parvenir à l’union. Avec un mental agité, comment en effet y parvenir ; avec un mental dispersé, comment y parvenir ? Le yoga de Patanjali nous conduit à la concentration (ekagrata, onepointedness), qui nous conduit à la méditation (dhyana), et un état de méditation maintenu mène au samadhi, c’est-à-dire à l’état d’absoption, d’union parfaite. 

Il y a chez Patanjali, comme dans tous les yogas que j’ai évoqués, l’idée que le fait de s’unir intérieurement au divin en soi, c’est retrouver sa vraie nature, sa vraie réalité (ce qui évidemment implique une prise de distance vis-à-vis du « monde »). 

Le yoga du corps, ou le hatha yoga, est une discipline corporelle visant au même but que les autres yogas, mais au moyen du travail sur le corps. 

Le hatha yoga est extérieurement une sorte de gymnastique, on pratique des étirements, on s’efforce de rendre le corps plus fort et plus souple, mais c’est intérieurement un travail d’unification de soi, de concentration, visant à la maîtrise des fluctuations du mental (ces pensées qui tournent en moi et dont je n’arrive pas à me débarrasser, ce qui me donne un témoignage de mon esclavage, de mon automatisme, de mon absence de vraie liberté). C’est pourquoi il peut y avoir des ressemblances entre certains exercices de gymnastique et des postures de yoga, mais il y a une différence essentielle, c’est que le yoga ne vise pas la performance, mais à se concentrer de plus en plus sur ce que l’on fait, à avoir une conscience de plus en plus grande, de plus en plus large. Le yoga consiste à être attentif à ce que l’on fait et quand on est dans un asana, une posture, à prendre conscience de tout ce qui est en jeu, à la fois physiquement (les muscles, les articulations, les orientations du corps) et psychiquement. Afin de parvenir, par ce travail sur le corps et sur le mental, à l’union suprême, l’absorption dans l’être ou dans le divin.

Par suite, c’est l’aspect psychique qui est le plus important dans le yoga, y compris dans le yoga corporel. Le yoga, c’est être attentif, le plus possible. Et cette dernière expression ne nous montre pas seulement que nous pouvons l’être toujours davantage (ce qui est déjà en soi une découverte quand on la fait soi-même), mais surtout que nous le sommes généralement très peu. Par suite, la discipline du corps est inséparable de la discipline du mental. Elle en est le moyen

Les yogis ont d’abord été découverts par l’occident par les extraordinaires performances physiques qu’ils accomplissaient (s’infliger des blessures sans sourciller, contrôler les battements de son cœur et les ralentir jusqu’à paraître privé de vie, puis revenir à la vie…). Il est bien évident que les foules qui se pressent dans les cours de yoga n’ont aucunement pour but de telles performances. Pour la plupart des pratiquants de yoga dans le monde, il s’agit simplement d’être « bien dans son corps ou/et dans sa tête ». Cependant, il faut tout de même savoir que ces performances, qui ne sont jamais recherchées par les vrais yogis, sont des conséquences d’une très grande maîtrise du corps. 

Au cours du 20e siècle et surtout dans la deuxième moitié, le yoga a commencé à être pratiqué par un grand nombre d’occidentaux attirés par l’Inde et sa spiritualité. En Inde même, des écoles apparurent (alors qu’auparavant, cela se pratiquait seulement dans une relation de maître à disciple). Celui qui est à beaucoup d’égards à l’origine des plus célèbres écoles de yoga d’aujourd’hui s’appelait Krishnamacharya et il avait été invité par le maharaja de Mysore à vivre auprès de lui et à enseigner. Il a eu comme élève Pattabhi Jois, qui a fondé l’école du « Ashtanga yoga » et B.K.S. Iyengar qui a fondé l’école qui porte son nom. Mais il y a aussi bien d’autres écoles estimables en Inde et aujourd’hui, elles prolifèrent dans le monde entier. Et il y a sans doute des pratiquants remarquables dans beaucoup, mais la profondeur de l’exigence et de la rigueur dans l’analyse des postures dans le yoga Iyengar me semble aujourd’hui sans égale. Et cette tradition de Krishnamacharya ne laisse pas de côté la dimension mentale et spirituelle du yoga. Et dans les années soixante, la pratique du yoga a commencé à devenir très courante en occident. 

Et il existe aussi des vogues plus ou moins trom­peuses, qui veulent profiter de l’engouement pour le yoga en occident. Le yoga Bikram est peut-être la plus visible aujourd’hui. Le fait de pratiquer le yoga dans une salle chauffée à plus de trente degrés en est le signe distinctif, dont l’utilité peut être contestée. Comme aussi sa tentative de faire breveter des postures de yoga connues depuis des millénaires[1]. Mais bien sûr, il y a bien d’autres formes d’escroquerie au monde, dans de tout autres domaines que le yoga. Et si les pratiquants du « yoga Bikram » s’en trouvent bien, je ne veux en aucun cas les en dissuader. Je voulais seulement rappeler ici aussi succinctement que possible le sens de la pratique du yoga. 


[1] Voir à ce sujet l’article de Laxmi Devi dans le Times of India (repris dans Courrier International du 20/VII/2005) et intitulé « Breveter la postures, une belle imposture ».

De la tristesse, du malheur

Une lettre à une amie « triste »

La tristesse, le malheur, la déprime. La condition humaine, tout simplement. Le Bouddha (ce qui signifie « l’éveillé ») a dit « Tout est souffrance », tout dans la vie humaine est souffrance parce que, comme le dit joliment Montaigne dans un petit « essai » « Nous ne goûtons rien de pur » autrement dit, nos plus grands plaisirs sont mêlés de douleur et lorsque nous souf­frons le plaisir peut ne pas être si loin qu’il le semble. En tous cas, il est clair que la fin d’une douleur donne un certain plaisir.

Telle est la condition humaine. 

Mais le Bouddha a dit aussi — comme tous les grands maîtres spirituels, « il y a une voie pour sortir de la souffrance ». Car la condition humaine est aussi de ne pouvoir accepter la souffrance, de ne pas s’y résoudre, de ne pas s’y résigner, de vouloir en sortir, de vouloir être heureux, vraiment heureux. Et si nous sommes souvent dans le malheur, nous connaissons aussi la joie, même si elle ne dure pas. Nous croyons souvent à tort que « les autres » ne connaissent pas la souf­fran­ce qui est la nôtre, que personne ne souffre comme « moi ». En ce sens, la souffrance est « égoïste », elle est aspi­ra­tion à ce que les autres nous aiment, se tournent vers nous, à ce que j’obtienne ce que je veux, moi, le bonheur, la joie, le plaisir. « Personne ne m’aime » dit l’ego à l’intérieur de nous, et il dit aussi que je ne suis pas responsable, mais que ce sont les autres, le monde, la société, voire Dieu même, qui sont responsables de mon mal­heur. Et j’en fais ainsi aussi les respon­sa­bles possibles de mon bonheur et donc je me tourne vers eux pour qu’ils me rendent « heureux ». 

C’est là l’erreur. Le bonheur ne vient pas des autres, il ne peut pas en venir. La sa­gesse (et l’intelligence) me dit au contraire: « tu es responsable de ta vie, de tout ce qui t’arrive et, si tu reviens en toi-même, si tu réfléchis, si tu apprends, tu connaîtras la joie. » Car, lorsque j’ai installé le bonheur en moi, les autres me le renvoient aussi. 

Il faut revenir en soi-même, dans cette solitude royale où je suis au calme, et ex­plorer, observer. Se connaître, démasquer tous mes faux-semblants, tout ce qui en moi n’est pas vraiment moi. Et c’est là que je rencontre le calme, l’abandon, l’espace intérieur immense, l’amour sans limite. 

De là, je reviens vers les autres, je suis « avec » les autres. Et, parce que je suis dans l’amour, parce que je suis amour, je donne de l’amour. J’en donne « en veux-tu en voilà », sans souci de possession, pour le seul plaisir de donner. 

Mais je reviens au malheur. 

La seule forme universelle du malheur, c’est le manque d’amour. Et plus encore, la source la plus courante, la plus concrète, la plus évidente, du malheur, c’est le manque de faire l’amour, c’est le manque de plaisir dans la relation d’amour physique. Au fond, tu le sais et nous le savons tous. Mais je le sais d’autant mieux que j’ai connu un tel plaisir, une telle union. Tant que je ne l’ai pas connu, c’est comme une repré­sen­tation, un fantasme, une aspiration vague et en même temps que j’y crois, je doute que ce soit possible (mais cette aspiration est vraie, elle est fondée dans la nature des choses). Et la société nous pousse à ne pas regarder cela en face. Ou à le considérer de façon technique. Ou à égaliser l’amour « nor­mal » entre la femme et l’homme et l’amour entre femmes ou entre hommes, ce qui désoriente encore davantage les jeu­nes gens qui ne savent plus quoi faire. Une union homosexuelle est fondamenta­le­ment stérile (sur tous les plans) et tous les con­tournements par la technique n’y fe­ront rien.

Il faut bien faire l’amour physique, mais bien faire l’amour, cela implique de l’a­mour et donc que l’on n’oppose pas le dé­sir sexuel et l’amour. C’est la forme pre­miè­re de l’amour, c’en est la forme fonda­mentale, première sur cette terre. C’est d’un faire l’amour que nous sommes ici tous issus et toutes issues. Je viens de là, c’est mon origine. Même si j’ai aussi une origine qu’on peut dire « céleste ». 

     Car il est vrai aussi que l’amour est plus et autre chose que le désir sexuel et que si le désir sexuel est l’origine de mon corps, ce n’est pas l’origine de mon « âme », ou de mon être le plus profond. Mais je suis un être incarné, je ne suis pas un pur esprit (gardons toujours à l’esprit ce mot de Pascal : « L’homme n’est ni ange, ni bête, et qui veut faire l’ange, fait la bê­te. ») Il faut donc que je connaisse l’ac­com­plissement sur le plan physique pour pou­voir me tourner sainement vers le spirituel. Sinon, je n’ai qu’une vision tron­quée de la vie. 

     Je reviens sur la question de l’homo­sexualité pour tenter de me faire mieux com­prendre. Il peut certes y avoir de l’a­mour entre deux hommes ou deux fem­mes, c’est parfaitement clair. Sim­ple­ment, nous avons un corps sexué et cela nous identifie et détermine la voie de notre accomplissement sur le plan physique. Vouloir changer de sexe, se dire « inter­mé­diaire » ou « autre » ou « trans », c’est pren­dre un fantasme pour la réalité, c’est voir les relations humaines d’un point de vue « technique ». Je « peux » changer de sexe. La technique, la science, nous fait croire que beaucoup de choses sont possibles. Beaucoup, certainement. Tout, certai­ne­ment pas. Et la réalité des corps fait que le corps de l’homme est fait pour le corps de la femme et inversement. Ils sont destinés par leurs corps à s’unir. Et l’accom­plisse­ment de l’amour physique ne saurait être ressenti entre deux hommes et deux fem­mes. Bien sûr, on le prétendra, dans l’ab­strait. Et qui pourra le prouver ? En fait, seuls les femmes et les hommes qui ont vraiment connu l’accomplissement de l’a­mour physique pourront dire ce qu’il en est vraiment. Ils gardent cependant le silence, car la vérité n’a pas besoin d’être pro­cla­mée si elle est vécue. Et comme beaucoup de gens sont frustrés sur ce point, ils seront peut-être en petit nombre. Peu importe. 

Si tu comprends que tu as besoin de bien faire l’amour avec un homme, tu apprends à le faire de mieux en mieux et l’amour devient une voie de connaissance de soi. 

Mais l’amour n’est pas possession, il est don. 

Tu as donc toutes les cartes en main. Sauras-tu jouer au jeu de la vie ? Et dépas­ser le malheur tout en acceptant la con­di­tion humaine. 

En amour, 

Olivier

Lettre à un élève malade, quelques mots pour mieux comprendre ce qui est en jeu dans une séance de yoga

Comme tu as pu t’en apercevoir, même si cela est profond et a du mal à devenir pleinement conscient dans sa vérité, à la fin de chaque cours de yoga, on se sent mieux, plus calme, plus tonique, plus détendu, non pas au sens d’une corde de guitare (par ex), car alors, si elle n’a pas la bonne tension, et cela sonne faux (la guitare est « désaccordée »), mais au sens où toutes les cordes sont tendues à la bonne tension. La vraie détente est vitalité, la vraie relaxation n’est pas un relâchement, mais une dynamisation, une recharge. Je sens alors tout mon corps vivant, et, tout simplement, je me sens « bien ». Mais on se souvient plus facilement du mal, de la maladie, du malheur, que du bien, du bonheur que l’on a eu, de la santé dont on jouissait avant d’être malade. Du coup, lorsque je parle de mon expérience en yoga, j’ai tendance à utiliser de nouveau les catégories du langage ordinaire, dans lesquelles, « le yoga, ça détend », sans aller chercher plus loin. Et pourquoi d’ailleurs aller chercher plus loin ? Ces bavardages sur le yoga sont comme tous les bavardages, ils meublent la conversation et ne visent pas à nous faire sentir la vérité, ils expriment, ou simulent, une relation entre les interlocuteurs. Mais ces bavardages peuvent aussi égarer si on se met à y croire, à juger (soi et les autres) à partir des notions qu’ils véhiculent, tant donc que l’on ne cultive pas en soi la conscience, la discrimination, donc une certaine mise à distance de toutes les catégories pour s’ouvrir à l’expérience vécue, à ce que j’ai vraiment senti, à ce que je sens actuellement véritablement. NE CROYEZ EN RIEN, SENTEZ, OBSERVEZ, FAITES VOTRE EXPERIENCE. Cela seul a vraiment de la valeur C’est la raison pour laquelle il faut cultiver cette attitude de l’observateur qui ne juge pas, qui n’a pas de catégories, qui s’ouvre au réel, qui cultive sa sensibilité et même sa vulnérabilité. Alors, on cesse de bavarder, on agit, même si l’on est apparemment « passif ». L’action purifie, elle nettoie le mental et le met à sa place.

Pourquoi le yoga fait-il du bien? 

Parce qu’il accorde toutes nos cordes, tous les niveaux de notre être, en les englobant, en les incluant, en les accordant dans une harmonie vibratoire sensible que nous vivons, que nous sommes lorsque nous pratiquons et un peu après (ensuite, le mental revient et s’installe, ou veut s’installer, sur le trône). 

Pour revenir à ton cas, tu t’es fait mal à un endroit, tu t’es fait une entorse, tu t’es cassé la jambe, tu as mal aux dents, n’importe quelle douleur, n’importe quelle tension-raideur, n’importe quelle maladie. Notre tendance, lorsqu’on s’est fait mal, lorsqu’on est « mal », est de rester dans notre lit, et de ne rien faire (et si l’on est vraiment « mal », on ne peut rien faire !). Mais on ne s’aperçoit pas ainsi, car cela se passe dans le subconscient, que l’on s’enferme dans le mental, dans la représentation que « je ne vais pas bien » et cette représentation même est limitante, elle nous maintient dans la maladie. Qui de nous ne s’est pas senti « grippé » un jour, mais il y avait quelque chose qu’il fallait absolument faire et donc, à ce moment, nous n’avons pas écouté notre maladie, nous ne nous sommes pas apitoyés sur nous-même et nous avons agi, nous avons fait ce qu’il fallait faire. Et alors, étrangement, la « grippe » passe au second plan, voire disparaît tout à fait, ou en tout cas, elle s’estompe, elle n’a pas pris toute la place. Je ne dis pas qu’il en est « toujours » ainsi, mais c’est souvent le cas, ou en tout cas ça l’a été dans mon expérience.

Si vous n’êtes pas bien, et que c’est le jour du cours de yoga. Si vous n’êtes pas complètement invalide, venez quand même. Vous vous apercevrez à votre grande surprise que même si vous êtes perclus de douleurs en arrivant, vous vous sentirez quand même mieux à la fin du cours. Et si vous vous sentez mieux, c’est tout simplement que vous avez « décroché » de votre mental, de votre représentation limitée de vous-même. La plupart du temps, prenez-en conscience, nous sommes « accrocs », « accrochés » à notre mental, à nos représentations, à nos défenses, à notre image négative de nous-même. Comment se fait-il que nous soyons ainsi « accrocs » à préférer bizarrement le « mal » au « bien »? Je te laisse réfléchir à cette question. Dans un autre domaine, Freud parlait des « bénéfices secondaires » de la névrose : la névrose m’empoisonne la vie, mais j’y suis habitué, et cela me conforte dans une certaine image, dans une certaine attitude. Si bien que je suis attaché à ma névrose, je « l’aime » même si au fond de moi, il y a aussi l’aspiration à m’en libérer. 

Pensez simplement aussi au chantage affectif que chacun a tendance à faire lorsqu’il est malade : « je voudrais bien que les autres tournent autour de moi, qu’ils s’occupent de moi, qu’ils me prennent en charge ». Celui qui a vécu, dans une famille par exemple, le « poids lourd » d’un parent malade qui argue de sa maladie pour faire peser une autorité tyrannique (d’autant plus tyrannique qu’elle est « morale », apparemment « non-violente »), a senti le piège et s’effor­ce peut-être de ne pas y céder. Cela ne veut pas dire qu’il faut être impitoyable envers le malade qui souffre, même si c’est vous, mais ici comme ailleurs, il faut faire preuve de discernement. C’est-à-dire de conscience, d’ouverture à ce qui est, et non à des représentations que l’on se fait (à mes représentations d’abord, mais aussi à celles des autres). Quand j’étais jeune homme, j’ai lu « La pitié dangereuse » de Stefan Zweig, l’histoire d’un jeune homme dont une femme tombe amoureuse ; il ne l’aime pas et lui refuse son amour ; elle se jette par la fenêtre du haut d’une tour ; elle ne meurt pas, mais devient invalide ; et par pitié, le jeune homme l’épouse. Je me souviens encore de mon sentiment à cette lecture d’une fausseté de sentiment, d’un enfermement moral, d’une négation du véritable amour. Bien sûr, je relativise, le fait de se dévouer pour les autres, de les aimer (comme nous le faisons presque sans y penser pour nos enfants et celui ou celle que nous aimons particulièrement) peut être très beau. Mais il faut que cela soit fait gratuitement, sans désir d’obtenir quelque chose en retour. Sinon, c’est un amour mercenaire, qui cache, derrière le dévouement, une volonté de posséder et d’enfermer l’autre. 

Tout ça pour dire que chaque fois que vous n’allez pas bien, faites quand même du yoga, mais toujours avec conscience, avec discernement (qui implique observation attentive de soi), faites quand même du yoga, et venez au cours. Le fait d’agir, et le fait de faire circuler l’énergie dans le corps, marginalise le mental, réveille les sources de vie à l’intérieur de soi, donc stimule le retour naturel à la santé. Tout « mal » est un blocage d’énergie. Le bien est harmonie, harmonisation, l’équilibre toujours à reprendre (et en même temps toujours repris spontanément par la force de vie qui est en moi… tant que je suis vivant) entre tous les niveaux de mon être. Le physique, le physiologique-énergétique-vital, l’émotionnel, le mental, le spirituel, l’intel­ligence supérieure, l’amour libre et sans possession, la joie, la béatitude (c’est-à-dire le sentiment d’union, d’unité), la communion avec son être le plus profond (qu’on peut, si l’on veut, appeler Soi ou le brahman ou Dieu), l’absorption dans l’être au-delà de ma petite personne, de mon petit moi qui souffre (c’est toujours l’ego qui souffre, toute souffrance est égoïste, observez-le).  C’est cela que vise le yoga. C’est le grand but. 

Mais chaque pratique, chaque posture, est une occasion de redynamiser à la fois le corps et l’esprit. Et en expérimentant à chaque fois à nouveau cette harmonisation qui se fait en moi, j’avance vers le grand but et une grande stabilité, une grande paix s’installe en moi.  

Je salue la force créatrice en vous, 

Olivier

Effets de la pratique du yoga

A mesure que la pratique du yoga s’installe dans mon corps, dans tout mon être, ma sensibilité s’aiguise, je sens de plus en plus de choses. Cela se fait lentement, imperceptiblement. Souvenez-vous simplement de la première fois où vous avez eu l’occasion de revenir avec attention à votre corps et d’explorer si peu que ce soit vos sensations.

Les postures du yoga sont fondées sur une connaissance profonde du corps humain, de l’être humain tout entier. Elles stimulent, non seulement le système musculaire, mais le système glandulaire, si important pour l’ensemble du métabolisme, et le système nerveux. En pratiquant le yoga, on entretient, on recouvre la santé, mais aussi par l’attention constamment suscitée par l’exploration du corps et l’exigence de concentration, on stimule puissamment le système nerveux et son maître, votre être le plus profond, ce que vous êtes dans votre nature profonde, votre Conscience, votre âme. Mots surannés peut-être, mais peut-être pas… En tout cas, cette expérience est rigoureusement personnelle et ne saurait être partagée. C’est la raison pour laquelle, dans ce travail, sur ce chemin, nous sommes totalement seuls. Bien sûr nous pouvons partager et nous partageons avec les autres et c’est très agréable. Par exemple, nous partageons en cours de yoga, d’une manière non verbale, par le seul fait d’être ensemble. Et bien sûr, nous partageons avec tous ceux qui nous sont proches. Mais chacun connaît également les difficultés relationnelles, les incompréhensions, les conflits, qui mettent en évidence l’irréductibilité de ma subjectivité, et donc de ma solitude. On confond souvent l’amour avec le fait de n’être pas seul, je dirais plutôt que je ne puis aimer véritablement (c’est-à-dire sans volonté de m’approprier l’autre ou de le soumettre à mes désirs) que si j’ai pris conscience de ma solitude et que je l’ai acceptée comme mon chemin de responsabilité et d’autonomie. Je t’aime alors, depuis ma solitude et ma liberté. Et, du même coup, ce que j’aime, c’est aussi ta solitude et ta liberté.

Face aux émotions

Il y a les faits, ce qui est, ce que je ne peux pas nier (cela ne m’empêche pas de le faire !) : C’est difficile pour moi. J’avais espéré quelque chose, j’avais entrepris quelque chose et ça ne marche pas comme je voudrais. J’affronte les faits, je fais ce qu’il y a à faire. Pas d’émotion, je fais ce que je peux, du mieux que je peux. Il adviendra ce qu’il adviendra, on verra ça dans le futur, aujourd’hui, je fais mon job. Et je peux avoir des relations dépassionnées, ce qui ne veut pas dire inamicales ni indifférentes, avec les autres.

Si je suis dans l’émotion, au contraire, je ne pense qu’à moi, et je pense que personne n’est dans la merde autant que moi. Et si je suis en colère, j’accuse l’autre d’être dans une meilleure situation que moi, et à la limite, à mes dépens. De là à lui imputer mes propres difficultés, il n’y a pas loin. « Si ces gens-là n’étaient pas comme ça, ce serait plus facile pour moi. » 

Est-ce vrai ? Pose-toi sérieusement la question.

Je suis dans une situation difficile parce que je m’y suis mis, ce n’est la faute à personne d’autre qu’à moi. Ce qui m’arrive est le résultat d’un certain nombre d’actions que j’ai faites dans le passé, d’un certain nombre de choix que j’ai faits dans le passé. Je suis donc responsable, au moins en partie, de la merde dans laquelle je me trouve, si je me trouve dans la merde. Mais c’est déjà évaluer, c’est déjà juger que de dire que je suis « dans la merde ». Ce qui est objectif, c’est seulement que « C’est difficile ». Et c’est seulement de l’extérieur que je peux juger que c’est facile pour quelqu’un. Efforce-toi de t’en abstenir, pour ton propre bien.

La colère est une pitrerie mentale, un cirque que je me fais à moi-même, et que je fais aux autres. Mais ça marche souvent moins bien avec les autres. Quelqu’un de coléreux, on le craint peut-être, on finit certainement par le fuir.  Il est clair qu’il faut le fuir, le quitter, c’est un empoisonneur.

Une émotion (ici la colère), ça consiste à se faire du cinéma sur le malheur (ou « l’extraordinaire bonheur » au contraire, dans le cas d’une émotion positive, qui elle aussi trompe) dans lequel je suis, ça consiste à me prendre pour le centre du monde. C’est un fait que l’on apprend peu à peu : je ne suis pas le centre du monde.

Si j’accuse ou si je blâme quiconque (et qu’est-ce que je fais d’autre quand je suis en colère ?), je fais comme si cette personne était responsable de quelque chose dans ma vie.

Dans ma vie, personne d’autre que moi n’est responsable de ma vie. Si ce que je fais me plaît, je suis content, si ça ne me plaît pas, je fais ce que je peux pour arrêter. Si je ne peux pas arrêter, et je ne peux pas évidemment arrêter « tout d’un coup » une action que j’ai commencée, alors, je dois accepter la situation sans faire de cirque, sans blâmer ni accuser personne, en organisant intelligemment mon départ. 

Sortir de son émotion, l’observer, la dissoudre, être vrai, par rapport à ce qui est, et par rapport aux autres. 

Pas de jérémiades. Les gens qui se lamentent sur leur sort sont insupportables (la plainte, s’apitoyer sur son sort, et la colère sont très proches). Maladie d’irresponsable.

Être clair, affronter les faits, être aimable avec tous, sans en rajouter. 

L’émotion vient d’une autre maladie : penser. Le but : Faire cesser la pensée qui ne cesse de tourner en moi. Facile à dire, je sais bien… 

Olivier Sedeyn

L’expérience de la présence paisible à soi

L’expérience de la présence paisible à soi qui découle d’une séance de yoga est une expérience coupée du mental (même si le mental ne cesse d’essayer d’interférer, il ne peut pas empêcher que, ne serait-ce que quelques secondes, j’entre en contact profond avec mon corps). Elle est sensible et sans mots, même si je rajoute souvent des mots (qui ne font que réduire l’expérience à une catégorie, c’est-à-dire à du passé familier bien connu, alors que c’est du réel irréductible à du connu). De ce fait, je ne peux pas m’en souvenir, parce que je ne peux pas m’en faire une représentation. Je ne peux que la réactualiser, refaire à nouveau, pour mon plus grand plaisir, cette expérience, qui sera toujours une nouvelle expérience. Mais je peux aussi, peut-être avez-vous observé cela, oublier tout simplement que cette expérience a eu lieu, et me couper, à nouveau, de ma réalité profonde.

J’espère la partager avec vous à nouveau. Même si, profondément, le lieu du partage est strictement intérieur et propre à chacun. C’est encore une chose étrange et riche : je reste à l’intérieur de moi, dans mes sensations, irréductibles à celles d’autrui et impartageables, et cependant, en descendant dans les profondeurs de mon corps, de mon être, je me sens profondément en lien avec les autres. Profondément en partage. 

Sur l’amour et la maturité, le basique et l’essentiel

Une lettre à une amie:

Quelques observations après notre entretien téléphonique. 

En tant qu’animal humain, de quoi avons-nous besoin? Lorsque nous aimons, qu’aimons-nous? Basiquement, nous avons besoin de chaleur humaine, de câlins, de faire l’amour. Et comme nous avons besoin de cela, nous avons besoin de nous attacher celle ou celui qui nous en donne. De là les unions, officielles ou non, de là tous les couples. 

C’est important, c’est basique. Est-ce essentiel? Se poser la question. 

Il est bon de rencontrer l’autre sexe, de partager avec lui, de faire l’amour, le mieux possible, le plus intensément possible. En un sens, c’est une nécessité, c’est équilibrant, cela fait circuler l’énergie, cela fait cesser le manège du mental et bien des souffrances avec lui. Il faudrait donc pouvoir faire l’amour facilement, légèrement, pour le plaisir, comme des animaux qui se rencontrent, s’accouplent et se séparent, mais avec l’intelligence et l’attention d’un être conscient. Qu’est-ce qui empêche de se comporter ainsi? La plupart du temps, des « théories » plus ou moins fumeuses et plus ou moins « morales ». La morale, où faut-il se la mettre !? Amusant de voir notre époque fondamentalement immoraliste d’un côté, implorer l’observance de la morale de l’autre. Un peu comme les homos qui veulent qu’on les respecte, qu’on soit gentil avec eux, qu’on leur donne des droits ! Des droits, des droits ! Un « droit à l’amour », garanti, comme on a, paraît-il, un « droit au logement » ? Ce droit-là, bien « gauche », serait contradictoire à un autre « droit », le droit à la liberté. Mais peut-on avoir « droit » à la liberté? La liberté ne se conquiert-elle pas, toujours, et d’abord à l’intérieur, contre ses propres faiblesses, ses propres refus d’être libre, c’est-à-dire adulte ?

L’essentiel, qui n’est pas le basique : Grandir, devenir plus conscient, moins moutonnier, moins bête, plus riche de son humanité, de sa divinité, de sa force, de sa créativité. Devenir le divin que l’on est. Pas cet être dépendant qu’est celui ou celle qui demande. Et qu’y a-t-il de pire, et de plus avilissant qu’une demande d’amour. Je suis amour, qu’ai-je à faire de le demander? Je le donne, je n’ai pas besoin d’en recevoir parce que je sens que j’en reçois. Je suis suffisamment riche pour donner, et mon don est tellement riche qu’inévitablement, j’en reçois. N’en ai-je pas conscience? Je dis alors que l’on ne m’aime pas, que je n’ai pas d’amour. Vérité ou mensonge?

L’essentiel? Grandir, mûrir, refuser toutes les sécurités trompeuses. Et le couple, n’est-ce pas justement une telle sécurité? Ne sentons-nous pas quelquefois lorsque nous nous habituons si agréablement à la présence d’un autre dans notre lit, contre nous, au plaisir que nous avons à nous frotter contre lui, que cela nous endort ? Que cela ternit l’éclat de notre amour ? Que cela nous conforte dans ce que nous sommes déjà, en fermant les yeux et les oreilles à l’appel du dépassement de soi ? L’amour est dépasse­ment de soi, pas confort et réconfort.

J’ai senti tout cela. Je refuse les sécurités. Je n’attends pas qu’on m’aime. L’amour est abondant, en moi et partout, je n’en manquerai jamais. C’est « moi » qui m’enfermerais plutôt dans la pensée qu’on ne m’aime pas. Et cette pensée est mortifère et servile. 

Est-ce que je veux être un esclave? Non, je veux être un maître, non pas d’un autre, ou d’une autre, ou de mille autres, mais de l’esclave qui est en moi, je veux dire ma petite personnalité défensive et défiante. Et je ne veux ne pas me laisser asservir par ses besoins d’esclave. 

Qui parle ici, moi, toi, ou l’être vivant dans l’être humain qui ne veut pas être l’être mort et asservi qui demande, l’être vivant qui ne veut pas se laisser tuer par les conventions et les discours conformistes, bien pensants, gnan-gnan et tristes ? 

Souvenez-vous avec gratitude de ceux et de celles que vous avez aimés.

Qu’est-ce qui, en nous, est « vrai »?

Qu’est-ce qui en nous est vrai? Notre attitude, nos opinions, la manière dont nous nous affirmons? Ou l’être profond, quelquefois serein et paisible, mais souvent triste, souvent malheureux, presque toujours blessé, qui se sent vulnérable? 

L’attitude, la pose, que nous adoptons envers les autres, notre attitude extérieure nous sait vulnérable, même si elle nous empêche d’en être conscient ; et qu’elle cache cette vulnérabilité. Mais le masque sait qu’il est un masque. Et j’en suis aussi quelquefois conscient, n’est-ce pas ? 

Et pourtant, c’est cette vulnérabilité, cette sensibilité, qui fait de nous des êtres humains vivants, et non morts. Quand l’attitude aura tout cuirassé, quand je serai devenu identique à l’image que je me fais de moi, à l’image que je construis de moi et que je projette au dehors, pour les autres, je serai bien mort, même si je ne suis pas encore dans la tombe. Quelqu’un m’a dit un jour, aux premiers temps de mon « apprentissage », alors que j’exprimais ma souffrance: « ce sont tes faiblesses aussi qui te rendent aimable ». Cela m’a surpris, et cette phrase n’a pas cessé depuis de mûrir en moi. 

Ecouter cette vulnérabilité, l’accepter en soi, l’observer, voir quelles indications elle donne sur mon désir, mes aspirations, mes frustrations aussi. Si je les regarde elles aussi, je vois au-delà; je vais déjà un peu au-delà.

Où donc ? 

Vers le contentement. Pas la satisfaction, le contentement. Il faudrait, nous devrions, être toujours content. Content de ce que nous avons, de notre sort, content de vivre. Soyez contents, mais jamais satisfaits, repus, prêt à dormir d’un sommeil encore plus profond, encore plus lourd. Sachons donner notre bonne nature, c’est-à-dire notre sourire, notre amabilité, notre gentillesse, plutôt que notre mauvaise humeur, notre colère et toutes nos émotions négatives. Nous sommes responsables de l’effet que nous faisons sur les autres. Avez-vous jamais senti l’effet de la colère, rentrée ou pas, d’un autre sur vous? Avez-vous senti l’atmosphère que quelqu’un de mauvaise humeur diffuse autour de lui? Et au contraire, vous avez certainement senti la légèreté, la joie, la facilité et la douceur de quelqu’un qui vous parle gentiment et qui donne ce que j’appelle « sa bonne nature »? C’est ce que donne sans jamais y penser, tout naturellement, un enfant paisible. Cela n’a rien de gnan-gnan ni de cul-béni. Nous devrions agir en conséquence. Maîtriser nos émotions négatives, ne pas les exprimer extérieurement, mais les observer ; et manifester autour de nous notre joie et notre amour. Cela aussi s’apprend. Par la pratique, par l’exercice, par la vigilance constante, de plus en plus constante. Par le nettoyage intérieur, la purification de l’ego.

Olivier Sedeyn

L’expérience du yoga

Nous faisons souvent du yoga pour notre santé et il est absolument incontestable que la santé en bénéficie (il est vrai que seuls peuvent le dire ceux qui en ont fait l’expérience réelle au cours d’un temps souvent assez long). Mais plus profondément, plus loin que la santé, il y a l’être que je suis, qui s’avance dans la nuit du monde, et qui cherche la lumière. En faisant du yoga, j’abandonne tous les repères extérieurs (pensées, opinions, désirs, émotions, attachements) et je m’abandonne au mouvement de mon attention attentive qui explore ses sensations, la vie dans son corps, qui va bien plus loin que la corporéité « plate », celle du corps grossier, visible et tangible. Ou, inversement, ce corps que je croyais « grossier » devient profond, subtil, vivant d’une vie que je ne lui connaissais pas, étonnamment et puissamment « réelle ». Souvenons-nous que tous les mots que nous utilisons (ce sont des outils, des signes, des indications), comme « grossier » et « subtil » ne peuvent décrire exactement la réalité ultime qu’ils visent et éclairent néanmoins.

C’est à explorer cet « espace intérieur » que je vous convie, à chaque fois, et à chaque fois, c’est différent, car tout est différent. Tout est toujours différent. Ce qui ne change pas, c’est « seulement » l’attention que nous sommes capables de mobiliser, d’orienter sans rigidité, avec abandon (paradoxe : comment orienter l’attention avec abandon?), sur nos sensations, sur la vie qui est en nous. Alors, nous touchons à cet agir menant au non-agir dont parlent beaucoup de textes orientaux. On fait des efforts, et quelquefois on « sue », mais dans l’intention souple et non rigide de parvenir à l’abandon, à une réceptivité à ce que l’on ne peut pas attendre, à nous ouvrir vraiment et profondément à l’Inconnu. Être attentif à l’inattendu, paradoxe encore sans doute. Mais le merveilleux, c’est que l’inattendu à chaque fois, est au rendez-vous. Si je suis présent. Et cette attention retrouvée, cette conscience ouverte, c’est « Moi », le « moi » de Krishna (figure de l’Absolu) dans la Bhagavad Gîta, l’absolu senti au plus profond de soi, dans le silence et dans le calme. Cette exploration est donc vraiment une voie de connaissance de soi, de réalisation de soi. Parfaitement singulière en chacun. Le maître est à l’intérieur de chacun, il est à la fois l’être qui palpite et que je sens et l’attention qui en prend conscience et observe impartialement. 

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