Éleuthère

Olivier Sedeyn Yoga, Chant, Vers la Sagesse

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Pascal sur la vérité et le mensonge entre les hommes

« 1/ Chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne de la vérité, parce qu’on appréhende plus de blesser ceux dont l’affection est plus utile et l’aversion plus dangereuse. 2/ Un prince sera la fable de toute l’Europe, et lui seul n’en saura rien. 3/ Je ne m’en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désa­vantageux à ceux qui la disent, parce qu’ils se font haïr. 4/ Or, ceux qui vi­vent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu’ils servent ; et ainsi, ils n’ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant eux-mêmes. 5/ Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n’en sont pas exemptes, parce qu’il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. 6/ Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-trom­per et s’entre-flatter. 7/ Personne ne parle en notre présence comme il en parle en notre absence. 8/ L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d’amitiés subsisteraient, si chacun sa­vait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans passion. 9/ L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. 10/ Il ne veut donc pas qu’on lui dise la vérité. 11/ Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une ra­cine naturelle dans son cœur. »

                                                                                                                     Pascal

A quel domaine de réflexion le texte de Pascal qui nous est pro­posé appartient-il ? Il parle de la vie humaine, de la vie sociale, et de la sin­cérité et du mensonge. Tout cela semble faire de ce texte une réflexion sur l’homme, relevant de l’anthropologie. Mais cela ne suffit pas. En effet, il ne s’agit pas de la place de l’homme dans la nature ou dans le cosmos, ni du rapport de l’homme à Dieu ou à la vérité, bien que cela pourrait bien être le cas pour le rapport à la vérité. Il s’agit de la conduite humaine, de la conduite des hommes dans leurs relations avec les autres. Ce serait donc un texte moral, réfléchissant sur le bien, sur la « bonne conduite », sur la « bonne action ». On peut donc peut-être dire que ce texte appartient au domaine moral. Mais le thème central en est la vérité ou la sincérité dans les relations avec les autres. Si un texte moral suppose ou expose ce qu’est le bien, on devrait trouver dans ce texte une certaine conception du bien humain. Est-ce le cas ?

Quelle est la thèse soutenue par Pascal dans ce texte ? Elle sem­ble exprimée dans la phrase centrale : « Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. » Mais il faudrait la reformuler : « Donc, la vie sociale est une tromperie générale ; les hommes ne font que se tromper les uns les autres en se flattant les uns les autres. » Assurément, le tableau semble assez triste. Ne nous laissons pourtant pas abuser. Si les hommes, si tous les hommes étaient des men­teurs, si le mensonge régnait absolument, à quoi servirait de dénoncer le mensonge ? Pascal, ici, comme tous les moralistes, décrit le mal en vue de le combattre. C’est là l’une des difficultés fondamentales de la morale. Pour dire le bien qu’il faut faire, il faut dénoncer le mal qu’il ne faut pas faire et qui, d’une certaine façon, règne : si le mal n’était pas là, la morale n’aurait plus aucune place. Le fait même que Pascal dénonce le mensonge social fait signe vers un bien, vers une vérité. Et par suite, le pessimisme apparent et réel de ce texte fait néanmoins signe vers quelque chose dans l’homme qui n’est pas mensonge ; et si ce quelque chose n’existait pas, s’il fallait déses­pérer totalement de l’homme, on voit mal comment un texte de morale tel que celui-ci pourrait avoir été écrit. Et ce texte est particulièrement écrit.

Cela nous amène à nous interroger sur la forme de ce texte. La conclusion d’une démonstration est incontestable ration­nellement. Est-ce le cas ici ? Sans doute pas, les certitudes apodictiques ne semblant pas devoir être trouvées en morale. Mais qui sait ? Peut-être y en a-t-il néanmoins. En tout cas, toute affirmation péremptoire, sur ce point comme sur d’autres, est nulle et non avenue pour un cher­cheur sincère de la vérité, c’est ce qui le distingue du conformiste qui répète des opinions sans jamais s’interroger. Pascal est assurément un écrivain, c’est-à-dire quelqu’un dont la manière d’écrire n’est pas anodine. Il est ca­ractéristique que l’on retrouve les œuvres de Pascal aussi bien dans les pro­grammes des facultés de lettres que dans les départements de philosophie ou de science. Les philosophes qui sont aussi des écrivains, des poètes, ne sont pas si nombreux. Il y a, bien sûr, au premier chef Platon, et puis Montaigne, Pascal, Rousseau, Nietzsche. Ecrire un « essai », des « rêveries » n’est pas la même chose qu’écrire un « Traité de morale », un « Discours de la Mé­thode », une « Critique de la Raison ». Platon écrivit des dialogues, des piè­ces de théâtre, comiques ou tragiques, et il ne parle jamais en son nom pro­pre. S’il en est ainsi, il semble impossible de répéter bêtement une affirma­tion d’un personnage de Platon, fût-il Socrate, comme si c’était celle de Platon. D’autant plus que l’exi­gence dramatique de l’écriture d’un dialogue rend la contradiction, l’évo­lution de la pensée, la surprise et les errances du raisonnement, nécessaires, indispensables au mouvement du texte, et, sur­tout, à l’o­rien­tation ou à la désorientation du lecteur, obligé, de ce fait, de « penser par lui-même » et non de ramasser une vérité toute faite.

Cependant, le fait qu’un texte soit écrit ne signifie pas qu’il ne puisse transmettre une vérité, voire une vérité certaine. On pourrait même dire le contraire : à répéter une phrase d’un auteur moins « écrivain », di­sons, un peu injustement Descartes, ou plus justement Kant ou Comte, on risque peut-être de rater la vérité essentielle qui ne peut être que retrouvée, revécue par le lecteur, et que les contours de la manière d’écrire d’un Platon ou d’un Pascal permettent peut-être plus adéquatement d’atteindre.

Pourtant, le texte de Pascal qui est devant nous est relativement clair et analytique et cela se vérifie si l’on en examine la structure.

Cette structure est assez claire. Nous avons un premier moment dans le texte     avec les cinq premières phrases, dont la première énonce une thèse et les quatre autres la développent. La sixième phrase synthétise : les hommes ne font que se tromper en se flattant mutuellement. Les cinq phra­ses suivantes constituent un nouveau développement, dont les trois dernières reformulent la thèse centrale énoncée dans la sixième phrase. Cependant, cette structure relativement claire ne présente pas un caractère d’évolution « linéaire » ou simplement progressive ; Pascal répète une affirmation plusieurs fois, en en variant l’énoncé et ces variations éclairent d’un jour nouveau ce qu’il veut dire. Ainsi, la première phrase, la sixième, la neuvième, réaffirment la faus­seté et le mensonge qui règnent dans les relations sociales.

Notons encore que le mot de vérité se retrouve dans la première, la troisième et la dixième phrase, et, de manière sous-jacente dans l’ensemble du texte ainsi que les mots illusion, tromperie, hypocrisie, dégui­sement, mensonge. Vérité et mensonge entre les hommes, tel pourrait être le titre de ce texte.

Soulignons également l’importance des mots signifiant l’intérêt, l’utilité, l’avantage et le désavantage, qui nous montrent que le souci de l’intérêt personnel est à l’origine de nos mensonges.

Enfin, remarquons que la dernière phrase est la seule à évoquer une cause, une explication : ces dispositions au mensonge sont enracinées dans le cœur de l’homme. La question sur laquelle ce texte nous invite donc à nous interroger est la suivante : D’où vient cette propension au mensonge qui caractérise si généralement l’être humain ? Et il donne une indication : elle est enracinée dans son cœur. C’est à chacun de nous de tenter de voir les choses par soi-même. En observant notre cœur.

A la fin de cette introduction, nous comprenons un peu mieux ce texte, nous voyons un peu mieux vers où il se dirige, le problème qu’il pose, et la thèse qu’il propose, qui n’est pas une « solution ». Nous voyons ce problème et cette thèse dans toute leur complexité.

Entrons donc dans l’analyse de détail.

Dans ce que nous avons distingué comme une première partie (les cinq premières phrases), Pascal développe l’affirmation de la première phrase. « Chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne de la vérité, parce qu’on appréhende plus de blesser ceux dont l’affection est plus utile et l’aversion plus dangereuse. » Si je tente de re­formuler cette phrase, cela pourrait donner : Chaque fois que je réussis à gravir un échelon de la société, chaque fois donc que je « réussis » davan­tage socialement, je me trouve plus éloigné de la vérité, parce que plus ma place sociale est élevée, plus je vais devoir ménager ceux dont le jugement influe sur ma position. Cette phrase est très importante, elle affirme que plus je m’élèverai dans la société et plus je serai enclin au mensonge, parce que mes relations seront plus dépendantes de ceux qui sont encore au-dessus de moi. Il y a beaucoup de choses dans cette phrase, qui peuvent être difficiles à comprendre à un homme d’aujourd’hui. Le présupposé social d’une telle affirmation est une société très hiérarchisée, séparée entre les grands et la cour d’un côté et les non-nobles de l’autre, parmi lesquels il y a d’abord ceux qui gravitent autour des grands et du roi, et ensuite tous ceux qui en sont éloignés. Quelle que soit notre propension à épingler aujourd’hui les privilèges des puissances d’argent, les riches ne sont pas les « Grands » et la société politique n’est pas la cour de la monarchie absolue. Notre société n’est plus divisée comme la société de Pascal, notre société est homogène, égalitaire, et du coup peut-être notre déguisement et notre mensonge ne sont-ils pas les mêmes que ceux envisagés et dénoncés ici par Pascal. Si je reformule encore cette phrase en tenant compte de cet aspect historique, cela donne : chaque degré que je gravis dans la société hiérarchisée et inégali­taire de l’Ancien Régime, chaque échelon atteint dans « le monde », c’est-à-dire dans le grand monde, m’empêche davantage de dire la vérité, parce que, plus je suis prêt du sommet, plus je dépends de personnages qui peu­vent m’être utiles et dont j’ai par conséquent besoin qu’ils m’aiment et ne me haïssent point. Cela s’explique : Réussir dans le monde, surtout dans l’Ancien Régime, cela impliquait se mettre dans la dépendance d’un puis­sant, d’un plus puissant que soi, et, dans ces relations de dépendance, il était impératif de gagner les faveurs et de ne pas les perdre. Par suite, plus je m’élève dans la hiérarchie sociale, plus j’ai besoin de mentir, de faire sem­blant.

Et la phrase suivante l’illustre par l’exemple d’un prince qui ne sait pas que l’on se moque de lui parce que tout le monde lui ment autour de lui. C’est qu’on a trop peur de perdre les faveurs qu’il accorde, d’être l’objet de son aversion ; c’est aussi qu’on espère en obtenir. Il n’y a plus de prince de ce genre dans notre société. Mais il y a l’Etat et ses « subventions »…

La troisième phrase est une nouvelle formulation plus générale : il est utile de dire la vérité car celui qui l’apprend s’en trouve renforcé, mais celui qui la dit s’expose. Il n’est pas bon socialement d’être celui qui dit la vérité. On comprend bien que la vérité soit utile : il vaut mieux connaître la vérité qu’être entretenu dans l’ignorance ou dans l’illusion. Cela vaut mieux, mais le préfère-t-on toujours ? Ne préfère-t-on pas quelquefois, sou­vent, rester dans l’ignorance ? Assurément, il y a aussi un pli en l’homme qui préfère l’ignorance ou l’illusion du rêve à la réalité. Mais il reste que si je veux être actif et efficace, il vaut mieux que je sache ce qu’il en est. La connaissance de la vérité permet d’agir efficacement, et en ce sens, la vérité donne un pouvoir d’action efficace et appropriée. Et cela est d’autant plus important qu’on occupe une place sociale élevée, surtout dans une société inégale, fondée sur une hiérarchie de dépendances. La société démocratique n’est pas fondée sur la dépendance mutuelle, mais sur l’égalité, est-ce à dire qu’on y sera toujours sincère, ou moins enclin à faire semblant ? Bonne question.

Le thème de la précarité de la situation de celui qui dit la vérité n’est pas nouveau. Rappelons-nous Socrate, ou Jésus, qui disent pourtant chacun à sa manière que « la vérité vous rendra libres ». Mais la liberté de Socrate, ou celle de Jésus, ne sont pas, n’est pas, la liberté politique ou so­ciale. Et ici, Pascal ne parle que de la vie « dans le monde ». Reste que, dans les relations sociales, celui qui dit la vérité risque davantage de se faire haïr que de se faire aimer. Et cette affirmation pourrait bien être vraie dans toutes les sociétés humaines.

La quatrième phrase revient sur la société de son temps. Ceux qui entourent les grands cherchent leur intérêt avant de chercher celui du prince qu’ils servent, et ils ne veulent pas se nuire à eux-mêmes. C’est pour­quoi ils cachent la vérité au prince. Cela pourrait nous faire nous interroger sur la possibilité d’un bon gouvernement dans une telle société. Mais nous savons aussi qu’il a existé même dans l’Ancien Régime, de bons rois et de bons conseillers du roi, ce qui doit nous faire prendre le propos de Pascal avec un peu de distance. Il force le trait pour faire comprendre, et aussi pour faire penser.

La cinquième phrase, la dernière de notre première partie, souli­gne que le mensonge, ce « malheur », est plus grand dans les sphères les plus élevées de la société, nous avons vu pourquoi, en particulier dans la société du 17e siècle, mais ici, Pascal dit qu’il se trouve aussi dans les cou­ches plus populaires dans la mesure où « il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes ». Autrement dit, quelle que soit la couche sociale, nous avons toujours intérêt à mentir pour gagner les faveurs de quelqu’un. Parler d’intérêt, c’est suivre la ligne de l’emploi des mots « utile », « désavantageux », c’est souligner à quel point le souci de soi, le souci égoïste, est déterminant. N’y a-t-il donc aucune conduite désintéressée ? Le tableau est bien noir.

La sixième phrase « conclut » ou généralise, ou énonce la thèse principale du texte : « Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. » Ici, plus aucune connota­tion sociale ou politique, il s’agit de la « vie humaine », donc de toute vie humaine. La vie humaine est une illusion. La « nécessité » de tromper et de flatter fait de la vie humaine une illusion. Le thème n’est pas nouveau, il rappelle l’allégorie de la caverne de Platon, et la fausseté du « monde » dé­noncée par Jésus-Christ, entre de nombreux autres. Qui a raison ? N’est-il pas « bon » de réussir dans le monde ? N’est-ce pas ce que nous cherchons tous ? Tous ? Et ne cherchons-nous que cela ? Ou ce désir de réussite n’est-il que le dévoiement, la perversion, la corrup­tion, d’une aspiration plus haute ?

Tromperie, flatterie. Les phrases suivantes illustrent et dévelop­pent ce thème. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en no­tre absence. Assurément, la tendance facile à agir ainsi est là, ne nions pas la vérité : je ne parle pas de la même manière de quelqu’un quand il est là et quand il n’est pas là. Mais « personne », vraiment ? Ou, si cette tendance est effectivement là, ne pouvons-nous nous retenir de parler de quelqu’un d’absent, plutôt que de colporter des rumeurs et de prononcer des juge­ments ? Comme nous l’avons déjà dit, il est de la nature de l’écriture d’un tel texte de forcer le trait, précisément pour sortir à la fois de la caricature et de la tromperie. L’union entre les hommes est mutuelle tromperie. Pour Platon, la vie politique est la caverne. Et Pascal invoque l’amitié, qui, avec l’amour, désigne précisément quelque chose qui fait signe vers une vérité de la rencontre, pour dire que les amis eux-mêmes trouveraient difficile d’entendre ce que leur ami dit d’eux lorsqu’ils ne sont pas là. Remarquons que Pascal ne va pas jusqu’à englober l’amitié, a  fortiori l’amour, dans l’universelle tromperie. L’amour et l’amitié sont des biens qui sans doute échappent à la fausseté, au moins le temps qu’ils durent, et selon la qualité de l’un et de l’autre. Mais le discours de l’ami sur l’ami en son absence est faux. Même s’il en parle alors sincèrement et sans passion. Cette dernière précision est curieuse et intéressante. Car on pourrait penser que lorsqu’on parle de quelqu’un en son absence, fût-il un ami, on n’en dit en général pas du bien. Il n’est pas dit ici qu’on en dise du mal, son ami en parle sincère­ment et sans passion. Il parle sans mentir, il est sans passion comme un philosophe, on n’ose dire comme un mathématicien, mais il ne dit pas ce qu’il dirait en face à celui dont il parle. L’observation est fine : même si j’aime mon ami, même si je parle sincèrement et sans passion, je ne dirais pas de lui ce que je lui dirais en face. C’est là souligner l’essentielle fausseté qui nous habite.

Et Pascal « conclut » que l’homme n’est que déguise­ment, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. On voit la conclusion, mais la précision ? En quoi l’homme n’est-il que déguisement « en soi-même », si l’on voit assez bien le déguisement, le masque, à l’égard des autres. Ce genre de précision est bien dans le style de Pascal, dans le style d’un écrivain, où la manière d’écrire travaille le lecteur, s’il le veut bien, c’est-à-dire s’il lit correctement, c’est-à-dire attentivement. Car cette précision ajoute au déguisement de la vie sociale le mensonge vis-à-vis de soi-même, le manque d’honnêteté vis-à-vis de soi-même, par quoi je préfère les opinions reçues à la vérité que je découvre par moi-même. L’homme se déguise à ses propres yeux, il se trompe lui-même sur lui-même, il se prend pour l’image agréable qu’il se fait de lui (y compris lorsqu’il prend un plaisir étrange à se dévaluer, ce qui n’est pas si rare…). Platon appelait l’erreur « le mensonge dans l’âme ». Ici, Pascal rejoint le divin Platon en soulignant que la quête de la vérité est inséparablement connaissance des choses extérieures (on ap­pelle cela quelquefois science, comme s’il n’y avait de connaissance que de l’extériorité), sincérité et justice dans les rapports avec autrui, et connais­sance de soi. Et connaissance de soi suppose qu’il y ait eu, voire qu’il y ait encore, ignorance de soi, méconnais­sance de soi. Je ne me connais pas et c’est la raison pour laquelle je ne sau­rais me contenter de mon « image » ou de ce double altéré de mon image qu’est l’image que les autres me renvoient. La vie se charge d’ailleurs de me déniaiser sur ce point en brisant inévitablement, non seulement ce que j’appelle quelquefois mon cœur, mais mes illusions sur les autres et sur moi. L’expérience de la vie fracasse mes images et d’abord l’image que je me fais de moi et me pousse, si j’en tire les leçons, à la connaissance de soi. Mais il est clair que cette voie de la connaissance de soi n’est pas le chemin le plus fréquenté. Même et surtout si la philosophie est « populaire ».

Ainsi, si l’homme cultive ainsi la tromperie à l’égard de soi-même comme à l’égard des autres, on comprend qu’il ne veuille pas qu’on lui dise la vérité. La perspective s’inverse ici par rapport à la première par­tie, où il s’agissait de dire la vérité au prince, vérité qui lui serait utile pour agir efficacement ; et un prince, un gouvernant, doit agir, et il vaut mieux que ce soit efficacement. Ici, le trompé participe activement, si l’on peut dire, à sa tromperie, il ne veut pas qu’on lui dise la vérité, il ne l’aime pas, il préfère l’illusion et l’échec à la mise en cause de sa « personnalité ». On dirait qu’il préfère tout à la perte de son « image ». Et pourtant, n’est-ce pas absurde. Et s’il s’agit de grandir, d’évoluer, de changer, ne faut-il pas que le grain meure pour que la plante pousse et donne du fruit ? N’y a-t-il pas là une négation de la loi universelle du changement ? Un refus du réel, tout simplement ? Une curieuse manie de s’accrocher à des comportements faux et faussés ?

Cet aveuglement sur soi montre que « toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur ». Il est amusant de noter le pléonasme de la « racine naturelle », comme une insistance sur l’origine radicale et naturelle du « mal » dans le cœur de l’homme. Le cœur est pour Pascal la faculté de connaissance qui nous permet de voir au-delà de la raison même. Il y a donc un discernement du cœur, ce qui s’oppose aux visions émotionnelles et sentimentales cou­rantes. Mais ce discernement a été obscurci par le péché originel. On voit que, par petites touches de précision successives, Pascal en arrive à la cause profonde du mensonge et de l’hypocrisie sociale et intérieure à l’individu même. Mais il est alors étrange qu’il parle d’une racine naturelle dans la mesure où l’on pourrait penser que naturellement le cœur est bon et qu’il est perverti ensuite. Cette opinion généralement reçue aujourd’hui n’est peut-être pas si vraie qu’elle le semble.

Cette origine du mal, ce peut-être pour le chrétien janséniste (c’est-à-dire qui croit en la prédestination) qu’était Pascal, le péché originel dont nous payons le prix. Ce peut-être aussi pour le philosophe qu’il était aussi, pour le chercheur acharné et irré­ductible de la vérité, la double nature de l’homme, à la fois animale et di­vine : quelque chose me tire par le bas, quelque chose aussi m’attire vers le haut. Ces figures peuvent paraître aujourd’hui dépassées et désuètes. Au­jourd’hui, nous ne sommes plus dans la métaphysique, nous ne nous payons pas de mots, nous regardons le réel tel qu’il est : sans espoir ; et on ne nous la fait pas. La vérité, c’est qu’il n’y en a pas, et donc, chacun pour soi, et, par suite, mentir n’est que l’instrument d’une stratégie pour promouvoir mon intérêt personnel. Et il n’y a pas à moraliser contre le mensonge consubstantiel à la vie sociale : après tout, il n’y a pas plus de justice que de vérité. Quant à l’exigence de se connaître soi-même, on pourrait bien la considérer comme un vestige de l’époque morale de l’humanité que nous autres modernes nous avons heureusement dépassée. Et tant pis pour l’amour et l’amitié, autres vessies que les imbéciles prennent pour des lan­ternes. Nous avons « dépassé » tout cela. Vraiment ?

Pourtant, il y a peut-être quelque chose dans ce texte qui peut toucher en­core son lecteur. Peut-être par un atavisme des vieux préjugés, peut-être parce que ces « préjugés » n’en sont pas et que c’est au contraire la pose du moderne « libéré » ou confortablement « rebelle » qui est un préjugé. A chacun de voir.

La lecture et l’étude de ce texte, bien loin de nous montrer que les choses étaient claires, ont ainsi épaissi le mystère de la vérité et du men­songe dans l’être humain. S’il y a une vérité, c’est à chacun de la découvrir par lui-même, sans qu’on lui tienne la main dans les moments décisifs. Et cela commence par la reconnaissance du faux en nous. Pas­cal, tout en paraissant affirmer sans cesse une thèse et la reformuler de mul­tiples façons, et défendre une position clairement pessimiste, fait signe vers une complication et une indécision qui poussent le lecteur à faire preuve d’intelligence, s’il le veut. Qui peut le contraindre à être intelligent ? Par ailleurs, comme nous l’avons souligné en commençant, le fait même d’indiquer le mensonge comme tel, le malheur et le mal, fait signe vers autre chose, peut-être vers la vérité du bien. Le moralisateur ici ne stigmatise pas l’universalité du mal pour s’en tenir là, mais pour indiquer une voie, une autre voie, moins fréquentée, mais sur laquelle il nous invite à le suivre. Si nous le voulons.

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Rousseau: faiblesse de l’homme et sociabilité

Rousseau : La faiblesse de l’homme et sa sociabilité

le sentiment de nos misères est cause de la dimension affective de notre union civile ; l’amour-dépendance est nécessaire en société (comme cause et comme instrument de cohésion)

C’est la faiblesse de l’homme qui le rend sociable : ce sont nos misères communes qui portent nos cœurs à l’humanité, nous ne lui devrions rien si nous n’étions pas hommes. Tout attachement est un signe d’insuffisance : si chacun de nous n’avait nul besoin des autres, il ne songerait guère à s’unir à eux. Ainsi de notre infirmité même naît notre frêle bonheur. Un être vraiment heureux est un être solitaire : Dieu seul jouit d’un bonheur absolu ; mais qui de nous en a l’idée ? Si quelque être imparfait pouvait se suffire à lui-même, de quoi jouirait-il selon nous ? Il serait seul, il serait misérable. Je ne conçois pas que celui qui n’a besoin de rien puisse aimer quelque chose ; je ne conçois pas que celui qui n’aime rien puisse être heureux.

Il suit de là que nous nous attachons à nos semblables moins par le sentiment de leurs plaisirs que par celui de leurs peines ; car nous y voyons bien mieux l’identité de notre nature et les garants de leur attachement pour nous. Si nos besoins communs nous unissent par intérêt, nos misères communes nous unissent par affection.

Le texte qui est proposé à notre méditation concerne l’homme et la société, plus précisément l’origine de la société. Rousseau réfléchit dans ce texte à la cause qui pousse les hommes à s’unir en un corps civil. C’est l’origine de la société dans l’homme qui est ici en question. Une réflexion sur l’origine de la société est une réflexion appartenant au domaine politique, qui englobe toutes les actions humaines en tant qu’elles touchent à leur être ensemble. La vie commune des hommes rencontre deux problèmes principaux : 1/ le problème de la justice, qui est le problème des règles permettant la coexistence pacifique et heureuse des hommes d’une même communauté, le problème des loi et du droit, mais qui est aussi le problème de l’origine de la société et de la fin, du but, de la société ; c’est le problème du bien commun, de la recherche d’une harmonie entre les hommes fondée sur la conciliation des intérêts privés et de l’intérêt public ; 2/ le problème de la liberté politique, ou plutôt de la nécessaire conciliation de l’exigence d’ordre, sans quoi il n’est pas de société, et de l’exigence de liberté, sans quoi l’ordre est inhumain. Le problème examiné par Rousseau dans ce texte, nous l’avons dit, est le problème de l’origine de la société, et l’auteur du Contrat Social situe cette origine dans la faiblesse de l’homme.

La thèse du texte, exprimée justement dans la première phrase, affirme que les hommes sont devenus sociables à cause de leur faiblesse. Cependant, la thèse ne s’arrête pas là et Rousseau précise immédiatement : « ce sont nos misères qui portent nos cœurs à l’humanité, nous ne lui devrions rien si nous n’étions pas hommes. » On voit que si le texte appartient bien au domaine politique, c’est à partir d’une réflexion sur l’homme qu’il réfléchit sur la société. C’est la faiblesse de l’homme qui le rend sociable, mais cette faiblesse a pour effet premier de nous pousser à nous soucier de nos semblables, à être « humains » envers eux : la société a pour origine le sentiment que nous éprouvons pour nos semblables parce qu’ils sont faibles. Ce sentiment, c’est la pitié, c’est la compassion pour les misères de nos semblables. Rousseau enracine donc la société, non pas seulement dans le besoin, mais dans le sentiment de notre faiblesse et dans la sympathie (du grec sumpathein, qui signifie « souffrir avec » ; compatir, qui vient du latin cumpatere qui signifie la même chose) que nous éprouvons lorsque nous voyons souffrir un de nos semblables. La plupart des philosophes politiques soulignent l’imperfection de l’homme solitaire, son dénuement ; et ils en déduisent l’utilité de leur union. Mais Rousseau situe l’origine de la société non pas seulement dans le besoin, dans l’insuffisance, mais dans le sentiment d’humanité que nous éprouvons face à la faiblesse de nos semblables, reflet et écho de notre propre faiblesse. La société est donc plutôt enracinée dans un sentiment que dans une nécessité ; ou plutôt, la nécessité où nous nous trouvons de nous unir parce que nous en avons besoin est relayée par le sentiment que nous éprouvons au spectacle des misères de nos semblables.

La forme du texte est une argumentation rigoureuse, non pas démonstrative cependant. En même temps, nous pouvons être sensible à l’art d’écrire de Rousseau, qui est certainement l’un des meilleurs écrivains du XVIIIe siècle, sinon l’un des meilleurs écrivains français.

Le texte s’organise de la manière suivante. Les trois premières phrases constituent une première partie, dans laquelle Rousseau énonce sa thèse et l’argumente. Dans une deuxième partie, il argumente sa thèse d’une autre manière, en évoquant des êtres possibles qui n’auraient pas besoin de s’unir à d’autres. Enfin, une troisième partie, le deuxième paragraphe, est une forme de récapitulation qui souligne que c’est la sensibilité à la peine de nos semblables qui suscite notre attachement pour eux, et que si le besoin joue bien un rôle dans l’union civile des hommes, leur affection mutuelle, si importante pour Rousseau et pour la société qu’il envisage, vient de leurs misères.

Entrons maintenant dans l’analyse détaillée de ces trois parties.

I. La première partie : la thèse

Il est nécessaire de s’attarder sur la première phrase, qui énonce la thèse du texte, thèse que le reste du texte argumentera et approfondira. Rousseau affirme d’emblée la sociabilité de l’homme. Si l’homme n’est pas naturellement social, il est fait pour le devenir. Cela ressemble à une affirmation du caractère naturel de la société. Pourtant, nous savons que Rousseau appartient à un courant de pensée politique qui soutient au contraire que l’homme n’est pas naturellement sociable et que la société est le résultat d’un contrat, d’un pacte d’alliance conclu entre les membres d’une société qui vivaient auparavant dans un « état de nature » où ils étaient isolés, indépendants et libres, mais aussi exposés à la violence et à l’insécurité. Rousseau semble donc dire ici que la cause qui a fait que les hommes sont passés de l’état de nature à l’état civil, c’est le sentiment de nos misères communes. L’homme est faible, et le sentiment des faiblesses qui sont les miennes et celles de mes semblables pousse les cœurs humains à l’humanité, c’est-à-dire à la compassion, à la pitié, ce qui signifie ressentir en soi-même ce que l’autre ressent. Lorsque je compatis, cela signifie que je m’associe à la peine qu’un autre ressent ; lorsque j’ai pitié, cela signifie que je m’imagine à la place de l’autre qui souffre devant moi et que cela me fait d’une certaine manière souffrir moi aussi : compatir, être en sympathie, cela signifie éprouver une affection semblable. Et en effet, lorsque je vois quelqu’un souffrir, si je suis sensible, je ressens une peine certes différente de celui qui souffre, puisque je ne souffre pas directement, mais par représentation, mais néanmoins il est vrai que je souffre aussi. Toute proportions gardées, lorsque je suis au théâtre, je puis ressentir fortement la souffrance du héros tragique, sans pour autant éprouver tout à fait les mêmes douleurs. Il nous est arrivé de pleurer par pure sympathie pour une personne qui souffre. Il est donc possible d’éprouver des sentiments indirectement. Mais l’affirmation de Rousseau est que ce sont ces sentiments qui poussent nos cœurs à éprouver de l’affection envers nos semblables, donc à nous unir à eux en société. La société serait ainsi enracinée dans le sentiment de la pitié. Et il poursuit, « si nous n’étions pas hommes », nous ne ressentirions aucun sentiment aucun devoir d’humanité, c’est-à-dire ici de compassion, de bienveillance mutuelle. Cela fait apparaître que la réflexion de Rousseau est en même temps qu’une réflexion sur l’origine de la société une réflexion sur la nature humaine. C’est la nature de l’homme qui explique l’origine de la société, mais, comme nous le savons, Rousseau soutient que la société n’est pas naturelle. Elle n’est pas naturelle, au sens où elle doit être instituée, où elle a pour origine un contrat, mais elle est « naturelle » au sens où elle manifeste la nature de l’homme, qui est un être sensible, qui compatit naturellement à la souffrance de ses semblables.

La deuxième phrase, la phrase centrale de la première partie, souligne que l’affection, l’attachement, toutes choses qui relèvent du « cœur », sont des signes d’insuffisance. Le cœur est un organe lié à l’insuffisance. On ne peut aimer que parce que l’on manque de ce que l’on aime. Être homme, c’est être « insuffisant », c’est ne pas pouvoir se suffire à soi-même, et tout attachement est un signe de cette insuffisance, dans la mesure où nous avons besoin de ceux auxquels nous nous attachons, dans la mesure où nous nous attachons à ceux dont nous avons besoin. On voit ici l’entrelacement dans ce texte du thème du besoin et du thème du « cœur ». Certains penseurs du droit naturel moderne, comme Hobbes, Locke, Spinoza, ont souligné l’utilité du lien social et par là l’insuffisance des hommes, leur « besoin » de leurs semblables. Rousseau est le premier à souligner l’importance de l’affectivité[1], la liaison du besoin (ou de l’utilité) et de l’attachement (ou de l’amour mutuel). Ce texte traite donc inséparablement de l’homme comme être de besoin et de l’homme comme être affectif, affectueux, aimant et soucieux d’être aimé. Il est clair que si j’ai besoin de quelque chose et qu’un autre me permet de l’obtenir, je nourrirais des sentiments de gratitude et d’amour pour lui. Cela apparaît déjà chez de nombreux animaux. Mais précisément, l’amour humain, l’affection que des êtres humains peuvent partager, sont-ils seulement la gratitude pour un service rendu, même si l’on doit admettre que dans de très nombreux cas il en est bien ainsi ? Rousseau ne semble pas ici envisager une forme supérieure de l’amour humain, l’amour qui donne par surabondance d’amour, sans aucun calcul d’avantage personnel, l’amour sans condition, le « pur » amour. C’est bien le signe qu’il ne parle ici que de l’origine de la société et non pas de l’amour ou du bonheur, qui ne sont que des thèmes secondaires. Nous ne pensons à nous unir aux autres que parce que nous avons besoin les uns des autres. Au commencement (de la société) était le besoin.

La première partie se conclut avec l’apparition du thème du bonheur. Par conséquent, parce que c’est la faiblesse de l’homme qui le rend sociable, parce que tout attachement est un signe d’insuffisance, le frêle bonheur que nous pouvons obtenir dans la société vient de notre infirmité même. La société est la vie commune d’êtres humains sur un territoire donné. Assurément, l’homme est faible s’il est en dehors de la société, tout le monde l’a vu. Mais pas de la même manière. Ainsi, Aristote souligne qu’un homme qui ne vivrait pas dans la société d’autres hommes serait, ou bien un animal (donc inférieur à l’homme), ou bien un dieu (donc supérieur à l’homme). Mais Aristote, comme bien d’autres après lui, a également souligné que l’être de l’homme est dans sa raison, dans son langage, et que ce langage et cette raison (logos en grec) permettent à l’homme de progresser, d’apprendre, de comprendre, de créer des objets techniques et « beaux ». Aristote soulignait également que le bonheur de l’homme, sa perfection, était lié à deux fins, pas nécessairement aisément compatibles : 1/ la vie politique, qui assure la perfection de l’homme dans l’orientation vers la vertu morale ; 2/ la vie contemplative, qui assure la perfection de l’homme en le rendant semblable à dieu, en l’immortalisant autant que cela est possible à un être soumis au devenir. Cette conception est celle des philosophes classiques de l’Antiquité et du Moyen Age. La modernité voit une rupture s’opérer dans la conception de la vie politique. Les grands penseurs de la modernité refusent l’idée d’une naturalité de la société humaine. Aristote pensait que l’homme est un « animal politique », que la cité permettait à l’homme de développer sa perfection naturelle, et par conséquent que la vie en cité conduisait au bonheur entendu comme la perfection de l’homme en tant qu’homme, de la nature de l’homme, quelles que soient les divergences bien évidentes à toutes les époques entre les différents choix de vie possibles pour un homme[2]. Les Modernes, eux, pensent que l’homme n’est pas naturellement politique et par conséquent que la société est le résultat d’un contrat passé entre les hommes, par lequel ils transmettent au souverain toute leur force pour qu’il l’emploie en vue de l’utilité commune. Hobbes, Locke, Spinoza, Rousseau soutiennent une telle thèse. Elle implique que la société humaine n’a pas pour fin le bonheur de l’homme naturel, du moins pas directement ; la société a pour fin la paix et la justice, et les citoyens sont libres de poursuivre le bonheur quelle que soit la manière dont ils l’entendent, pourvu qu’ils respectent les lois[3]. Par là même, les théoriciens du droit naturel moderne apparaissent comme plus froids, plus strictement calculateurs que les théoriciens du droit naturel classique, pour lesquels la cité permettait l’épanouissement de la nature de l’homme, son bonheur (compris bien évidemment d’une manière déterminée) ; Hobbes, Locke, Spinoza, ne parlent pas du cœur, ils ne parlent pas, du moins pas directement, du bonheur des hommes en politique. Le bonheur appartient plutôt à la sphère privée, distincte et protégée de la sphère publique. Rousseau introduit une rupture ou une nouveauté dans le développement de la pensée du droit naturel moderne dans la mesure où il replace le bonheur, ou un certain bonheur[4], au cœur de sa pensée politique. Rousseau rétablit les droits de l’affectivité dans le domaine politique. C’est aussi que son contrat social vise à une société bien plus homogène et bien moins licencieuse[5] que la société individualiste libérale prônée par ses prédécesseurs modernes. Il y a bien un bonheur dans la vie sociale, mais c’est un frêle bonheur. Que serait donc un bonheur stable ? Qui peut être vraiment heureux ? La deuxième partie répond à ces questions.

II. La deuxième partie : Le bonheur de Dieu, l’auto-suffisance d’un être imparfait, l’amour et le bonheur

Seul un être solitaire pourrait être vraiment heureux. Le véritable bonheur, tel est donc le thème premier de cette partie, introduite par le « frêle » bonheur qu’apporte l’union civile des hommes. Pourquoi Rousseau affirme-t-il que le bonheur véritable ne peut appartenir qu’à un être solitaire ? Pour nous autres Européens du XXe et XXIe siècle, la notion du bonheur dont parle ici Rousseau peut être difficile à saisir. C’est que nous nous imaginons que le bonheur est lié à la quête individuelle du plaisir, que le bonheur est « tel que nous l’entendons », et que « chacun le comprend d’une manière différente ». Bien entendu, nous n’avons le plus souvent aucune distance par rapport à cette opinion et nous prétendons évidemment qu’elle est vraie, qu’il ne saurait y avoir UN bonheur, mais seulement des bonheurs particuliers pour tous les hommes particuliers. Si Rousseau parle ici du véritable bonheur, c’est bien, au contraire, qu’il suppose qu’il y a une définition du bonheur, valable pour tout le monde, et que le bonheur est un état ou une activité liés à la nature de l’être. C’est dire que le bonheur est tout sauf livré à l’arbitraire individuel, ce n’est pas l’objet d’un choix personnel : il doit au contraire correspondre au souverain bien de l’être considéré. De ce point de vue premier, le bonheur est nécessairement lié à la vertu, et la vertu signifie « excellence », perfection. La perfection d’un être est sa vertu, son excellence. Le bonheur est le souverain bien, et ce souverain bien, comme sa vertu, est lié à son être particulier. C’est-à-dire qu’il y a une vertu propre au cheval, distincte de la vertu propre à l’homme. Mais il n’y a pas une vertu différente pour chaque homme particulier, pas plus qu’il n’y a un bonheur différent ou une conception différente du bonheur pour chaque homme particulier, en dépit de l’opinion contemporaine. Or, s’il y a un bien propre à chaque espèce, et si le bonheur est le souverain bien des hommes, êtres susceptibles d’action réfléchie, le véritable bonheur, ou le bonheur parfait, est une espèce d’auto-suffisance et, dans la mesure où Dieu est l’être le plus parfait que l’on puisse concevoir, c’est à lui seul que peut appartenir le véritable bonheur. Et ce bonheur, à la différence du frêle bonheur, du bonheur précaire et fragile que les hommes peuvent atteindre par la vie en commun, est stable, solide et pour tout dire éternel. Nous autres hommes sommes dans le temps, qui est l’une des formes de notre finitude, peut-être la plus claire. Le véritable bonheur[6] est lié à la complétude, à l’auto-suffisance, au fait de n’avoir besoin de rien. Et telle est bien l’image, la représentation que nous nous faisons tous du bonheur, en ayant cependant conscience que cela ne peut être que passager, éphémère « ici-bas ». Et si le véritable bonheur est lié à l’auto-suffisance, il implique également la solitude, puisque être plusieurs implique différence, disparité, divergence, opposition, limitation. C’est bien pourquoi également Dieu a été souvent conçu comme l’UN et comme le Tout, plutôt que comme un être personnel. L’unité de Dieu implique qu’il est unique et c’est cette unicité qui est ici signifiée par l’adjectif solitaire.

Dieu seul, de par son unicité et son auto-suffisance, jouit d’un bonheur absolu. Les hommes ne peuvent donc atteindre qu’un frêle bonheur, un bonheur relatif. Mais, ajoute Rousseau, nous pouvons bien penser au bonheur absolu de Dieu, mais nous n’en avons pas « d’idée ». Autrement dit, la représentation du bonheur de Dieu, comme d’ailleurs la représentation de Dieu même, n’est pas à notre portée. Finalement, loin d’être un aveu de la reconnaissance de Dieu, cette formulation peut bien plutôt ou tout aussi bien être prise comme un aveu d’impuissance ou d’ignorance. Autrement dit, si nous pouvons parvenir dans la société à un frêle bonheur, le véritable bonheur nous est inaccessible, pour ne pas dire finalement impensable en dépit de notre tentative pour le penser.

Et Rousseau, pour mieux se faire comprendre, évoque une hypothèse qu’on pourrait qualifier de scolaire ou de pédagogique : l’auto-suffisance d’un être imparfait. L’imperfection implique le manque, donc le besoin ; elle ne saurait donc accompagner l’auto-suffisance. Mais — hypothèse d’école — si l’on imaginait un être imparfait et auto-suffisant, son auto-suffisance ferait bien de lui, comme de Dieu, un être solitaire, mais elle ne saurait faire de lui quelqu’un d’heureux (au sens où un homme peut l’être). Car le bonheur est lié à la perfection (pour Dieu) et à l’attachement (pour l’homme).

Et cette partie se conclut par l’affirmation selon laquelle celui qui n’a besoin de rien ne peut pas aimer quelque chose puisque l’amour est le signe d’un manque, et selon laquelle celui qui n’aime rien ne peut pas être heureux. Cette proposition est centrale dans le texte dans la mesure où elle rapporte le bonheur à l’amour, et donc aussi le frêle bonheur de la société à l’amour mutuel que les citoyens se portent. Pour que les hommes soient heureux, il faut donc qu’ils ne soient ni auto-suffisants et imparfaits, ni auto-suffisants et parfaits ; il faut qu’ils soient dans le besoin et imparfaits. En affirmant que celui qui n’aime rien ne peut pas être heureux (et il pense ici à l’être de son hypothèse d’école), Rousseau souligne la nécessaire liaison de l’amour et du bonheur politique. Mais si l’on pense à Dieu, en tout cas au « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », on se souvient qu’il est Amour et qu’il aime les hommes comme un Père. Le Dieu dont parle ici l’auteur des Confessions n’est donc pas le Dieu de la révélation biblique, c’est le dieu des philosophes, qui se définit par l’être et par la connaissance rationnelle, mais non par l’amour. Or l’amour est nécessaire au bonheur précaire que les hommes peuvent atteindre grâce à la société.

III. La troisième partie : conclusion : ce sont nos misères qui nous rapprochent.

S’il en est ainsi, si le manque est constitutif de notre être, alors nous éprouvons de l’affection pour nos semblables non pas parce qu’ils nous donnent du plaisir, mais parce qu’ils souffrent, comme nous-mêmes nous souffrons. Nous voyons bien mieux qu’un être est semblable à nous dans la douleur qu’il éprouve que dans son plaisir. C’est en nous apercevant que nos semblables souffrent que nous prenons conscience de leur identité de nature avec nous. Les plaisirs suscitent l’envie. On peut même dire qu’il est rare qu’un être humain se réjouisse du plaisir d’un autre. Par contre, il n’est pas rare qu’un être humain soit apitoyé par les souffrances d’un autre. Nous voyons mieux que les autres hommes sont semblables à nous, identiques à nous, par les souffrances qu’ils ressentent que par leurs plaisirs. Il est intéressant de noter que l’identité de nature entre les hommes est chez Rousseau enracinée non pas dans une réflexion, mais dans un sentiment. Il serait intéressant de se demander si telle est bien au fond le dernier mot de la pensée de Rousseau ou si les limites de cette présentation ne sont pas liées à la nature même de sa réflexion : une réflexion politique. Et Rousseau conclut par une phrase de synthèse : les besoins que nous éprouvons nous unissent par intérêt, les souffrances que nous partageons nous unissent par affection. L’union sociale est à la fois une union d’intérêt et une union affective. Notre manque d’auto-suffisance fait que nous avons intérêt à vivre ensemble, mais cet intérêt ne suffit pas, la rationalité calculatrice, utilitariste, ne suffit pas ; mais les souffrances que nous éprouvons nous unissent affectivement.

Ainsi, le problème auquel ce texte semble répondre, ce n’est pas seulement celui de l’origine de la société, c’est encore celui de la place du sentiment et plus précisément du sentiment de la souffrance d’autrui dans la vie commune des hommes. Et Rousseau semble soutenir que la vie sociale, qui nous donne un frêle bonheur, repose autant sur l’affection que sur l’intérêt. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Rousseau parle autant de bonheur et d’amour. Il nous permet ainsi de réfléchir à la nature sensible de l’homme et à son rôle dans la socialisation de l’homme, dans le passage de l’état de nature à l’état de société. Cet accent mis par Rousseau sur le sentiment permet de comprendre son apport personnel à la théorie du droit naturel moderne : 1/ il critique le point de vue strictement individualiste de la pensée libérale anglo-saxonne ; 2/ il adopte corrélativement une position plus nettement interventionniste ou étatiste, il n’est pas individualiste au sens des Hobbes ou des Locke, ou encore plus des Smith ou des Mandeville ; 3/ enfin, il souligne la place du sentiment, du « cœur » dans l’origine de la société et donc dans la société elle-même ; Rousseau demande à ses citoyens une adhésion affective à l’Etat bien plus forte que les individualistes anglais. Mais cet attachement est une dépendance mutuelle, une dépendance affective, comme le souligne le fait que, dans le sentiment des peines qu’éprouvent nos semblables, nous voyons non seulement bien mieux leur identité de nature avec nous (ils sont bien « comme nous »), mais surtout les « garants de leur attachement pour nous ». Grâce à leurs souffrances, je vois que mes semblables seront solidement attachés à moi. Il y a là comme une revanche du calcul sur l’amour, puisque l’amour se fait calcul de la dépendance de l’autre envers moi…


[1] Nous ne voulons pas dire que les théoriciens du droit naturel moderne antérieurs à Rousseau n’ont pas vu l’importance de l’affectivité ou des « passions » dans l’homme, ce serait assurément faux. Mais il suffit de lire une page de Rousseau pour sentir que nous ne sommes pas seulement dans la prise en compte de la dimension de l’affectivité, mais dans une valorisation de l’affectivité en tant que telle, qui préfigure le romantisme, qui n’existait pas auparavant et qui aura une influence déterminante sur la pensée et l’opinion dans le monde occidental.

[2] En fin de compte, peut-être ce choix revient-il à celui que décrit Xénophon  dans l’apologue de Prodicos qui présente Hercule devant choisir entre la voie du vice et celle de la vertu (Xénophon, Mémorables, I, chap. I).

[3] On reconnaît là des principes qui sont ceux-là mêmes des démocraties libérales modernes, dont ces philosophes sont les premiers théoriciens.

[4] On sait en effet qu’il en conçoit un autre : celui du promeneur solitaire pour lequel « le pays des chimères est le seul digne d’être habité ».

[5] Voir la théorie de la « main invisible » d’Adam Smith, qui soutient que la prospérité vient davantage du souci égoïste de chacun pour son profit que du souci altruiste du bien commun ; voir surtout, de Bernard Mandeville, La Fable des Abeilles, dont le sous-titre est particulièrement évocateur : « vices privés, vertu publique ».

[6] Le « frêle » bonheur permis par la vie civile n’est cependant peut-être pas le seul bonheur possible pour l’homme, même s’il ne peut pas atteindre au bonheur véritable de Dieu. Il y a peut-être pour l’homme une forme d’auto-suffisance possible, ambiguë chez Rousseau : celle, que l’on retrouve dans toute la tradition philosophique (et même spirituelle ou mystique, mais sous une forme évidemment différente) du « sage » ou du philosophe (ou dans la tradition religieuse, de « l’homme réalisé »), et celle du « promeneur solitaire » qui peuple la nature d’être selon son cœur et qui parvient ainsi à un bonheur propre. Le bonheur du sage et le bonheur du promeneur solitaire sont l’un et l’autre différents à la fois du bonheur de Dieu (auquel le premier ressemble davantage) et, surtout, du frêle bonheur que permet la vie sociale. Ce point souligne l’ambiguïté de la pensée de Rousseau, à la fois philosophe (et donc en un sens auto-suffisant), « promeneur solitaire » jouissant du pur sentiment de l’existence, et last but not least, théoricien des fondements de la politique et du bonheur spécifique qu’elle permet, ici seul envisagé.

Rousseau: la liberté et la nature de l’homme

JEAN-JACQUES ROUSSEAU : LA LIBERTÉ

Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Enfin c’est une convention vaine et contradictoire de stipuler d’une part une autorité absolue et de l’autre une obéissance sans bornes. N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien envers celui dont on a droit de tout exiger, et cette seule condition, sans équivalent, sans échange n’entraîne-t-elle pas la nullité de l’acte ? Car quel droit mon esclave aurait-il contre moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient, et que son droit étant le mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n’a aucun sens.

                                                                                                                                 Jean-Jacques Rousseau

1. Introduction

            La liberté est une notion qui suscite immédiatement la passion et c’est pourquoi il est bien difficile de raisonner à son sujet. Néanmoins, on peut dire que la liberté apparaît d’abord comme quelque chose qui me viendrait de l’extérieur, et qui par là même me serait accordé par un autre. Pourtant, on peut douter que la liberté ne doive être comprise que comme venant à moi de l’extérieur. Peut-être la liberté appartient-elle à ma nature, à la nature humaine en tant que telle. Peut-être également la liberté est-elle liée à une certaine attitude intérieure, à ma capacité à penser par moi-même ? En outre, il est clair que la notion de liberté touche à la fois a) au domaine de la réflexion sur l’homme, l’anthropologie, dans la mesure où l’homme est cet animal particulier qui peut être libre, et b) au domaine politique, c’est-à-dire à la vie sociale des hommes, qui implique la loi et, peut-être, la liberté proprement politique, qu’il faudra sans doute définir.

2. Le domaine du texte.

            Rousseau est un écrivain, un philosophe et un romancier du XVIIIe siècle, le « siècle des lumières » ou encore le « siècle des philosophes » ou encore le « siècle de la raison ». Il a tenté, dans des ouvrages immensément célèbres, de réfléchir et de repenser la nature de l’homme dans son ensemble. Il fut un des inspirateurs de la Révolution Française et son Contrat Social était le livre de chevet de nombreux jacobins. Ici, il s’agit de la liberté. Cependant, la liberté peut être entendue simplement comme la liberté proprement politique, qui est, comme le dit Montesquieu dans l’Esprit des Lois, « le droit de faire ce que les lois permettent » ; ce qui signifie que la liberté est le droit d’agir extérieurement en fonction des lois en vigueur. Autrement dit, elle n’est pas une attitude intérieure ; et elle n’est pas non plus indépendante des lois de la cité. Mais s’agit-il de la liberté politique ici ? Cela n’est pas sûr. Mais alors, s’agit-il d’un texte appartenant au domaine politique ? Le domaine politique en effet concerne la vie commune des hommes et le problème le plus important de la politique est la justice, c’est-à-dire le problème des règles permettant aux hommes de coexister dans la paix et la concorde. L’autre problème important de la politique, c’est celui des rapports entre la liberté et l’ordre, c’est-à-dire le problème de la tension qui existe entre l’exigence d’ordre, sans lequel la communauté politique n’existe tout simplement pas, et l’exigence de liberté, sans laquelle l’ordre n’est pas véritablement un ordre humain ou « civilisé ». Les sociétés humaines ont besoin à la fois d’ordre et de liberté.

            Ce texte parle bien de la liberté, mais il ne s’agit pas seulement de la liberté politique, mais du fondement de cette liberté politique, et ce fondement est anthropologique, il gît dans la nature de l’homme.

3. La thèse du texte

            Elle est exprimée dans la première phrase qui affirme que l’homme ne saurait renoncer à sa liberté sans par là même immédiatement renoncer à son être homme, aux droits liés au fait d’être homme, et même, ce qui peut paraître étrange, aux devoirs liés au fait d’être homme. Il est tout à fait clair que Rousseau s’oppose ici à ceux, nombreux, qui pensent que le fait de vivre en société implique une soumission totale au pouvoir souverain et que cette soumission ne saurait être compatible avec la conservation de la liberté « naturelle ». Les partisans du droit divin des rois, au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle affirmaient que les hommes devaient se soumettre entièrement à leur roi comme au « représentant de Dieu sur la terre ». Ceux qui, aujourd’hui affirment que la société est toujours oppressive, s’ils ne sont en général pas monarchistes, ne disent finalement pas autre chose. Rousseau conteste cette opinion. Pour lui, l’homme ne saurait renoncer à sa liberté et par conséquent le fait d’entrer en société ne doit pas s’accompagner du renoncement à la liberté. Rousseau, on le sait, fait partie de ces philosophes qui ont pris parti pour la démocratie libérale, au moment où elle n’existait pas encore. Pour ces penseurs, la démocratie est un régime politique qui repose sur la liberté des citoyens qui ne sauraient donc y renoncer en entrant en société. Par suite, aux yeux de ces philosophes, les régimes qui refusent la liberté aux individus apparaissent comme des régimes fondamentalement injustes. La justice supposerait donc que les citoyens soient reconnus libres. Mais jusqu’où doit aller cette liberté ? N’y a-t-il pas nécessairement, comme semble le penser Montesquieu dans sa définition de la liberté politique, des limites aux actions extérieures des citoyens dans une cité ? Que veut donc dire Rousseau lorsqu’il dit que l’on ne peut renoncer à sa liberté sans renoncer à être un homme et sans perdre ainsi les droits liés au fait d’être homme, enfin sans renoncer du même coup aussi aux devoirs liés au fait d’être un homme ? Commençons par reconnaître que nous le comprenons pas et par chercher. En outre, cette invocation des devoirs par Rousseau nous rappelle opportunément que, si les hommes libres ont des droits, ils ont aussi des devoirs, c’est-à-dire des obligations, c’est-à-dire des contraintes acceptées de l’intérieur. L’ensemble du texte est une argumentation de la thèse, qui n’est pas évidente en elle-même et l’explication nous donnera donc l’occasion de tenter de mieux la comprendre.

4. Les étapes de l’argumentation

            La première phrase constitue une première partie, qui contient la thèse de Rousseau.

            Les trois phrases suivantes constituent une deuxième partie qui développe, explique et argumente.

            Enfin, les deux dernières phrases sont des questions qui sont des affirmations déguisées qui confirment la thèse.

5. Explication

            Il nous faut assurément souligner le caractère énigmatique de la première phrase. Elle affirme que l’on ne saurait renoncer à la liberté sans cesser d’être un homme. Mais comment cesser d’être un homme, autrement qu’en mourant ? En fait, Rousseau distingue entre l’être biologique de l’homme et son être « moral » ou spirituel. Autrement dit, on déchoit moralement de l’humanité si l’on cesse d’être libre. La liberté est une réalité morale inséparable du fait d’être homme, elle appartient à l’essence de l’homme, elle fait partie intégrante de la nature humaine et ôter sa liberté à l’homme, c’est l’anéantir en tant qu’être moral. Par là même, renoncer à sa liberté, c’est en ce sens renoncer à être homme, et c’est donc renoncer aux droits qui sont attachés par la nature à l’humanité. C’est la nature en effet qui rend les hommes égaux et libres, et l’égalité et la liberté sont deux droits naturels de l’humanité en tant que telle. La nature est donc l’origine des droits de l’homme, et nature veut dire ici la réalité des choses qui fait qu’il en est ainsi et pas autrement. La nature a « fait » les hommes égaux et libres. Mais quel rapport cela a-t-il avec ma vie concrète ? Quel intérêt puis-je avoir à savoir que je suis libre par nature, si je ne me sens pas libre, et si même je me sens de fait, limité et empêché par toutes sortes de choses. Car n’est-il pas évident que l’homme est de beaucoup de point de vue impuissant, faible et qu’il ne saurait se suffire à lui-même, comme il nous arrive de le rêver ?

Il est très important de poser cette question, car elle nous permet de nous rendre compte du niveau théorique du texte de Rousseau. Rousseau ne se situe pas au niveau des faits, ce n’est pas les faits qui lui importent d’abord, c’est le droit, c’est-à-dire ce qui devrait être (dans le meilleur des cas), c’est-à-dire donc d’une certaine manière la morale, qui est la discipline ou la science, qui traite du bien et du mal, et de la meilleure manière de vivre pour un homme. On pourrait dire que Rousseau se situe au niveau de l’idéal, et une fois que cet idéal aura été déterminé, il pourra servir de norme aux faits, et donc pourra être utilisé dans mon existence concrète. Mais avant d’agir, il faut comprendre. Rousseau cherche donc à nous faire comprendre que la liberté est inséparable de l’homme en tant qu’homme, même si dans les faits il arrive assurément que l’homme ne soit pas toujours libres. Rousseau le sait fort bien. Ne commence-t-il pas le premier chapitre du livre premier de son Contrat Social par la phrase célèbre : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. » Né libre, cela signifie « par nature libre », cela signifie par essence, par définition libre.

Une autre raison de poser cette question concerne un autre texte célèbre, et qui est pour nous revêtu de plus d’autorité encore que le texte de Rousseau, c’est le premier article de la Déclaration des Droits de l’Homme : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Belle phrase peut-être, mais constamment démentie par les faits. A quoi donc sert-elle ? Si vous réfléchissez, vous verrez que se demander ce que veut dire Rousseau dans ce texte, c’est aussi bien se demander ce que veut dire le premier article de la Déclaration des Droits de l’Homme. Et il semble que ce texte soit devenu une espèce d’article de foi incontestable de l’homme contemporain. Aujourd’hui, on invoque tous les jours les « droits de l’homme », qui semblent la norme politique universellement reconnue. Tout le monde semble croire aux droits de l’homme, à la tolérance, au point que ces « droits » semblent avoir remplacé tout autre croyance politique. Mais qu’est-ce qui justifie cette invocation des droits de l’homme ? Ce n’est pas parce que tout le monde dit qu’il faut respecter autrui que cela me donne une raison, je veux dire une raison logique, intelligente, de le faire. Or pourquoi donc devrais-je respecter autrui, ou affirmer que tout être humain est mon égal ? Nous soulevons ici une question fondamentale, une question difficile et dérangeante. Nous préférerions peut-être ne pas avoir à nous poser la question et faire comme si c’était « évident » qu’il faut respecter les droits de l’homme. Mais une fois que nous nous sommes posés la question, il n’est plus possible d’oublier que nous avons pris conscience de notre ignorance de ce qui justifie notre croyance. Et par conséquent, il nous faut essayer de comprendre, chercher des justifications, donc contester notre propre adhésion, non pas pour l’anéantir, mais pour la comprendre véritablement. Et comprendre exige de réfléchir, et ce n’est pas toujours facile. Mais les belles choses sont difficiles. Et nous n’avons pas encore expliqué la première phrase du texte de Rousseau.

Nous avons dit cependant qu’il fallait distinguer entre le niveau des faits et le niveau du droit, et que Rousseau se situait précisément sur le terrain du droit, afin de pouvoir par la suite juger intelligemment et « bien » des faits. C’est donc pour agir « bien » qu’il réfléchit, qu’il se maintient au niveau de la « théorie ». La théorie, la réflexion vise à comprendre pour mieux agir et mieux vivre.

En outre, s’il s’agit de bien comprendre pour bien agir, c’est que connaître le domaine de l’action humaine n’est pas une étude strictement théorique. C’est que ce que l’on pense influe nécessairement sur ce que l’on fait et même sur ce que l’on est. Car la conscience que j’ai de ce que je fais ou de ce que je dois faire a des conséquences dans la réalité. C’est cela qui fait la différence entre les sciences de ce qui est, les sciences de la nature, et les sciences de l’homme, qui impliquent la prise en compte du fait que l’homme est conscient et que sa conscience, vraie ou fausse, influe sur ce qu’il est. C’est pourquoi les sciences naturelles constatent des faits ou des régularités, tandis que les sciences de l’homme énoncent nécessairement des normes, des idéaux.

Rousseau affirme donc que l’homme est libre, essentiellement, originellement, et que cette liberté fait partie de sa nature, c’est-à-dire de son être profond ou essentiel. La liberté extérieure, le fait de ne pas être contraint à se soumettre à la volonté d’un autre, dépend de ce point de vue d’une liberté intérieure, la capacité que j’ai de penser et d’imaginer, à l’intérieur de moi. Or la liberté de penser est pratiquement infinie : je peux penser ce que je veux, ou du moins je fais l’expérience que je peux changer les choses dans ma tête ou les imaginer autrement. Et cette capacité peut justement être considérée comme l’origine ou le fondement de la liberté extérieure. C’est parce que l’homme pense, qu’il est libre, et qu’il peut aussi être indépendant des autres hommes et même des choses. Le fait de pouvoir se donner consciemment la mort n’est-elle pas une preuve de notre liberté pour ainsi dire radicale ? Même s’il y a bien des choses qui me contraignent et me déterminent.

Rousseau continue en disant que renoncer à la liberté c’est non seulement renoncer à être homme, c’est-à-dire à être moralement un homme, mais c’est également renoncer aux droits naturels de l’homme. En fin de compte cependant, renoncer aux droits naturels de l’homme, cela revient à renoncer à être moralement un homme, puisque cela ne signifie pas renoncer à vivre, mais renoncer à vivre comme un homme, c’est-à-dire moralement. Et le premier droit naturel dans la conception du droit naturel moderne est le droit à la vie. Renoncer à la liberté, c’est donc renoncer à vivre, en tout cas renoncer à vivre comme un être humain. Mais Rousseau poursuit en disant que c’est même renoncer aux devoirs de l’être humain. Notons d’abord que Rousseau parle de devoirs. Si l’homme a des droits, il a aussi et inséparablement des devoirs. Tout n’est pas permis. La liberté ne saurait donc être une liberté abstraite de tout faire. Il existe, dans la nature des choses, des limites à l’action et même à la pensée des hommes. Cela est intéressant dans la mesure où cela ramène le problème des normes, dont les lois sont une forme. Si même à l’intérieur de moi, moi-même par rapport à moi-même, je ne peux pas tout faire, alors cela manifeste que l’on ne saurait concevoir la liberté comme quelque chose d’abstrait ou de total. Ou plutôt, même si je peux peut-être tout faire, je n’en ai pas le droit. Et ce qui me limite, ce n’est pas une loi extérieure, c’est une loi intérieure, que je peux bien me refuser à écouter puisqu’il m’arrive de ne pas faire mon devoir. Je suis donc libre de refuser d’obéir à la loi de la nature, de me tourner vers le mal et le vice, mais ma liberté s’accomplit davantage dans le fait d’y assentir librement que dans le fait de la refuser. Paradoxe de la liberté qui limite la liberté au moment même ou elle est affirmée. Il y a là une situation analogue à celle décrite par la Bible. L’homme et la femme étaient libres de désobéir, et ils l’ont fait ; mais d’un autre côté, la liberté de l’homme s’accomplit ou s’épanouit ou s’exprime le mieux dans l’assentiment à la loi de Dieu qui veut le bien de l’homme. Autrement dit, le bien de l’homme, qui est censé être la volonté de Dieu, ou chez Rousseau, ce vers quoi tend ma nature, limite ou oriente la liberté qui ne peut pas être purement et simplement un pouvoir de rébellion. Certes, je puis me rebeller, mais ma destinée, et l’accomplissement de mon être ne consiste pas à me rebeller. Mais comment « prouver » cela ? Peut-être est-ce impossible.

On voit toute la complication de la thèse de Rousseau exprimée dans cette première phrase. Notre réflexion ne nous a pas conduit à expliquer, mais à souligner à quel point la liberté était difficile à penser. Mais Rousseau développe son opinion dans l’ensemble du texte. Suivons-le.

Les phrases deux et trois développent l’idée selon laquelle on ne peut renoncer à la liberté sans renoncer à être un homme. Celui qui renonce à sa liberté renonce à tout. En quoi donc ? En ce qu’il renonce à ce qui fait l’essence de son être, à sa nature propre. L’homme qui renonce à tout ne renonce donc pas à tout en fait, mais il renonce à tout en droit, ou du point de vue de l’idée, ou de l’idéal de l’être humain. La phrase trois va plus loin dans ce sens en disant que c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Qu’est-ce que la morale ? Telle est la question que nous devons encore une fois poser. Pour faire l’objet d’un jugement moral, qui estime la valeur bonne ou mauvaise d’une action, il faut avoir pu agir volontairement. Je ne loue pas une pierre de tomber, ni un âne de braire, je ne les en blâme pas non plus. On ne loue et ne blâme que les êtres capables d’agir par eux-mêmes, volontairement, librement. En termes juridiques, on dit que le sujet doit être supposé responsable de ses actes pour pouvoir se les voir imputer. Si tu as tué ou volé, il faut que tu l’aies fait consciemment pour pouvoir être puni ; si tu as agi conformément à la justice, il faut que tu l’aies fait consciemment pour pouvoir être récompensé. Et seuls les êtres moraux peuvent être ou blâmés ou récompensés. Par conséquent, enlever la liberté à la volonté, c’est enlever au sujet toute responsabilité devant ses actes. Par suite, enlever la liberté, enlever la responsabilité, c’est enlever au sujet toute moralité. L’homme déchoit ainsi, à nouveau, au rang d’un animal sans liberté parce que sans réflexion. C’est la pensée, la réflexion, qui sont le fondement de la liberté humaine, qui est le fondement du fait que l’on me dit responsable de mes actes. Si je n’étais pas libre, je ne serais pas responsable de mes actes, et par conséquent je n’en serais pas l’auteur. Notons bien ici le lien de la liberté avec la responsabilité, la capacité de « répondre » de ses actions. Car nous y retrouvons cette notion complexe et déroutante des limites intérieures de notre propre liberté. Nous voyons mieux ainsi d’ailleurs ces limites et leur fondement. C’est parce que je suis libre que l’on peut m’imputer la responsabilité de mes actions, et c’est parce que je sais que je suis responsable de mes actes que je sais que je ne peux pas faire n’importe quoi. Le fait de savoir que l’on ne peut pas faire n’importe quoi est caractéristique de l’homme, être pensant.

Avec la phrase quatre, Rousseau se situe sur le plan de la forme du contrat. Faire un contrat, c’est en effet convenir d’un certain échange, et les deux parties prenantes du contrat sont indépendantes avant le contrat. Or renoncer à sa liberté, c’est stipuler d’un côté une obéissance sans bornes et de l’autre une autorité absolue. Examinons ces termes. Qu’est-ce donc qu’une autorité absolue ? Ce serait non pas l’autorité d’un roi, même de droit divin (qui est limité par Dieu même, et qui est limité historiquement par ce que les juristes de l’Ancien Régime appelaient « les lois fondamentales du royaume »), mais l’autorité d’un tyran absolu et arbitraire. Et comment reconnaître de la valeur à un pouvoir qui ne repose que sur la force ? Or renoncer à sa liberté, dans un contrat, ce serait accorder à un autre une autorité absolue sur moi. Une autorité absolue serait une autorité tyrannique, c’est-à-dire par définition injuste. Personne n’a tous les droits. La notion même de droit implique la prise en compte de tous les partenaires. Dès qu’un seul prend le pouvoir par la force et l’exerce par la force, il n’y a pas de droit. De la même manière, une obéissance sans bornes est une notion dépourvue de valeur juridique et même de valeur morale. Elle est dépourvue de valeur morale puisque si j’obéis totalement, si je me soumets entièrement, j’abdique en fait ma responsabilité, et comme on l’a vu, j’abandonne ma propre humanité ; elle est dépourvue de valeur juridique parce que, abandonnant « tout », il ne me reste plus rien pour rester un sujet juridique. Le droit ne saurait donc se concevoir dans un rapport entre une autorité absolue et une obéissance sans bornes.

Et Rousseau conclut ce petit texte en développant la contradiction juridique de l’abandon de la liberté. Pour qu’il y ait droit, il faut qu’il y ait obligation réciproque, et donc si l’on peut tout exiger de quelqu’un (de celui qui a renoncé à sa liberté) alors on n’a envers lui aucune obligation. Et par conséquent, l’acte de renoncer à sa liberté est un acte juridiquement nul, il est contradictoire avec la nature même du droit, et avec la notion même d’homme. Et Rousseau de prendre l’exemple de l’esclave, qui, s’il m’appartient, fait partie de moi, de mes choses, et par conséquent ne saurait avoir aucun droit contre moi. Par suite, parler du droit de l’esclave, ce serait parler d’un droit de moi contre moi, ce qui est absurde.

6. Conclusion.

Ce texte nous a permis de réfléchir à la nature de la liberté, et en même temps aux fondements du régime politique moderne, la démocratie libérale, que Rousseau a contribué à créer en écrivant ce texte. Il en a ainsi souligné la grandeur, l’élévation morale, l’exigence de justice ; mais aussi les obscurités, les problèmes. Ainsi, comment fonder cette liberté de l’homme qui fait de lui un sujet juridique susceptible de se voir imputer ses actions, puisque la liberté implique nécessairement responsabilité ? Et cette question est encore plus criante aujourd’hui où nos contemporains, tout en invoquant sans cesse les « Droits de l’Homme », refusent de les fonder dans l’idée d’une nature de l’homme qui en tant que telle serait supposée éternelle et universelle. N’y a-t-il donc aucune raison, autre que conventionnelle ou historique, de défendre la justice ?

Rousseau: la justice et l’égalité

            Le premier et le plus grand intérêt public est toujours la justice. Tous veulent que les conditions soient égales pour tous, et la justice n’est que cette égalité. Le citoyen ne veut que les lois et que l’observation des lois. Chaque particulier dans le peuple sait bien qu s’il y a des exceptions, elles ne seront pas en sa faveur. Ainsi tous craignent les exceptions, et qui craint les exceptions aime la loi.

            Chez les chefs, c’est tout autre chose, (…) ils cherchent des préférences partout. S’ils veulent des lois, ce n’est pas pour leur obéir, c’est pour en être les arbitres. Ils veulent des lois pour se mettre à leur place et pour se faire craindre en leur nom. Tout les favorise dans ce projet. Ils se servent des droits qu’ils ont pour usurper sans risque ceux qu’ils n’ont pas.

                                                                                                                            Jean-Jacques Rousseau

Jean-Jacques Rousseau, l’immortel auteur du Contrat Social, du Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, mais aussi des Rêveries du promeneur solitaire, de l’Emile et de Julie ou la Nouvelle Héloïse, nous parle ici de la justice. Il nous parle de la justice, de la loi, de l’égalité. Une réflexion sur la justice concerne le domaine politique, le domaine de l’action des hommes en communauté, la forme de cette communauté (sa constitution ou son régime), et la bonne manière, pour les êtres humains, de vivre ensemble. Cette vie commune se trouve fondée sur la notion d’un bien commun qui justifierait l’association, ou sur la notion d’une utilité pour tous les hommes de l’association politique. Le problème de la justice, c’est-à-dire celui de la répartition des fonctions, des honneurs et des biens, est constitutif du problème politique, que l’on peut formuler, avec Léo Strauss, un philosophe politique du XXe siècle, de la manière suivante : « comment concilier un ordre qui ne soit pas oppression avec une liberté qui ne soit pas licence ».

Rousseau est un auteur du siècle des lumières, c’est-à-dire fondamentalement un auteur moderne, pour qui, dans la lignée des théoriciens anglais du droit naturel moderne (Hobbes, Locke), la société est le produit d’un contrat social entre des individus supposés s’être trouvé, dans l’état de nature, à un moment où règne une « guerre de tous contre tous » (l’expression est de Hobbes) qui rend précaire toute possession et dans laquelle la mort violente du fait d’autrui est une menace permanente pour tous. Cela suppose donc que la société est une institution humaine, et donc qu’elle n’est pas naturelle à l’homme. L’homme n’est pas, pour ces Modernes, un « animal politique », comme le pensaient Aristote et la plupart des philosophes de la Grèce classique. On peut donc dire que les Modernes sont conventionalistes (la société est le produit d’un contrat, d’une convention) et en outre individualistes (le droit de l’individu est premier par rapport au droit civil).

Rousseau ici distingue et oppose, après avoir évoqué la justice et l’égalité qui la définit, l’attitude spontanée des citoyens et l’attitude spontanée des chefs. Le problème auquel il tente d’apporter une solution pourrait être formulé de la manière suivante : tous les hommes adoptent-ils la même attitude vis-à-vis de la justice et de l’égalité ?

Et sa réponse, la thèse qu’il défend dans ce texte, est : non. Il y a des hommes qui tendent au respect de la loi, et il y en a d’autres, les chefs, qui tendent à la tourner à leur profit personnel et exclusif. Et il est bien clair que Rousseau vise ici à nous faire nous méfier des chefs. Il exprime ici une crainte très moderne devant le développement de la souveraineté de l’Etat. Bien sûr, il faut un pouvoir « fort » pour assurer la paix civile face à la menace de la dissolution de la communauté dans la guerre civile, et face à la menace de l’asservissement à une puissance étrangère. Mais ce pouvoir ne devrait aller que dans le sens de l’intérêt de la communauté tout entière et non pas dans celui de l’intérêt personnel des chefs. Or ces derniers ont une tendance naturelle à usurper et à profiter. Comme le disait Montesquieu : « le pouvoir corrompt ; le pouvoir absolu corrompt absolument ». On peut objecter à une telle affirmation l’existence d’hommes politiques remarquables et parfaitement dévoués au bien public (Aristide, surnommé « le juste », Périclès, entre autres dans l’Antiquité, mais aussi, plus près de nous, Churchill ou De Gaulle). Mais on nous répondra peut-être qu’ils sont trop rares pour qu’ils méritent d’être pris en compte, la grande majorité des hommes de pouvoir tendant à faire prévaloir leur intérêt personnel sur l’intérêt commun. Cet intérêt commun, c’est aussi ce qu’on appelle la justice. Mais Rousseau n’en reste pas à la constatation d’une différence entre les citoyens gouvernés et les gouvernants : cela impliquerait un tragique inévitable qui rendrait absurde d’écrire sur la politique. Rousseau est un philosophe politique, il envisage clairement une alternative à une situation où les chefs tendraient inévitablement à profiter de leur pouvoir. Cette alternative, c’est le contrat social, c’est « une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » (Contrat Social, livre I, chapitre VI).

Le texte est organisé de manière assez claire. Dans un premier temps, Rousseau rappelle l’importance de la justice et sa liaison avec l’égalité. Cependant, ces deux premières phrases sont des affirmations qui ne s’accompagnent pas d’argumentation ; c’est à nous de réfléchir à la justesse des affirmations de ces deux premières phrases. Ensuite, il évoque l’attitude des citoyens ou des individus particuliers. Enfin, dans le deuxième paragraphe, il évoque l’attitude des chefs, qui tend naturellement à l’usurpation et à l’injustice.

Entrons maintenant dans l’analyse plus précise du texte.

La première phrase nous dit que « le premier et le plus grand intérêt public est toujours la justice ». Qu’est-ce que la justice ? Assurément une question de répartition. Nous avons d’ailleurs spontanément tendance à l’associer à la notion d’égalité, et c’est aussi ce que fait Rousseau dans la phrase suivante. Mais la justice consiste-t-elle à donner à chacun la même chose qu’à tous le autres ? Faudrait-il que chacun reçoive la même part de toutes choses. Que les biens, les châtiments, les récompenses, de tous soient identiques ? Qui accepterait que l’on donne la même chose qu’à lui à quelqu’un qui n’aurait pas fourni les mêmes efforts que lui ? Et cela d’autant plus que les biens matériels ne sont pas en nombre infini ? Et que la justice humaine concerne principalement en société les biens humains que sont les richesses et les honneurs. Quant aux plaisirs, qui dira que chacun peut en avoir la même quantité et la même qualité que n’importe qui d’autre ? N’y a-t-il pas là la plus grande inégalité ? La vraie notion de la justice ne suppose pas que tous aient la même chose, mais que chacun reçoive ce qu’il mérite. Et c’est cette notion qui est centrale dans l’organisation politique. Rousseau dit cependant « le premier et le plus grand intérêt public ». La justice est le premier souci de la communauté politique parce que c’est la justice qui détermine la vie de la communauté. Sans justice, il n’y a pas de communauté possible ; et inversement, toute communauté politique suppose l’établissement d’une certaine justice, relativement acceptée par ses membres, les sociétés tyranniques ou, pire, totalitaires, constituant des exceptions rejetées par la plupart des hommes réfléchis. C’est « le premier et le plus grand » des soucis d’une communauté. Il est le premier au sens chronologique et il est le plus grand au sens où tous les autres doivent céder devant l’impératif de justice. Demandons-nous si le souci de la justice doit effectivement à nos yeux précéder tout autre souci, par exemple, le souci de l’ordre, le souci de la liberté de la cité et des citoyens, le souci du développement des sciences et des arts, le souci du bien-être personnel, etc. L’affirmation de Rousseau pourrait donc bien être contestée. La question n’est pas tranchée.

La deuxième phrase précise le contenu de la justice. « Tous veulent que les conditions soient égales pour tous, et la justice n’est que cette égalité. » Soulignons d’abord que Rousseau, fidèle à l’individualisme et au conventionalisme des philosophes politiques de la modernité, invoque « tous », c’est-à-dire tous les citoyens, à la limite, tous les hommes. Les philosophes politiques de l’Antiquité, qui pensaient que l’homme est par nature un animal politique, autrement dit que la société n’est pas le résultat de l’association d’individus pensés séparés  « avant » le pacte, ne faisaient pas aussi fortement appel à « tous » les individus : ils partaient du fait de la société et ne la pensaient pas faite par les hommes. Mais ils pensaient que ce sont les hommes qui font les lois, les normes de vie collective. Le bon régime est celui qui est conforme à la nature des hommes et à la nature du peuple particulier envisagé. Les Anciens supposaient donc une plus grande diversité de régimes possibles que les Modernes, pour lesquels la « bonne » association devait exprimer et défendre les intérêts des individus, « avant » en quelque sorte, les intérêts de la communauté — ce qui n’est pas sans poser de graves problèmes. Soulignons ensuite l’ambiguïté de la notion de « conditions ». La justice est l’égalité des conditions. Cela veut-il dire que la justice consiste à égaliser entièrement les citoyens de telle sorte qu’« aucune tête ne dépasse » ? Nous avons commencé en nous interrogeant sur cette notion de l’égalité et en l’écartant comme contraire à la notion vraie de la justice. Qu’est-ce donc que cette égalité des conditions que Rousseau ici affirme, s’il ne s’agit pas de l’égalité des biens, des honneurs — pour ne pas parler de l’égalité encore plus problématique, encore plus « injuste » des plaisirs[1]. En fait, Rousseau affirme ici que la justice est l’égalité des citoyens devant la loi, qui est un principe connu depuis des millénaires, mais contraire à la société inégalitaire de l’Ancien régime.

Rousseau affirme donc dans ces deux premières phrases 1/ l’importance fondamentale de la justice pour la vie sociale et politique, et 2/ l’importance de l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Que la justice ne soit « que cette égalité », c’est ce que la suite du texte va nous montrer.

Le thème des phrases suivantes, qui concernent le rapport des gouvernés aux lois, est le respect des lois et les exceptions à la stricte observance des lois. Rousseau appelle le gouverné un « citoyen », ce qui signifie un homme qui participe à la vie politique et en dernière instance au gouvernement. Cela montre la préférence « démocratique » de Rousseau : en démocratie, le citoyen est membre du souverain, il est avec tous les autres citoyens, le souverain, le peuple souverain. Et le citoyen est un partisan strict de l’observance des commandements des lois. Les exceptions au contraire suppose l’inégalité, des privilèges accordés à des particuliers. Par conséquent, dans le peuple, il y a un refus spontané des exceptions et un amour des lois. C’est la loi qui libère le peuple, c’est le respect des lois qui fonde la stabilité politique et la confiance que l’on accorde au gouvernement. Il est vrai que dans une communauté politique où les citoyens sont associés au gouvernement, donc dans un régime « démocratique », la loi « est l’expression de la volonté générale », donc de la volonté particulière de chacun devenue volonté générale, donc l’expression de la volonté de chacun tout court. Par suite, le respect des lois est l’expression d’une exigence collective, acceptée et voulue par tous. Ne pas respecter la loi, ce serait se contredire soi-même, dire « oui » d’un côté, et « non » de l’autre ; ce serait vouloir d’un côté la loi et les avantages qui en découlent, et refuser de l’autre les devoirs qui en sont inséparables. Rousseau semble donc dire ici que le peuple des gouvernés est spontanément favorable au gouvernement des lois et spontanément respectueux des lois. On peut émettre quelques doutes. Si les chefs tendent peut-être à usurper les droits qu’ils n’ont pas, il semble que beaucoup de particuliers (à commencer par les voleurs…) essaient de profiter pour eux-mêmes de certaines exceptions pour certaines choses. Le respect des lois n’est pas si grand chez le peuple ; ou le citoyen est peut-être ici un peu « idéalisé ».

Cela ne veut pas dire que Rousseau n’ait pas profondément raison sur le plan théorique. Le respect des lois est fondamental dans une cité, et lorsque la loi n’est plus respectée, il n’y a plus d’ordre, donc plus de stabilité, donc les intérêts particuliers règnent au détriment évident de l’intérêt général. Par suite, il est vrai que celui qui respecte profondément la loi veut qu’elle soit appliquée strictement, sans exceptions, ou avec le moins d’exceptions possible. Et il est vrai aussi que ce respect des lois est peut-être plus grand chez les gouvernés que chez les gouvernants dans la mesure où les gouvernés sont moins immédiatement ou moins manifestement en mesure de contourner la loi ou de pouvoir obtenir des exceptions en leur faveur. Ainsi, il est vrai que, lorsque chacun s’interroge sur la loi et les exceptions à son observance des lois, « tous » ont tendance à craindre les exceptions et à aimer la loi. La loi libère de l’oppression, elle instaure la justice. Mais si chacun se tient à soi-même ce discours et l’accepte, chacun, ou la plupart peut-être, cherche en pratique à faire exception pour soi-même s’il peut échapper aux rigueurs de la punition. Il y a donc un problème que Rousseau ici ne soulève pas. Mais il met assurément bien en évidence l’amour de la loi qui est lié à la situation du gouverné. La loi vient d’abord au secours des faibles, des petits, des malheureux. C’est une vérité immémoriale.

C’est aussi une vérité d’observation que les chefs ont tendance à usurper leur pouvoir. Rousseau se fait ici le porte-parole d’une opinion courante. La question est cependant de savoir s’il exprime seulement l’opinion courante selon laquelle les chefs sont corrompus. En effet, un philosophe peut-il prétendre apporter quelque chose au débat s’il se contente de répéter des opinions généralement partagées ? Sans doute pas. Alors ? Voyons ce que dit le texte. Les chefs ont une tout autre opinion vis à vis des lois que le peuple. Ils veulent partout des préférences. Et s’ils veulent des lois, ce n’est pas pour s’y conformer, pour les respecter, mais pour en être les juges. Ainsi les lois qu’ils veulent sont leurs lois, les lois qui visent à leur propre intérêt, et ils veulent ces lois pour se faire craindre en leur nom. Cela exprime une notion courante : les gouvernants gouvernent en vue de leur intérêt et non en vue de l’intérêt commun. Pourtant, l’intérêt commun est la justice. Les gouvernants ne peuvent-ils défendre la justice ? Ce problème est aussi ancien que la vie politique. Assurément, les Anciens le connaissaient, qui distinguaient entre les régimes justes (ou modérés) et les régimes injustes. Est juste un régime dont le gouvernement cherchent à réaliser le bien commun ; est injuste un régime dont le gouvernement cherche à privilégier une partie seulement de la population de la cité. Et un régime juste est dans les faits un régime dans lequel règnent les lois. Et ce n’est pas d’aujourd’hui, ni de l’aujourd’hui de Rousseau, que l’on fait reproche aux gouvernants de gouverner pour une clique ou pour leurs propres intérêts. Les gouvernants, ou « les chefs », semblent inévitablement conduits à privilégier leurs intérêts sur l’intérêt commun et par suite à faire des exceptions à l’égalité des citoyens devant la loi. Les lois ne leur servent que pour imposer leur pouvoir, elles ne sont pas des limites à ce pouvoir. Ils veulent imposer leur volonté. Ils veulent donc des lois pour se substituer aux lois et pour se faire craindre eux-mêmes derrière les lois qu’ils veulent. Il faut craindre la loi, nous dit Rousseau, comme il faut l’aimer, et la crainte et l’amour des lois sont une seule et même chose vue de deux points de vue différents. Dans une cité, il faut que le citoyen craigne le châtiment qui frappe celui qui viole la loi et il faut aussi que le citoyen aime la loi qui assure la justice et la liberté. C’est donc la loi qu’il faut craindre, et non pas les chefs. Mais les chefs sont les représentants, ou les auteurs, de la loi. Par suite, ils sont souvent identifiés à la loi. Et certains chefs, c’est un fait, se font les arbitres de la loi qu’ils devraient pourtant eux aussi respecter. Ils outrepassent ainsi leur rôle de représentants de la loi, de gardiens de la justice. Et, nous dit Rousseau, « tout les favorise dans ce projet ». Ils disposent en effet du pouvoir exécutif, donc de la force publique. Et ils utilisent leur pouvoir, « les droits qu’ils ont », pour « usurper sans risque » les droits « qu’ils n’ont pas ». Ces droits qu’ils n’ont pas sont ceux justement qui vont contre l’égalité et la justice, qui privilégient une partie de la cité sur le tout.

Il est clair que Rousseau nomme ici une réalité. Mais se faisant ici l’expression d’une opinion courante, nous enjoint-il de l’adopter ? Est-ce une vérité absolue que les chefs, toujours, cherchent à usurper la fonction qui est la leur pour faire profiter de leur pouvoir leurs amis et leurs parents ? N’y a-t-il jamais eu de « chef » juste, soumis aux lois ? Et surtout, Rousseau n’envisage-t-il pas, dans son Contrat Social, une cité dans laquelle les gouvernants n’usurperaient pas le pouvoir ? Une cité « juste », dans laquelle il y aurait une égalité devant la loi et dans laquelle les gouvernants gouverneraient en vue de l’intérêt commun ? Il est clair que si. Par suite, s’il évoque la possibilité que les chefs soient injustes, c’est pour nous inciter à envisager avec lui autre chose. Cette autre chose, c’est le régime démocratique dans lequel les gouvernants ne disposent que d’une partie d’une pouvoir, et sont constamment sous la surveillance des autres pouvoirs, législatif et judiciaire, le premier établissant les lois et nommant les gouvernants, le second réglant les différends entre les citoyens et jugeant aussi de la constitutionnalité des lois (c’est le rôle du Conseil Constitutionnel en France, de la Cour Suprême aux Etats-Unis, et il existe des institutions analogues dans toutes les démocraties).

Ainsi Rousseau ne veut-il pas désespérer son lecteur devant l’impossibilité de la justice des gouvernants, mais au contraire favoriser l’instauration d’un Etat démocratique, dans lequel règnerait la loi et la justice. Car l’amour de la loi n’est pas voué à l’absurdité qui serait la conséquence de son inutilité ou de sa vanité. Car l’amour de la loi serait vain et inutile si les chefs ne pouvaient jamais être qu’injustes et si rien ne pouvait contrecarrer leur tendance à faire des « exceptions ».

La lecture et l’analyse de ce texte nous a donc permis de réfléchir au problème de la loi et de la justice, et à comprendre à la fois sa complexité et la nécessité de rechercher ces piliers de toute communauté politique.

Exemple de réflexion sur le sujet : Pourquoi l’égalité est-elle essentielle au droit ?

Le droit, qui s’oppose au tordu et au courbe, désigne l’ensemble des lois qui sont en vigueur dans une communauté politique. Il n’y a pas de droit, pas de loi, sans communauté humaine et ce droit et ces lois visent précisément à donner forme à cette communauté, à la fonder dans un certain « bien » que l’on appelle alors « justice ». Le droit, ou le juste, s’oppose donc à l’absence de droit, ou de loi, et à l’injustice. La question qui nous est ici posée demande « pourquoi l’égalité est-elle essentielle au droit ? » Assurément, la justice semble avoir partie liée avec l’égalité. La justice est la notion d’une répartition qui soit appropriée aux agents et aux actes qu’ils ont accomplis. La justice consiste à « attribuer à chacun le sien », à attribuer à chacun ce qui lui revient, ce qu’il mérite. S’il en est ainsi, la justice ne saurait consister à donner à chacun la même chose qu’à un autre. Il y a donc bien égalité dans le droit, mais cette égalité ne repose pas sur une identité, ou cette égalité n’est pas une égalité stricte ou arithmétique. Il est par conséquent important de distinguer l’égalité qui est, peut-être, essentielle au droit, de l’égalitarisme niveleur qui veut que tous aient droit à la même chose quoi qu’ils aient fait, et quel que soit le travail qu’ils ont dû faire pour le faire.

La question dit en outre « essentiellement ».  Ce mot, dérivé d’« essence », qui désigne la nature profonde d’une chose, ce qui la définit et la distingue de toute autre, est important. Si le droit est essentiellement égalité, cela signifie qu’il n’est pas égalité par accident, par hasard, ou selon les circonstances. S’il est essentiellement égalité, c’est que l’égalité fait partie intrinsèque de la nature du droit : il n’y aurait pas de justice s’il n’y avait de l’égalité. Mais quelle égalité ?, c’est toute la question puisque nous avons reconnu que la justice ne saurait consister à attribuer à chacun la même chose indépendamment de ce qu’il a fait.

Si l’on cédait aux mots d’ordre égalitaristes, la société humaine semblerait vidée de toute incitation au dépassement de soi et des autres. La vie humaine comprend inévitablement une forme ou une autre de rivalité, de concurrence, de lutte. S’il y a partage, solidarité, fraternité même, ce n’est pas sur un fond indifférencié où chaque homme serait l’égal et la réplique de n’importe quel autre, c’est au contraire sur le fond de différences irréductibles et d’inégalités de réalisation évidentes. Il y a partage et solidarité parce que ces choses-là ne vont pas de soi, parce qu’elles visent à réparer, à compenser, les effets souvent difficiles de la lutte pour la vie. On peut sans doute espérer un avenir meilleur, où il n’y aurait plus de combat, plus de travail, où l’abondance rendrait toute envie superflue et inutile puisque tout le monde pourrait obtenir tout ce qu’il voudrait. Mais on peut également penser qu’une telle vision de l’avenir est pour le moins utopique et que la réalité de nos vies suppose de pouvoir assumer le mieux possible, le plus dignement et le plus justement possible, les tâches qui nous reviennent. Et ce n’est pas en faisant comme si l’homme était naturellement bon, ou était devenu « bon » que l’on parviendra à cet avenir radieux. Au contraire, le fait de regarder des filous comme des anges conduit à favoriser la filouterie. Peut-être est-ce là un enseignement de l’expérience des pays du « socialisme réel » et de son échec si surprenant dans les années 1989-91. Et la justice, il faudrait le rappeler, n’est pas la bienfaisance, même si elle est en soi bonne. Les criminels le savent bien, qui n’en attendent pas des récompenses.

Par suite, s’il est vrai que l’égalité a quelque chose à voir avec la justice et peut-être quelque chose d’essentiel, de sorte que l’égalité soit constitutive de la justice, l’égalité ne saurait être une égalité stricte.

On peut donc considérer que la nature même de l’homme, le fait qu’il est destiné par la nature à se dépasser constamment lui-même (en apprenant des choses nouvelles, en s’améliorant intellectuellement et moralement), s’oppose à l’existence d’une égalité strictement arithmétique. Et en outre la vie sociale est toujours, sous une forme ou sous une autre, une confrontation avec les autres qui met en cause et en péril mes opinions ou mes actions. L’homme vit avec les autres, et le regard des autres, leur jugement, influe nécessairement sur lui.

L’égalité que l’on peut dire « essentiellement » appartenir au droit est une égalité proportionnelle, une égalité de rapport. On peut l’exprimer de la manière suivante, ce que A a accompli lui permet d’obtenir telle récompense ou tel châtiment, et ce que B a accompli lui permet d’obtenir telle autre récompense et tel autre châtiment ; A et B sont différents, et leurs actes sont différents, ils ne doivent donc pas avoir la même chose, mais cependant, le rapport entre A et ce qu’il obtient doit être le même que celui entre B et ce qu’il obtient. Ainsi, si les actions de A sont désignées par X et les actions de B par Y, alors la justice veut que A/X soit égal à B/Y. La justice est ainsi essentiellement égalité, mais égalité de rapport et non pas égalité strictement arithmétique qui serait en fait une injustice puisque chacun disposerait des mêmes choses alors que leurs mérites seraient sensiblement différents.

Cependant, l’égalité n’est pas seulement ce qui régit la répartition des biens et des honneurs. L’égalité est aussi l’égalité devant la loi. Et cette égalité n’est pas une égalité de rapports. Chaque homme est reconnu comme l’égal de tout autre devant la loi, et c’est pourquoi la justice ne saurait être influencée par le prestige ou la puissance sociale ou économique d’un homme. L’idée de la justice, la vérité de la justice, c’est que tout homme doit être jugé en fonction de ses actes, et non pas en fonction de sa nature ou de sa condition (il est arabe, juif, riche ou pauvre). En ce sens aussi, l’égalité appartient essentiellement à la justice ? Mais il est clair que cette égalité est constamment menacée par les tentations des préférences et des exceptions. C’est une autre raison encore pour aimer la loi et la respecter. Car la justice, comme tout bien humain peut-être, et plus que tout autre, n’est jamais instaurée une fois pour toutes et dans chaque cas et à chaque génération il faut transmettre sa défense et son application. Et il faut toujours recommencer. Les trompeurs et les sophistes sont ceux qui nous disent que « après » tout sera différent et tout coulera de source. L’application de la justice sera toujours difficile et périlleuse ; elle sera aussi toujours aussi nécessaire qu’aujourd’hui.

L’égalité nous est donc apparue comme essentielle au droit, non seulement dans la répartition des richesses et des honneurs, mais aussi comme égalité devant la loi. Le symbole de la justice, qui est une jeune femme aux yeux bandés tenant dans une main une épée (le glaive du châtiment) et de l’autre une balance, le montre : elle a les yeux bandés parce qu’elle ne regarde pas à qui elle s’applique, et donne à tous sans considération des personnes.


[1] A ce sujet, je ne saurais trop vous conseiller la lecture de l’assemblée des femmes d’Aristophane.

Malebranche: la raison

« Je vois, par exemple, que deux fois deux font quatre, et qu’il faut préférer son ami à son chien; et je suis certain qu’il n’y a point d’hom­me au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or je ne vois point ces vérités dans l’esprit des autres, comme les autres ne les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu’il y ait une Raison universelle qui m’éclaire, et tout ce qu’il y a d’intelli­gences. Car si la raison que je consulte n’était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes est une raison universelle. Je dis: quand nous rentrons en nous-mêmes, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme pas­sionné. Lorsqu’un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu’elles ne sont pas conformes à la souveraine rai­son, ou à la raison universelle que tous les hommes consultent. »

                                                                                                                                        Nicolas Malebranche

Le texte qui est proposé à notre réflexion porte sur la connaissance. Il s’agit de comprendre ce phénomène étrange et admirable par lequel l’homme peut, grâce à son langage et à sa raison, parvenir à énoncer des propositions vraies, c’est-à-dire valables universellement, alors qu’il est un être instable, relatif, fini, limité dans l’espace et dans le temps. Il s’agit donc d’une réflexion de philosophie générale (les questions les plus générales de la philosophie) ou de métaphysique (quelle est l’origine, et la fin, de la connaissance humaine ?), ou encore de psychologie (qu’est-ce qui, dans l’âme humaine, lui permet de parvenir au vrai, ou de s’en rapprocher ?). La raison, tel est le thème de l’ensemble de ce texte. Il tente de répondre à la question suivante : Qu’est-ce qui, dans l’homme, peut lui permettre de parvenir à des vérités « éternelles » ? Par suite, tout en étant une réflexion sur la connaissance, ce texte nous fait également réfléchir à l’homme lui-même, en tant que la connaissance, la possibilité de parvenir à une vérité universelle, qui dépasse la limitation spatiale et temporelle de l’individu humain, appartient à l’essence de l’homme : il est de l’essence de l’homme d’être raisonnable, d’être « doué de raison », et donc d’utiliser sa raison, et si possible, de l’utiliser pour le mieux. L’homme est un être singulier dans la nature. En effet, s’il est soumis en tant que corps à la nécessité physique, il existe aussi comme être vivant, qui en tant que tel a un mouvement spontané, un mouvement qui n’est pas déterminé de l’extérieur (comme l’est le mouvement des corps physiques déterminé par la gravité ou l’attraction des corps environnants). L’animal en tant que tel a un comportement plus « libre » que le comportement de la pierre. Cependant, si l’homme est bien un animal, c’est un animal singulier, irréductible à tous les autres. Du point de vue du biologiste, l’homme est un animal doué de caractères (au premier rang desquels la masse de son cerveau et sa complexité, mais aussi la bipédie, la main — l’opposition entre le pouce et les autres doigts —, la représentation de la mort) qui « expliquent » ou nous permettent de mieux comprendre sa singularité : le fait qu’il se comporte d’une manière irréductiblement distincte de tous les autres animaux. Au lieu de s’adapter au milieu environnant, comme c’est le cas de tous les autres animaux, l’homme, lui, modifie son milieu environnant en y introduisant des objets qu’il a lui-même inventés et réalisés (les objets techniques, mais aussi les œuvres d’art). Il vit dans un monde d’artefacts, qu’il interpose entre la nature et lui, et qui constitue à proprement parler son monde. L’homme vit dans un monde humain avant de vivre dans la nature ou dans un milieu naturel. Cela se manifeste également dans le fait qu’il parle (avec des signes généraux et abstraits, conventionnels, qui lui permettent de penser le monde), et dans ces phénomènes spécifiquement humains que sont la science, l’art, la religion.

Il y a donc une singularité de l’homme, et il est nécessaire d’y avoir réfléchi pour pouvoir envisager correctement ce texte, qui fait de la raison la faculté qui constitue l’essence de l’homme.

La thèse du texte est que la réalité même de la pensée humaine et de sa découverte de vérités universelles (ou prétendant à l’universalité — mais quand bien même cette prétention serait illusoire, cette prétention en tant que telle distingue l’homme) conduit à penser qu’il y a dans la pensée de l’homme individuel, donc de chaque individu particulier, quelque chose qui dépasse l’homme individuel. On peut formuler cette thèse de la manière suivante : l’homme individuel a en soi une raison, qui, tout en étant sa propre raison, est une raison universelle, c’est-à-dire une faculté dont les opérations sont les mêmes chez tous les hommes (ce qui conduit à la notion d’une nature humaine, c’est-à-dire d’une définition stable de l’homme quelles que soient les différences individuelles ou historiques), et qui en outre permet de parvenir à des affirmations valables universellement, c’est-à-dire à des vérités valables universellement sur le monde, l’homme et toutes choses. On ne saurait trop souligner l’étrangeté et le caractère admirable de ce fait. Comme le disait Einstein : « le miracle, c’est que le monde nous soit intelligible ». Nous pouvons comprendre le monde, c’est-à-dire comprendre le monde tel qu’il est et non pas tel que nous voudrions qu’il soit ou tel que nous décidons (arbitrairement ou par caprice) de le voir. Ce qui importe à tout homme, c’est de « savoir » à quoi se fier, sur quoi s’appuyer dans la conduite de sa vie, afin qu’il puisse, en toute connaissance de cause, choisir ce qui conduit à son bien, au bien véritable. Car il est un autre fait de l’existence humaine : nous faisons l’expérience que la conduite de notre vie dépend de nous, nous faisons l’expérience que nous sommes libres, ou, comme le dit Malebranche dans un autre texte, nous avons un « sentiment intérieur » de notre liberté, nous sentons que nous pouvons choisir de nous orienter dans un sens ou dans un autre. Cette liberté est liée à la capacité qui est en nous de raisonner, elle en est inséparable. C’est parce que nous pensons que nous sommes libres, que nous ne sommes pas déterminés, comme les pierres, à nous comporter d’une manière prévisible, ni comme les animaux, en suivant des consignes inconscientes inscrites dans notre patrimoine génétique qui nous permettent d’être « parfaitement » adaptés à notre milieu. Nous sommes bien déterminés par le fait que nous avons un corps ; nous sommes bien déterminés par une hérédité génétique, mais notre propre hérédité génétique ne nous transmet pas des comportements « tout-faits » ou « pré-montés » ou instinctifs ; ou plutôt, s’il y a bien en nous des tendances instinctives, nous avons également le pouvoir de les suspendre et de les orienter à notre choix. La faculté de choix est donc caractéristique de l’homme. Notre première liberté (il y en a d’autres) consiste donc à être relativement indéterminé, à pouvoir choisir. Et cette faculté nous est donnée par la pensée abstraite, par le langage, qui permet une représentation conventionnelle et générale des objets extérieurs, et cette représentation est relativement indépendante de ces objets, de telle sorte que nous pouvons les modifier dans la représentation que nous nous en faisons et ensuite introduire ces modifications dans le monde extérieur (c’est ce que l’on appelle la technique).

« L’homme cherche naturellement à connaître. » Ce propos d’Aristote au début de sa Métaphysique, illustre ce que nous venons de dire. La pierre ne se pose pas de questions : elle est soumises aux lois nécessaires de la nature extérieure. L’animal ne se pose pas de questions : il se conforme sans réflexion aux modèles de comportement qu’il a reçus de son hérédité. L’homme se caractérise précisément par le fait qu’il se pose des questions, il est même, selon Martin Heidegger, « l’être pour lequel son être même est en question » ; et se poser des questions, c’est raisonner, ce qui suppose parler.

Cette thèse souligne donc en elle-même un paradoxe : celui d’un être fini, limité dans l’espace et dans le temps, qui affirme cependant des choses qui prétendent valoir universellement, dont certaines sont manifestement « vraies », c’est-à-dire valables pour tout être qui raisonne, indépendamment de celui qui les prononce. Le vrai ne dépend pas de moi, même s’il dépend de moi de raisonner pour parvenir à le comprendre. En outre, elle est exposée à l’objection du scepticisme. Ce dernier regarde toute proposition à prétention universelle avec défiance. Et cette défiance est fondée ; toute démarche rationnelle repose sur la défiance envers les opinions généralement acceptées. Toute démarche rationnelle suppose le doute. Mais il arrive que certains hommes nient toute possibilité d’atteindre le vrai. Ainsi certains disent que l’on ne peut pas dépasser l’apparence, et que par suite, on ne saurait affirmer quelque chose universellement ; ils se contentent de dire : « il m’apparaît que… », au lieu de dire : « il en est ainsi ». Ceux-là sont des sceptiques modérés et modestes (peut-être excessivement). D’autres affirment plus péremptoirement que « il n’y a pas de vérité ». Ce sont les sceptiques dogmatiques, qui, se contredisant sans s’en apercevoir, affirment « savoir » que l’on ne peut pas savoir. Ils se contredisent puisqu’ils affirment quelque chose qui prétend valoir universellement alors même que ce qu’ils affirment, c’est qu’il n’est pas possible de savoir (ce qui est une proposition prétendant valoir universellement). La position socratique (qui est proche de celle des sceptiques modérés) consiste à dire : « je sais que je ne sais pas, et c’est cette conscience de mon ignorance qui me pousse à chercher, à tenter de parvenir à une proposition universelle. » On peut caractériser cette attitude comme un scepticisme zététique (c’est-à-dire qui cherche), pour le distinguer du scepticisme dogmatique qui est en soi contradictoire. Il y a en outre aujourd’hui une opinion généralement répandue qui affirme la relativité de toutes les opinions, la vanité de toute science et de toute prétention à l’universalité, et même la vanité de toute recherche d’une vérité universelle. On peut caractériser cette attitude comme « relativiste » (tout est relatif), comme « historiciste » (tout dépend des conditions historiques), et même comme « nihiliste » (il n’y a rien, ou en tout cas, il n’y a rien qui vaille au-delà de son temps, et par suite deux attitudes sont possible : soit « à quoi bon faire quoi que ce soit » (refus de toute volonté, abandon, démission de soi) ; soit « tout ce qui est est mauvais » et par suite, si l’on veut changer quelque chose, il faut « tout détruire » (c’est la position du nihilisme allemand qui s’est exprimée dans le National-Socialisme ; c’est aussi celle des islamistes radicaux aujourd’hui). La position socratique (scepticisme zététique) nous semble la mieux à même de justifier la science et la morale.

C’est de tout cela qu’il est question dans le texte de Malebranche. Il se développe sous forme de deux raisonnements et d’une précision qui permet de mieux comprendre les raisonnements.

Le premier raisonnement peut se reformuler ainsi : c’est un fait que je connais certaines vérités, et c’est également un fait que je suis sûr que tout homme qui raisonne peut comprendre les mêmes vérités que moi ; or, lorsque je comprends, ce n’est pas à l’extérieur de moi, dans l’esprit des autres, comprendre est un acte intérieur ; par conséquent, il est nécessaire qu’il y ait en moi (qui suis fini et limité dans l’espace et dans le temps) quelque chose qui dépasse ma finitude, et ce ne peut être que ma raison. Ce raisonnement est parfaitement rigoureux : sa conclusion est nécessaire. Si j’admets que je conçois des vérités et que je suis sûr que tout homme qui voudra bien prendre la peine de raisonner pourra les concevoir comme moi, et que ces vérités ne me sont pas transmises extérieurement, mais que je les saisis à l’intérieur de moi, alors il est nécessaire qu’il y ait en moi quelque chose qui dépasse la particularité du moi, quelque chose qui puisse être universel et qui puisse ainsi permettre de prononcer des affirmations valables universellement. C’est un fait que l’homme connaît certaines vérités. Si nous vivions complètement dans l’illusion, sans pouvoir jamais en prendre conscience (c’est là au sens strict être dans l’illusion), jamais nous ne pourrions atteindre le vrai. Mais nous faisons l’expérience que nous disons des choses vraies, nous faisons l’expérience de l’erreur et du mensonge (et nous ne le pourrions pas si nous ne connaissions pas la vérité), et par suite, il y a en nous une puissance de parvenir au vrai. Quelle est cette puissance ? C’est la raison, cette faculté de penser rigoureusement qui, si nous l’utilisons, si nous nous en donnons la peine (c’est quelquefois difficile), nous permet de déjouer les ruses des autres, de rectifier nos erreurs, et, en agençant rigoureusement nos affirmations, d’aboutir à des propositions vraies ou plus vraies que nos affirmations spontanées.

Après ce premier raisonnement , Malebranche en édifie un autre. Il part cette foi-ci non du fait que nous connaissons des vérités, mais du fait que nous sommes sûrs, quand nous connaissons des vérités, que tout homme au monde est en mesure, s’il se donne la peine de raisonner, de les découvrir aussi bien que nous. Or nous ne pourrions pas être aussi sûrs que nous le sommes que tout homme peut voir ces vérités aussi bien que nous si la raison que nous utilisons en nous n’était pas la même que celle utilisée par les autres hommes, de quelque pays qu’ils soient. La certitude, qui accompagne toute compréhension d’une vérité, que tout homme peut la comprendre aussi bien que nous, et qui se fonde sur l’expérience du raisonnement, est la preuve que notre raison n’est pas individuelle, n’est pas non plus « culturelle » ou « historique », mais « universelle ». Il faut souligner que le raisonnement n’est pas n’importe quelle affirmation. Raisonner, c’est faire soi-même des opérations intellectuelles, et c’est donc ainsi faire l’expérience que telles opérations conduisent rigoureusement, nécessairement, à une conclusion vraie. On constate facilement la divergence des opinions. Et l’ignorant a tendance à assimiler l’opinion de chacun à sa propre manière d’affirmer : sans raison ni réflexion. Mais l’opinion de celui qui raisonne n’est pas l’opinion qui vient spontanément à la bouche de l’ignorant ; elle se fonde sur un raisonnement, sur une observation rigoureuse des faits, sur la logique qui m’interdit d’affirmer quelque chose de contradictoire, et sur une rigueur qui conduit nécessairement mon raisonnement à son terme. Ce n’est pas moi qui décide le résultat d’une opération arithmétique, même si c’est moi qui fais cette opération ; j’y suis conduit par la rigueur du raisonnement, le résultat ne dépend pas de moi. Il ne dépendait pas non plus de Pythagore que la somme des carrés des côtés de l’angle droit soit égale au carré de l’hypoténuse, cela était vrai avant lui et en fait de toute éternité. La vérité n’appartient à personne, même pas à celui qui l’a découverte. Mais il m’appartient de faire tout ce que je peux pour penser rigoureusement, pour utiliser cette raison que j’ai reçue en partage avec mon humanité. C’est seulement quand on comprend cela que l’on comprend ce qu’est la raison, et le miracle ou la merveille du fait que je puisse comprendre, que l’homme puisse comprendre quelque chose d’objectif, quelque chose de vrai qui concerne le monde.

Il faut donc partir de l’expérience de ce que c’est que comprendre, de l’expérience de la découverte, par soi-même, d’une vérité quelconque. Et une fois que j’aurais pris conscience de la vérité que j’ai acquise en raisonnant, je m’étonnerais de ce que moi, qui suis tellement limité, tellement exposé à l’erreur et à l’illusion, je sois en mesure de découvrir quelque chose de vrai, de prononcer un jugement valable partout et toujours, ou que, si effectivement je ne parviens pas à une vérité, du moins je puis avoir conscience de l’erreur ou de l’illusion dans laquelle je me trouvais auparavant. Par suite, même si la vérité ne m’est pas accessible (et avant de le dire, il faut chercher de toutes ses forces), au moins il est en mon pouvoir de douter, de réfléchir, et par ce seul fait, de me rendre plus indépendant, moins « dans l’erreur » que je ne l’étais. Par suite, même si la recherche de la vérité n’est pas couronnée de succès, cette recherche n’est pas vaine puisqu’elle me permet de mieux me rendre compte de ma véritable situation, puisqu’elle me permet de refuser de donner mon assentiment à des propositions que je ne crois pas « vraies ». Or, dans la mesure où chacun de nous fait l’expérience de croire savoir avant d’avoir réfléchi, le fait d’avoir réfléchi nous permet de nous mettre nous-même en doute, de nous examiner, de critiquer l’assentiment irréfléchi que nous donnions auparavant à des opinions que nous croyions « vraies », et donc de nous élever par rapport à l’obscurité dans laquelle nous nous trouvions. Peut-être ne parviendrons-nous pas à la vérité absolue, mais la seule conscience de notre ignorance antérieure constitue un progrès. Cela ressemble tout à fait à la supériorité de la sagesse de Socrate sur ceux qui passaient pour sages mais ne l’étaient pas. Ils croyaient savoir, alors qu’ils ne savaient pas ; Socrate, lui, ne croit pas savoir, et de ce fait même, il est un peu plus sage que les premiers, même s’il ne sait positivement rien de plus qu’eux, car lui, il sait qu’il ne sait pas, tandis qu’eux ne le savent pas, ils sont dans la « double ignorance » dont parle l’Alcibiade Majeur de Platon, l’ignorance d’ignorer qui est celle de celui qui prétend savoir sans véritablement savoir.

La prise de conscience de la réalité de la compréhension nous place devant le fait extraordinaire que nous connaissons quelque chose, que nous ne sommes pas dans un océan d’ignorance absolue, que nous avons fait un pas vers la découverte de la vérité, même si ce pas est seulement négatif, la conscience de notre ignorance. Il contient en lui-même une positivité énorme, puisque cette conscience de mon ignorance m’interdit de prétendre savoir et me commande de chercher de toutes mes forces. Par suite, je fais ainsi l’expérience qu’il y a une hiérarchie, en moi d’abord, entre les opinions spontanées et irréfléchies (qui sont souvent les opinions généralement acceptées autour de moi) et les opinions auxquelles je parviens par l’exercice indépendant de ma raison ; et cette hiérarchie à l’intérieur de moi, de moi-même par rapport à moi-même, par où je suis « supérieur en sagesse » à moi-même (celui que j’étais encore auparavant, et aussi ce qu’il peut y avoir encore en moi de prétention à savoir non justifiée), se retrouve aussi entre les hommes en général (il y a ceux qui raisonnent, qui s’efforcent de se conduire rationnellement, et ceux qui refusent de raisonner et qui affirment dogmatiquement et qui, bien souvent, ont tendance à vouloir faire la peau de celui qui ne pense pas comme eux). La véritable tolérance est donc inséparable de l’ouverture d’esprit qui est le propre du chercheur de vérité ; lui seul refuse tous les dogmatismes. Seule la raison est donc à même de « libérer » l’homme de ses erreurs, de ses illusions, de ses prétentions, et donc de la violence de ses jugements, de ses passions, de ses actions. La paix et la justice ont besoin de la raison, se fondent sur la raison.

La deuxième partie du texte est une précision. Il ne faut pas confondre la raison et « les raisons » ou mieux « mes raisons » que l’homme emporté par ses passions invoque. Il faut donc préciser ce que signifie « rentrer en soi-même ». Rentrer en soi-même, c’est quitter cette extériorité à soi-même que constituent les opinions qui ne sont pas vraiment les miennes. Or, tant que je ne pense pas par moi-même, tant que je ne raisonne pas, mes opinions ne sont pas vraiment les miennes, elles me sont imposées de l’extérieur, même si elles me viennent spontanément. Car « moi », ce « moi » que je suis, est un être spirituel qui se caractérise au plus haut degré par cette capacité en moi de raisonner, de me hisser au niveau de l’universel. Rentrer en soi-même, c’est se ramasser, se « recueillir », se rassembler autour de l’essentiel, qui est la raison. Réfléchir, c’est être attentif, c’est quitter le « divertissement » qui m’éloigne toujours davantage de mon centre, c’est se « concentrer », et c’est l’attitude d’esprit qui est la mienne lorsque je fais, par exemple, une opération arithmétique. L’homme passionné qui préfère son cheval à son cocher ne réfléchit pas à la valeur infinie de l’être humain qui, parce qu’il est un être humain, a la capacité de se hausser au-dessus de tout animal ; par suite, il est prêt à traiter autrui comme un simple objet de sa propre satisfaction. L’autre n’est qu’un moyen pour mes fins personnelles utilitaires et égoïstes. Au contraire, si je raisonne, alors, même si je dois respecter les animaux et ne pas être inutilement cruel envers eux (il est intéressant de savoir que c’est là un des sept commandements transmis à Noé après le Déluge), je dois aussi reconnaître la valeur de l’être humain en tant qu’être humain, qui m’oblige à être « juste ». On voit par là que contrairement à l’affirmation souvent faite que le bien et le mal moral sont essentiellement relatifs et relèvent d’un choix personnel arbitraire, on peut raisonnablement porter des jugements de valeurs rationnels. On peut, en raison, défendre la justice et le respect de la parole donnée. C’est assurément un autre usage de la raison que celui que l’on fait quand on fait une division ou une multiplication, mais c’est encore la raison, et le choix de la conduite morale peut être (et doit être) un choix raisonné.

Cela se vérifie par le caractère des « raisons » de l’homme passionné : ce sont des raisons « particulières » alors que la raison que tout homme qui raisonne consulte est une raison universelle. Ma raison est la même que la tienne et que tout autre homme s’il veut bien s’en servir. Cette identité de la raison n’annule pas les différences manifestes entre les hommes. Mais lorsque j’ai fait ma division et que j’ai vérifié qu’elle est juste, vraie, personne ne peut compter mieux que moi, personne ne peut trouver un « meilleur » résultat que moi. Lorsque j’asservis ma raison à mes passions, que je n’utilise ma raison que pour les justifier, à grands renforts d’arguties sophistiques plus ou moins habiles, j’inverse l’ordre « naturel » des choses, qui me pousse à soumettre en moi ce qui est inférieur (mon corps, mon animalité, mon égoïsme) à ce qui est supérieur (mon âme, mon esprit, ma raison, la justice et le bien commun).

Pour conclure, je voudrais souligner le caractère rationnel du raisonnement que nous propose Malebranche. Sa thèse, nous l’avons vu, c’est que chaque homme dispose en lui d’une raison qui est universelle (la même partout et toujours) en tous les hommes et qui lui permet de parvenir à des affirmations valables partout et toujours. Pour ce faire, il part du fait de la compréhension d’une vérité quelconque, puis souligne que cette vérité, qui est « vraie », a été découverte par chacun indépendamment de tous les autres, par « lui-même » ; et il conclut rigoureusement en affirmant qu’il faut donc qu’il y ait en nous une puissance identique (universelle) de découvrir le vrai. Nous pouvons souligner la vérité de ce raisonnement même : je vois qu’il y a en chaque homme une raison universelle et je suis sûr que tout homme peut le voir aussi bien que moi. Et si quelques-uns ont du mal à voir cette vérité, c’est qu’ils n’ont pas encore fait consciemment l’expérience de la compréhension, ou peut-être qu’ils n’ont pas assez réfléchi au miracle que constitue le fait de comprendre.

Cette prise de conscience, lorsqu’elle est vraiment faite, entraîne une espèce de « conversion ». Alors qu’auparavant je cherchais des repères au-dehors, dans les opinions des autres hommes, je vois que c’est à l’intérieur de l’homme qu’habite la vérité. Toutes mes forces alors, que je gaspillais au dehors pour briller aux yeux des hommes, pour m’attacher aux « biens » qu’ils poursuivent, je les ramasse, je les rassemble pour rentrer en moi-même, pour m’exercer à bien penser. Et Pascal disait que c’est là le principe de la morale. Non seulement la connaissance se trouve bien de l’exercice de la raison, mais l’action elle-même se trouvé éclairée et justifiée. Alors commence le long chemin du philosophe, qui se fait en marchant. Caminante, no hay camino, se hace camino al andar (c’est un poème d’Antonio Machado). Au travail ! Et avec joie car c’est un joyeux travail.

Montesquieu: la réalité de la justice

 

La justice est un rapport de convenance, qui se trouve réelle­ment entre deux choses ; ce rapport est tou­jours le même ; quelque être qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un Ange, ou enfin que ce soit un homme.

Il est vrai que les hommes ne voient pas toujours ces rap­ports ; sou­vent même lorsqu’ils les voient, ils s’en éloignent, et leur intérêt est toujours ce qu’ils voient le mieux. La justice élève la voix ; mais elle a peine à se faire entendre dans le tumulte des passions. Les hommes peu­vent faire des injus­tices, parce qu’ils ont intérêt de les faire, et qu’ils préfèrent leur propre satis­faction à celle des autres. C’est tou­jours par un retour sur eux-mêmes qu’ils agissent : nul n’est mauvais gratuitement. Il faut qu’il y ait une raison qui dé­termine et cette raison est toujours une raison d’intérêt. Mais il n’est pas pos­sible que Dieu fasse rien d’injuste ; dès qu’on suppose qu’il voit la justice, il faut né­cessairement qu’il la suive : car comme il n’a besoin de rien et qu’il se suffit à lui-même, il serait le plus méchant de tous les êtres, puisqu’il serait sans intérêt. Ainsi, quand il n’y aurait pas de Dieu, nous de­vrions toujours aimer la justice ; c’est à dire faire nos efforts pour res­sembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s’il existait, serait nécessairement juste.                                                                                                                                                                                                                                                                  Montesquieu

Le texte qui nous est proposé porte sur la justice. La jus­tice ap­par­tient bien sûr au domaine politique. La justice en effet, c’est d’abord la légis­lation qui réglemente la vie de la commu­nauté, la vie de la cité, c’est-à-dire de la communauté considérée du point de vue de son gou­vernement, de son auto­rité, des normes de son existence et de son ac­tion. Ces normes, ce sont les fins assignées à la vie humaine, et par conséquent le type d’homme qui, dans cette communauté, est un mo­dèle pour les autres. Mais la justice, c’est aussi l’établissement de la législation la meilleure ; en d’autres termes, la justice, ce n’est pas seulement les lois et l’obéissance aux lois existantes dans une com­mu­nauté donnée, la justice est également et surtout l’idée de justice, cette norme théorique à partir de laquelle l’homme théo­rique peut ju­ger de la justice instituée, à partir de laquelle également le légis­lateur pru­dent établira ses lois. Mais la justice, c’est enfin et peut-être surtout la justice de Dieu, la justice de ses décisions, aussi bien dans cette vie qu’après notre mort. Quel est donc le domaine d’un texte qui porte sur la justice ? Le domaine politique sans aucun doute, la justice étant un autre nom du bien commun. Mais aussi, le domaine politique, surtout lorsqu’il est question de la question politique par excellence, de la ques­tion de la justice, ap­paraît comme empiétant et comme débouchant sur d’autres do­maines, voire comme une manière de se représenter « toutes cho­ses », c’est-à-dire comme une manière de penser la totalité. La phi­lo­sophie poli­tique est philosophie.

Quelle est la thèse de ce texte ? Et n’y en a t-il pas plu­sieurs ? Le texte se compose de deux paragraphes. Le premier, as­sez bref, semble une espèce de définition de la justice. Le second serait-il une argumen­tation venant à l’appui de cette « défini­tion » ? Il ne le semble pas. En ef­fet, dans ce second para­graphe, Montesquieu ne parle plus de la jus­tice, mais de la ma­nière dont les hommes s’y rapportent, et de la ma­nière dont Dieu s’y rap­porte ; et il conclut que quand bien même Dieu n’existerait pas, nous devrions cependant aimer la justice, et qu’aimer la jus­tice consiste justement à devenir aussi sem­blable que possible à ce Dieu qui peut-être n’existe pas. Cette éventualité de la non exis­tence de Dieu est intéressante en elle-même, non pas en tant que telle (parier sur la non existence de Dieu est bien moins rai­sonnable que le con­traire, cf. Pascal, Pensées, Brunschvicg 233, Lafuma 343 ), mais dans la mesure où Montesquieu semble de cette manière, c’est-à-dire en pa­raissant ne pas in­voquer l’existence de Dieu à l’appui de la justice, rompre avec une tradi­tion multiséculaire de philosophie politique. On pourra d’ailleurs se demander s’il rompt effectivement avec elle, ou s’il est pos­sible de ne pas invoquer Dieu comme garant de la justice. Tous les philosophes politiques classiques et les pères fondateurs de la philo­sophie politique moderne de Machiavel à Rous­seau ont re­connu la né­cessité d’une religion civile.

Que dire de la forme de ce texte ? Un grand philosophe est sou­vent doublé d’un grand écrivain. Est-il besoin de rappeler quel grand écrivain fut Charles de Segondat, Baron de la Brède et de Montesquieu ? Qui ne se sou­vient avec délice des savoureuses Lettres Persanes ? Ici cependant, il ne s’agit pas de littérature, mais de philosophie et de phi­losophie politique. Mais quelle est la limite entre la littérature et la phi­losophie ? En parlant de la so­ciété française du dix-huitième siècle vue par un persan écrivant à son grand vizir lequel lui répond en évoquant les querelles du sérail, Montesquieu se contente-t-il de faire plaisir à un certain public mondain ? Ou cherche-t-il, aussi, en même temps, à ins­truire les esprits intelligents et curieux ? En outre, il existe peut-être un plaisir spécifique de l’intelligence, ce qui réduirait à néant la dichoto­mie expéditive entre œuvres de plaisir ou de divertis­sement et œuvres de pensée. Le premier paragraphe se compose d’une grande phrase aux belles périodes mesurées, pleine de dis­tinctions claires ; il ne s’agit pas d’une argumentation, mais d’une thèse, d’une « définition ». Le se­cond para­graphe n’a pas la même forme. Incontestablement, il ar­gu­mente, mais argu­mente-t-il en faveur de la thèse énoncée dans le pre­mier paragraphe ? Non point. Il semble passer à autre chose. Et pour­quoi donc ? Voilà bien une question susceptible d’éveiller l’intérêt du lec­teur vigi­lant. Nous nous atten­drions à une « démonstration » de la thèse énoncée dans le premier paragraphe, et nous voilà plongés au milieu de considérations sur les réticences des hommes devant la jus­tice et sur le rapport de la justice avec Dieu, qu’il existe ou non. Nul doute pourtant qu’il existe un rapport de conséquence entre le premier et le second paragraphe. Il faudra nous deman­der lequel. Disons donc, pour arrêter là nos divagations sur la forme de ce texte, que son pre­mier paragraphe est l’affirmation claire et distincte d’une thèse, et que son second paragraphe analyse les rapports de l’homme et de la justice et le rapport de Dieu avec la justice dans la mesure où ce rapport de Dieu avec la justice concerne le rapport de l’homme avec la justice.

Dirons-nous alors que ce texte concerne plus les rapports des hommes avec la justice que la justice elle-même ? Et par là même, il nous fau­dra nous demander si tous les hommes sont semblablement concernés par cette analyse. Cette suggestion nous conduit inévitable­ment à nous poser la question des desti­nataires de ce texte. Une ré­flexion sur le comportement des hommes s’adresse bien entendu à tous les hommes… capables de réflexion. Elle ne s’adresse cependant pas aux hommes d’ores et déjà philosophes, c’est-à-dire déjà réfléchis. Une réflexion bien conduite, qui est toujours une réflexion bien écrite, est une échelle dont les apprentis capables sauront gravir peu à peu les échelons afin de parvenir à la connaissance de la vérité.

Entrons dans l’analyse du premier paragraphe. La pre­mière proposi­tion est intéressante. Elle dit : « la justice est un rapport (de con­venance) ». Que la justice soit un rapport est quelque chose qui pourrait choquer aujourd’hui tant notre opi­nion vulgaire a tendance à ne pas raisonner en termes de rap­port, mais en terme de « droits » abstraits. On dit : « j’ai le droit » et cela implique bien souvent sinon toujours l’« oubli » de celui d’autrui. Evoquer le mot de rapport, dire que la jus­tice est un rapport, c’est immédiatement évoquer le fait que la justice ne me concerne pas moi tout seul, que ce que je revendique, il faudra le prendre à d’autres, ce dont je me soucie peu au moment où je re­ven­dique pour moi « la justice ». La justice est un rapport, elle m’engage par rapport aux autres, elle fait de moi non pas un in­dividu, un « unique » solitaire et indépen­dant, mais un membre d’une communauté dans la­quelle tous les biens, (au moins tous les biens « humains » que sont les richesses, les honneurs et enfin les plaisirs) ne peuvent être à tous. La justice est partage. La jus­tice fait de moi un être social, avec des droits, sans doute, mais aussi avec des devoirs, corrélats inévitables de ces droits qui me sont reconnus. Je viens de dire « qui me sont reconnus ». La justice se déclare, elle est publique (« Nul n’est censé ignorer la loi »), elle repose sur le bien commun, elle n’est pas personnelle. Nous avons souligné ce mot de rapport parce que trop souvent l’invocation de la jus­tice s’accompagne justement de la négation d’autrui et de « sa part », et par là même, trop souvent, l’invocation de la justice se fait à l’appui de la haine et de l’envie. Tout cela doit nous res­ter en mémoire, nous le re­trouve­rons lors de l’analyse du second paragraphe.

Mais Montesquieu ajoute : « un rapport de convenance ». On pourrait donner comme synonyme à convenance le mot de justesse, qui rappelle in­évitablement justice. La justice est jus­tesse. Cela nous rap­pelle également l’affirmation d’Aristote au livre V de l’Ethique à Nicomaque : « le juste, c’est l’égal ». La justice est une certaine proportion entre les personnes et les biens. Cela rappelle également l’affirmation synthétique du Digeste (œuvre de l’empereur Justinien) selon laquelle la justice est « une volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui appar­tient », constans et perpetua vo­luntas jus suum cuique tribuendi (Institutes, Livre I, 1), d’attribuer à chacun le sien, célèbre et bonne définition juridique. La question qui se pose immé­diatement après l’affirmation selon laquelle la justice est un rap­port de conve­nance ou de juste attribution est la suivante : com­ment se fait cette at­tribution pour qu’on puisse la dire juste ? Là encore, notre opinion irré­fléchie laisse entendre que ce qui fait la justice, c’est la décision des hommes, et l’on passe facilement de la décision des hommes à la déci­sion du plus grand nombre. La justice, c’est la décision de la majorité. Mais, s’il en était ainsi, en quoi alors la justice se distinguerait-elle de la force ? En quoi la tyrannie de la majorité serait-elle plus juste que la tyrannie d’un seul ? Force est de dire que dans les deux cas, c’est le plus fort qui l’emporte. Mais le droit du plus fort n’est pas un droit, mais un fait. Et si la justice est la justice, peut-elle être le règne du plus fort ? Que la justice est l’avantageux au plus fort, cela a été dit, et pas seule­ment récemment. C’est la thèse même de Thra­symaque, dans le livre premier de la République de Platon. Thrasymaque, avec conséquence, sup­posait que la justice est fon­damentalement conventionnelle, c’est-à-dire qu’elle n’a aucun fondement dans la nature des choses ; par là même la justice est fonda­mentalement variable, et elle est tout autant justice de Na­buchodonosor à Kho­meiny en passant par Mitterand. Un problème considérable que cette opinion ne voit pas toujours, c’est celui-ci : si l’on dit que la justice est le règne du plus fort, on ne peut mainte­nir cette justice comme justice sans mentir, sans une es­sentielle trom­perie ; car cette justice ne sera juste que tant que le plus fort sera le plus fort ; et pour cela, pour que la justice dure, le mensonge est né­ces­saire. En outre, la vulgarisation de cette opinion ne peut que conduire à la dissolution du lien social ou à l’universelle suspicion ou à la plus horrible dictature.

La thèse de ce paragraphe, peut-être du texte tout entier, c’est que ce rapport de convenance qu’est la justice se trouve « réellement » entre deux choses ; et que ce rapport est « toujours le même ». La jus­tice est donc réelle d’un côté, et toujours iden­tique à elle-même de l’autre : elle ne change pas. Il existe une relation entre les deux aspects que nous avons soulignés. La jus­tice est réelle, cela signifie qu’elle est fon­dée dans la nature des choses, cela signi­fie qu’elle est « naturelle » ; et cette naturalité de la justice en fait quelque chose d’invariable, voire d’éternel (voir à ce propos le Livre I de l’Esprit des Lois). Ce dernier as­pect nous dispose peut-être à ne pas trouver incongrue la référence à Dieu, cet être par définition éternel.

La « réalité » de la justice s’oppose bien évidemment à son ca­ractère conventionnel. La justice instituée est certainement conven­tionnelle, au sens strict : elle est faite et défaite par les hommes ; elle est un produit de l’artifice humain. Cela n’est nié par personne. Montesquieu, comme tous les philo­sophes poli­tiques classiques, comme aussi les pères fondateurs de la moder­nité, compagnie dont il n’est pas le moindre des membres, a enra­ciné la jus­tice, comme d’ailleurs tout thème de la réflexion philo­sophique, dans la nature des choses. Cherchant la vérité, on ne s’attarde pas sur ce qui change tout le temps parce que cela n’est pas susceptible de vérité du fait même que cela change sans règle. Et si la justice est visiblement convention­nelle, si elle est faite et défaite par les hommes, la justice n’est pas pour autant arbitraire et par là même, il est possible de concevoir une justice qui tout en étant convention­nelle n’en est pas moins pour autant con­forme à la nature des choses, « naturelle ». Cette justice natu­relle, sai­sie par la raison de l’homme qui pense, c’est ce que les philosophes classiques et modernes ont appelé la « loi natu­relle » ou encore la « loi rationnelle » en politique. Il y a bien sûr un rap­port, voire même une identité, en tout cas chez les classiques, entre la loi naturelle et la loi rationnelle dans la mesure où la rai­son saisit justement ce qui est dans la nature des choses. Ainsi, pour Montesquieu, la justice est « réelle », c’est-à-dire qu’en un sens elle existe indépendamment de l’opinion ou du caprice des hommes. Ce qu’est la justice, la théorie le détermine avec néces­sité ; et la jus­tice vraie est aussi nécessairement vraie que n’importe quelle démonstration mathématique. Cela, Montesquieu nous le montre en soulignant que le rapport de convenance qu’est la justice est toujours le même quel que soit le point de vue. La justice n’est pas l’alibi de l’intérêt d’une partie. Peut-être Montes­quieu, au lieu de parler de Dieu ou des Anges, aurait-il pu tout simplement parler des hommes. Si un homme a pris quelque chose à un autre, quand bien même le premier invoquerait son « droit » à cette chose avec autant de force que le second, s’il y a une justice, cette justice ne peut être qu’indépendante des par­ties. C’est la raison pour laquelle, en un sens, on peut définir la justice pu­rement et simplement comme la recon­naissance de l’arbitrage puisque c’est ainsi reconnaître que le juste n’est pas le travestissement de mon intérêt que j’érigerais ainsi en « droit », mais quelque chose qui est réellement un rapport de conve­nance entre deux choses, un ordre qui ne dépend pas de mon ca­price. Mais les choses humaines étant ce qu’elles sont, et cela depuis tou­jours, la justice est l’objet de conflits incessants. Néanmoins, ces con­flits ne signifient pas que la justice n’existe pas du tout, car cela impli­querait que tout ordre politique est mauvais et qu’il est impossible de les hiérarchiser ; autant désespérer totalement de la vie humaine et choi­sir l’insensé. Cela n’est pas impossible.

Ainsi, dans ce premier paragraphe, Montesquieu, contre le re­lati­visme et suivant les exigences de la raison, pose que la jus­tice est réelle et toujours la même quel que soit le point de vue auquel on se place. C’est à cause de cette indépendance de la vraie justice que tout homme qui raisonne un tant soit peu se doit de s’y soumettre. Et cela oblige également à dire que contrai­rement à ce que l’on peut être poussé à penser aujourd’hui comme hier, la justice peut fort bien ne pas aller dans le sens de mon intérêt. La justice n’est pas la bienfai­sance. Ainsi, la justice peut fort bien conduire à privilégier telle partie, plus éminente, plus méritante qu’une autre ; la justice n’est pas une égalité arithmétique suivant laquelle tous auraient droit toujours à tout ; c’est comme l’enseigne Aristote, dans son Ethique à Nicomaque, au livre V, une égalité de proportion, une analogie : il faut que celui qui mérite plus ait plus que celui qui mérite moins ; mais il faut que le plus de celui qui mérite plus soit proportionnel au moins de celui qui mérite moins.

Le second paragraphe de ce texte semble énoncer une restric­tion par rapport à l’affirmation du premier paragraphe ; ou encore il semble formuler une objection et y répondre. Ce qui fait que peut-être l’unité de cet extrait est problématique. Du moins en apparence. D’abord, l’énoncé d’une définition formelle de la justice, puis, la ré­ponse à une objection importante. Sans doute, dans un paragraphe suivant, Montesquieu approfondit-il sa défi­nition. Mais ce paragraphe ne nous est pas donné.

Ce paragraphe se divise, semble-t-il, en deux parties. Dans la pre­mière, Montesquieu énonce une restriction importante à sa défini­tion de la justice. Les hommes, qui sont bien sûr concernés, ne voient pas la justice. S’ils la voyaient tous, les choses humaines ne seraient sans doute pas ce qu’elles sont, mais aussi bien, peut-être les hommes ne seraient-ils plus les hommes. Dans la seconde, Montesquieu parle du rapport de Dieu avec la jus­tice.

La première phrase de la première partie de ce second para­graphe in­troduit le problème. Le problème de la justice est le problème des hommes : comment faire que les hommes soient justes ? D’abord, les hommes ne voient pas toujours ces rapports, c’est-à-dire qu’ils ne comprennent pas la justice. Qui les voit ? L’homme juste sans doute, mais plus précisément, l’homme juste qui connaît la justice. Car il y a bien de la différence entre l’homme respectueux des lois qui s’y con­forme par respect et par obéissance et l’homme juste qui voit la justice, autrement dit qui saisit par la pensée, par la théorie, les rap­ports de convenance entre les choses qui font la justice. Il existe donc une dif­fé­rence entre les hommes : il y a ceux qui voient la justice et ceux qui ne la voient pas. Ces derniers s’y soumettent ou ne s’y soumettent pas ; mais ceux qui s’y soumettent sont manifestement inférieurs, du point de vue de leur jus­tice, à ceux qui voient la justice, sans parler de l’infériorité des injustes. Les hommes ne connaissent pas tous la jus­tice et le reste, sinon ils seraient peut-être plus justes puisqu’ils se­raient plus sages. Mais l’auteur semble contester cette conclusion. Alors que, spontanément, nous avons tendance à penser que les hommes sages sont justes, il nous dit que même lorsque les hommes voient ces rapports qui font la justice, ils s’en éloignent. Cette question est importante, car elle pose le problème de la méchanceté. Quelle est l’origine de la mé­chanceté, du mal ? Est-ce que, comme le dit Socrate, « nul n’est méchant volontairement », est-ce que la vertu est connais­sance et le vice ignorance, ou est-ce que, comme semble le dire ici Mon­tesquieu, celui qui voit la justice peut faire le mal, le faisant ainsi volon­tairement et par là même étant d’autant plus coupable (on devrait même dire : étant seul coupable, car si « nul n’est méchant volontaire­ment », le méchant n’est qu’un ignorant et donc il n’est pas respon­sable de sa faute) ? Cette question n’est pas seulement importante, elle est considérable du point de vue de sa portée, car elle engage le statut de la connaissance : la connaissance est-elle, comme le pensaient les phi­lo­sophes anciens et modernes, bonne en elle-même, ou est-elle « au-delà du bien et du mal » (titre d’un ouvrage de Nietzsche), non pas im­mo­rale, mais amo­rale ? Nous ne pouvons prétendre apporter une ré­ponse à une telle question. Re­connaissons que si, peut-être, Socrate a raison, il n’en reste pas moins que bien des méchants agissent en sa­chant qu’ils font du mal et que c’est sur cette « connaissance » que d’autres hommes (les juges) se fondent pour leur impu­ter la res­ponsabi­lité de leurs crimes et les en punir. Il arrive assurément que sachant qu’il n’est pas juste de voler le bien d’autrui, on vole néanmoins. Il est vrai qu’il est néanmoins difficile de s’imaginer Socrate en train de vo­ler, hiérarchie humaine ici manifeste, qui nous fait pressentir que la plus haute connaissance est peut-être vertu. En tout cas, ceux qui font du mal en le sa­chant ne sont pas de purs ignorants, et ils posent le pro­blème du mal volon­taire : pourquoi font-ils du mal ? La question est naïve, et Montesquieu y ré­pond illico : leur intérêt est toujours ce qu’ils voient le mieux. S’ils font du mal, c’est parce qu’ils ont intérêt à le faire ; ils voient mieux leur intérêt que les rapports qui font la justice. Ici, comme plus haut, nous voyons qu’il n’est pas sûr qu’il y ait harmonie entre tous les hommes ou que la justice satisfasse tout le monde. La so­lution vulgaire la plus répandue est évidemment de faire passer son in­térêt pour la justice, et cela vaut pour les nantis comme pour ceux qui convoitent les biens que possèdent les nantis. En fait, le problème de la justice, c’est justement celui de l’harmonisation (sinon de l’harmonie pré-établie) entre les inté­rêts privés et l’intérêt commun, et, compte tenu de la na­ture des biens convoités par la plupart des hommes (les ri­chesses et les hon­neurs) et de leur nombre limité, il est clair que tous n’auront ni les mêmes ri­chesses, ni les mêmes honneurs.

Reprenons l’analyse de ce que nous avons appelé la première partie du second paragraphe. La « thèse », qui est d’ailleurs peut-être l’idée centrale de tout le paragraphe, c’est que « nul n’est mauvais gra­tuitement ». Ce qui est donc traité dans ce para­graphe, c’est l’origine de la méchanceté, l’origine de l’injustice. Or, si l’origine de l’injustice, c’est le souci de son propre intérêt, l’origine de l’injustice est l’incapacité à saisir la justice comme harmonie, sans aucun doute précaire, entre l’intérêt privé et l’intérêt public. L’origine de l’injustice, c’est l’ignorance où se trouvent les injustes. La justice, ou la vertu, est connaissance, l’injustice, ou le vice, est ignorance. Par conséquent, comme le di­sait Socrate, nul n’est méchant volontairement et la con­naissance est la pierre de touche qui permet de discriminer le juste et l’injuste. Pour que la justice règne, il faudrait que les sages gou­vernent ; il faudrait que les philo­sophes soient rois. Mais cela n’est ni pour de­main ni pour après-demain. La justice fondée sur la sagesse n’est pas politique, elle est philosophique. Quelle est donc la justice politique, c’est-à-dire la justice effective, la justice « non théorique » ? C’est une certaine « image » de la justice théo­rique, de l’idée de la justice, né­ces­sairement imparfaite par quelque côté. La vertu politique n’est pas la vertu pure et simple, laquelle appartient seulement, et encore, au seul philosophe. Et tous les hommes ne sont pas philosophes, sans parler du fait que les philo­sophes ne sont peut-être pas les meilleurs spéci­mens de l’« animal poli­tique ».

Mais il nous faut rectifier notre division du texte. En effet, le se­cond paragraphe ne se divise pas en deux, mais en quatre. Les deux premières phrases constituent une introduction ; puis le texte se par­tage en deux parties symétriques : 1) les hommes peuvent être injustes parce qu’ils ont des intérêts ; et ils ont des intérêts parce qu’ils ne se suffisent pas à eux-mêmes ; et 2) Dieu ne peut pas être injuste parce qu’il se suffit à lui-même, autre­ment dit il n’a pas d’intérêt. Enfin, la dernière phrase est une conclusion qui nous donne le sens ou l’intention du texte.

La thèse de ce texte semble bien être que le fait que les hommes soient des êtres déficients, imparfaits, est la cause de leur injustice, du fait qu’ils font du mal. Cette déficience fait qu’ils sont en lutte pour la possession des biens qui leur manquent. Comme ce qui est bien pour eux, pour la plupart d’entre eux, ce sont les richesses, les honneurs, la volupté et que ces biens ne se peuvent posséder également, ils cher­chent de toutes leurs forces à en avoir plus que les autres. Et cela occa­sionne bien évidem­ment des conflits ainsi que des tentatives de régler autant que faire se peut ces conflits. Ainsi naît la jus­tice humaine. Tout ce que nous avons déjà dit fait que nous voyons bien que si les hommes étaient conduits par la raison, ils verraient que le plus grand bien pour eux réside dans l’exercice de leur raison et que la vérité peut, elle, se partager, être toute entière en chacun, et ainsi, si tous les hommes étaient raisonnables, il n’y aurait semble-t-il plus de conflits. Dans la mesure où ce n’est pas le cas, la meilleure des solutions pour­rait bien être que tous les hommes prennent conscience du fait qu’ils ne sont pas raisonnables et qu’ils se soumettent en conséquence à ceux qui le sont. Mais est-ce bien réaliste ? Et en conséquence, est-il vraiment possible de mettre fin aux maux dont souf­frent les communautés poli­tiques ?

La première phrase de l’introduction de ce second para­graphe com­porte trois propositions : 1/ les hommes ne voient pas toujours les rapports qui font la justice ; 2/ même s’ils les voient, ils ne s’y confor­ment pas ; 3/ ce qu’ils voient le mieux, c’est tou­jours leur intérêt. La première de ces trois propositions souligne le problème : la justice est un rapport de convenance, réel et im­muable, mais les hommes ne s’en rendent pas toujours compte. Au­trement dit, ce qui est un fait, certains hommes sont justes (entendons au sens le plus large : ils sont soumis aux lois de leur pays) et d’autres ne le sont pas. Seule compte ici la dif­férence entre les justes et les injustes, et non la diffé­rence, fort impor­tante, entre le juste par soumission et le juste par raison. Nul doute que, pour le bien spécifiquement politique, celui qui est soumis aux lois est meilleur que celui qui ne l’est pas. Mais on dira, avec raison, que cela dé­pend du régime considéré. Pour éviter cette difficulté réelle, on dira que le juste est celui qui sait faire passer l’intérêt commun avant son intérêt privé, et ainsi que le juste est celui qui se soucie du bien commun ; le juste est le bon citoyen ou encore le patriote, étant entendu que si c’est un tyran qui règne, il peut être « juste » de s’en débarras­ser. Cela, Saint Thomas n’est pas le premier à le dire, ni, c’est clair, le der­nier. Cette première proposition énonce donc un fait : tous les hommes n’ont pas connaissance de la définition de la justice don­née dans le premier paragraphe. Nous pourrions nous contenter de dire : tous les hommes n’ont pas connaissance, ou : tous les hommes ne sont pas conduits par la raison. C’est un fait ; qui le nie ? Beaucoup d’hommes sont ignorants et par là, ils sont injustes : nul n’est mé­chant volontai­rement, mais seulement par igno­rance.

La seconde proposition est beaucoup plus scandaleuse en appa­rence pour la tradition socratique : même s’ils les voient, ils s’en éloi­gnent. Même si les hommes voient la justice, ils s’en dé­tournent. Du coup, l’affirmation de Socrate selon laquelle « nul n’est méchant volon­tairement » paraît caduque, et avec elle l’opinion selon laquelle la vertu est connaissance : on peut savoir et néanmoins être méchant. Cela est certainement scandaleux ; mais aussi, cela s’accorde incontestable­ment avec les apparences : bien des méchants ne sont pas des imbé­ciles. Mais cela, Platon le savait fort bien qui souligne bien sou­vent combien une nature bien douée, si elle est mal éduquée, peut devenir ter­riblement néfaste, qui souligne également la « sophistication » de cer­tains mé­chants. Sachons d’ailleurs que le plus célèbre des disciples et des critiques de Platon, Aristote, a contesté la vérité de l’affirmation en question. Mais nous n’avons pas ici à tenter de défendre Platon contre une objection en apparence redoutable, mais à tenter de com­prendre Montesquieu. Or, il s’agit là encore d’un fait, ou du moins cela se pré­sente comme l’énonciation d’un fait : la jus­tice vue ou entrevue, on ne s’y conforme pas toujours. On pourrait également comprendre cette proposition comme si­gnifiant indirectement que l’on a tou­jours quelque connaissance de la justice ou encore qu’un homme totalement dénué de mora­lité est une chimère, que non seulement tout homme sent qu’il existe des choses justes, mais encore que même celui qui est in­juste connaît d’une certaine manière la justice qu’il transgresse. L’appréhension de l’ordre, de la loi, et de l’éventuelle transgres­sion, fait partie de l’humanité. Personne, semble-t-il, ne peut penser qu’il peut « tout » faire. La seule pensée de cette éventua­lité, qui donnerait une sanction théorique aux plus grands crimes, est peut-être un signe de la barbarie. Cependant, la barbarie est toujours spéci­fiquement hu­maine ! Mais, si notre affirmation est juste, le barbare lui-même se con­forme à une certaine justice. Et cela nous ramène à notre affirmation selon laquelle la justice peut recevoir institutionnellement diverses formes, bien entendu pas toutes égales. Et à notre affirmation selon la­quelle il n’existe pas d’être humain totalement a-moral totalement dé­pourvu de norme de conduite. En outre, cela nous apprend la « valeur » de l’appréhension de la jus­tice qui n’est pas fondée sur la connais­sance, laquelle, en tant que connais­sance, dépasse la particularité d’une communauté politique donnée ou d’une faction : la connais­sance est connaissance de la vérité qui est, qui est une et im­muable. La seule véritable connaissance est la connaissance phi­losophique, et ainsi la seule vertu véritable est celle du philo­sophe. Mais, tout en nous rendant compte de cet arrière-plan considérable, suivons Montesquieu.

La troisième proposition explique en un sens la seconde. Leur intérêt est toujours ce qu’ils voient le mieux. Le mot d’intérêt est sans doute le plus important, peut-être du texte tout entier. Les hommes sont souvent ignorants de la justice véritable ; s’ils en ont quelque connais­sance, ils ne s’y confor­ment pas tous pour autant ; mais ce qu’ils voient le mieux, c’est leur intérêt. Cette phrase nous propose une échelle des connaissances : 1/ la connaissance de la justice telle qu’elle est, son éminence, et, para­doxalement, sa faiblesse : peu la connaissent, peu la suivent ; 2/ la « connaissance » de l’intérêt privé, non pas tel qu’il est mais tel qu’il apparaît, sa bassesse et, paradoxalement, sa force : c’est toujours leur intérêt que les hommes voient le mieux.

A partir de ces trois propositions, le problème : la justice existe réellement (et cela signifie que « théoriquement » on peut la déterminer et penser la rendre ef­fective), et pourtant les hommes, la plupart des hommes n’en veulent pas ou plutôt s’ils la suivent, ils ne s’y conforment que par crainte du châtiment ou par souci de leur intérêt privé. Problème mo­ral : ce n’est pas « bien ». Problème poli­tique : c’est dangereux et néfaste (cela rend tout ordre précaire : instables sont les choses humaines). Problème philosophique : comprendre la justice, c’est comprendre les limites des choses humaines, mais c’est aussi com­prendre ce qui est plus haut que les choses humaines. Or la justice véritable, l’« Idée » de la justice selon Platon, ne fait pas partie des choses humaines, bien qu’elle puisse être éminemment utile pour le philosophe et pour le poli­tique digne de ce nom pour « vivre » et survivre dans les cités et pour les rendre meilleures autant qu’il se peut ; l’Idée de la jus­tice, comme toutes les autres Idées, est une Idée, c’est-à-dire un élément d’une réa­lité que les hommes pratiques qui ne sortent pas, par la pensée, de la caverne ne connaissent pas, une réalité admirable, belle, vraie et bonne, une réalité dont on ne peut s’imaginer la grandeur et la beauté, mais qui, lorsqu’on l’a entre­vue, suscite en nous le plus grand désir et peut-être la plus grande jouissance et le plus grand bonheur. Mais aussi, politi­quement, problème de la religion : y a t-il un Dieu de justice, ga­rantissant que les méchants seront punis après leur mort s’ils ne le sont pas ici-bas, et que les bons seront récompensés ? Mais aussi, philo­sophiquement, problème de Dieu : vivre la vie de connaissance, c’est vivre une vie divine, c’est vivre dès ici-bas une vie comparable à la vie de Dieu, puisque, en connaissant, on « s’immortalise autant qu’il est en nous » (Aristote), on vit d’une vie non ter­restre, d’une vie spirituelle. En ce sens, philosopher, c’est apprendre à mourir (cf. Platon, Phédon ; et Montaigne, Essais, livre pre­mier, chapitre XIX), philosopher, c’est s’assimiler, se rendre sem­blable à Dieu.

La deuxième phrase de l’introduction de ce second para­graphe ré­sume et précise le problème : la justice élève la voix, elle se déclare en grande pompe, elle est publique alors que l’injustice est fondamenta­lement liée au se­cret ; mais elle a peine à faire entendre sa voix non pas tellement à cause de l’irréductibilité des méchants qu’à cause du fait que tous les hommes ou la plupart des hommes sont méchants. Et ils sont mé­chants parce qu’ils sont soumis à leurs passions ou peut-être simplement parce qu’ils ont des passions autrement dit parce qu’ils sont hommes ou encore parce qu’ils ne sont pas autosuffi­sants. Souvenons-nous que Socrate, dans le livre II de la Répu­blique, enraci­nait la cité saine dans le manque d’autosuffisance de l’individu hu­main. Le mal est dans l’homme parce que l’homme est l’homme : il serait par conséquent chi­mérique de prétendre en finir radicalement avec le mal sans en finir du même coup avec l’homme lui-même. Avec ses bassesses peut-être, avec sa gran­deur, sûrement. Les régimes qui de nos jours prétendent édifier l’homme nouveau qui regarde avec con­fiance l’avenir sont ceux dans lesquels toute grandeur est étouffée et toute bassesse favorisée*. La vertu pour être vertu doit être conquise sur le mal qui est en nous : en ce sens, paradoxalement, le mal est « bon ». Les pas­sions sont tu­multueuses, désordonnées, impulsives par définition, par défini­tion dépourvues de raison, d’ordre et de sens ; la passion c’est le caprice, la faiblesse, et en ce sens, la passion est fondamentale­ment ignorance même si elle réussit à asservir la raison. Surtout, ce que cette phrase nous apprend — mais avions-nous besoin de l’apprendre ? — c’est l’antériorité chronologique de la passion sur la raison. Nous sommes des êtres raisonnables, c’est-à-dire dont la rai­son en puissance est sus­ceptible de passer à l’acte, mais avant toute raison, la passion, mieux, les passions se donnent libre cours et l’éducation est tou­jours l’éducation à la maîtrise de soi, c’est-à-dire à la maîtrise de ses pas­sions. Faire un homme, passer de la puissance à l’acte, c’est unifier les voix discordantes des passions sous l’égide de l’intelligence et c’est ainsi, aussi, trouver le moyen de donner sens à la vie, c’est-à-dire aussi bien aux plus grands bonheurs sen­sibles qui ne sont peut-être pas fon­damentalement désordonnés. Ainsi le pro­blème de ce texte nous appa­raît-il comme bien plus large que le seul problème politique. A partir de ce texte, nous pouvons réfléchir à la condition humaine dans sa tota­lité, à sa médiocrité et à sa grandeur, inséparable de la lutte contre la médiocrité et contre sa propre bassesse. Disons donc que cette introduc­tion du second paragraphe pose le problème de la justice dans toute son ampleur. La suite va t-elle résoudre le pro­blème ?

Il est clair que non : on ne résout pas le problème humain, on le comprend et on vit le problème comme problème sans se gaver de solu­tions chimériques et la plupart du temps mons­trueuses ; et pensant le problème, on s’éduque, c’est-à-dire on s’élève, on se perfectionne soi-même. La suite du texte res­semble à un syllogisme : les hommes peu­vent être injustes ; mais Dieu ne le peut pas ; donc il faut aimer la jus­tice.

Il est indispensable de bien voir la symétrie des deux parties : les hommes peuvent être injustes ; Dieu ne le peut pas.

La première nous explique donc pourquoi les hommes peuvent être injustes. Mais dirons-nous, nous le savons déjà : tous les hommes ne connaissent pas la justice, même s’ils en ont quelque connaissance, ils s’en détournent, et s’ils s’en détournent, c’est à cause de leur intérêt qu’ils voient fort bien alors que la justice est confusément appréhendée par la plupart de ceux qui l’appréhendent ; plus encore, si les hommes sont injustes, ou s’ils cherchent surtout leur intérêt privé, c’est qu’ils sont soumis à leurs passions et à leur tumulte et qu’ils ne savent pas ou ne veulent pas les faire taire. Mais il est vrai que, si l’injustice fut, dans la phrase antérieure, mise en relation avec les passions, et si l’intérêt fut, dans la première phrase du second para­graphe, bien dis­tingué de la justice, Montesquieu n’avait pas encore mis di­rectement en relation l’injustice et l’intérêt, ce qu’il va faire maintenant. Cela est d’autant plus intéressant que comme nous l’avons dit, Montesquieu est un moderne, c’est-à-dire un de ces philosophes politiques modernes dont l’opinion fon­damentale est que les hommes s’assemblent par inté­rêt, en vue de la paix et de la sécurité (voir Hobbes, Locke, Spinoza, et aussi Rousseau le tout début du Contrat Social). Il est important de sou­ligner que Mon­tesquieu ne dit pas que tous les hommes sont injustes, ni même que la plupart le sont, il dit : les hommes peuvent faire des in­jus­tices. Les hommes ne sont donc pas nécessai­rement injustes, ils ne sont pas voués à l’être. Qui sait ? l’éducation est peut-être l’actualisation de l’humanité en puissance. L’éducation est peut-être la chose hu­maine la plus importante. La première phrase de cette partie énonce la thèse de cette partie : les hommes ont par­fois intérêt à commettre l’injustice et comme ils préfèrent leur propre satisfaction à celle des autres, ils la commet­tent, bien en­tendu s’il en ont le pouvoir et la vo­lonté. C’est important dans la mesure où le conflit entre intérêt privé et intérêt public est ici clairement af­firmé : il n’est pas évident qu’il soit bon pour moi de faire passer l’intérêt commun en premier. Comparer avec le para­graphe 57 du Deuxième Traité du Gouvernement Civil de Locke que nous avons étudié auparavant. Pensons surtout à ce person­nage si antipathique de la République de Platon qu’est Thrasy­maque, en un sens l’adversaire principal (et l’étrange « ami ») de So­crate. Thrasymaque affirme que le juste est l’avantageux au plus fort que ce­lui qui est juste est un nigaud et que l’injuste parfait est sage et, sur­tout, que l’injuste mène la vie la plus heu­reuse tandis que le juste est roulé de tous les côtés. La défense de la justice par Socrate, qui montre que la justice véritable est digne de choix en elle-même et non pas seu­lement pour ses conséquences, va bien au-delà de la seule défense de la justice politique. La question de la justice est assurément celle de la pos­sibilité de l’harmonie entre le privé et le public et nul doute que cette harmonie soit profondément problématique. S’il en est ainsi, les deux voies de Thrasymaque et de Socrate sont dignes de choix et, dans la me­sure où Thrasymaque risque d’avoir plus d’adeptes que Socrate, il semble que la justice soit en situation assez diffi­cile. C’est ce que nous dit Montesquieu, sans ambages, si les hommes sont injustes, c’est qu’ils ont intérêt à l’être. Autrement dit, l’intérêt du lien social exposé par Hobbes ou Locke entre autres, est tout sauf évident. Ils répon­draient sans doute qu’il faut distinguer entre l’intérêt apparent ou immédiat et l’intérêt ef­fectif et à plus long terme, et ils auraient raison ; mais il n’est pas sûr que cela rendrait pour autant transparentes la nécessité et l’utilité pour tous du lien so­cial et de la justice. Montesquieu souligne ainsi l’égoïsme des êtres humains. C’est ici que se trouve la reprise et la modification notable de l’affirmation so­cra­tique selon laquelle nul n’est méchant volontairement qui devient « nul n’est méchant gratuitement ». Thrasymaque n’avait pas peur d’insister sur la faim de bonnes choses qu’il se proposait d’apprendre à satisfaire au moyen de son enseignement de sophiste, mais ici, c’est la platitude bourgeoise qui parle : on compte, on calcule son intérêt, l’intérêt n’est plus l’avantageux en général, c’est l’intérêt au sens du prêt à intérêt : des gros sous.

Résumons cette première partie : la cause de l’injustice est l’intérêt privé dont le souci est plus fort que celui de l’intérêt commun : nul n’est mé­chant gratuitement, cela doit « payer ». C’est utile, cela satis­fait, en un sens, l’injuste a besoin de l’injustice pour satisfaire son in­térêt.

Nous arrivons à Dieu. C’est l’argument essentiel : si Dieu était in­juste, il serait le plus méchant de tous les êtres, puisqu’il serait in­juste sans intérêt, sans raison. Inutile de dire que nous sommes dans l’hypothétique et cela déjà témoigne de quelque ir­révérence — et de la liberté d’esprit de Montesquieu. Suivons l’argumentation. Dieu étant donné, et supposé qu’il voit la justice, il faut nécessairement qu’il s’y conforme. En effet, puisqu’il se suffit à lui-même, il serait injuste sans rai­son. Dieu, sitôt qu’il est pensé, est pensé comme un être autosuffisant : il n’a besoin de rien, c’est tout le reste qui a besoin de lui pour être (pour être créé ou pour être organisé). Comme il n’a besoin de rien, il n’a pas d’intérêt au sens où un homme privé a un inté­rêt privé. Son intérêt pourrait être dit être la bonne marche du Tout, mais cela même n’est pas nécessaire, car il peut se désinté­resser de ce qu’il a fait. Il n’a pas d’intérêt parce que rien ne lui manque ou qu’il n’a besoin de rien ou qu’il se suffit à lui-même. Tout cela découle de la définition de Dieu comme être autosuffi­sant. Si Dieu existe, il est plus puissant que l’homme ; on pourrait peut-être dire qu’il n’est peut-être pas tout puissant ; mais on pourrait alors en pen­ser un autre qui, lui, le serait. Or, cet être tout puissant posé, de par sa toute puissance, est par définition sans manque, tout manque étant une imperfection. Dieu donc posé ou sup­posé, il est nécessairement juste à partir du moment où il voit la justice puisque s’il était injuste, il le serait sans raison et il serait par là le plus mé­chant de tous les êtres. Autrement dit, les hommes injustes ont une excuse, ils ont une raison pour être injustes : ils ont intérêt à l’être ; mais Dieu, lui, s’il l’était, le serait sans raison. Donc Dieu est nécessairement juste. La nécessité de la justice de Dieu découle de son autosuffisance et la possibilité de l’injustice de l’homme découle de son manque d’autosuffisance. Si l’autosuffisance de Dieu le rend nécessairement juste, le manque d’autosuffisance de l’homme ne le rend pas nécessaire­ment injuste. L’injustice est due à l’insuffisance, à l’imperfection de l’homme, qui se mesure à la perfection de Dieu, c’est-à-dire qui se mesure à l’idée de la perfection, idée ou représentation que peut se faire l’homme qui pense en passant de ses propres perfections impar­faites à la représentation de la perfection pure et simple, qui est pure et simple autosuffisance donc pure et simple perfection, c’est-à-dire absence de manque ou de défaut. Pourquoi cette invocation de Dieu lorsqu’il est question de la jus­tice ? La conclusion de ce texte va nous permettre de le com­prendre.

Même si Dieu n’existait pas, nous devrions toujours aimer la justice. Le sens de ce texte est donc moral : il s’agit de renfor­cer la jus­tice. Mais le renforcement est paradoxal : nous devrions aimer la jus­tice, même si Dieu n’existait pas parce que s’il existait il serait néces­sairement juste. Autrement dit, l’idée de Dieu sert à nous montrer la grandeur de la justice. Il est possible que Dieu n’existe pas, mais la justice, elle, existe. Une telle affirmation est peut-être risquée.

Ainsi, nous devrions toujours aimer la justice, même si Dieu n’existait pas. Et nous devrions toujours aimer la justice pour ressem­bler au­tant que possible à cet être qui, s’il existait, serait nécessaire­ment juste. La justice est, selon ce texte, manifestement une bonne chose ; Montesquieu ici ne pense pas comme Thrasy­maque que la vie de l’injuste est la plus digne d’être vécue. La justice est bonne. Mais le problème de la justice, c’est que les hommes n’en voient pas tous la bonté alors qu’ils voient fort bien qu’il est de leur avantage d’être par­fois injustes. Peut-être même, dirait Thrasymaque et, qui sait ?, Socrate lui-même, ceux mêmes qui en voient la bonté se trompent-ils ou du moins assurément n’en voient-ils pas toute la bonté, toute la gran­deur qui dépasse toutes les choses humaines. Le problème de la justice, c’est donc de la faire aimer par les hommes. Comment faire ? La politique la plus courante consiste à faire peur aux injustes et même à invo­quer, à l’appui de la justice humaine, la justice de Dieu, à savoir des récom­penses et des châti­ments après la mort. On fait aimer la justice par la peur du châtiment.

Les modernes ont tenté une autre voie ; ils ont pensé qu’on pou­vait invoquer l’intérêt : tous les hommes ont intérêt au lien social à cause de l’utilité, de la paix et de la sécurité fournies par la loi. Mais ils ont peut-être rapidement cru que tout le monde pouvait « voir » cet inté­rêt, sans parler du fait qu’assurément, tous les hommes n’ont pas éga­lement intérêt à se soumettre à la loi comme les discours de Thrasymaque, de Glau­con et d’Adimante dans la République de Platon nous le mon­trent. Montesquieu dans ce texte semble ne pas vouloir re­courir à cet argument de l’intérêt. Il y a semble-t-il une ten­sion natu­relle entre l’intérêt privé et l’intérêt public. Par là même, Montes­quieu ne pouvait plus suivre ses illustres prédécesseurs de la moder­nité que sont Hobbes ou Locke. Comment alors renforcer la jus­tice ?

C’est la beauté de l’idée de Dieu qui va servir à ce renfor­cement. Par là, il est clair que ce texte ne s’adresse pas à des brutes ni à des im­béciles, mais à des hommes capables d’être sensibles à la beauté d’une idée, et des hommes à ce point pleins de douceurs et de lumières que l’existence désignée par cette idée pourrait être purement et simple­ment un néant. Celui qui parle est assurément un homme plein de douceur et, s’il pensait que tous les hommes pensent comme lui, se rendraient à ses rai­sons, cela signifierait qu’il pense que tous les hommes sont aussi doux qu’il l’est lui-même, ce qui est tout sauf évi­dent. Nous de­vrions faire tous nos efforts pour ressembler à ce Dieu dont nous avons l’idée, puisqu’il serait nécessairement juste, alors que nous ne le sommes que de manière non nécessaire, poussés comme nous le sommes souvent par notre intérêt dans la voie de l’injustice. On pourrait ex­primer le raisonnement de la manière suivante : nous sommes déchirés entre la voie de la justice et celle de l’injustice ; l’injustice nous attire avec la satisfac­tion de notre intérêt privé ; néan­moins, la justice est un rapport éternel de convenance entre deux choses ou entre deux êtres. Puisque l’idée de Dieu est celle d’un être parfait qui suit le bien par néces­sité, cette idée, quand bien même elle ne correspondrait à aucun être effectif, est cependant l’idée de la plus haute perfection que nous puissions concevoir. Par là même, si nous fai­sons tous nos efforts pour ressembler à l’être défini par cette idée, nous nous améliorerons, nous nous perfectionnerons, nous nous ren­drons en quelque façon semblables à Dieu. Telle était la fonction de la phi­losophie an­tique : s’assimiler à Dieu, s’immortaliser autant qu’il est en nous. Mais les an­ciens ne parlaient pas de Dieu sur un mode hypothétique.

Et la beauté de l’idée se manifeste dans ce texte plus comme la beauté d’une idée que comme la beauté d’un être ef­fectif. La beauté de cette idée semble être bien proche de la beauté d’une chimère, d’un néant. En outre, la beauté de cette idée fait-elle oublier l’intérêt ? Ou peut-être peut-on dire que la beauté de l’idée a justement pour fonction de reléguer l’intérêt privé à l’arrière-plan ; ce qui signifierait qu’en un sens, Thrasy­maque a raison en soutenant que, dans la plupart des cas sinon toujours, la justice politique ef­fective est au service des plus forts, c’est-à-dire des injustes qui ont besoin de la jus­tice des autres pour sa­tisfaire leur intérêt privé. S’appuyant sur une constata­tion semblable, Socrate poussait à s’élever à l’idée de la justice qui, comme toutes les autres idées, n’existe pas dans le monde de la caverne mais seule­ment dans l’ordre du logos, dans l’ordre de la pensée. Plutôt que de transformer le monde, il vaut mieux se perfectionner soi-même, devenir meilleur, s’éduquer. La douceur de celui qui écrit ce texte ne doit pas faire oublier la rigueur de la caverne. Car la sé­duction de la beauté de l’idée n’opère pas chez ceux qui sont inaccessibles à toute argumentation impartiale parce qu’ils ne sa­vent écouter que leur intérêt. Si donc Usbek est sensible à la beauté de l’idée de Dieu, cela ne signifie pas que tout le monde l’est, loin s’en faut.

Mais alors, si l’on est inaccessible aux charmes de l’idée de Dieu qu’est-ce qui pourra nous pousser à être justes ? De plus, cette idée n’étant qu’une idée, et de plus pouvant n’avoir aucun corrélat, ne pourrait-il en être de même pour l’idée de justice elle-même ? Cette idée est sans doute belle, mais la justice existe-t-elle pour autant ? Cette question est fort importante et il est possible qu’elle soit fort utile pour mener une quête véritable­ment radicale. A condition peut-être que cette quête reste une recherche théorique. Car sinon, c’est la porte ouverte à tous les bouleversements politiques et il n’est pas sûr que ce qu’il y a de plus élevé en l’homme en bénéficierait, bien au contraire.

Que voulons-nous dire par tout ce qui précède ? Qu’en un sens, tout le raisonnement de ce texte reste « en l’air ». Car, outre le carac­tère explicite­ment conditionnel de l’existence de Dieu, la définition de la justice énoncée dans le premier paragraphe n’est pas démontrée. Le sujet du texte est essen­tiellement de trouver un moyen pour faire aimer la justice. Le moyen est assu­rément intelligent, et il a ce caractère lié à l’intelligence d’être doux : la contrainte du logos est tout sauf violente ; toute autre est la contrainte de la justice, de toute justice effective. Encore une fois, le mot de justice employé hors de toute situation con­crète est agréable à l’oreille, il flatte, mais la justice effective tranche, qu’elle usurpe ou non le nom qu’elle porte. Il vaut mieux le sa­voir.

Dans ce texte donc, Montesquieu nous présente une ré­flexion sur l’idée de Dieu comme appui de la justice ; mais, en soulignant le caractère hy­pothétique de cette idée, il souligne le caractère incertain de la justice, autre­ment dit l’instabilité des choses humaines.

La suite de cette lettre LXXXIII des Lettres Persanes nous ap­prend que l’auteur de la lettre voulait s’opposer à ceux qui présentent Dieu comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance. Mais le sens de cette lettre est peut-être dans la phrase suivante : « Voilà, Rhédi, ce qui m’a fait pen­ser que la jus­tice est éternelle et ne dé­pend point des conventions hu­maines ; et, quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible, qu’il fau­drait se dérober à soi-même ». Cela confirme notre interpréta­tion selon laquelle ce passage, qui veut aller au secours de la jus­tice, ne la secourt pas sans la mettre en péril. De ce point de vue, la réflexion sur la justice apparaît émi­nemment péril­leuse et éminemment importante.


* Il s’agit ici des régimes communistes, dont les principaux étaient encore en place lorsque ce texte a été écrit.

Marx: la préface à la critique de l’économie politique, texte et commentaire

 

I. Le Texte

Le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une période de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel — qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse — des conditions de production économiques, et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout. Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses au sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre ; car, à y regarder de près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie d’advenir. A grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus ; cependant, les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine.

II. Commentaire

Le marxisme se présente comme une théorie scientifique de la société et de l’histoire. Dans ce texte, Marx expose 1/ une théorie de la société ; 2/ une théorie de la révolution (ou du passage d’une société à une autre) ; 3/ une théorie de l’histoire. En même temps, Marx expose et fait travailler des principes généraux qui sont à la base de ses résultats.  Ces principes se manifestent de manière nette dans la première phrase et de manière moins évidente dans le reste du texte. C’est par eux qu’il nous faut donc commencer.

Examinons donc en un premier temps la première phrase. Soulignons dès le début la formulation, technique, pour ne pas dire étrange. « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, indépendants de leur volonté… » La première expression est tout à fait singulière : les hommes y sont présentés comme produisant eux-mêmes leur existence. Ce sont les hommes qui « se font » donc eux-mêmes. En d’autres termes, les hommes ne sont pas les produits de la nature (ce qui pourrait sembler être le cas…), ils ne sont pas non plus le produit de l’histoire (Marx dit quelque part : « Ce sont les hommes qui font l’histoire, mais ils ne savent pas qu’ils la font. »). Ce sont les hommes qui « produisent » leur existence. L’existence des hommes est pensée comme une « production », c’est-à-dire comme une fabrication. Dès le début, Marx souligne l’importance du « faire ». C’est dans l’action, par l’action, au sens le plus matériel du terme, que tout se fait (cela nous rappelle la XIe thèse sur Feuerbach dans laquelle Marx dit : « Les philosophes jusqu’à présent n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant de le transformer. »). C’est un signe adressé à ceux qui pourraient penser que l’homme existe « en soi » ou « indépendamment de la société », ou, plus précisément, « indépendamment de l’action ». Les hommes donc, produisent leur existence. C’est intéressant. Cela est souligné par le fait que les hommes produisent socialement leur existence. L’homme n’est aucunement envisagé dans son être personnel, individuel, mais seulement en tant qu’espèce, et plus précisément encore en tant qu’être social. Il est clair que tout cela s’oppose à toute pensée de l’homme qui prétendrait qu’il a pu ou qu’il pourrait exister indépendamment de la société ; tout cela s’oppose en particulier aux théoriciens du « contrat social » qui sont à l’origine des régimes politiques fondés sur les « droits de l’homme » (Hobbes, Locke, Spinoza, Rousseau). Mais cela s’oppose encore davantage aux penseurs antérieurs à la modernité qui, tout en affirmant que l’homme est un animal naturellement social, soulignent qu’il y a quelque chose dans l’homme qui dépasse ou qui peut dépasser la société.

     Marx nous explique ensuite comment se fait cette production sociale de leur existence. Ils entrent en des rapports déterminés, indépendants de leur volonté. Ce qui est affirmé ici, c’est le caractère déterminé de la vie sociale et économique. Plus précisément encore, Marx affirme ici qu’il existe un déterminisme social qui est indépendant de la volonté des individus. Bien sûr, lorsque nous nous penchons sur la société, surtout si nous sommes jeunes et que nous ne sommes pas encore nettement insérés dans la société, nous avons l’impression, qui n’est pas fausse, que la société est une grande machine qui semble nous dominer, voire nous écraser de toute sa puissance. Cependant, un peu de connaissance et de réflexion peuvent nous conduire à penser que la société est faite par les hommes et non par la nature ou par des dieux (bons ou méchants), et par conséquent, que les rapports dans lesquels les hommes entrent sont faits par les hommes, et donc qu’ils peuvent être voulus par la volonté des hommes et en cela être dépendants de la volonté humaine. Marx affirme qu’il ne saurait en être ainsi.

     On peut appeler ce principe le principe du déterminisme strict. Galilée, Descartes et surtout Newton ont mis en évidence un déterminisme dans la nature. Les phénomènes naturels suivent des règles et la connaissance de ces règles permet de prévoir les phénomènes qui vont arriver. Cela est particulièrement manifeste dans le cas des phénomènes astronomiques. Mais cela est également clairement visible dans l’efficacité technique de la science physique moderne qui permet de construire des immeubles, des ponts, des avions, des fusées. Et tout cela marche, et plutôt bien. La science physique est donc efficace, elle manifeste ainsi sa connaissance du déterminisme de la nature, ou plus précisément sa connaissance partielle du déterminisme de la nature. Une fois que la science moderne, cette physique mathématique est née, elle a fait naître de grands espoirs chez l’homme occidental. On a pensé qu’elle allait permettre de résoudre un grand nombre de problèmes qui semblaient jusqu’alors insolubles, on a pensé que l’on pourrait faire disparaître le mal de la nature (et même de l’homme). L’efficacité inouïe de la science moderne a engendré l’idée de progrès, l’idée que l’homme allait voir s’améliorer constamment son bien-être et même son être. En outre, les extraordinaires résultats de la science moderne dans le domaine des sciences de la nature ont élevé cette science au rang de modèle de toute compréhension, de toute intelligibilité. Et l’on a cherché à trouver, dans le domaine de l’homme même, une intelligibilité analogue à celle que l’on pourrait trouver dans les sciences de la nature.

     La seule question, mais décisive, était de savoir si l’on pourrait réduire les phénomènes humains à des phénomènes de la nature. Car, dès qu’il s’agit de l’homme, la volonté, ou la liberté, ou encore la conscience individuelle, entrent en jeu et il n’est pas possible de prévoir, a fortiori de connaître, la conduite d’un être pensant, du moins totalement. La liberté semble en effet signifie d’abord absence de détermination ou capacité à faire quelque chose par soi-même (Kant donne la définition suivante de la liberté : « la liberté est la puissance de commencer quelque chose absolument dans le temps »).

     Au XIXe siècle, la puissance de l’image de la science de la nature était très grande, et l’on peut considérer que Marx voulait être celui qui aurait percé à jour le déterminisme des phénomènes sociaux. De là son déterminisme strict. De là également sa négation de l’importance et de l’efficacité de l’individu. Cf. VIe thèse sur Feuerbach : « La nature humaine n’est pas une abstraction isolée, dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. » Cela signifie qu’il ne saurait exister d’individu en dehors de la société, donc pas d’individu au sens strict ; cela signifie également qu’il ne saurait exister d’individu qui pense autrement que son temps ne le permet.

     Ces quelques mots de la première phrase sont donc d’une très grande importance, ils nous donnent bien le principe de l’intelligibilité des phénomènes sociaux ou humains en général. Il existe dans les relations humaines des règles aussi nécessaires que les lois de la nature de la science physique mathématique, et c’est bien pourquoi on peut faire une science de la société et une science de l’histoire des sociétés humaines. La condition de la connaissance, c’est en effet que ce que l’on s’efforce de connaître soit réglé de manière précise et constante. Si tout change tout le temps, on ne peut rien connaître. Et en outre, cette connaissance des phénomènes sociaux, tout comme la science physique moderne, a essentiellement pour but son application. Car il ne s’agit pas de connaître pour le plaisir de connaître, il s’agit de connaître pour transformer le monde.

     Ces principes une fois posés, voyons quels sont les rapports qui constituent le déterminisme de la société humaine. Il s’agit des rapports de production, qui sont eux-mêmes déterminés par (ils « correspondent à ») des forces productives. Les rapports de production sont, pour Marx, les rapports entre les classes sociales dans la production économique. C’est ainsi que, dans la société capitaliste, le rapport social de production fondamental est celui entre le capitaliste (le propriétaire de l’usine) et l’ouvrier. Ce rapport exprime au niveau particulier le rapport entre la classe des capitalistes et la classe ouvrière dans l’ensemble de la société. Il existe donc des rapports entre les classes sociales dans une société. C’est un fait, si l’on entend par là que toute société est composée de groupes sociaux différents qui ont des intérêts souvent opposés. Mais une société non divisée en groupes sociaux opposés est-elle possible ? Il faut y réfléchir. Le Moyen Age par exemple était-il une société divisée ? Voilà pour le sens des « rapports de production ». Et il est clair que l’individu ne peut changer lui-même, ou tout seul cette division de la société. Ne le peut-il cependant d’aucune manière ? Ces rapports de production, nous dit Marx, sont déterminés par les « forces productives ». C’est là un autre concept fondamental. Il désigne en fait ce que l’on pourrait appeler le « niveau technique de la production » ou la « productivité possible compte tenu des avancées techniques ». Ce concept nous montre un autre principe de la pensée de Marx, qui est que la technique, l’activité technique, l’action par laquelle l’homme transforme la nature en vue de l’utilité de son séjour sur la terre, est en fait à l’origine de toute évolution sociale. C’est une thèse tout à fait défendable et qui peut invoquer bien des faits en sa faveur. Il est indubitable que l’apparition de la machine à vapeur a entraîné un bouleversement profond de la société ; il est également clair que l’apparition de l’ordinateur et de l’automatisation est en train de bouleverser profondément la société occidentale. Mais les sociétés humaines ne changent-elles que par les changements techniques ? La technique est-elle la cause du changement social ?

     Marx soutient donc que le niveau technique de la production, qui détermine la division de la société en classes, constitue la cause ultime du déterminisme social.

     Marx passe ensuite naturellement à l’exposé de sa théorie de la société. Toute société est selon lui composée d’une infrastructure économique, composée des rapports de production et des forces productives, qui détermine une superstructure politique (la structure du pouvoir politique) et juridique (la conception de la justice et du droit), et enfin des formes de conscience sociale. Autrement dit, l’économie détermine le politique et tout ce qui est pensé. La cause, ce qui permet d’expliquer, c’est l’économie, c’est le travail humain, ou plutôt (technique) la manière de travailler ou le niveau technique du travail. Bien entendu, Marx peut faire valoir de nombreux arguments. Il est évident que la technique détermine au moins partiellement la vie sociale ; il est clair que la structure de la production des richesses détermine leur répartition. Est-ce que pour autant l’économie est vraiment déterminante en dernière instance ? La conscience des hommes, ou leur représentation de ce qu’ils sont et de ce qu’ils doivent être, n’est-elle pour rien dans ce qu’ils sont ? Ici Marx, en répondant négativement à cette question, énonce un autre principe fondamental de sa pensée, le matérialisme.

     Dans les présentations vulgaires de la pensée marxiste, on oppose le matérialisme à l’idéalisme. L’idéalisme, y affirme-t-on se caractérise par le primat qu’il accorde à la pensée par rapport à la matière. Au contraire, le matérialisme se présente comme la doctrine qui soutient que la pensée est toujours seconde, toujours dérivée de la matière. Il y aurait beaucoup à dire sur cette opposition présentée du point de vue du matérialisme. Disons, pour ne pas nous éterniser sur ce point, que le matérialisme est la doctrine selon laquelle la pensée est une émanation de la matière, selon laquelle toute réalité est matérielle. Ainsi, Diderot, disait, au XVIIIe siècle, que « le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile ». Marx se situe dans la filiation de ces penseurs qui réduisent tout à la matière (il y a eu de tels penseurs dès l’antiquité). Il est clair en outre que la négation de l’efficacité de la pensée est une voie indispensable pour pouvoir obtenir un déterminisme strict dans les phénomènes sociaux. Car si la pensée est toujours dérivée, toujours causée par autre chose, si elle n’est pas créatrice d’une manière ou d’une autre, alors il n’y a plus de problème pour comprendre les phénomènes sociaux, ils n’ont rien en eux-mêmes qui les distingue du déterminisme des « lois de la nature » et qui les empêche donc d’être réductibles à un déterminisme strict. On peut donc, lorsqu’on est matérialiste, prétendre faire une « science » de la société et de l’histoire.

     Ce matérialisme s’exprime ici de la manière suivante : « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. » La phrase est belle et justement célèbre. Si elle signifiait seulement que notre conscience est nécessairement influencée par notre place dans la société et par la société à laquelle nous appartenons, elle serait assez banale et elle ne nous apprendrait rien. Il est clair qu’elle va plus loin. Elle affirme que la conscience, qui se pense spontanément comme un centre, qui est pour elle-même un centre, n’est pas un centre, mais un point de la périphérie, un effet et non une cause. La conscience n’est pas quelque chose d’aussi important que le disent les philosophes antérieurs à Marx ou les dévots. Ce qui est important, c’est ce qui est, mais ce qui est, pour l’homme, c’est ce qui est fait. Ce qui est important, ce n’est pas ce que l’on pense, c’est ce que l’on fait, c’est l’action. Im Anfang war die Tat, disait Méphistophélès dans le Faust de Goethe, « au commencement était l’Action ». Ce précepte est assurément un principe fondamental de la pensée moderne. La modernité naît en effet à la Renaissance, au XVIe siècle avec l’idée que l’homme ne doit pas se situer dans un ordre qui le dépasse mais construire et édifier un ordre qui soit le sien. La science physique de Galilée et de Descartes vise à nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes, VIe partie du Discours de la Méthode). Toute la modernité témoigne de ce privilège accordé à l’action et au travail par opposition au monde antique et médiéval qui privilégiait la contemplation. Marx, s’il rompt effectivement sur certains points avec ses prédécesseurs, est profondément un enfant de la modernité, il exprime l’« humanisme » de la modernité, c’est-à-dire non pas les bons sentiments à l’égard de l’homme mais l’élévation de l’homme au niveau d’un Dieu pour lui-même, contre toute pensée qui dit que l’homme doit s’abaisser devant quelque chose ou quelqu’un qui le dépasse. Marx exprime l’optimisme historique de la modernité, la croyance en un progrès possible, la croyance en la réalisation sur la terre du paradis que la religion ne nous promettait que dans le ciel. Marx fait servir à son matérialisme la cause du progrès. Mais comment donc concevoir l’homme si on le dépouille de sa conscience ? Quelle dignité reconnaître à la personne humaine ? Tout cela n’est que du bric-à-brac idéaliste ! dirait un marxiste vulgaire ou un apparatchik. Assurément, Marx était un penseur puissant, qui connaissait la grandeur de la pensée. Il est difficile de penser qu’il aurait souscrit sans réserve aux actions sordides et sans scrupules d’un Lénine ou d’un Staline. Cependant, ne peut-on se demander si la négation théorique de l’individu et de sa valeur en tant qu’individu (sa « dignité ») n’a pas justifié à l’avance les négations pratiques de l’individu dans les massacres perpétrés par le communisme « réel » ? Si l’individu n’existe pas, si la conscience n’est qu’un effet lointain des luttes de classes et des forces productives, alors la conscience ne compte pas, l’individu ne compte pas. Ainsi, une doctrine qui se voulait libératrice et qui était donc en son fond morale se transforme-t-elle en une pratique d’asservissement, dépourvue de toute moralité. Il n’est pas sûr que la défense de la valeur de la personne humaine ne soit pas incompatible avec l’affirmation du matérialisme. Ce qui ne signifie pas que le matérialisme soit « faux ». Car la vérité ou la fausseté du matérialisme comme de l’idéalisme ne peuvent être démontrées comme on peut démontrer que 2 + 2 = 4.

     Après avoir exposé sa théorie matérialiste de la société, Marx développe sa théorie matérialiste de l’histoire. La conception idéaliste de l’histoire repose sur l’opinion selon laquelle « ce sont les idées qui mènent le monde » ou encore sur l’opinion selon laquelle ce sont de grandes individualités qui sont déterminantes. La conception matérialiste de l’histoire s’appuie sur les faits matériels et sur les tensions qui existent dans la base économique. On peut considérer les rapports de production comme le grand cadre à l’intérieur duquel les hommes évoluent, les rapports de production, c’est ce que l’on appelle couramment « la société ». Cette société a des limites, ou plutôt, ces rapports de productions ne peuvent « contenir » qu’une quantité déterminée de forces productives, ou ce qui revient au même, ne peuvent tolérer qu’un niveau déterminé de développement des forces productives. Une fois que ces limites sont atteintes, une fois que la société a développé autant de forces productives qu’elle est assez large pour contenir, alors commence un époque de tension entre le cadre économique de la société et le niveau technique de la production. Une « époque de révolution sociale » s’ouvre alors.

     En d’autres termes, Marx explique le changement de société, non pas par l’apparition d’un homme (exemple : Napoléon), non par des idées nouvelles (Saint Just disait, non sans exagération : « le bonheur est une idée neuve en Europe. »), mais par le simple fonctionnement « matériel » de l’économie, et même par le simple rapport entre le développement technique et les rapports de production. On peut ici parler de « l’économisme » de Marx, c’est-à-dire d’une théorie selon laquelle l’action politique elle-même est seconde, d’une théorie selon laquelle l’économie détermine fondamentalement le changement politique. L’époque de révolution sociale dont parle Marx ici n’est pas une date, un jour, une année même, c’est une époque. Autant dire que la révolution sociale n’est pas, par exemple, la Révolution Française, mais l’époque qui a précédé (quand a-t-elle commencé ?) et aussi l’époque qui a suivi (quand s’est-elle « terminée » ?). Une telle indétermination laisse rêveur dans la mesure où elle ne donne pas beaucoup d’indication à l’action politique. Et elle nous indique en outre de quelle nature est le déterminisme de Marx : il est profondément caché au point qu’il semble difficile à distinguer d’un oracle. Ou plutôt il ressemble à un oracle, mais il c’est un oracle dont le mystère est considérablement redoublé par l’appareil « scientifique » dont il est entouré. Il y a une nécessité historique, mais qui la voit ? Il y a quelqu’un qui sait, mais qui ? Le marxisme apparaît ainsi comme une doctrine qui s’autoproclame ultime en s’affirmant le produit d’une nécessité qui dépasse son auteur. Hegel avait déjà affirmé que la philosophie était devenue sagesse dans le « système de la science » qu’il avait édifié, et que cela était dû à un moment historique absolu, un moment de l’histoire dans lequel la vérité sur l’histoire pouvait être dite, parce que l’histoire touchait à sa fin. Comme le disait Hegel, l’oiseau de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit, ce qui signifie que la connaissance, la sagesse, n’est possible que lorsque le processus connu est arrivé à son terme ; il n’y a donc de connaissance de l’histoire que lorsque l’histoire est achevée. De la même manière, Marx affirme que l’apparition d’une doctrine qui exprime la nécessité historique de passer à la révolution prolétarienne était elle-même nécessaire à cette époque, et que par conséquent, « Marx » n’en était pas « l’auteur ». Marx n’a fait que saisir la nécessité historique de son époque et cette époque était le moment où la science des phénomènes sociaux et historiques pouvait advenir. La question qui se pose est la suivante : Comment pouvoir critiquer, ne serait-ce qu’émettre des doutes, sur une doctrine qui prétend ainsi tout expliquer, y compris sa propre nécessité ? Il nous semble que là gît une des raisons de la puissance et de l’influence du marxisme sur des masses considérables de personnes : on ne peut pas le critiquer sans immédiatement apparaître comme un agent de la réaction à la nécessité historique. Une théorie qui prétend à la vérité absolue ne peut pas être critiquée. C’est aussi un des traits qui rapprochent le marxisme de la religion, car il permet l’endoctrinement de masse. En outre, le Dieu des religions est dans les cieux, et par suite on peut toujours penser qu’il n’est pas d’accord avec ceux qui prétendent exprimer ses volontés. Sans parler du fait qu’il laisse aux hommes la responsabilité de leurs actions ; les dieux du marxisme, eux, sont des hommes dont les décisions ne peuvent être contestées, puisqu’elles sont « scientifiques », et personne ne peut se comporter librement puisque la liberté individuelle n’existe pas.

Malebranche: le sentiment intérieur de notre liberté (la liberté est une expérience)

Quand je dis que nous avons le sentiment intérieur de notre liberté, je ne prétends pas soutenir que nous ayons le sentiment intérieur d’un pouvoir de nous déterminer à vouloir quelque chose sans aucun motif physique ; pouvoir que quelques gens appellent indifférence pure. Un tel pouvoir me paraît renfermer une contradiction manifeste […] ; car il est clair qu’il faut un motif, qu’il faut pour ainsi dire sentir, avant que de consentir. Il est vrai que souvent nous ne pensons pas au motif qui  nous a fait agir ; mais c’est que nous n’y faisons pas réflexion, surtout dans les choses qui ne sont pas de conséquence. Certainement il se trouve toujours quelque motif secret et confus dans nos moindres actions ; et c’est même ce qui porte quelques personnes à soupçonner et quelquefois à soutenir qu’ils ne sont pas libres ; parce qu’en s’examinant avec soin, ils découvrent les motifs cachés et confus qui les font vouloir. Il est vrai qu’ils ont été agis pour ainsi dire, qu’ils ont été mus ; mais ils ont aussi agi par l’acte de leur consentement, acte qu’ils avaient le pouvoir de ne pas donner dans le moment qu’ils l’ont donné ; pouvoir, dis-je, dont ils avaient le sentiment intérieur dans le moment qu’ils en ont usé, et qu’ils n’auraient osé nier si dans ce moment on les en eût interrogés.

                                                                                     Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité

Traduction :

Quand je dis que nous sentons intérieurement que nous sommes libres, je ne veux pas dire que nous sentons un pouvoir de nous décider à vouloir quelque chose abstraitement, sans aucun motif concret ; certains appellent un tel pouvoir « indifférence pure ». La notion d’un tel pouvoir me paraît absurde, car il est évident qu’il faut un motif pour vouloir, et qu’il faut, avant de consentir à vouloir quelque chose, la sentir. Sans doute souvent nous agissons sans penser au motif qui nous détermine, mais c’est que ce sont des actions « automatiques », que nous faisons sans y penser, surtout dans les choses peu importantes. Et il y a certainement toujours un motif secret et caché à la moindre de nos actions ; et c’est la présence de ce motif secret et caché qui pousse certains à penser que peut-être nous ne sommes pas libres, et quelquefois à l’affirmer ; car lorsqu’ils font réflexion, ils peuvent découvrir ces motifs cachés et confus qui les poussent à vouloir. Et sans doute, lorsqu’ils ont été ainsi déterminés par ces motifs cachés, tout s’est passé comme si ce n’était pas eux qui avaient agi, mais autre chose, tout s’est passé comme s’ils avaient été agis « de l’extérieur d’eux-mêmes », comme s’ils avaient été mus comme une partie d’une machine est mue par une autre partie ; mais en même temps qu’ils ont été ainsi mus « comme de l’extérieur », ils n’ont pas été complètement passifs, ils ont agi dans l’acte (plus ou moins conscient sans doute mais réel) par lequel ils ont consenti à cette détermination, et ils avaient donc le pouvoir de ne pas consentir à vouloir ce que cette force « extérieure » les poussait à vouloir ; or ils avaient alors de ce pouvoir un sentiment intérieur lorsqu’ils en ont usé ; et la meilleure preuve qu’ils l’avaient, c’est que, si on les avait interrogés au moment même où ils consentaient, ils n’auraient osé nier qu’ils avaient bien ce pouvoir. [Conclusion sous-entendue : Donc nous avons bien le sentiment intérieur de notre liberté.]

Explication :

Le texte que nous avons à expliquer réfléchit sur la liberté, et plus particulièrement sur la conscience que nous avons de notre liberté. Plus précisément, Malebranche parle du sentiment intérieur de notre liberté. Une conscience peut être intellectuelle, il y a même une dimension nécessairement intellectuelle (qui s’exprime dans l’étymologie même du mot conscience) ; un sentiment est un phénomène intérieur, proche de la sensation, il est quelque chose que j’expérimente en moi : j’ai le sentiment de la joie, ou de la tristesse ; et cela signifie tout simplement que je sens de la tristesse, en moi, que je fais l’expérience de ma tristesse : il y a de la tristesse en moi. Et cette expérience est, en tant que telle, incontestable. J’ai peut-être tort d’être triste, je me fais peut-être une fausse représentation des choses, mais c’est un fait que je suis triste. Cet état est une réalité indubitable. Le sentiment intérieur de notre liberté est du même ordre : je sens que je suis libre, c’est un fait dont je ne peux pas douter. Bien entendu, ce texte pose bien des problèmes que nous allons essayer d’expliciter.

Le domaine auquel ce texte se rapporte pourrait être le domaine de l’anthropologie, de la réflexion sur l’homme, sur « la nature humaine », sur ce qui fait que l’homme est un homme et pas une pomme de terre, un nuage ou une vache. Faire de la philosophie, réfléchir, c’est toujours tenter de comprendre le réel, et comprendre le réel, c’est tenter de le définir, de répondre, à propos de chaque être, à la question : « Qu’est-ce que c’est ? » Mais une réflexion sur la liberté peut également appartenir au domaine moral, et même au domaine politique. Cependant, on voit bien que ce texte n’appartient pas au domaine politique, qui concerne la vie extérieure des hommes, la justice et la liberté politique, toujours liée à des lois. Le domaine morale concerne, lui, l’action de l’homme individuel du point de vue de son bien ou de son mal, la question principale de la morale est la question : « Comment faire le bien ? », « Comment faire mon bien ? », c’est-à-dire en fin de compte « Comment être heureux ? ». Cette question n’est pas posée ici. Cependant, Malebranche réfléchit à la condition première d’un acte moral : la liberté de le faire. Car si je ne suis pas libre d’agir « bien » ou « mal », alors les récompenses et les châtiments, l’éloge et le blâme, si importants dans le domaine moral, n’ont plus de sens. Tout jugement moral présuppose que celui qui a agi a été libre, et c’est pour cela qu’il peut être tenu pour responsable de ses actes. On peut donc dire que ce texte réfléchit à la liberté comme condition d’un acte moral, d’un acte que l’on peut qualifier de bon ou de mauvais. Et qu’il appartient donc plutôt au domaine moral qu’au domaine anthropologique, bien qu’il suppose, comme toute réflexion de philosophie d’ailleurs, une certaine idée de l’homme et de sa nature.

La thèse du texte, l’opinion qu’il expose et qu’il défend, c’est que la liberté fait l’objet d’un sentiment intérieur (et en tant que tel absolument indubitable), et que, lors même qu’il peut sembler qu’une certaine force nous détermine à vouloir quelque chose « malgré nous », néanmoins nous avons le sentiment de notre liberté. Le sujet du texte n’est donc pas seulement la question de savoir si nous sommes libres, qui n’est pas examinée directement, mais celle de savoir si nous sommes libres lorsque nous croyons ne pas l’être. En outre, le texte se présente comme un dialogue avec une opinion fausse, non pas sur la liberté, mais sur le pouvoir de se déterminer à vouloir, ce qui est tout de même une manière de parler de la liberté. En fait, Malebranche semble vouloir dire qu’il n’y a pas de pouvoir d’agir indifféremment, qu’il n’y a pas de liberté « abstraite » ou « pure », il n’y a pas de liberté qui ne soit « en situation ». Et c’est une idée très intéressante. En effet, quand on parle de liberté, on se représente souvent un pouvoir abstrait d’agir, indépendamment de tout motif particulier ; comme liberté état une réalité absolue, indépendante de toute action ou de tout contexte. Je suis libre, ou je ne suis pas libre. Malebranche veut nous faire comprendre qu’il est trompeur de parler ainsi de la liberté, notre liberté est toujours-déjà engagée dans le réel, dans l’action, dans une situation. Peut-être d’ailleurs y a-t-il un lien entre l’affirmation que la liberté fait l’objet d’un sentiment (et non d’un concept ou d’une pensée), et l’affirmation que la liberté est toujours liée à un motif concret, qu’on ne peut la considérer « abstraitement ». Enfin, le texte nous fait également réfléchir sur l’acte de consentement par lequel nous acceptons d’accomplir un acte. Cet acte implique, dit l’auteur, ce sentiment intérieur de notre liberté, c’est-à-dire l’expérience que nous faisons que nous sommes libres.

Il est clair que cette thèse s’oppose à ceux qui pensent que l’homme n’est pas libre, qu’il est déterminé par une série inflexible de causes et d’effets et que par conséquent la liberté est illusoire, ou alors qu’elle ne peut être que l’acceptation de la nécessité, ou que l’intelligence de la nécessité. Il y a trois grandes écoles de philosophie qui ont affirmé cela, ce sont 1/ les stoïciens dans l’Antiquité, 2/ Spinoza au XVIIe siècle 3/ et Marx au XIXe siècle. 1/ Pour les stoïciens, il faut distinguer entre les choses qui dépendent de nous et les choses qui ne dépendent pas de nous. Ces dernières sont l’ordre du monde et toutes les choses extérieures : nous n’avons aucun pouvoir sur elles. Les choses qui dépendent de nous sont au contraire les choses qui sont à l’intérieur de nous, nos pensées, nos représentations, nos désirs. Si au lieu de vouloir que les choses arrivent selon mon caprice ou mon désir, je me représente exactement les choses telles qu’elles sont, alors je suis « libre », et, parce que je ne veux que ce qui est, je suis « sage » et je suis « heureux ». La liberté est seulement la liberté d’assentir à l’ordre du monde que je comprends (cette morale est donc inséparable d’une physique). 2/ Pour Spinoza, il faut cesser de comprendre l’homme « comme un empire dans un empire », l’homme fait partie de la nature, il est un aspect de la « concaténation universelle des causes et des effets, il ne saurait donc faire être quelque chose qui ne soit conforme à l’ordre de la nature. La liberté est ici encore celle du sage qui fait l’expérience de son appartenance à l’éternité de la nature, elle n’est pas conçue comme une capacité à faire être quelque chose d’absolument irréductible, elle ne fait pas de nous des êtres entièrement responsables de tous leurs actes, mais comme une intelligence de Dieu, et Dieu, c’est, pour Spinoza, la nature. 3/ Pour Marx, l’homme est inséré dans un tissu social qui le détermine, comme il est déterminé par la nature physique, et dans une « histoire » qui a elle-même une nécessité. En outre, cette histoire est une histoire dans laquelle progressivement l’homme est censé se libérer des limitations liées à des modes de production dans lesquels l’homme est aliéné, amoindri, diminué. La liberté chez Marx se situe donc à deux moments de l’histoire en même temps : d’abord, dans l’histoire elle-même, lorsque l’homme « comprend » l’histoire et peut agir consciemment « dans le sens de l’histoire », parce qu’il comprend la nécessité historique et qu’il y participe consciemment, et ce n’est le cas que de Marx lui-même et de ceux qui le suivent et portent sa lumière (le parti communiste, avant-garde du prolétariat), et ensuite, à la fin de l’histoire, ou comme il dit à la fin de la « préhistoire » de l’humanité, lorsque le communisme sera établi partout et que l’homme pourra enfin être un homme parfaitement accompli, et où, dans l’abondance universelle, il pourra faire tout ce qu’il fait, en quelque sorte sans aucun « mal ».

Pour Malebranche au contraire, l’homme est libre, c’est-à-dire capable d’agir par lui-même et d’être véritablement l’auteur de ses propres actes. Cette liberté est-elle véritable ou n’est-elle qu’une illusion ? Examinons ses arguments.

Le texte se compose de cinq phrases. Les trois premières énoncent la distinction entre le sentiment intérieur de la liberté et la notion d’une liberté abstraite, d’une indifférence pure, et pose les termes du problème : les motifs de nos actions sans importance sont quelquefois cachés, mais la cause en est notre irréflexion. Les deux phrases suivantes approfondissent l’argumentation : la quatrième précise les interlocuteurs du texte : les gens qui, parce qu’ils s’aperçoivent, après réflexion, des motifs cachés de leurs actions, pensent qu’ils ne sont pas libres. Et la cinquième donne l’argument décisif : le pouvoir de consentir à une action dont le motif est caché ou confus est toujours là, et ce pouvoir implique la liberté. La thèse du texte semblerait se trouver plutôt dans la dernière phrase : le pouvoir de consentir est notre liberté et nous en avons le sentiment intérieur lorsque nous consentons à une action.

Entrons dans l’analyse du texte.

Nous avons déjà souligné que pour Malebranche, la liberté n’était pas l’objet d’une conception, d’une saisie intellectuelle, mais d’une saisie sensible, d’un sentiment intérieur. Je fais l’expérience de ma liberté lorsque je consens à une action, ou plus précisément encore, lorsque je consens à vouloir accomplir une action. Et c’est parce que ma liberté est un sentiment intérieur, parce qu’elle ne saurait être la représentation d’un pouvoir abstrait, une indifférence pure. La liberté ne peut pas être représentée comme une faculté abstraite. Et pourtant, n’est-ce pas ainsi que j’ai tendance à me la représenter, même si c’est toujours dans une situation concrète que je ne suis amené à invoquer « ma liberté » ? La deuxième phrase parle de « contradiction manifeste » pour un tel pouvoir abstrait et l’auteur semble jouer sur les mots en disant qu’il faut sentir avant que de consentir. Ce pouvoir est-il contradictoire au sens où la liberté est toujours liberté par rapport à quelque chose et qu’une liberté abstraite, suspendue entre ciel et terre, liée à rien, semble vide et vaine ; cela ne semble pas constituer une « contradiction manifeste ». Il semble que Malebranche identifie liberté et consentement ; la liberté est le consentement, et pour consentir, il faut assurément, consentir à quelque chose : on ne consent pas abstraitement ; par suite, parce qu’il faut sentir avant de consentir, un pouvoir totalement indifférent à l’acte est contradictoire. Cette identification de la liberté au consentement, toujours concret et particulier, empêche la représentation de la liberté de se figer en une entité purement conceptuelle, un pouvoir abstrait d’agir par soi-même, qui se manifesterait le mieux dans un acte totalement gratuit. Si un tel acte gratuit semble bien libre, il est alors dépourvu de tout sens, si ce n’est celui de manifester la liberté de celui qui l’accomplit. Cette difficulté est centrale dans la morale : l’homme doit nécessairement être libre, responsable de ses actes, pour pouvoir être jugé moralement ; mais d’un autre côté, s’il peut choisir le mal aussi bien que le bien, si le bien et le mal sont posés abstraitement comme deux choix également possibles, alors quelque chose ne va pas. Quoi ? C’est à voir. On retrouve cette difficulté dans la liberté : je suis libre de faire le mal, mais ma liberté s’épanouit plutôt dans le fait de faire le bien. Peut-être peut-on dire qu’il y a deux niveaux différents. Du côté de l’homme, il a effectivement le choix, et l’expérience de toute l’histoire de l’humanité atteste que le mal moral est souvent choisi et qu’il l’emporte même très souvent. Mais si l’on passe à un niveau plus élevé, celui de Dieu, celui de l’histoire, celui de l’ensemble des hommes, celui du « Bien absolu », il semble que le « bien » doive nécessairement l’emporter sur le mal comme on dit « en fin de compte », et c’est le fondement d’un optimisme mesuré. Bien sûr, c’est là l’objet d’une espérance, d’une foi, mais qui s’accorde néanmoins mystérieusement avec le soulagement, ou même avec le plaisir, la joie, que les êtres humains, ou du moins certains d’entre eux, ressentent à « faire le bien » et avec la douleur, plus souvent tardive (celle du « remords ») qui accompagne les actions « mauvaises ». Ces difficultés ne sont pas abordées dans ce texte. Les trois premières phrases se concluent sur l’observation fondamentale que s’il existe bien des actions que j’accomplis sans en connaître le motif, la raison en est que je ne réfléchis pas ou, ce qui revient au même, que je ne fais pas attention, et d’ailleurs ce sont souvent des actions peu importantes. Le vrai problème posé par ce texte semble donc celui des actions qui semblent non-libres et donc s’opposer à ce sentiment intérieur de la liberté que Malebranche prétend voir dans toute action humaine. C’est un problème concret. Il y a bien des choses que nous faisons sans y penser, et il y a bien des fois où nous agissons inconsidérément, ou par la poussée d’une passion, qui est essentiellement violente et aveuglante. Ces choses sont bien parfois peu importantes, mais pas toujours : je choisis de prendre un autre itinéraire que celui dont j’ai l’habitude, presque automatiquement, sans aucunement y accorder de réflexion ; j’ai menti lorsqu’on m’a demandé ce que je faisais là, parce que mon trouble était très grand et je n’ai pas su quoi dire ; je me suis laissé emporter par ma passion à commettre un acte que je n’aurais pas fait si j’y avais mûrement réfléchi.

La question qui se pose est de savoir si ces actes peuvent être imputés à la responsabilité de celui qui les accomplit ou si ce sont des actes non-libres, liés à la nécessité de la nature par exemple. Tel est le problème auquel ce texte tente d’apporter une réponse dans les deux dernières phrases.

Malebranche commence par reconnaître le fait que nos moindres actions ont un motif secret et confus. C’est un fait que nous ne sommes pas toujours pleinement conscients de nos actes, pleinement réfléchis : nous ne sommes pas toujours intelligents, nous ne sommes pas toujours sages, nous ne sommes pas toujours prêts à faire le bien. Mais justement, quand nous faisons le « mal », c’est presque toujours sans le vouloir, parce que nous sommes aveuglés par quelque chose, parce que nous sommes dans la confusion ou dans l’ignorance de nos motivations profondes. Ce qui semble bien impliquer que, si nous voyions clair en nous, nous nous serions plutôt orientés vers le « bien ». Mais il est bien manifeste que les hommes ne font pas toujours le bien, que la lutte du bien et du mal traverse toute vie humaine et toute l’histoire des hommes. Et justement, ces actions inconsidérées, irréfléchies, inspirées par des motifs qui nous sont cachés et obscurs ou que nous ne voyons que dans la confusion, le flou, ne montrent-elles pas que nous ne sommes pas libres, ou, ce qui revient au même, que nous ne sommes pas toujours libres ? Dire en effet que nous ne sommes pas toujours libres de choisir entre la bonne ou la mauvaise action, cela revient à excuser le mal, à justifier le mal que je fais, et à dire que je n’en suis pas responsable, que je n’en suis pas l’auteur. On sait que, juridiquement, il faut que l’auteur d’un acte en ait été conscient pour qu’il puisse lui être imputé : si je n’étais pas conscient, si je suis « fou », alors je suis « irresponsable », c’est-à-dire qu’on ne peut pas me demander des comptes de mes actes, au sens strict, je ne suis pas l’auteur de ce que j’ai fait. Ceux qui disent que l’on n’est pas toujours libre, demandent un tel élargissement, une telle reconnaissance de non-culpabilité. Et bien sûr, la conscience morale est toujours une conscience coupable, au moins partiellement, car nous savons bien que nous ne faisons pas toujours ce que nous-mêmes nous appelons « le bien ». Et par suite, demander un tel élargissement, c’est se voir reconnaître le droit de recommencer à faire le mal, puisque je pourrais toujours dire que je l’ai fait « sans le vouloir » ou « à mon insu ». Malebranche ne l’entend pas de cette oreille.

Il est vrai que nous sommes souvent mus par nos désirs, nos passions, nos émotions, et qu’en ce sens, nous avons été passifs, déterminés comme de l’extérieur, et en ce sens non-libres. Mais notre être n’a pas été entièrement passif, nous avons été actifs aussi par le consentement que nous avons accordé à cette contrainte. Et nous avions, nous dit Malebranche, le pouvoir de résister à cette contrainte, et nous avions le sentiment intérieur de ce pouvoir lorsque nous y avons cédé. Et ce qui l’atteste, c’est que, si nous avions été interrogés sur ce que nous faisions, nous n’aurions pas osé nier que nous avions bien le pouvoir de résister à cette tendance, à cette tentation si forte et si facile. Oui, mais le problème est que nous sommes rarement interrogés au moment où nous commettons une mauvaise action, et que nous ne nous appesantissons pas sur le sentiment que nous avons de notre pouvoir d’agir autrement. C’est bien là le problème de la morale : il est plus facile de faire le mal que le bien, la vertu coûte, le vice est facile. Du coup, il est bien plus agréable de s’entendre dire que nous n’avons pas la conscience d’être libres ou que nous ne sommes pas libres, que de s’entendre dire que nous sommes libres, ce qui nous engage et nous pousse à être responsables, c’est-à-dire, semble-t-il mystérieusement, à être conscients et vertueux.

En mettant en évidence l’existence d’un consentement tacite à toutes nos actions, mêmes les plus petites, mais évidemment surtout à celles qui sont carrément mauvaises, Malebranche nous fait réfléchir sur la complexité du problème moral, sur la question du bien et sur la vie bonne. A-t-il néanmoins résolu toutes les difficultés ? Certainement pas. La plus grande est sans doute celle qui a trait à la mystérieuse attirance de l’homme pour le bien alors même qu’il fait le mal, à l’inégalité du bien et du mal dans les choix humains. En outre, il nous a fait réfléchir sur le lien entre liberté et responsabilité : celui qui est libre est comptable de ses actes devant les autres et devant sa conscience. Mais l’obscurité même du sentiment intérieur de ma liberté ne pourrait-il pas nous conduire à penser que la liberté n’est pas ce pouvoir d’agir indépendamment de tout le reste, ce pouvoir comme dit Kant (Critique de la Raison Pure) de « commencer quelque chose absolument dans le temps », mais seulement l’intelligence de la nécessité inéluctable qui s’impose à l’esprit ? Alors, le bien et le mal apparaissent comme inscrits dans cette nécessité naturelle ou historique, et la responsabilité de l’agent annulée…

Malebranche: les hommes renoncent à la raison

Malebranche :

Éminence de la Raison et renoncement de la plupart des hommes à la Raison

 « Tout le monde se pique de Raison, et tout le monde y re­nonce : cela pa­raît se contredire, mais rien n’est plus vrai. Tout le monde se pique de Rai­son, parce que tout homme porte écrit dans le fond de son être que d’avoir part à la Raison, c’est un droit essentiel à notre nature. Mais tout le monde y renonce, parce que l’on ne peut s’unir à la Raison, et recevoir d’elle la lu­mière et l’intelligence, sans une espèce de travail fort désolant, à cause qu’il n’a rien qui flatte les sens. Ainsi les hommes voulant invinci­blement être heureux, ils laissent là le travail de l’at­ten­tion, qui les rend actuellement malheureux. Mais s’ils le laissent, ils prétendent ordinairement que c’est par Raison. Le volup­tueux croit devoir préférer les plaisirs actuels à une vue sèche et ab­s­traite de la vérité, qui coûte néanmoins beaucoup de peine. L’am­bitieux prétend que l’objet de la passion est quelque chose de réel, et que les biens intelligibles ne sont qu’illusions et que fan­­tômes ; car d’ordinaire on juge de la solidité des biens par l’im­pression qu’ils font sur l’imagination et sur les sens. Il y a mê­me des personnes de piété, qui prouvent par Raison qu’il faut re­non­cer à la Raison, que ce n’est point la lumière, mais la foi seu­le qui doit nous conduire, et que l’obéissance aveugle est la prin­cipale vertu des Chrétiens. »

                                                                                                                                                Malebranche

 Ce texte nous présente une réflexion générale sur le rapport de l’homme et de la raison, ou plus précisément sur le rapport de la plupart des hommes et de la raison. Car si Malebranche parle de « tous les hommes », il va de soi qu’il s’en exclut, lui aussi bien que tous les philosophes et tous ceux qui aiment la philosophie, du moins lorsqu’ils s’efforcent de raisonner. Par là même, ce texte nous parle de la connais­sance ou de la philosophie dans son rapport avec la na­ture humaine en général et avec la plupart des hommes en parti­culier. Le domaine de ce texte est donc la raison ou la philoso­phie. Mais si nous pou­vons identifier ce domaine, pouvons-nous le définir ? Savons-nous ce qu’est la raison, ce qu’est la philoso­phie ? Si nous ne le savons pas, du moins sa­vons-nous que nous ne le savons pas et nous garderons cette conscience de notre ignorance autant que faire se peut tout au long de notre étude de ce texte.

La thèse de ce texte est la suivante : la raison est humaine, et tous les hommes se prétendent raisonnables, mais ils renon­cent en fait à la raison. La thèse est donc un pa­radoxe, voire une contradiction : les hommes sont doués de raison, et donc raison­nables ; pourtant, ils renoncent à cette raison qui est pourtant ce qui leur est le plus propre. Les hommes sont doués de raison et ils n’en veulent pas. Ou ils se prétendent raisonnables et ils ne le sont pas. Le problème est donc aussi celui du rapport entre l’opinion et la vérité, entre ce que l’on prétend, ce dont on se « pique », et ce que l’on est vraiment ; entre un langage purement « extérieur », purement nominal, et un lan­gage qui vise la vé­rité et qui est véridique. Mais le paradoxe se redouble : la plupart des hommes, renonçant à la raison, prétendent qu’ils y renoncent par raison ; c’est le discours qui ment qui dit qu’il dit la vérité — peut-il en être autrement ? Cette thèse est donc double : 1/ les hommes renoncent à la raison ; et 2/ ils prétendent que c’est par raison. L’auteur devra donc montrer en quoi la pré­tention à être raisonnable en re­nonçant à la raison est dénuée de fondement. Mais le seul fait d’énoncer la question en ces termes la résout ; car qui ne voit qu’on se contredit en agissant de cette manière : comment peut-on démontrer rationnellement qu’il faut abandon­ner la raison puisqu’on ne peut le faire qu’en utilisant la raison. Cela fait penser à ce raisonnement tiré du Protreptique, un dialogue perdu d’Aristote : « S’il faut philosopher, il faut philosopher ; mais s’il ne faut pas philosopher, il faut encore philosopher pour montrer qu’il ne faut pas philoso­pher ». Autant dire que la seule manière d’être sensé est de raisonner. Mais cette des­cription ne fait que rendre plus étrange encore le fait analysé et critiqué par Male­branche : comment peut-on accepter de se contredire aussi ma­ni­festement ? C’est que la sphère de l’opinion, ou du préjugé, ne se soucie de la vérité qu’en paroles et point du tout en acte, et que la contradiction ne l’effraie pas puisque ce n’est pas la raison qui l’anime, ni le désir de vérité, mais le conformisme, ou la volonté de puissance ou d’affirmation de soi. Cela nous montre ainsi que ce texte ne s’adresse pas à la plupart des hommes, mais seulement à ceux qui aspirent à comprendre, et qui par conséquent ne craignent pas de faire usage de leur raison quelles que soient les souf­frances qu’il leur faudra endu­rer dans l’effort pour parvenir à la vérité.

Mais avant de montrer l’inanité du discours tenu par le grand nombre, Malebranche devra montrer en quoi ou pourquoi les hommes renoncent en fait à la rai­son.

Cela constitue l’articulation du texte, dont la première partie expose le premier paradoxe et sa cause : pourquoi les hommes, à la fois se piquent de raison et y renon­cent. Sa deuxième partie expose le deuxième paradoxe ou le deuxième aspect du pa­radoxe : ils prétendent y renoncer par raison. Cela coupe le texte en deux parties égales.

Comme nous venons de le laisser entendre, les deux parties du texte sont liées : il y a une liaison entre le fait de renoncer à la raison et celui de prétendre y renoncer par raison. Bien que cela ressemble fort à une contradic­tion. Mais il est peut-être dans l’ordre que l’homme qui n’est pas conduit par la raison se contre­dise, si raisonner signi­fie d’abord se soucier de savoir ce que l’on dit et par conséquent de ne pas dire le contraire de ce que l’on dit.

Le ton du texte est manifestement une argumentation. Mais cette argu­mentation a une visée exhortatoire : il s’agit d’inciter les hommes, non pas tous, mais certains, à se conduire ration­nel­lement. Il y a donc dans ce texte une espèce d’appel raisonné aux hommes pour qu’ils raisonnent. Mais, dans la mesure où un appel ou une exhortation implique une certaine dimension d’affectivité, on peut se demander si l’intention de prosélyte poursuivie par ce texte est susceptible de trouver un écho sur le même ter­rain. Cette question se pose d’autant plus que Male­branche, oratorien, semble s’opposer à ce qui semble l’attitude « normale » du reli­gieux, l’obéissance, pour le pousser à faire usage des lumières de la raison, autrement dit à faire usage de la lu­mière natu­relle par opposition à la lumière surnaturelle. Le pro­blème du texte est donc, non seu­lement le problème du rapport de la philosophie ou de la raison à la plupart des hommes, mais encore celui du rap­port de la philosophie ou de la raison à la reli­gion ; et, dans la mesure où ceux qui ne sont pas conduits par la raison sont la grande majo­rité, le problème du rapport de la phi­losophie ou de la raison à la plupart des hommes ou au grand nombre n’est qu’un aspect du problème du rapport de la philoso­phie à la so­ciété ou du rapport de la phi­losophie et du pouvoir politique ; enfin, dans la mesure où il semble difficile d’empêcher la plupart des hommes de faire du mal, et d’abord peut-être de se faire du mal, sans les rendre obéissants, nous pourrions nous demander dans quelle mesure la politique, mais aussi la philoso­phie, n’a pas besoin de la re­ligion vulgairement entendue, précisément pour rendre le grand nombre obéis­sant.

La première phrase énonce le thème de la première partie du texte, le fait que tout le monde se pique de raison et renonce à la raison. Cette partie a deux parties, la première expliquant pourquoi tout le monde se pique de raison, la seconde pourquoi tout le monde y renonce. La seule chose à souligner dans cette première phrase est l’opposition de ce qui « paraît » et de ce qui est « réellement », de l’apparence et de l’être, qui est une forme de l’opposition de la sphère de l’opinion et de la sphère de la con­naissance. Affirmant d’emblée cette opposi­tion, Malebranche montre ainsi le carac­tère philosophique de sa démarche : recher­cher la vérité derrière la multiplicité des opinions.

La seconde phrase « explique » pourquoi tout le monde se pique de rai­son. L’explication ne laisse pas de nous étonner. En effet, tout homme porte-t-il écrit dans le fond de son être que d’avoir part à la raison, c’est un droit es­sentiel à notre nature ? Cette prémisse de l’argumentation de Malebranche est-elle si évidente ? Sans parler des hommes sauvages, qui n’ont manifes­te­ment pas connaissance de la raison, en tout cas de la raison philosophique ou scientifique, la plupart des hommes de notre civilisation croient-ils que la raison est un « droit essentiel à notre nature », qui est « écrit dans le fond de son être » ? Manifeste­ment non. Que veut donc dire Malebranche ? La plupart des hommes « parlent » peut-être de la raison, et le fait qu’ils en parlent est seulement le signe que, dans notre civilisation, on parle de la raison comme quelque chose de très important. Mais Malebranche ne s’adresse pas, comme nous l’avons déjà fait remarquer, à la plu­part des hommes, qu’il condamne justement ; il s’adresse à des hommes susceptibles d’être convaincus par son argumentation de la né­cessité de faire usage de leur raison. Il s’adresse donc déjà à des hommes cultivés ou partiellement cultivés (dans la mesure où, si nous écou­tons Platon, la philosophie, et seulement la philosophie, est l’éducation la plus élevée). Or cette affirmation selon laquelle le fait d’avoir part à la raison est écrit dans le fond de notre être renvoie à l’affirmation d’Augustin, ce Père de l’Eglise, ce philo­sophe chrétien qui a en bien des points « assimilé » le pla­tonisme. Il n’y a au­cun doute que Malebranche, cet oratorien du dix-sep­tième siècle disciple de Descartes, ne soit dans la tradition d’Augustin. Or, une phrase célèbre d’Augustin di­sait : « Noli foras ire ; reddi in te ; in interiore ho­mine habitat veritas » (« Ne vas pas au-dehors ; rentre en toi-même ; la vérité demeure à l’intérieur de l’homme »). Cette phrase a eu bien des échos dans les siècles qui ont suivi, dans le cogito de Descartes, et dans la « conscience ins­tinct divin ! » de Jean-Jacques Rousseau dans la profession de foi du vicaire savoyard du livre Quatre de l’Emile. Il ne faut pas non plus se mé­prendre sur l’expression de « droit essentiel à notre nature ». Certes, nous avons ici une formulation qui res­semble et qui anticipe sur la célèbre Déclaration des Droits de l’Homme ; il s’agit bien de « droit naturel », autrement dit, d’un partage attri­bué par la nature, mais il doit être bien clair que la justice de ce partage n’est pas la même que la justice à laquelle les hommes véritables ont affaire, celle déterminée par la loi en vigueur, laquelle, en outre est par définition conven­tionnelle. La formulation est d’autant plus étrange que l’on devrait peut-être plutôt dire à propos de la raison que, étant le propre de l’homme ou mieux, l’essence de l’homme (l’homme était défini par Aristote comme l’animal doué de logos), elle n’est pas un droit, mais en quelque sorte, sinon une nécessité, du moins un devoir, et plutôt un devoir qu’un droit ; parce que nous sommes des êtres raison­nables, il est tout à fait conforme à ce que nous sommes de nous conduire rationnellement, et même, nous devons le faire. Mais il est bien clair que cela n’est « logique » que pour ceux pour qui le logos a une significa­tion. Comment comprendre donc que ce qui est essentiel à notre nature ne soit le propre que d’une minorité d’hommes ? Bonne question.

Malebranche écrit la Raison avec une majuscule ; et il ne dit pas que la Raison est un droit essentiel à notre nature ; il dit seulement qu’avoir part à la Raison est un droit essentiel à notre nature. Si nous avons part à la Raison, c’est que la Raison n’est pas en nous, ou que nous ne sommes pas la Raison ; c’est que la Raison est fondamenta­lement au-dehors de nous, même si elle s’éveille et si elle demeure aussi en nous. La Raison est au-dehors de nous parce que la Raison ne dépend pas de nous : il ne dépend pas des hommes, en un sens que la somme des angles d’un tri­angle soit égale à deux angles droits, cela est « vrai » ou « rationnel », si l’on peut dire, de toute éternité, même si les hommes sont ces animaux particuliers dont la particularité est justement de pou­voir accéder à cette vérité. Tel est donc le sens de la formule de Male­branche : avoir part à la Raison, participer à la Raison, c’est pouvoir accéder à la vérité universelle qui dé­passe fondamentalement tout individu humain. C’est le fait de partici­per à la Raison qui appartient essentiellement à l’être hu­main. Ainsi réfléchir sur la Raison nous contraint à réfléchir sur la vé­rité et sur sa nécessaire transcendance par rapport au sujet hu­main, et cela y compris par rapport à celui qui par exemple, la « découvre » ou « l’invente ». Cela montre le caractère contradic­toire de l’affirmation relativiste ou subjectiviste (ou dog­mati­quement sceptique) qui est aujourd’hui courante. En effet, je ne peux pas dire : tout est relatif, sans af­firmer une proposition absolue ; je ne peux pas dire : tout est subjectif, ou « chacun sa vé­rité » sans dépasser ma propre subjec­tivité et faire une affirmation univer­selle ; je ne peux pas dire : je sais que je ne puis rien savoir puisque cette af­firmation d’ignorance totale est elle même une prétention dogmatique à dire le vrai. Le sceptique véri­table ou le « philosophe » dira, comme Montaigne, « que sais-je ? », ou, comme So­crate, « je sais que je ne sais pas, pour l’instant, et en attendant, je cherche ». Le véritable sceptique est le chercheur, c’est d’ailleurs le sens du mot grec skepsis, recherche. Autrement dit, si je ne possède pas la vérité, du moins je la cherche, et c’est cette attitude qui est l’attitude rationnelle ; toute autre atti­tude est une attitude « d’opinion », c’est-à-dire de soumission aux opinions généralement reçues, au pré­jugé.

Cette observation est corroborée par l’expression « s’unir à la Rai­son » : si nous étions ou si nous avions la Raison, la ques­tion ne se poserait pas de s’unir à elle. Elle est donc extérieure à nous. Mais quelle est cette union ? Il n’y a d’union qu’entre des êtres diffé­rents ; mais le terme d’union est très fort : il s’agit de rendre un des êtres différents. C’est le mystère du ma­riage qui de deux êtres en fait un seul avant d’en faire d’autres. Mais l’union de l’âme et de la vérité, ou du philosophe avec la Raison n’est pas une union charnelle ! Elle ressemble à l’union mystique de l’âme avec Dieu ; elle est toute spirituelle ou plus étroitement toute in­tellectuelle. L’expression d’union peut sembler inappro­priée. Ce­pendant, elle souligne l’extériorité de la Raison ou de la vérité par rapport à l’homme qui pense, et en même temps le fait que cette extério­rité se « résout » dans la découverte de la vérité : lorsque je connais, je suis « ailleurs » et en même temps, je suis vraiment « chez moi ». Et lorsque l’on se rend compte que la vérité n’est pas passagère comme l’individu, que trouver ou chercher la vérité est une manière pour l’homme de se hausser à une tempo­ralité plus haute que celle qui lui est impartie en tant que sujet in­carné, on ne s’étonne plus de l’affirmation des philosophes an­ciens selon la­quelle philosopher consiste à « s’assimiler à dieu », à devenir divin au­tant qu’il est possible à un homme de le faire. Et qui peut dou­ter que les grandes choses humaines ont une « espèce d’éternité » ?

Il est important de souligner le caractère « démonstratif » de la première par­tie. C’est presque un syllogisme en forme, dont chaque prémisse est elle-même un syl­logisme. La deuxième phrase du texte est la majeure : tout le monde possède la fa­culté, c’est-à-dire la puissance de raisonner. La mineure est la troi­sième phrase. C’est le moment le plus important car c’est là que Male­branche explique la raison pour la­quelle les hommes, qui se pi­quent tous de raison, y renoncent en fait. Il commence par sou­li­gner l’acte de raison : il consiste en l’union dont nous venons de parler, et la lumière et l’intelli­gence sont les résultats de l’action ration­nelle. La Raison éclaire, et elle fait com­prendre ; qui donc peut mettre cela radicalement en question ? Bien entendu, comme nous l’avons déjà souligné, la difficulté, paradoxale, c’est que tous les hommes prétendent raisonner alors même qu’ils ne raison­nent pas, c’est que tous les hommes prétendent à la vérité alors même qu’ils ne l’ont jamais cherchée. Cela n’est étonnant que pour ceux qui ne voient pas la différence entre la pré­tention vide de l’homme de l’opinion (opinion qui peut avoir une fonction sociale utile : assurer la cohésion de la communauté) et l’activité exi­geante de l’homme qui cherche la connaissance et qui ne cherche pas sans dé­couvrir quelque chose, si peu que ce soit, qui justifie la recherche. Le pro­blème de la connaissance ou de la vérité, c’est que c’est bien souvent ceux-là mêmes qui prétendent la posséder qui ne la pos­sèdent pas. Nous sommes donc confrontés à la différence entre un langage purement vide ou purement affectif ou intéressé, et un langage qui a pour fin la découverte de ce qui est vraiment, indé­pendamment de ce que je puis en dire ou en penser. D’où la né­cessité, philoso­phique, de la recherche : il faut analyser les opi­nions. La vé­rité vient de l’analyse des opinions ; elle en part. La raison ou la vérité sont pour le philosophe une cible, et non un donné ; ce qui est donné, ce sont les opinions : nous commen­çons toujours par « penser avec », ou par « penser comme » ; au contraire, « penser tout court », ou penser véritablement ou penser « par soi-même » ne vient que par l’exi­gence de connais­sance qui part de la conscience de l’ignorance. En outre, la cause du renonce­ment de fait à la Raison, c’est la difficulté du travail de la Raison, qui ne flatte en rien les sens. Que veut dire ici Malebranche ? Rappelons-nous ce que nous avons dit à propos de l’union intellectuelle avec la Raison : en quelque sorte, penser, c’est « s’immortali­ser autant qu’il est possible » (Aristote), c’est sortir de la condition humaine dans ce qu’elle a de limité et d’étroit. Il est étonnant de constater que l’humanité la plus haute de l’homme, la fin la plus haute que puisse s’assigner un être humain semble être de sortir de la condition humaine ; il semble néanmoins qu’il en soit ainsi. Or quelles sont les limites de cette condition ? Tout ce qui tient au corps et à la conservation de soi. Les sens sont les instruments de la satisfaction des besoins du corps, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient dénués de spiritualité, ni que le philosophe doive pure­ment et simplement se détourner de son corps et pratiquer la « mortification des sens ». Mais on voit combien les puissances les plus élevées de l’homme exi­gent de dépasser les sa­tisfactions premières, et en un sens primordiales, en tout cas irréductibles, du plaisir immédiat et de l’intérêt égoïste. Le travail de la raison nous fait en quelque sorte quitter ce qu’il y a en nous d’étroit et d’égoïste pour atteindre à des choses générales souvent fort peu tangibles ; on comprend ceux qui s’en détournent, ils sont attachés à ce qui est « humain trop hu­main ». C’est le sens de l’effort et de la grandeur qui pousse ceux qui vont plus loin ; soulignons que c’est aussi un désir qui les y pousse, un désir que les satisfactions faciles des sens ne satisfont pas. C’est un désir d’ « autre chose ». La sélection des hommes se fait ainsi, entre ceux qui sont capables et désireux d’aller plus loin et ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre.

La dernière partie de la première partie, ou la conclusion du raisonne­ment, est constituée par la quatrième phrase. Les hommes qui veulent invinci­blement être heu­reux renoncent à la raison qui les rend actuellement malheureux. Cette phrase est struc­turée autour de l’opposition entre ce qui est actuel et ce qui est seulement à l’horizon. Les hommes qui renoncent à la rai­son sont ceux qui sont esclaves de l’instant et du plaisir immédiat qu’ils peu­vent donner à leurs sens ; ceux qui ne renoncent pas à la rai­son sont ceux qui sont animés d’un désir plus fort et qui sont moins aisés à satisfaire, et qui sont capables, en vue d’un plaisir (d’un bien) futur plus important, de faire le travail ac­tuel­lement fort désolant de l’attention. Tous les hommes veulent sans doute in­vincible­ment être heureux. C’est ainsi que commence l’Ethique à Nico­maque d’Aristote : tout le monde veut être heureux ; ce qui fait la différence, c’est la différence entre ce qui est véritable­ment un bien et ce qui paraît ac­tuellement en être un. Il faut donc savoir ce qu’est le bien. La conception du bonheur la plus simple est celle qui le fait résider dans la richesse ou dans le plai­sir actuel, c’est-à-dire le plaisir des sens, ou encore dans les hon­neurs. Il est facile de discriminer entre ce qui fait plaisir et ce qui donne de la peine ; nous re­cherchons spontanément le plaisir, nous évitons spontanément ce qui risque de nous faire du mal, et par bien et mal, nous entendons d’abord, primitive­ment, le bien et le mal du corps. Mais même sur ce point, il y a des ex­cep­tions. Ainsi, lorsque nous faisons des exercices de gymnas­tique, nous nous faisons actuelle­ment du mal, car certains efforts sont pénibles ; et lorsque le mé­decin nous ordonne de suivre tel régime, lorsqu’il nous pique de ses seringues, il nous fait ac­tuellement du mal ; mais nous ac­ceptons ces maux en prévision d’un bien futur : nous ne vivons plus alors dans l’instant de la sa­tisfaction immédiate et sans considération aucune de notre bien ou de notre mal futur, et cela y compris alors qu’il s’agit du mal corporel. On voit tout de suite ce que veut dire Ma­lebranche : le travail de l’attention, de la vi­gilance de l’esprit qui cherche et qui ne veut pas s’en laisser conter, est un travail désolant, un travail qui nous isole, un « mal » fait en prévision d’un bien à venir. Mais on pourrait contester le qualificatif de « désolant ». Peut-être ne s’agit-il que d’une concession à l’apparence pour mieux ensuite attirer, persuader, les destina­taires de ce texte de se tourner vers le bien de l’activité rationnelle, en commençant en quelque sorte par adopter leur point de vue. Car, par exemple, Socrate n’a semble-t-il jamais trouvé désolante son « activité », bien au contraire, il nous dit dans l’Apologie de Socrate qu’il y prend du plaisir. Peut-être aussi cette affir­mation n’est-elle encore qu’un signe supplémentaire de la grandeur ou de la « surhumanité » de Socrate. Pour lui, c’est agréable, mais pénible pour nous. En tout cas, lui au moins nous dit que la pratique de la philosophie, non seulement n’est pas désolante, mais même est le mode de vie le plus agréable, du moins pour certains…

Résumons cette première partie, qui a pour thème le pre­mier aspect du para­doxe, le fait que les hommes se piquent de raison et y renoncent. D’abord, nous avons vu que si l’on se de­mande à qui ce texte est adressé, on ne peut se contenter de répondre qu’il est adressé à la plupart des hommes qui sont dans le cas décrit par Malebranche. Il est adressé plutôt aux hommes susceptibles de se tour­ner vers la raison, qui eux, pensent déjà que le fait d’avoir part à la Rai­son est un droit essentiel à notre nature. Mais ces jeunes gens (la jeunesse aime naturellement la difficulté, elle aime à se dépasser) sont également fort atti­rés par les plaisirs des sens et effrayés de la nécessité de s’en passer. C’est pourquoi Malebranche épouse en quelque sorte le « raisonnement » qu’ils se font à eux-mêmes, ba­lançant entre les plaisirs actuels des sens et le plaisir à venir de la découverte de la vérité. Et Malebranche fait comme si c’était le cas de tous les hommes, mais notre hypothèse, selon laquelle il s’adresse seulement à quelques-uns, éclaire son intention. Car si Malebranche se contentait de fusti­ger ou de se moquer de l’incapacité de la plupart des hommes à suivre la voie de la Rai­son, à qui pourrait-il bien s’adresser ? Comment pourrait-il espé­rer être entendu ? Sans parler du fait qu’il ne serait guère sensé de s’adresser à tous les hommes si « tous les hommes » sont effec­tivement comme il dit qu’ils sont. De là le ton exhortatoire du texte, qui nous semble lié au fait qu’il s’adresse à des jeunes gens intelligents, ces natures bien douées dont parle le début du Livre VI de la République, destinés naturellement à l’excellence hu­maine, à la philosophie. La surface du raisonnement est la peur de la difficulté et le recul devant l’effort ; mais au fond, il s’agit de pousser ceux qui en ont le désir et qui en sont capables à pratiquer la philosophie parce qu’ils sont poussés par quelque chose (une je-ne-sais-quoi, un désir) à dépas­ser les satisfactions immédiates. Autrement dit, le fait de souligner l’attachement de la plupart des hommes à ces plaisirs immédiats souligne en même temps pour cer­tains l’éventualité de plaisirs, peut-être non immédiats, mais assuré­ment inédits et dé­licats.

La seconde partie du texte traite de ce qui semble à la fois la plus grande outre­cuidance et la plus grande absurdité des gens qui renoncent à la raison. Pour bien com­prendre cette partie, et peut-être bien des textes de philosophie, il faut bien garder à l’esprit que compte tenu de la différence très grande entre le philosophe et la plupart des hommes, tout texte de philo­sophie doit combattre les opinions générale­ment acceptées jus­tement par la plupart des hommes afin de faire entrevoir, aux êtres humains les plus généreux, des satisfactions dont la grande majorité est incapable. Tout texte de philosophie distingue entre l’activité du philosophe, de l’homme qui cherche et qui estime que cette recherche est déjà en elle-même satisfaisante, et les différentes fins proposées à l’être humain par la cité. Cette se­conde partie nous pré­sente ces fins poursuivies par la plupart des hommes ; et il faut bien comprendre ces fins pour voir en quoi l’activité philosophique s’en distingue. Ces fins sont la ri­chesse, les honneurs, la volupté. La plupart des hommes se dis­tinguent entre eux par le choix plus ou moins exclusif de l’une de ces trois fins. Du point de vue du philosophe, ces fins ne sont pas en elles-mêmes mauvaises ; il n’est pas mauvais d’être riche, ni d’être ho­noré, ni d’avoir des plaisirs, certes non ! Mais qu’est-ce qui peut juger de la bonté de ces fins, de la mesure à adopter quand on les poursuit ? La raison et elle seule. Ce qui est « mauvais » dans ces fins, c’est leur exclusi­visme, c’est-à-dire leur caractère partiel ; celui qui ac­cumule la richesse pour la richesse s’imagine que tout peut s’acheter, que la richesse est en quelque sorte le principe du Tout ; celui qui re­cherche exclusivement la vo­lupté s’imagine qu’il n’y a pas de plaisirs autres que les plaisirs du corps, il vit donc dans la dépen­dance d’une partie qu’il prend pour le Tout ; quant à ce­lui qui re­cherche les honneurs, il s’imagine que tout dépend de la réputa­tion, de la renommée, donc de l’opinion que les autres ont de nous. Tous ont raison, partielle­ment, mais tous ont tort, en ce qu’ils font du bien par­tiel qu’ils poursuivent, le bien total. En ce sens, la seule ré­flexion sur ces biens partiels nous met sur la voie du bien total. Mais Male­branche n’évoque ces différentes fins (il est vrai qu’il ne les évoque pas toutes : la richesse est délaissée, peut-être parce que, plus que le plaisir et l’honneur, elle manifeste son ca­ractère par­tiel et même « inférieur ») que pour montrer la « perversion » de ceux qui les poursuivent. Cette perversion est tout intellectuelle, ce qui peut surprendre compte tenu du peu d’ « élévation » des êtres humains en question. La « perversion », c’est celle de l’opinion qui se prend pour la vérité, qui nous a déjà semblé être un des fils conducteurs les plus importants de ce texte. Ce sont ceux qui vivent dans le préjugé et dans l’insouciance effective de la vé­rité qui proclament qu’ils s’en soucient le plus. Telle est la « perversion », on pourrait dire même la cor­ruption, de la plupart des hommes, qu’ils font passer pour vrai ce qui n’est que préjugé, corrompant ainsi la jeunesse en l’empêchant de chercher et de parve­nir à ce qui est véritable­ment la vérité (cf. à ce propos le passage du sixième livre de la République dans lequel Socrate montre que ce n’est pas le philo­sophe qui corrompt la jeunesse, mais la cité et ses opinions ré­gnantes qui « détournent » le philo­sophe en herbe). Mais il doit être tout à fait clair que le ton indi­gné ou moralisateur ne con­vient pas au fond au philosophe : il sait fort bien que cette « perversion » est dans l’ordre des choses. Le voluptueux et l’ambitieux renoncent à la Raison, et ils y renon­cent par Raison prétendent-ils. Cela est la plus grande perversité possible. Les « infé­rieurs » prétendent être au même niveau que les « supérieurs » ! Mais gardons-nous de nous indigner, comme Male­branche feint de le faire ici simplement pour mieux persuader ses lec­teurs ca­pables de se tourner vers la Raison. Comment en effet serait-il possible que tout le monde suive la Raison ? Il faudrait que tout le monde fût philosophe, autre­ment dit, d’abord cultivé, et ensuite capable de s’élever à l’exigence de la connaissance véritable du Tout. Les philosophes ne sont pas nombreux et ils ne l’ont jamais été et il y a peu de chances qu’ils le soient jamais. Cela ne veut pas dire que l’extension de la philosophie ne serait pas une bonne chose, cela veut dire qu’elle rencontre des limites dans la condi­tion humaine : la plupart des hommes préfèrent faire autre chose, de plus im­médiatement gratifiant, et cette autre chose est sans doute aussi néces­saire pour la vie humaine, c’est-à-dire pour la vie po­litique : pour « bien vivre », il faut aussi « vivre tout court ». S’il en est ainsi, il est inutile de s’indigner de la perversité des hommes, ou plutôt cela n’est utile que pour bien disposer les philosophes en herbe à la recherche de l’excellence. Tout cela renforce notre hy­pothèse selon laquelle ce texte s’adresse à des philosophes en puissance et est une exhortation à la pratique de la philosophie.

Entrons dans le détail de cette seconde partie. La transition entre la pre­mière et la seconde partie, comme entre le premier aspect de la contradiction et le second, entre le fait de se piquer de Raison et d’y renoncer derechef et celui de prétendre y re­non­cer par Raison, n’est pas fort rigoureuse ; le mot clé est « ordinairement ». Il ne s’agit pas ici de raisonner rigoureusement, mais de per­suader, pour cela, la plupart des cas, l’« ordinaire » suffit, et cela même si ce n’est pas en fait l’ordinaire. Car le vo­lup­tueux se soucie-t-il à ce point de la Raison ? Non point, il ne se soucie que de son plai­sir, et s’il lui arrive de prétendre se justi­fier par la Raison, cela ne peut être qu’à ses moments perdus ; certes, il cherchera à justifier sa recherche de la volupté, mais seule­ment lorsqu’il sera confronté avec d’autres fins ; et cette confrontation est, ou bien phi­losophique, ou bien non philoso­phique. Si elle est philosophique, le voluptueux en tant que vo­luptueux devra en quelque sorte devenir philosophe pour s’y maintenir : il devra argumenter ; si elle n’est pas philosophique, le voluptueux rivali­sera avec l’ambitieux ou l’avare, mais, dans la mesure où ils res­teront les uns et les autres dans les limites de l’exclusivisme de leurs fins respectives sans ja­mais s’élever au point de vue géné­ral qui est celui de la rai­son à proprement parler, en d’autres termes, dans la mesure où ils ne sortiront pas de la sphère de l’opinion, nulle vérité ne pourra sortir de cette confrontation. Cela montre seulement le caractère incontournable de la philosophie à partir du moment où l’on a décidé de comprendre véritablement quelque chose. La philosophie est toute ramassée dans cette exi­gence de connaissance ; la philosophie est seule­ment la mise en œuvre du désir de connaître. Ainsi simplement définie, on se demande alors pourquoi tous les hommes ne sont pas philo­sophes, tellement cela semble naturel. C’est là une bonne ques­tion, à se garder pour les bons jours.

Et de fait, parlant du voluptueux, Malebranche n’utilise pas le mot de Raison, pas plus qu’à propos de l’ambitieux. Tout se passe comme si la pré­tention à renoncer par Raison à la Raison n’était pas vraiment en cause. Le voluptueux argue de la séche­resse et de l’abstraction de la vue de la vérité, et de la peine que coûte le travail de l’attention (Malebranche appelle ailleurs l’attention « une prière naturelle » en tant que dis­tincte de la prière surnatu­relle, qui s’adresse à Dieu ; la pre­mière nous élève « naturellement », c’est-à-dire par nos propres forces, tandis que la seconde nous élève « surnaturellement », c’est-à-dire par la grâce de Dieu). Le volup­tueux ne se distingue pas des hommes évoqués dans la première partie : tous les hommes sont donc voluptueux, attachés au plaisir immédiat. La seule question que nous nous posons sur ce point, c’est, compte tenu des affirma­tions de Socrate dans l’Apologie, celle de savoir si la vue de la vérité ou même seu­le­ment la recherche de la vérité, autrement dit la vie philosophique, n’est pas aussi une vie de plaisir, même si ce plaisir ou cette volupté n’est pas acces­sible à tout le monde, à la différence des plaisirs des sens.

Le voluptueux nous est donc apparu comme en quelque sorte le modèle de « tout le monde » tel que Malebranche le présente dans la première partie du texte : esclave des sens et de l’opinion, et donc incapable de dépasser le plaisir ou la douleur du moment en vue d’un bien moins visible mais peut-être plus réel. L’ambitieux est, lui, d’une autre trempe. En effet, ce qui caracté­rise l’ambitieux, c’est justement le fait de vivre dans l’avenir, alors qu’en un sens, le voluptueux vit dans l’instant. L’ambitieux a des projets, et il est en consé­quence capable de sacrifier des plaisirs actuels à la fin qu’il poursuit et qu’il n’a donc pas encore. Cette partie portant sur l’ambition est la plus importante, non seulement parce qu’elle semble porter sur des êtres humains différents de « tout le monde », mais parce qu’en fait, elle révèle plus profondément que la pré­sentation du voluptueux la nature des hommes soumis à l’opinion, c’est-à-dire des hommes qui, si l’on peut dire naturellement, résistent à la philosophie. L’ambitieux ne prétend pas que seul est bon ce qui est actuelle­ment bon ; il dépasse le temps présent. La « rivalité » entre l’ambitieux et le philosophe va par conséquent se situer sur un même plan : celui de la représentation, ou en­core, sur le plan de l’« idée », cette der­nière entendue au sens courant. Il ne fait pas, lui, comme le voluptueux, appel au plaisir réel des sens contre le bien hypothétique qui pourrait résulter de la résistance à ce plai­sir actuel (ou à cette douleur actuelle : la supporter sans fai­blesse) ; il se situe d’em­blée, en un sens comme le philosophe, sur le plan dynamique de ce qu’il y a « après » : c’est ce qui n’est pas actuel­lement qui lui importe. Il s’agit donc en fait dans ce com­bat entre « tout le monde » et le philosophe, d’une lutte entre deux points de vue op­posés sur ce qui est effectivement ou sur la vé­rité. « Tout le monde » croit que ce qui est, c’est ce qui est sensible et seulement ce qui est sensible ; le philosophe, lui, croit que ce qui est, c’est ce qui est intelligible. La présentation de l’ambitieux nous permet de rectifier cette opposition peut-être simpliste et contestable. Car l’ambitieux ne croit pas que ce qui est, c’est le plaisir actuel, puisque lui, il recherche ce qui n’est pas en­core. Voire. Re­cherche-t-il vrai­ment ce qui n’est pas encore, c’est-à-dire ce qu’il ambi­tionne ? En fait, il n’en est pas ainsi. Voyons pourquoi. Il semble qu’il en soit ainsi lorsque Malebranche nous dit que l’ambitieux prétend que l’objet de la passion est quelque chose de réel : ce que vise l’ambitieux est réel. Mais que vise l’ambitieux ? La gloire ou les honneurs. Par conséquent, les hon­neurs ou la gloire sont pour l’ambitieux plus réels que les biens intelligibles ; ils sont peut-être plus réels que les plaisirs ac­tuels des sens dont il se détourne ou auxquels il ne succombe pas parce qu’il ambi­tionne les honneurs qu’il convoite. Les plaisirs des sens, semble-t-il, sont fugitifs : bien­tôt ils ne seront plus et ils laissent souvent un goût de cendres dans la bouche, après la réi­tération effrénée qui cherche en fait à conserver ce qui est es­sentielle­ment fugace. Mais la « réalité » de la gloire et des hon­neurs est toute « théorique », le « à nous deux Paris! » de Rastignac[1] l’ambitieux peut fort bien ne jamais réussir ; quelle sera donc la réalité de la vie de l’ambitieux déçu ? Plus encore, la gloire ou les honneurs sont réels, et cela alors même qu’ils ne sont pas encore là, parce qu’ils sont estimés gé­néralement par « tout le monde » : le fait que « tout le monde » estime quelque chose donne en quelque sorte à cette chose une réalité. Mais il est clair que le philosophe, lui, n’estimera pas quelque chose parce que « tout le monde » l’estime. Cela nous montre qu’en un sens, la vie de l’homme soumis à l’opinion n’est pas plus « réelle » que la vie du philosophe qui cherche la vérité puisque l’un comme l’autre se situent sur le plan des représentations, ou sur le plan du logos, qui veut dire aussi bien parole, discours, que raison, qui veut dire donc aussi bien loi ou convention. L’ambitieux dit que l’objet de sa passion est plus réel d’un côté que le plaisir actuel, qu’il méprise au re­gard du plaisir lié à l’estime d’autrui qu’il ambitionne, et d’un autre côté, plus réel que les biens intelligibles, qui ne sont qu’illusions et que fan­tômes. Mais nous venons de voir que l’objet de la pas­sion de l’ambitieux n’est pas fort consistant ; toute sa consistance lui vient de ce que la grande masse des hommes y attache de la valeur, même si tout le monde n’est pas ambitieux (la masse a besoin d’ambitieux pour occuper les postes importants et pour satisfaire son besoin de grandeur ou d’admiration). Ce qui permet à l’ambitieux de dire que les biens intelli­gibles ne sont qu’illusions et que fantômes n’est pas une connais­sance des biens intelli­gibles, ce n’est que l’opinion géné­ralement acceptée, ac­ceptée par « tout le monde » dans la cité, se­lon laquelle ce qui est estimé par tout le monde est plus « réel » que ce que seuls quelques-uns recherchent. Pour sa­voir que les biens intelligibles n’ont pas de réalité, ou ne sont que des ombres fugitives, il faudrait d’abord les chercher ; alors, l’ambitieux pour­rait choisir, impartialement, entre les biens in­telligibles et l’objet de sa passion. Mais ce choix est impossible pour tout autre que le philosophe. Seul le phi­lo­sophe peut juger ; en un sens, seul le philosophe doit juger, car seul, il se met en si­tuation de découvrir ce qui est effectivement alors que tout le monde pré­tend savoir toujours-déjà ce qui est et ce qui est bon. Mais, parce que tout le monde n’est pas phi­losophe et ne veut, et ne peut sans doute pas le devenir, il y a néces­sairement conflit entre le phi­losophe et la cité ; la cité est fondamentalement fondée sur des opinions généralement ac­ceptées dont la seule force vient du nombre de ceux qui les par­tagent ; la philoso­phie est fondée sur une recherche intransi­geante de la vérité qui n’est possible que si l’on fait sécession (en esprit) par rap­port aux opinions de tout le monde. Et, dans la mesure où tout le monde croit savoir alors qu’il ne sait pas, et que le philosophe, sachant qu’il ne sait pas, examine ce sur quoi sont fondées les opinions que tout le monde partage, tout le monde déteste natu­rellement et essentiellement la philosophie, puisque la philoso­phie met en cause ce à quoi tout le monde est attaché par des liens af­fectifs et donc ir­rationnels.

D’ordinaire, on juge de la solidité des biens par l’impression qu’ils font sur l’imagination ou sur les sens. Tout le monde juge de ce qui est bon en fonction de l’impression que cela fait sur l’imagination et sur les sens. Nous avons vu ce qu’il en est pour les sens : tout le monde est attaché au plaisir immédiat et re­pousse la douleur présente, le plaisir et la douleur sont comme des clous qui nous « clouent » au corps et qui nous empêchent de nous élever à la dimension de l’esprit (cf. sur la métaphore du clou, le début du Phédon). Il s’agit d’impression : ce qui s’imprime en nous, nous le recevons passive­ment, comme la cire reçoit l’empreinte du sceau (cf. Aristote, De l’âme, sur la sensation). D’ordinaire, on juge passivement, autrement dit, on ne juge pas vraiment, on ne fait pas usage de sa raison. Quant à l’impression que les biens apparents font sur l’imagination, qui semble propre à l’ambitieux, nous voyons maintenant que cette imagination est étroitement bornée : cette imagination, c’est ce que tout le monde imagine, et de fait, tout le monde imagine les mêmes choses, tout le monde imagine être riche, avoir des plai­sirs et des honneurs. L’imagination en ce sens, n’est pas seule­ment en nous « la folle du logis », elle y est la servante des plaisirs infé­rieurs, la servante des opinions généralement acceptées, elle est ce qui en nous nous soumet aux mi­rages des biens poursuivis par la plupart des hommes, elle est ce qui en nous fait obstacle à l’exercice libre de notre raison[2]. D’ordinaire, donc, on ne juge pas ; rappelons-nous cependant ce que nous avons dit à propos de l’intention du texte : il s’adresse à ceux qui sortent de l’ordinaire.

Mais nous avons dit que nous n’étions pas sûrs de la vérité de ce que dit l’ambi­tieux sur l’objet de sa passion. Nous avons vu que la gloire et les hon­neurs de l’ambi­tieux, étant par définition des biens futurs (l’amoureux de la gloire en a-t-il jamais as­sez ? Cf. Alexandre le Grand, ou Napoléon), ne sont pas en un sens plus « réels » que les biens intelligibles que l’ambitieux méprise comme illusoires et fantomatiques. Aujourd’hui, et cela remonte à l’époque ro­mantique, l’ambitieux ne dirait pas la même chose, et il se peut que cela per­mette de faire mieux comprendre la vanité de la re­cherche des honneurs. A l’époque de Malebranche, comme d’ailleurs à l’époque de Socrate, le sens de l’honneur était quelque chose d’important, de très important. Il n’en est plus de même aujourd’hui, pourquoi ? Le romantisme se caractérise par un senti­ment particulier, le sentiment de la nostalgie de l’innocence perdue. Les ro­mantiques ont la nostalgie (de nostos, retour), le « mal du pays », « mal du siècle » (cf. les héros de Balzac, Rubempré dans Les Illusions perdues ou Splendeurs et misères des courti­sanes ; de Flaubert, Frédéric Moreau dans L’éducation sentimentale, et, surtout, Madame Bovary, héroïne romantique par excellence) ; les romantiques rêvent du passé de l’in­nocence perdue, ils rêvent de la Grèce (voir par exemple Hypérion ou l’ermite de Grèce d’Höl­derlin) ou du Moyen Age (voir Goetz de Berlichigen de Gœthe), mais ils rê­vent du passé de telle sorte que le retour au passé s’avère impos­sible et même finalement mauvais ; c’est une re­présentation du passé, à la fois comme merveilleux et comme naïf, à la fois comme mer­veilleux et comme dépassé. Car les ro­mantiques ne veulent pas retourner au passé, le passé est pour eux dépassé par la moder­nité, qui est, elle, plus posi­tive, plus ef­fi­cace, et qui est « déniaisée ». Les romantiques rêvent de l’innocence perdue, en tant qu’elle est perdue ; ils voudraient bien être à nouveau inno­cents, mais ils sa­vent bien que l’on ne peut pas re­devenir innocent ; quand on ne l’est plus, on ne peut pas revenir en arrière. D’où l’ambiguïté du sentiment romantique, à la fois nostalgique du passé et assuré de la supériorité du pré­sent, le­quel ne peut être que prosaïque : le présent, c’est le bour­geois affairé du XIXe siècle, qui n’a que faire du poète ; le présent, c’est la plati­tude efficace, mais su­périeure à l’innocence, belle, mais inefficace. Autrement dit, le romantique, si « réactionnaire » soit-il, est fon­damentalement « progressiste », il est seulement mé­prisant du progrès qu’il sait inéluctable et bon (ce qui n’est après tout pas si sûr…). Mais son attitude fait que ce qui est pour lui le plus élevé, c’est le dé­sengagement, c’est le sentiment de « vague à l’âme » dans lequel il jouit de la représentation du passé : Emma Bovary es­time ses rê­veries beaucoup plus agréables que tout ce que le monde mo­derne peut lui proposer. Si nous es­sayons d’appliquer ce schéma du romantisme à la figure de l’am­bitieux, ou pour généraliser, à la fi­gure de l’homme soumis à sa passion, nous voyons que pour le romantique, ce n’est pas l’objet de la passion qui est réel, mais seulement la passion elle-même, quel que soit son objet. Rien de ce qui est réel dans le monde mo­derne ne mérite d’être l’objet de la pas­sion, seul compte alors cette effervescence de l’âme, ce mouve­ment aveugle qui nous emporte vers quelque chose. Parce que tout ce qui est réel est il­lusion et fantôme, seul ne l’est pas le sentiment par lequel nous jouissons d’une re­présentation d’un passé que nous savons irrémédia­blement révolu. C’est l’attitude alan­guie du romantique, toute méprisante en­vers la modernité prosaïque, et consciente de l’éloignement irrémédiable du passé innocent. C’est déjà la valeur, plus contempo­raine, accordée plus à la représentation qu’au réel lui-même : vive le rêve ! La lecture des écrivains ro­mantiques nous apprend beaucoup sur l’origine de nos petits conflits psy­chologiques, et surtout sur l’origine de l’idolâtrie dont nous les entourons bien sou­vent par notre refus d’oublier notre petit « moi ».

Devant ce sentiment de l’inanité de toutes choses effectives, quelles so­lutions pour la vie humaine, s’il n’y a plus rien qui mé­rite le sacrifice, qui justifie la grandeur, s’il n’y a plus de Mara­thon, ni de Thermopyles possibles, que faire ? On pourrait dire que Nietzsche répond d’une manière exem­plaire à cette question. Pour lui, le fond de toutes choses est « la volonté de puissance » ; l’important, ce n’est pas ce que l’on fait, c’est comment on le fait. On peut agir « activement » et l’on peut agir « réac­tivement ». Celui qui agit acti­vement, c’est l’homme qui ne s’embarrasse pas de scru­pules et pour qui ce qui compte, c’est l’affirmation de ce qu’il y a de fort en lui, c’est l’affirmation de la « volonté de puissance » ; au contraire, celui qui agit réactivement, « réagit » plus qu’il n’agit, il dépend d’autre chose et des autres, il ne sait manifester sa volonté de puissance que négativement, qu’en réponse aux sollicitations ex­térieures. A bien des égards, Nietzsche est à l’origine de notre modernité. Si nous en res­tons là, nous pou­vons dire que l’ambitieux au sens moderne n’attachera pas de réalité véritable à l’objet de sa passion, mais seulement à sa passion en tant que passion. Il va sans dire que la Raison ne sera pas pour lui quelque chose d’important (comme pour Nietzsche et pour bien des philo­sophes modernes, qui en ce sens doivent nous faire ré­fléchir à la diffé­rence entre la philosophie classique et la philoso­phie mo­derne ou plus exactement contemporaine, cu­rieusement critique de la raison) ; seul importe l’acte en tant qu’acte, quel qu’en soit le contenu. Il faut s’affirmer, ou se dépasser soi-même, dans n’importe quel sens. Il est tout à fait clair que le dépassement de l’opinion par la philo­sophie classique et par la philosophie mo­derne est au contraire tourné vers la Raison et la vie raisonnable ; pourquoi le romantisme et le « nietzschéisme » ont-ils donné cette orientation critique de la raison à la philosophie ? Sans nul doute pour des rai­sons philo­sophiques. Mais il est possible que nous ne devrions pas croire trop facilement à leur supériorité sur la philo­sophie clas­sique.

Pour l’ambitieux du dix-septième siècle, le « siècle de Louis XIV », ou le « Grand Siècle », celui des trois mousquetaires, l’objet de la passion est bien réel ; entendons : il est effectivement réel bien que toute sa réalité vienne de l’estime dans laquelle « on », c’est-à-dire la plupart des hommes, tient cet objet. L’ambitieux contemporain, en un sens, voit l’importance passer de l’objet de la passion à la pas­sion elle-même : ce qui est important, ce n’est pas ce que l’on veut, mais que l’on veuille. Ce qui est important, ce n’est pas « quelque chose », puisque rien, depuis les romantiques et depuis Nietzsche, et surtout depuis leur vulga­risation, ne mérite intrinsèquement qu’on s’y consacre entière­ment, c’est le fait de vou­loir, c’est le fait d’être ambitieux en tant que tel. Par là même, cette attitude plus contemporaine jette une lumière sur le comportement de la plu­part des hommes envers la Raison. D’abord, si peut-être la vérité ne change pas, les opinions, elles, changent, et il est tout à fait clair que les opinions généralement accep­tées au temps de Socrate ne sont pas les mêmes que celles de l’époque de Malebranche, ni que celle de notre époque. Toute cette sommaire réflexion histo­rique nous a permis de mieux voir le caractère faussement réaliste des hommes qui renoncent à la Raison. En un sens, tous les hommes sont déter­minés, non pas par ce qui est vraiment, mais par ce qu’ils croient être et par ce qu’ils croient bon ; ils vivent donc en ce sens tout autant dans le royaume de la convention ou de la re­présentation que les philo­sophes, auxquels ils repro­chent juste­ment de ne pas s’occuper de ce qu’ils appellent « réel », d’être « dans les nuages ». Et cela, l’ambition nous l’apprend plus que le plaisir, parce que, alors que le plaisir est lié à l’instant présent, et à une sensation actuelle, l’objet de l’ambition est fondamentalement lié à l’avenir, à ce qui n’est pas en­core, et qui est donc par consé­quent de toute nécessité seulement une repré­sentation : l’avenir n’est déjà-là que dans la représentation que je m’en fais. Cette sommaire histoire des idées nous permet peut-être aussi de réfléchir à l’étrangeté de la condition humaine d’au­jourd’hui, ou plus exactement (car peut-être qu’il n’y a pas trente-six « conditions hu­maines »), à l’étrangeté de l’opinion sur la condition humaine d’aujourd’hui qui, en quelque sorte est fondamentalement « déniaisée », ou se croit fondamentalement telle (« les hommes des époques antérieures étaient fondamentalement des “naïfs” ; nous, nous ne sommes pas dupes »). A cause de cette prétention à ne pas être naïve, à « savoir » que « tout est relatif », que toutes les valeurs sont l’objet de choix irrationnels, elle ne sait plus si la vie vaut la peine d’être vécue, ni ce qui vaut d’être défendu. Cette opinion, si elle prévalait to­ta­lement, signifierait la faillite, la destruction de la civilisation occidentale, car ce pour quoi cette civilisation s’est battue pendant des siècles, devient pro­blématique, contestable. Les occidentaux n’auraient plus aucune confiance dans les « valeurs » de l’occident, au premier rang desquelles, se trouve, jus­tement, l’exigence philosophique de dépasser les opinions pour parvenir à l’universel. Or, l’occident n’est pas seul au monde, et nul doute que le désarroi de l’opinion occidentale depuis environ cent cin­quante ans ne soit propice à la défaite, po­litique et militaire de l’Occident. Et cela nous rapproche de la réalité des choses hu­maines dont le sentiment romantique a pu nous éloigner : com­ment vivre bien, et comment survivre dans la mesure où « nous ne sommes pas seuls » ? Peut-être ce que nous apprend la philo­sophie politique classique sur la limite des choses humaines, et sur la grandeur limitée de la vie politique, est-il en­core d’ac­tualité ?

On voit également à nouveau que ce n’est pas tellement le scandale de prétendre renoncer à la Raison par Raison qui est en fait important, mais bien plutôt le fait que ces hommes qui en fait renoncent à la Raison, en invoquant la « réalité » des « biens de ce monde », sont simplement fascinés par des mi­rages, qui sont bien moins réels que les biens intelligibles, les­quels, mis en évidence, donnent un pouvoir, une puissance : c’est parce que je sais, que je peux, c’est ainsi par exemple parce que je connais la loi de l’attrac­tion universelle que je puis construire des avions, qui me permettent de m’en affranchir en m’y soumettant. Seule est réelle la connais­sance et l’objet de la connaissance. S’il en est ainsi, on assiste à un ren­versement complet : ce ne sont plus les philosophes qui sont dans les nuages, ce sont eux les seuls à avoir les pieds sur terre ! Mais cela est faux, ou plutôt cela n’est vrai qu’en un sens. Car à ce compte, les biens de ce monde seraient tous des mirages. Or, il n’en est pas ainsi, il y a des mirages, et il y a des réalités infé­rieures à la réalité la plus haute dont se soucient les hommes qui en sont capables. Les réa­lités inférieures ont une réalité infé­rieure, mais elles sont tout à fait réelles, ce sont les réalités qui ont trait à la vie politique de l’homme, et à sa survie dans les conditions les plus humaines possibles. Car la barbarie n’est pas exclue, et il est des ré­gimes poli­tiques plus propres que d’autres à susciter et à déve­lopper l’excellence hu­maine. On voit ainsi que comprendre la grandeur de l’excel­len­ce, c’est aussi comprendre la grandeur, re­lative, mais effective, et si l’on peut dire, vitale, de ce qui est moins parfait, mais qui est in­dispen­sable à la survie de ce qui l’est davantage encore. Pour faire de la philosophie, il faut vivre, et, si possible, vivre le mieux possible dans le ré­gime politique le meilleur pos­sible ; il faut par conséquent aussi se soucier de la vie politique.

Malebranche conclut son texte en parlant de la religion. Il le conclut sur le même ton indigné que celui avec lequel il a pré­senté le comportement scan­daleux de « tout le monde », du volup­tueux et de l’ambitieux. Dans la mesure où il n’est pas dans la nature du philosophe de s’indigner devant ce qui est, nous préfé­rons penser que ce ton est adapté à la fin poursuivie par le texte : persua­der, attirer ceux que les opinions gé­néralement acceptées ne satisfont pas vers la vie de la Raison, la vie philosophique. Le ton passionné convient à la per­suasion, plus qu’au raisonnement. Souvenons-nous en. L’indignation de Malebranche est d’autant plus déplacée que, semble-t-il, ce dont il s’indigne maintenant semble lié à la nature même de la religion. Il s’indigne de ce que certaines personnes de piété affirment que ce n’est pas la Raison, mais la foi seule qui doit conduire le Chrétien, dont la vertu prin­cipale est en consé­quence l’obéissance « aveugle ». Pour lui par conséquent, il semble que la foi ne doit pas être la seule à con­duire les hommes, y compris les hommes de piété, et que la Raison doit l’accom­pagner et la secourir. C’est la doctrine d’Au­gustin, évêque d’Hippone, selon laquelle la Raison doit venir au secours de la foi pour l’approfondir. Ce très célèbre auteur des Confessions, à la fois philosophe et chrétien, est un de ceux qui ont contribué à forger ce que l’on appelle « la philosophie chré­tienne », c’est-à-dire une union de philosophie an­tique et de la foi évangélique. Augustin est plus particulièrement platonisant ; mais le Platon Chrétien est un Platon peut-être contestable. Rap­pelons nous aussi la pensée de Pascal : « Platon, pour disposer au Christianisme ». Philosophe, Malebranche veut que le Chrétien rai­sonne et ne se contente pas d’avoir la foi. Il faut également sa­voir qu’au dix-septième siècle, Pascal et les Jansénistes, mais aussi bien des adeptes de la Religion Réformée, soutenaient avec force le caractère imprévisible de la grâce de Dieu. Contre les Jésuites, qui, faisant des compromis avec « le monde » (dont « le Prince » a nom Satan), soutenaient que les œuvres comptent beaucoup, et ainsi per­mettaient de rendre moins exigeante la vie du chrétien, Pascal (dans les Provinciales) et d’autres, rappelaient l’enseignement biblique selon lequel Dieu peut sauver qui Il veut, quand Il veut, et qu’Il accordera Sa grâce à qui Il veut, c’est-à-dire bien entendu aussi bien, peut-être, à celui que l’on dit « méchant » ; et cela, pour que celui qui se comporte « bien » ne se croit pas auto­risé pour cela à succomber à l’orgueil, un péché capital ; il serait trop facile de savoir que la place est toute chaude, là-bas, à la droite du Père. Le dieu des philosophes grecs et romains, était un dieu de raison, il était fon­damentalement rationnel, et c’est pour cela que raison­ner est en quelque sorte s’assimi­ler à dieu ; mais le dieu de la Bible est un Dieu de Justice, et le Dieu de l’Evangile est Amour. Peut-être ni la justice, ni l’Amour, et plus sûrement le second que la première, ne sont-ils rationnels. Souvenons-nous encore de cette autre pensée de Pascal : « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Ja­cob, non des philosophes et des savants » (nos italiques). Manifestement, Male­branche est favorable à une union des deux. Est-elle possible ? Il est certain que « la philosophie chré­tienne » est cette gageure. On ne peut dire qu’elle est satisfaisante sans l’étudier avec soin, ce qui est un fort gros travail. Ce qui est sûr, c’est que l’opposi­tion entre la foi et la raison, ou entre la croyance et la raison, date de la philosophie même, et qu’en un sens, nous l’avons déjà dit, cette opposition est seulement une forme de l’opposition de la science et de l’opinion, de la philosophie et du grand nombre, ou de la philosophie et du pouvoir politique. Poser la question : que veut dire Male­branche en parlant de la liaison de la foi et de la raison ? revient à poser la question : Quelle est la si­gnification de la philosophie chré­tienne ? Nous ne nous sentons pas capables de la résoudre. Nous préférerions penser que Ma­lebranche ne parle de la liaison de la Raison avec la foi chré­tienne que parce qu’il veut attirer les jeunes gens bien doués à la vie philosophique, parce que l’opinion géné­ralement acceptée de son temps est assurément le christianisme. Mais cela reviendrait à prendre Malebranche pour Socrate ou pour Platon ou Aristote, ce qui est tout ce qu’il y a de plus contestable. Reste le problème. Malebranche, oratorien, donc prêtre, pour­suivant la tradition au­gustinienne, est à la fois philosophe et homme de foi.

Il nous faut bien essayer d’en dire quelque chose. Nous avons identifié, facile­ment, les adversaires de Malebranche, les partisans de la distance infran­chissable par la raison entre Dieu et ses créatures : seule la foi, le « cœur » selon Pascal permet de se rapporter à Dieu, de Le rencontrer ; on ne peut se fier à aucune « lumière », mais seulement à l’obscurité. « Credo quia ab­surdum » disait Tertullien, « je crois parce que c’est absurde ». Le fait est qu’il y a bien des choses dans l’amour chrétien qui pa­raissent in­sensées. La tentative de la philosophie chrétienne est, non pas de rendre sensé ce qui dé­passe la raison, mais de fournir des raisons pour approfondir l’obéissance à ce qui semble insensé. On voit que ce problème, évoqué en fin de ce texte, est le plus important, le plus problématique. La difficulté est peut-être trop grande pour nous. La raison est contraire à la foi en ce qu’elle est essen­tiellement examen, l’attitude ra­tionnelle est celle de celui qui ne s’en laisse pas conter et qui veut voir par lui-même, c’est fonda­mentalement une attitude d’indépendance intellectuelle ; au contraire, l’at­titude de la foi est une attitude de confiance, de soumission à ce qui est plus élevé, (ou que l’on dit être plus élevé, mais cela revient au même puisque nous n’avons aucun moyen de « vérifier »). Si nous poursuivons le fil fourni par notre hypo­thèse selon la­quelle le point le plus important du texte est la dis­tinction entre philosophe et non philosophe, en un premier temps, il est sûr que la foi est « non philoso­phique ». Par ailleurs, il y a, semble t-il, un « dieu » philosophique, non point seulement celui de la philosophie chrétienne, mais celui des philosophes, et d’abord des philosophes grecs. Platon dit que philosopher con­siste à s’assimiler à dieu autant qu’il est possible, et Aristote af­firme que Dieu est la pensée pure, « la pensée de la pensée » et que phi­lo­sopher consiste à « s’immortaliser autant qu’il est en nous ». Dieu existe donc pour les philo­sophes, mais quel Dieu ? Bien entendu, pas le Dieu jaloux de la Bible, ni le Dieu de Jésus, qui exigent obéissance et qui punissent et récompensent. Le Dieu des philo­sophes ne punit pas et il ne châtie pas, et il est toute Raison, et il est même purement et simplement la raison parfaite, dont nous n’avons, nous autres hommes, qu’une petite partie. Il est seule­ment cette perfection de la raison humaine, il est la rai­son hu­maine sans sa finitude, et il est d’ailleurs surtout, pour Platon et Aristote, plus un problème qu’une solution ; ce n’est certainement pas un dieu politique, susceptible d’utilisation poli­tique, car il n’est guère populaire. Cela nous amène à reconnaître la com­plexité du pro­blème religieux. Il y a dans la religion, deux choses. D’abord, le fait que la reli­gion est extrêmement propice à une uti­lisation politique qu’elle a d’ailleurs toujours eue jusqu’au dix-neuvième siècle, et cela, pour le christianisme, mal­gré le côté diffici­lement assimilable de la doctrine chrétienne (cf. les pro­blèmes de la première église, l’église des trois premiers siècles) ; toute reli­gion populaire est effectivement poli­tique, elle est, selon Marx, « l’opium du peuple ». Le combat des « philo­sophes » du siècle des lumières a été fondamentalement un combat contre l’obscuran­tisme religieux. Nous en portons les traces nettes. La religion depuis ce temps, sans parler de l’influence du marxisme, est immédiatement étiquetée comme obscuran­tisme. C’est certainement cependant méconnaître un autre aspect, incontestable (même s’il est moins visible aujourd’hui à cause de l’inculture générale et à cause de l’absence ac­tuelle d’une re­ligion vérita­blement popularisée), à savoir que la religion est une des très grandes réalisations humaines, au même titre peut-être que la philosophie ou l’art, et qu’incontestablement, la religion « élève » certains de ses adeptes. Peut-être, à cause du premier aspect, en « abaisse »-t-elle d’autres… Mais si, au lieu de condam­ner la religion en tant que telle, on se de­mandait si cette « bassesse » n’existerait pas, même sans la religion ? Alors, on consta­terait que la disparition de la religion comme facteur de cohésion so­ciale n’a pas fait disparaître les maux que l’on préten­dait liés à la seule reli­gion. La bêtise et l’obscurantisme ne sont pas liés à la religion, mais à la condition humaine, et au fait que la plupart des hommes préfèrent se consa­crer à autre chose qu’à l’excellence humaine qu’ils méprisent, sans pour au­tant bien en­tendu se prendre pour autre chose que des hommes « excellents », c’est là le mensonge constitutif de l’opinion. Si nous transposons cette ré­flexion au niveau de la distinction de la science et de l’opinion, nous voyons qu’il est en quelque sorte normal que la plu­part des hommes, parce qu’ils sont attachés à des biens « inférieurs », soient dans l’ « obscurité ». Quel que puisse être par conséquent l’éloignement dans lequel on se trouve par rapport à la religion quelle qu’elle soit, le comportement aveugle de celui pour qui re­ligion égale obscurantisme ou régression, le comportement de l’athée militant est lui-même un comportement obscurantiste, ou encore un comportement « religieux » au sens même du reproche qu’il adresse à la religion. Il est, à partir de cette constatation, indigne d’un homme cultivé de mépriser la religion. Et en outre, qui peut oser dire que la vie de certains hommes religieux n’est pas une vie qui fait honneur à la vie humaine, celle de Moïse, celle de Jésus, celle de certains saints, et celle de certains hommes, obscurs, qui , au nom de cette foi qu’on méprise et qu’on déclare si faci­lement illusoire, font des actes humains qui peuvent faire honte à ceux qui ne les font pas ? Cela est sûr, la religion peut élever l’homme et elle l’élève effectivement. Peut-être d’ailleurs la bassesse de la reli­gion inférieure ou populaire vaut-elle mieux que la bassesse de l’absence de religion ac­tuelle qui est une auto-idolâtrie de la bêtise ; il vaut peut-être mieux que la plupart des hommes partagent des opi­nions contestables mais modérées que des opinions immodérées sur leur droit évident à la jouissance. En somme, sur cette ques­tion, nous dirons que la religion, si elle abaisse, abaisse des hommes qui n’ont pas besoin d’elle pour être bas et auxquels un peu de religion donnerait peut-être un peu d’ « élévation ».

Il existe donc deux religions, à l’intérieur de la religion de la foi. La reli­gion civile ou politique, qui maintient les hommes inca­pables de penser par eux-mêmes dans des opinions socialement utiles (et elle n’est pas nécessaire­ment « basse ») ; et la religion qui « élève », celle de ceux qui se dévouent « divinement » aux autres, ainsi Jésus, ainsi Bouddha (pour l’importance de la compas­sion, bien que le boud­dhisme se défende d’être une reli­gion). C’est peut-être la même, seuls sont différents ceux qui la pratiquent. Autre­ment dit, on a la religion qui correspond à son propre état de perfection.

Il existe une « troisième » religion, celle des philosophes. Mais en fait, ce n’est pas une religion. C’est seulement la réflexion poursuivie jusqu’au bout : le problème de l’essence de tout ce qui est rencontre nécessairement le pro­blème de ce qu’est l’être to­tal, qui est soit séparé du monde, soit le monde lui-même considéré dans le principe de sa génération. Dieu est le nom donné à cet être, il vaudrait mieux dire à ce pro­blème, car c’est bien plus un problème qu’une solution, posé par des êtres humains pour qui ce qui est excellent, c’est de chercher la vérité.

En outre, il ne devrait pas être nécessaire, mais il est néces­saire de souli­gner que, s’il n’y a pas de démonstration de l’existence de Dieu qui nous fournisse une certitude aussi facile­ment transmissible que deux plus deux égale quatre, il n’y a pas non plus de démonstration de la non-existence de Dieu. Autre­ment dit, comme nous l’avons dit plus haut, si la religion consiste à croire à quelque chose d’illusoire, parce que non dé­montré, alors l’athéisme est tout autant une religion que les religions ins­tituées. La seule attitude intel­ligente consiste à vivre le pro­blème, en tant que problème et non pas en tant que solution. Ceux qui l’ont d’ores et déjà résolu sont ou bien des sur­hommes, ou bien des crétins.

Le voluptueux, l’ambitieux, et même l’homme de piété qui « ose » refuser la Raison, sont tous des êtres qui, à la fois se pi­quent d’être raisonnables et y renoncent faute d’être disposés à fournir l’effort nécessaire, et prétendent néanmoins y renoncer par Raison. Mais la « Raison » pour laquelle le vol­uptueux renonce à la Raison est son impuissance à résister à l’attrait d’un plaisir immédiat, ce qui bien entendu n’est pas très rationnel ; l’ambitieux, lui, et c’est pourquoi il nous est apparu comme parti­culiè­rement révélateur, ne ren­once pas à la Raison à cause de la toute puissance en lui de l’attrait sensible immédiat, il y renonce en arguant de la plus grande réalité de l’objet de la pas­sion, le pouvoir ou la gloire, par rapport aux objets de l’intelligence qu’il dit illusoires et fantomatiques. Mais, comme nous l’avons vu, l’objet de la passion n’est pas moins « inconsistant » que le semblent superficiellement les biens de l’intelligence. Néanmoins, l’ambitieux, à cause de son ambition, qui le fait regarder au-delà de ce qui est immé­diatement devant lui, se situe sur le plan du logos, et par là même il montre que la plupart des hommes tiennent bien des choses pour des choses réelles, qui n’en sont pas et qui ne tirent leur apparence de réalité que du grand nombre de ceux qui les croient exister. Or la Raison n’est pas fondée sur l’accord des hommes, mais sur la cor­respon­dance de ce que l’on pense avec ce qui est vraiment, ce n’est pas parce que tout le monde croit que telle ou telle chose est vraie qu’elle l’est eff­ectivement ; l’exigence ra­tionnelle est justement de découvrir la vérité, ind­épendam­ment de l’opinion généra­lement acceptée sur le sujet considéré, c’est-à-dire indépendamment de l’accord ou non des hommes à ce sujet. Un seul peut avoir raison contre tous. L’importance de l’analyse de l’ambitieux tient à ce que justement elle permet de mettre en évidence l’importance de la croyance ou des opinions pour « tout le monde ». La « Raison » in­voquée par l’ambitieux n’est donc pas meilleure que celle du voluptueux. Quant à l’at­titude des « personnes de piété », nous avons seule­ment constaté le pro­blème, lié à la not­ion de philosophie chré­tienne ou si l’on veut de philosophie religieuse.

Mais ce texte tout entier a pour fin de combattre l’attitude non phi­losophique en tant que telle. Il cherche à montrer à ceux qui en sont capables la voie difficile mais passionnante de la re­cherche de la vérité. Il permet de mieux comprendre le fait que la raison est en quelque sorte le seul instrument grâce auquel l’être humain peut com­prendre et savoir, si peu que ce soit, ce qu’il fait, et par conséquent qu’une vie sans examen est une vie insensée. Corrélativement, il nous montre quelle est la prétention nécessaire, et de la­quelle il ne sert à rien de s’indigner, de ceux qui sont soumis à l’opi­nion. C’est celui qui ne sait pas qui prétend savoir. C’est celui qui ignore ignorer qui prétend donner des le­çons à celui qui, conscient de son ignorance et de sa cap­acité à apprendre, avance, pas à pas, sur le chemin de la connaissance. D’où la nécessité pour le philosophe, de se protéger de « tout le monde ».


[1] Dans Le Père Goriot de Balzac.

[2] Il est vrai qu’elle est aussi, dans sa pointe la plus élevée, la faculté de se représenter intuitivement les vérités les plus hautes et de forger des images susceptibles de persuader le plus grand nombre.

Kant: les deux ignorances et la possibilité du vrai

« L’ignorance peut être, ou bien savante, scientifique, ou bien vulgaire. Celui qui voit distinctement les limites de la connaissance, par conséquent le champ de l’ignorance, à partir d’où il commence à s’étendre, par exemple le philosophe qui aperçoit et montre à quoi se limite notre capacité de savoir relatif à la structure de l’or, faute de données requises à cet effet, est ignorant de façon technique ou savante. Au contraire, celui qui est ignorant sans apercevoir les raisons des limites de l’ignorance et sans s’en inquiéter est ignorant de façon non-savante. Un tel homme ne sait même pas qu’il ne sait rien. Car il est impossible d’avoir la représentation de son ignorance autrement que par la science ; tout comme un aveugle ne peut se représenter l’obscurité avant d’avoir recouvré la vue.

Ainsi la connaissance de notre ignorance suppose que nous ayons la science et du même coup rend modeste, alors qu’au contraire s’imaginer savoir gonfle la vanité. »

                                                                                                                                                     Emmanuel Kant

Le texte qui est proposé à notre réflexion porte sur la connaissance, et plus précisément sur les limites de la connaissance, sur l’ignorance (dont il distingue deux types), et sur l’attitude appropriée de celui qui cherche sincèrement et qui par conséquent cherche à prendre conscience de ce qu’il ignore et ne prétend pas savoir ce qu’il ne sait pas. Une réflexion sur la connaissance est une réflexion de philosophie générale : que pouvons-nous connaître ? Quelle est l’attitude convenable de celui qui veut honnêtement progresser dans la recherche de la vérité ? Mais c’est aussi une réflexion sur l’homme : car l’homme seul peut connaître consciemment, faire usage de sa raison, et, du coup, apprendre. En même temps, une réflexion sur la connaissance et sur l’attitude convenable de celui qui cherche est une réflexion morale dans la mesure où il serait difficile de penser qu’il n’est pas « bon » d’apprendre et d’avoir l’esprit ouvert à ce qu’il ne connaît pas encore. La connaissance semble bonne en elle-même. Mais justement, s’il est vrai que la connaissance est possible, la question se pose de savoir jusqu’où elle peut aller (peut-on « tout » connaître ? ou connaître les principes de « tout » ?), et aussi comment connaître, c’est-à-dire quelle attitude adopter pour pouvoir apprendre le mieux et le plus convenablement possible. Le texte qui nous est proposé nous permet de préciser ce dernier point.

La thèse défendue par l’auteur dans ce texte est qu’il y a deux genres d’ignorance : une ignorance instruite, ou consciente d’elle-même, et une ignorance aveugle, inconsciente. La première est la condition de la connaissance, son préalable nécessaire : je ne peux connaître que si j’ai eu conscience de l’ignorance dans laquelle je me trouvais auparavant. La seconde est le propre d’une vie irréfléchie et des hommes qui préfèrent s’en tenir à « leurs » opinions (c’est-à-dire le plus souvent aux opinions les plus généralement reçues dans leur environnement social) que chercher à apprendre encore : en effet, persuadés de « posséder » la vérité, ils ne ressentent aucunement la nécessité de la chercher. Le texte ne se borne donc pas à suggérer une distinction pertinente et utile ; il oriente, il juge, il tranche : l’ignorance savante, c’est-à-dire précise et consciente d’elle-même est l’attitude appropriée du chercheur, c’est-à-dire de l’homme à l’esprit ouvert, tandis que l’ignorance vulgaire, ou ignorance d’ignorer est le propre de l’esprit fermé, qui « a des œillères » et qui affirme dogmatiquement, fanatiquement et finalement souvent avec violence « son opinion ». La science ou la philosophie (ici les deux termes sont rigoureusement synonymes) est l’ouverture de l’esprit et sa lumière pour comprendre le monde et lui-même.

Le texte se divise de la manière suivante : d’abord une phrase qui introduit la distinction qui fait l’essentiel du texte : il y a deux types d’ignorance, une savante, une vulgaire. Suivent deux parties dans le premier paragraphe, une première consacrée à l’ignorance « savante », et une autre consacrée à l’ignorance « vulgaire ». Le deuxième paragraphe constitue une conclusion qui souligne l’importance de cette distinction.

Entrons dans l’analyse du détail du texte.

Commençons par souligner l’intérêt, mais aussi l’étrangeté de s’intéresser à l’ignorance. C’est bien d’un philosophe que de se pencher sur ce dont la plupart des hommes prétendent se détourner ! L’ignorance est intéressante, pleine d’enseignement. Et, d’abord, il y a deux types d’ignorances, l’une salutaire (et cela aussi est paradoxal : une ignorance utile, bonne, nécessaire !), l’autre « mauvaise », à la fois pour la connaissance de la vérité et pour la conduite de la vie. Notons d’ailleurs le ton du texte, il commence par une distinction qu’il pose avec l’autorité de celui qui sait : il enseigne, il transmet une connaissance, et il est amusant de noter que cette connaissance a pour objet l’ignorance : connaître l’ignorance, c’est déjà connaître, et donc dépasser notre ignorance de ce qu’est l’ignorance. Et en outre, Kant semble nous dire que la connaissance de l’ignorance, c’est-à-dire la connaissance de la nature de l’ignorance et en même temps la connaissance du fait que je suis ignorant de quelque chose, est la condition de la connaissance tout court, la conscience de l’ignorance est la condition de la recherche de la vérité, le préalable à toute connaissance véritablement « scientifique », c’est-à-dire « vraie ».

Kant distingue donc entre deux ignorances, l’une « savante » (ce qui est bizarre pour une ignorance, mais qui se comprend néanmoins assez bien), et une autre qui est « vulgaire », c’est-à-dire courante et non informée, aveugle, et en même temps très répandue (il y a dans le monde plus d’êtres humains qui prétendent savoir ce qu’ils ne savent pas, et donc qui ignorent ignorer, que d’êtres humains qui « savent qu’ils ne savent pas » et donc cherchent à se rapprocher autant que possible du vrai). Cette distinction, qui pouvait donc au premier regard paraître « simple » ou de peu d’intérêt, se révèle donc extrêmement riche et déterminante pour distinguer entre les êtres humains : peut-être la distinction la plus pertinente entre les êtres humains n’est-elle pas entre « les autres et moi », « les étrangers et nous », « les méchants et moi », « les bons et les mauvais » même, mais la distinction entre ceux qui savent qu’ils ignorent et ceux qui ne le savent pas. Cette distinction sépare deux attitudes humaines fondamentales, que chacun connaît : 1/ se fermer l’esprit, prétendre n’avoir rien à apprendre, garder agressivement ses opinions et ses jugements, 2/ ouvrir son esprit, apprendre, chercher.

Ensuite, Kant précise la nature de l’ignorance « savante » : celui qui ignore de cette manière connaît en même temps les limites de la connaissance qu’il possède. Celui qui connaît, s’il connaît véritablement, sait ce qu’il connaît et aussi, en même temps, ce qu’il ne connaît pas. Ou plutôt, il connaît les limites de sa connaissance : il sait ce qu’il peut affirmer, et au-delà, il n’affirme plus rien : il cherche, il suspend son jugement, il doute. Suit l’exemple de l’or, qui n’est pas développé, mais qui souligne que nous ne sommes pas dans le domaine de connaissances éloignées du concret de la vie réelle. Ce que dit Kant ne concerne pas des théories abstraites, cela concerne la connaissance du monde réel. Et celui qui sait quelque chose, sait en même temps qu’il ne sait que cette chose, il sait aussi ce qu’il ne sait pas, ou il sait où s’arrête la solidité de ce qu’il peut affirmer. Si bien que nous voyons que connaître véritablement, c’est toujours en même temps connaître que l’on ne connaît pas tout ce qu’on ne connaît pas. Je sais que je peux dire certaines choses que je sais, et en même temps, je sais (si je sais vraiment) que ma connaissance est partielle, limitée, et donc que je suis ignorant. Cette ignorance, ou cette conscience de l’ignorance, ou cette ignorance « savante » ou « technique » est tellement importante qu’elle est justement le point où la science va pouvoir évoluer, augmenter sa connaissance. La science en effet n’évolue évidemment pas par ce qu’elle sait (puisqu’elle le sait !), mais du côté de ce qu’elle ne sait pas.

C’est bien pourquoi, dans la partie suivante consacrée à l’ignorance vulgaire, Kant souligne que l’on ne peut avoir la représentation de son ignorance autrement que par la science : seule la connaissance véritable me permet de mesurer mon ignorance ou de la préciser. Sans connaissance, je ne suis que dans le flou et dans les brouillards de mon imagination. Et c’est pourquoi l’ignorance vulgaire se caractérise justement par le fait qu’elle ignore les « raisons des limites de l’ignorance » (il pouvait aussi bien dire « les raisons des limites de la connaissance » car les limites de la connaissance sont aussi les limites de l’ignorance). Cette ignorance est vulgaire parce qu’elle n’est fondée sur aucun effort, sur aucune recherche, elle est purement et simplement « irréfléchie » : elle est l’ignorance de celui qui affirme quelque chose, et souvent avec force et passion, mais qui n’a jamais fait aucune recherche sur cette chose : il croit savoir, mais il ne sait pas : il ignore qu’il ignore, alors que le savant, lui, sait qu’il ignore parce qu’il sait, lui, véritablement quelque chose. Ce texte nous fait donc réfléchir sur ce qu’est la connaissance, le savoir. Ce n’est pas quelque chose d’inné, comme l’instinct des animaux, c’est quelque chose que nous ne pouvons acquérir sans la conscience, et sans la conscience qu’avant, nous ne savions pas. L’expérience d’avoir appris véritablement quelque chose, l’expérience d’avoir compris véritablement quelque chose, est l’expérience d’une libération : je me suis alors délivré des ténèbres de l’ignorance vulgaire dans laquelle je me trouvais. Et quand j’ai fait une fois cette expérience, j’essaie de la refaire, et cela fait de moi un homme qui apprend et non pas un mouton, qu’il soit ou non enragé.

Le texte se conclut en résumant les acquis du raisonnement : la connaissance de notre ignorance implique que nous avons acquis la connaissance et en même temps elle nous « rend modeste », c’est-à-dire qu’elle ne nous pousse pas à affirmer des choses que nous ne savons pas. « Ce que je sais, c’est cela : … » Pas plus. Et je le sais. Par suite, conscient de mon ignorance, je suis prêt à apprendre si je rencontre quelqu’un de plus savant que moi, et sa science ne sera pas repoussée par moi, au contraire. En revanche, pour celui qui ignore « vulgairement », c’est-à-dire qui s’imagine savoir ce qu’il ne sait pas, aucune affirmation différente n’est tolérable, lui seul « a raison » ! Et donc celui qui ignore de cette manière fermera son esprit à toute autre opinion que la sienne. Il fermera son esprit et empêchera l’épanouissement en lui de l’humanité, c’est-à-dire de l’esprit ouvert « qui apprend tous les jours quelque chose de nouveau ».

Examinons maintenant la réflexion qui nous est demandée : les limites de la connaissance remettent-elles en cause la possibilité d’atteindre le vrai ? Examinons soigneusement les termes du sujet. Les « limites de la connaissances », ce sont les limites auxquelles la connaissance humaine, ou plus concrètement « ma » connaissance, est parvenue : je sais que je sais ce que je sais, si je le sais vraiment, et je sais aussi que je ne sais que cela. « Remettre en cause », c’est contester, c’est empêcher, c’est faire obstacle, c’est rendre impossible. La « possibilité d’atteindre le vrai », c’est la possibilité, pour moi, de dire quelque chose sur le monde et sur moi qui soit « vrai », c’est-à-dire qui corresponde à la réalité telle qu’elle existe indépendamment de moi. La vérité, c’est la qualité d’un jugement, d’une affirmation qui correspond effectivement à l’objet dont elle parle. La vérité est-elle possible ? Ou ne vivons-nous que dans le faux ? Pouvons-nous atteindre le vrai ? Cette question concerne donc la question de la possibilité de la connaissance, la possibilité d’atteindre à la vérité sur la réalité.

Je vis, j’existe, et le monde existe au dehors de moi. Il y a donc quelque chose de « réel », même si je ne sais pas bien ce que recouvre ce mot. Face à ce « réel », puis-je dire « n’importe quoi » ? Bien sûr que non, bien que je le puisse assurément. Je peux dire que je suis un oiseau et sauter par la fenêtre, je puis prétendre réparer une machine (voiture ou télévision par exemple) alors que je n’ai pas de compétences réelle. Mais alors, que se passe-t-il ? Ou bien je travestis la réalité, et je suis habile à « faire semblant », je « trompe », je « mens », ou bien mon ignorance se manifeste par le fait que je ne peux pas parvenir à faire ce que je disais. Alors, on peut dire que je me trompais, que j’étais « dans le faux ». Le « réel », ou l’expérience, a mis en évidence la fausseté de mes affirmations. S’il en est ainsi, je me rends compte que la notion de vérité, en dehors d’être au programme du cours de philosophie, est au programme de la vie même, qui est une école bien plus exigeante que le lycée, qu’elle est indispensable à la vie humaine elle-même. Les animaux, eux, n’en ont pas besoin parce qu’ils ne parlent pas, parce qu’ils ne « pensent » pas, parce qu’ils sont dès le départ relativement parfaitement adaptés au monde dans lequel ils vivent. L’homme, lui, pour s’adapter à la réalité doit passer par l’observation, par l’expérience, par la « théorie », c’est-à-dire par la pensée, par suite, s’il n’adopte pas la « bonne attitude », il risque de confondre la réalité et ses désirs ou ses fantasmes. Et le réel se rappellera nécessairement un jour à son bon souvenir, et plus tard sera le réveil, plus difficile il sera. La voie « humaine » consiste donc à tenter de comprendre le monde, les autres et moi-même tels qu’ils sont et non tels que je voudrais qu’ils soient. Et pour cela, il faut que je m’ouvre à la différence qu’il y a entre mes pensées, mes désirs, et le réel. Et que je prenne conscience de la différence qu’il y a entre mes opinions spontanées, qui m’ont été inculquées depuis mon plus jeune âge, mais que je n’ai jamais apprises consciemment, qui sont en général les opinions les plus courantes partagées autour de moi ici et maintenant, et mes opinions informées, acquises consciemment, liées à une confrontation avec les autres opinions et avec le réel.

Cette distinction est une distinction dynamique : nous passons constamment de nos opinions spontanées, qu’on appelle aussi quelquefois nos « préjugés » (et le mot est précis : pré-juger, c’est juger avant d’avoir réfléchi, d’avoir appris), à des opinions moins bornées. Apprendre consciemment, c’est accomplir ce passage et se disposer à le faire le plus possible. C’est là chercher, être un être humain.

S’il en est ainsi, si nous ne pouvons nous passer de la vérité, et si donc nous savons que tel jugement est « vrai » et que tel autre est « faux », il ne saurait y avoir de remise en cause de la possibilité d’atteindre le vrai. Nous atteignons le vrai à chaque fois que nous rectifions une opinion, que nous nous ouvrons davantage à la différence du réel et que nous nous approchons plus de la vérité « absolue ». Certes, nous ne prétendons pas en général — si du moins nous ignorons de manière « savante » — que nous possédons la vérité absolue, qui serait la vérité de tout, la vérité totale, la connaissance de la totalité de ce qui est, mais est-ce à dire pour autant que nous ne connaissions rien ? Il s’en faut de beaucoup et nous voyons facilement que telle opinion est plus vraie que telle autre, et que le réel se laisse mieux comprendre par telle affirmation que par telle autre. Et par suite, non seulement la vérité est possible, mais encore elle est. Je fais l’expérience que je dis quelque chose de vrai, et je fais aussi l’expérience que je peux transmettre ce que je sais à autrui et être compris de lui. Merveille de l’accord entre deux êtres humains qui pensent : ils se comprennent exactement : ce que l’un veut dire, l’autre le comprend. Bien sûr, cela n’arrive pas toujours. Mais cela n’arrive-t-il jamais ? Et si peu que cela arrive, cela me montre que je ne suis pas fait pour m’enfermer dans mon opinion figée et étroite, mais pour partager avec les autres hommes la connaissance du monde et de moi-même.

S’il en est ainsi, les limites de la connaissance sont si loin de remettre en cause la possibilité d’atteindre le vrai que la conscience de ces limites est la condition nécessaire et suffisante de la recherche de la vérité. Sans limites à la connaissance, il n’y aurait pas de connaissance, et l’homme serait dans le brouillard, dans le brouillard de l’ignorance vulgaire qui croit savoir ce qu’elle ne sait pas, et surtout, il n’y aurait pas de connaissance véritable, c’est-à-dire de progrès de la connaissance. Connaître en effet, ce n’est pas posséder une vérité figée, absolue, inerte ; connaître, c’est chercher le vrai et donc être dans un mouvement dynamique qui me pousse à connaître toujours davantage. Par suite, sans la conscience des limites de la connaissance, il n’y aurait pas de connaissance. La recherche du vrai est la recherche du vrai. Par suite, elle a nécessairement des limites relatives. Les limites de la connaissance sont les limites actuelles, momentanées, de la recherche de la vérité, mais il n’y a aucune opposition entre les limites actuelles de ma connaissance et la possibilité où je suis de les dépasser : je ne puis les dépasser sans en être conscient. Maintenant, si la connaissance a des limites relatives, a-t-elle aussi des limites absolues ? Nous laisserons aujourd’hui cette question ouverte.

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