Montesquieu: la réalité de la justice
La justice est un rapport de convenance, qui se trouve réellement entre deux choses ; ce rapport est toujours le même ; quelque être qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un Ange, ou enfin que ce soit un homme.
Il est vrai que les hommes ne voient pas toujours ces rapports ; souvent même lorsqu’ils les voient, ils s’en éloignent, et leur intérêt est toujours ce qu’ils voient le mieux. La justice élève la voix ; mais elle a peine à se faire entendre dans le tumulte des passions. Les hommes peuvent faire des injustices, parce qu’ils ont intérêt de les faire, et qu’ils préfèrent leur propre satisfaction à celle des autres. C’est toujours par un retour sur eux-mêmes qu’ils agissent : nul n’est mauvais gratuitement. Il faut qu’il y ait une raison qui détermine et cette raison est toujours une raison d’intérêt. Mais il n’est pas possible que Dieu fasse rien d’injuste ; dès qu’on suppose qu’il voit la justice, il faut nécessairement qu’il la suive : car comme il n’a besoin de rien et qu’il se suffit à lui-même, il serait le plus méchant de tous les êtres, puisqu’il serait sans intérêt. Ainsi, quand il n’y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice ; c’est à dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s’il existait, serait nécessairement juste. Montesquieu
Le texte qui nous est proposé porte sur la justice. La justice appartient bien sûr au domaine politique. La justice en effet, c’est d’abord la législation qui réglemente la vie de la communauté, la vie de la cité, c’est-à-dire de la communauté considérée du point de vue de son gouvernement, de son autorité, des normes de son existence et de son action. Ces normes, ce sont les fins assignées à la vie humaine, et par conséquent le type d’homme qui, dans cette communauté, est un modèle pour les autres. Mais la justice, c’est aussi l’établissement de la législation la meilleure ; en d’autres termes, la justice, ce n’est pas seulement les lois et l’obéissance aux lois existantes dans une communauté donnée, la justice est également et surtout l’idée de justice, cette norme théorique à partir de laquelle l’homme théorique peut juger de la justice instituée, à partir de laquelle également le législateur prudent établira ses lois. Mais la justice, c’est enfin et peut-être surtout la justice de Dieu, la justice de ses décisions, aussi bien dans cette vie qu’après notre mort. Quel est donc le domaine d’un texte qui porte sur la justice ? Le domaine politique sans aucun doute, la justice étant un autre nom du bien commun. Mais aussi, le domaine politique, surtout lorsqu’il est question de la question politique par excellence, de la question de la justice, apparaît comme empiétant et comme débouchant sur d’autres domaines, voire comme une manière de se représenter « toutes choses », c’est-à-dire comme une manière de penser la totalité. La philosophie politique est philosophie.
Quelle est la thèse de ce texte ? Et n’y en a t-il pas plusieurs ? Le texte se compose de deux paragraphes. Le premier, assez bref, semble une espèce de définition de la justice. Le second serait-il une argumentation venant à l’appui de cette « définition » ? Il ne le semble pas. En effet, dans ce second paragraphe, Montesquieu ne parle plus de la justice, mais de la manière dont les hommes s’y rapportent, et de la manière dont Dieu s’y rapporte ; et il conclut que quand bien même Dieu n’existerait pas, nous devrions cependant aimer la justice, et qu’aimer la justice consiste justement à devenir aussi semblable que possible à ce Dieu qui peut-être n’existe pas. Cette éventualité de la non existence de Dieu est intéressante en elle-même, non pas en tant que telle (parier sur la non existence de Dieu est bien moins raisonnable que le contraire, cf. Pascal, Pensées, Brunschvicg 233, Lafuma 343 ), mais dans la mesure où Montesquieu semble de cette manière, c’est-à-dire en paraissant ne pas invoquer l’existence de Dieu à l’appui de la justice, rompre avec une tradition multiséculaire de philosophie politique. On pourra d’ailleurs se demander s’il rompt effectivement avec elle, ou s’il est possible de ne pas invoquer Dieu comme garant de la justice. Tous les philosophes politiques classiques et les pères fondateurs de la philosophie politique moderne de Machiavel à Rousseau ont reconnu la nécessité d’une religion civile.
Que dire de la forme de ce texte ? Un grand philosophe est souvent doublé d’un grand écrivain. Est-il besoin de rappeler quel grand écrivain fut Charles de Segondat, Baron de la Brède et de Montesquieu ? Qui ne se souvient avec délice des savoureuses Lettres Persanes ? Ici cependant, il ne s’agit pas de littérature, mais de philosophie et de philosophie politique. Mais quelle est la limite entre la littérature et la philosophie ? En parlant de la société française du dix-huitième siècle vue par un persan écrivant à son grand vizir lequel lui répond en évoquant les querelles du sérail, Montesquieu se contente-t-il de faire plaisir à un certain public mondain ? Ou cherche-t-il, aussi, en même temps, à instruire les esprits intelligents et curieux ? En outre, il existe peut-être un plaisir spécifique de l’intelligence, ce qui réduirait à néant la dichotomie expéditive entre œuvres de plaisir ou de divertissement et œuvres de pensée. Le premier paragraphe se compose d’une grande phrase aux belles périodes mesurées, pleine de distinctions claires ; il ne s’agit pas d’une argumentation, mais d’une thèse, d’une « définition ». Le second paragraphe n’a pas la même forme. Incontestablement, il argumente, mais argumente-t-il en faveur de la thèse énoncée dans le premier paragraphe ? Non point. Il semble passer à autre chose. Et pourquoi donc ? Voilà bien une question susceptible d’éveiller l’intérêt du lecteur vigilant. Nous nous attendrions à une « démonstration » de la thèse énoncée dans le premier paragraphe, et nous voilà plongés au milieu de considérations sur les réticences des hommes devant la justice et sur le rapport de la justice avec Dieu, qu’il existe ou non. Nul doute pourtant qu’il existe un rapport de conséquence entre le premier et le second paragraphe. Il faudra nous demander lequel. Disons donc, pour arrêter là nos divagations sur la forme de ce texte, que son premier paragraphe est l’affirmation claire et distincte d’une thèse, et que son second paragraphe analyse les rapports de l’homme et de la justice et le rapport de Dieu avec la justice dans la mesure où ce rapport de Dieu avec la justice concerne le rapport de l’homme avec la justice.
Dirons-nous alors que ce texte concerne plus les rapports des hommes avec la justice que la justice elle-même ? Et par là même, il nous faudra nous demander si tous les hommes sont semblablement concernés par cette analyse. Cette suggestion nous conduit inévitablement à nous poser la question des destinataires de ce texte. Une réflexion sur le comportement des hommes s’adresse bien entendu à tous les hommes… capables de réflexion. Elle ne s’adresse cependant pas aux hommes d’ores et déjà philosophes, c’est-à-dire déjà réfléchis. Une réflexion bien conduite, qui est toujours une réflexion bien écrite, est une échelle dont les apprentis capables sauront gravir peu à peu les échelons afin de parvenir à la connaissance de la vérité.
Entrons dans l’analyse du premier paragraphe. La première proposition est intéressante. Elle dit : « la justice est un rapport (de convenance) ». Que la justice soit un rapport est quelque chose qui pourrait choquer aujourd’hui tant notre opinion vulgaire a tendance à ne pas raisonner en termes de rapport, mais en terme de « droits » abstraits. On dit : « j’ai le droit » et cela implique bien souvent sinon toujours l’« oubli » de celui d’autrui. Evoquer le mot de rapport, dire que la justice est un rapport, c’est immédiatement évoquer le fait que la justice ne me concerne pas moi tout seul, que ce que je revendique, il faudra le prendre à d’autres, ce dont je me soucie peu au moment où je revendique pour moi « la justice ». La justice est un rapport, elle m’engage par rapport aux autres, elle fait de moi non pas un individu, un « unique » solitaire et indépendant, mais un membre d’une communauté dans laquelle tous les biens, (au moins tous les biens « humains » que sont les richesses, les honneurs et enfin les plaisirs) ne peuvent être à tous. La justice est partage. La justice fait de moi un être social, avec des droits, sans doute, mais aussi avec des devoirs, corrélats inévitables de ces droits qui me sont reconnus. Je viens de dire « qui me sont reconnus ». La justice se déclare, elle est publique (« Nul n’est censé ignorer la loi »), elle repose sur le bien commun, elle n’est pas personnelle. Nous avons souligné ce mot de rapport parce que trop souvent l’invocation de la justice s’accompagne justement de la négation d’autrui et de « sa part », et par là même, trop souvent, l’invocation de la justice se fait à l’appui de la haine et de l’envie. Tout cela doit nous rester en mémoire, nous le retrouverons lors de l’analyse du second paragraphe.
Mais Montesquieu ajoute : « un rapport de convenance ». On pourrait donner comme synonyme à convenance le mot de justesse, qui rappelle inévitablement justice. La justice est justesse. Cela nous rappelle également l’affirmation d’Aristote au livre V de l’Ethique à Nicomaque : « le juste, c’est l’égal ». La justice est une certaine proportion entre les personnes et les biens. Cela rappelle également l’affirmation synthétique du Digeste (œuvre de l’empereur Justinien) selon laquelle la justice est « une volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui appartient », constans et perpetua voluntas jus suum cuique tribuendi (Institutes, Livre I, 1), d’attribuer à chacun le sien, célèbre et bonne définition juridique. La question qui se pose immédiatement après l’affirmation selon laquelle la justice est un rapport de convenance ou de juste attribution est la suivante : comment se fait cette attribution pour qu’on puisse la dire juste ? Là encore, notre opinion irréfléchie laisse entendre que ce qui fait la justice, c’est la décision des hommes, et l’on passe facilement de la décision des hommes à la décision du plus grand nombre. La justice, c’est la décision de la majorité. Mais, s’il en était ainsi, en quoi alors la justice se distinguerait-elle de la force ? En quoi la tyrannie de la majorité serait-elle plus juste que la tyrannie d’un seul ? Force est de dire que dans les deux cas, c’est le plus fort qui l’emporte. Mais le droit du plus fort n’est pas un droit, mais un fait. Et si la justice est la justice, peut-elle être le règne du plus fort ? Que la justice est l’avantageux au plus fort, cela a été dit, et pas seulement récemment. C’est la thèse même de Thrasymaque, dans le livre premier de la République de Platon. Thrasymaque, avec conséquence, supposait que la justice est fondamentalement conventionnelle, c’est-à-dire qu’elle n’a aucun fondement dans la nature des choses ; par là même la justice est fondamentalement variable, et elle est tout autant justice de Nabuchodonosor à Khomeiny en passant par Mitterand. Un problème considérable que cette opinion ne voit pas toujours, c’est celui-ci : si l’on dit que la justice est le règne du plus fort, on ne peut maintenir cette justice comme justice sans mentir, sans une essentielle tromperie ; car cette justice ne sera juste que tant que le plus fort sera le plus fort ; et pour cela, pour que la justice dure, le mensonge est nécessaire. En outre, la vulgarisation de cette opinion ne peut que conduire à la dissolution du lien social ou à l’universelle suspicion ou à la plus horrible dictature.
La thèse de ce paragraphe, peut-être du texte tout entier, c’est que ce rapport de convenance qu’est la justice se trouve « réellement » entre deux choses ; et que ce rapport est « toujours le même ». La justice est donc réelle d’un côté, et toujours identique à elle-même de l’autre : elle ne change pas. Il existe une relation entre les deux aspects que nous avons soulignés. La justice est réelle, cela signifie qu’elle est fondée dans la nature des choses, cela signifie qu’elle est « naturelle » ; et cette naturalité de la justice en fait quelque chose d’invariable, voire d’éternel (voir à ce propos le Livre I de l’Esprit des Lois). Ce dernier aspect nous dispose peut-être à ne pas trouver incongrue la référence à Dieu, cet être par définition éternel.
La « réalité » de la justice s’oppose bien évidemment à son caractère conventionnel. La justice instituée est certainement conventionnelle, au sens strict : elle est faite et défaite par les hommes ; elle est un produit de l’artifice humain. Cela n’est nié par personne. Montesquieu, comme tous les philosophes politiques classiques, comme aussi les pères fondateurs de la modernité, compagnie dont il n’est pas le moindre des membres, a enraciné la justice, comme d’ailleurs tout thème de la réflexion philosophique, dans la nature des choses. Cherchant la vérité, on ne s’attarde pas sur ce qui change tout le temps parce que cela n’est pas susceptible de vérité du fait même que cela change sans règle. Et si la justice est visiblement conventionnelle, si elle est faite et défaite par les hommes, la justice n’est pas pour autant arbitraire et par là même, il est possible de concevoir une justice qui tout en étant conventionnelle n’en est pas moins pour autant conforme à la nature des choses, « naturelle ». Cette justice naturelle, saisie par la raison de l’homme qui pense, c’est ce que les philosophes classiques et modernes ont appelé la « loi naturelle » ou encore la « loi rationnelle » en politique. Il y a bien sûr un rapport, voire même une identité, en tout cas chez les classiques, entre la loi naturelle et la loi rationnelle dans la mesure où la raison saisit justement ce qui est dans la nature des choses. Ainsi, pour Montesquieu, la justice est « réelle », c’est-à-dire qu’en un sens elle existe indépendamment de l’opinion ou du caprice des hommes. Ce qu’est la justice, la théorie le détermine avec nécessité ; et la justice vraie est aussi nécessairement vraie que n’importe quelle démonstration mathématique. Cela, Montesquieu nous le montre en soulignant que le rapport de convenance qu’est la justice est toujours le même quel que soit le point de vue. La justice n’est pas l’alibi de l’intérêt d’une partie. Peut-être Montesquieu, au lieu de parler de Dieu ou des Anges, aurait-il pu tout simplement parler des hommes. Si un homme a pris quelque chose à un autre, quand bien même le premier invoquerait son « droit » à cette chose avec autant de force que le second, s’il y a une justice, cette justice ne peut être qu’indépendante des parties. C’est la raison pour laquelle, en un sens, on peut définir la justice purement et simplement comme la reconnaissance de l’arbitrage puisque c’est ainsi reconnaître que le juste n’est pas le travestissement de mon intérêt que j’érigerais ainsi en « droit », mais quelque chose qui est réellement un rapport de convenance entre deux choses, un ordre qui ne dépend pas de mon caprice. Mais les choses humaines étant ce qu’elles sont, et cela depuis toujours, la justice est l’objet de conflits incessants. Néanmoins, ces conflits ne signifient pas que la justice n’existe pas du tout, car cela impliquerait que tout ordre politique est mauvais et qu’il est impossible de les hiérarchiser ; autant désespérer totalement de la vie humaine et choisir l’insensé. Cela n’est pas impossible.
Ainsi, dans ce premier paragraphe, Montesquieu, contre le relativisme et suivant les exigences de la raison, pose que la justice est réelle et toujours la même quel que soit le point de vue auquel on se place. C’est à cause de cette indépendance de la vraie justice que tout homme qui raisonne un tant soit peu se doit de s’y soumettre. Et cela oblige également à dire que contrairement à ce que l’on peut être poussé à penser aujourd’hui comme hier, la justice peut fort bien ne pas aller dans le sens de mon intérêt. La justice n’est pas la bienfaisance. Ainsi, la justice peut fort bien conduire à privilégier telle partie, plus éminente, plus méritante qu’une autre ; la justice n’est pas une égalité arithmétique suivant laquelle tous auraient droit toujours à tout ; c’est comme l’enseigne Aristote, dans son Ethique à Nicomaque, au livre V, une égalité de proportion, une analogie : il faut que celui qui mérite plus ait plus que celui qui mérite moins ; mais il faut que le plus de celui qui mérite plus soit proportionnel au moins de celui qui mérite moins.
Le second paragraphe de ce texte semble énoncer une restriction par rapport à l’affirmation du premier paragraphe ; ou encore il semble formuler une objection et y répondre. Ce qui fait que peut-être l’unité de cet extrait est problématique. Du moins en apparence. D’abord, l’énoncé d’une définition formelle de la justice, puis, la réponse à une objection importante. Sans doute, dans un paragraphe suivant, Montesquieu approfondit-il sa définition. Mais ce paragraphe ne nous est pas donné.
Ce paragraphe se divise, semble-t-il, en deux parties. Dans la première, Montesquieu énonce une restriction importante à sa définition de la justice. Les hommes, qui sont bien sûr concernés, ne voient pas la justice. S’ils la voyaient tous, les choses humaines ne seraient sans doute pas ce qu’elles sont, mais aussi bien, peut-être les hommes ne seraient-ils plus les hommes. Dans la seconde, Montesquieu parle du rapport de Dieu avec la justice.
La première phrase de la première partie de ce second paragraphe introduit le problème. Le problème de la justice est le problème des hommes : comment faire que les hommes soient justes ? D’abord, les hommes ne voient pas toujours ces rapports, c’est-à-dire qu’ils ne comprennent pas la justice. Qui les voit ? L’homme juste sans doute, mais plus précisément, l’homme juste qui connaît la justice. Car il y a bien de la différence entre l’homme respectueux des lois qui s’y conforme par respect et par obéissance et l’homme juste qui voit la justice, autrement dit qui saisit par la pensée, par la théorie, les rapports de convenance entre les choses qui font la justice. Il existe donc une différence entre les hommes : il y a ceux qui voient la justice et ceux qui ne la voient pas. Ces derniers s’y soumettent ou ne s’y soumettent pas ; mais ceux qui s’y soumettent sont manifestement inférieurs, du point de vue de leur justice, à ceux qui voient la justice, sans parler de l’infériorité des injustes. Les hommes ne connaissent pas tous la justice et le reste, sinon ils seraient peut-être plus justes puisqu’ils seraient plus sages. Mais l’auteur semble contester cette conclusion. Alors que, spontanément, nous avons tendance à penser que les hommes sages sont justes, il nous dit que même lorsque les hommes voient ces rapports qui font la justice, ils s’en éloignent. Cette question est importante, car elle pose le problème de la méchanceté. Quelle est l’origine de la méchanceté, du mal ? Est-ce que, comme le dit Socrate, « nul n’est méchant volontairement », est-ce que la vertu est connaissance et le vice ignorance, ou est-ce que, comme semble le dire ici Montesquieu, celui qui voit la justice peut faire le mal, le faisant ainsi volontairement et par là même étant d’autant plus coupable (on devrait même dire : étant seul coupable, car si « nul n’est méchant volontairement », le méchant n’est qu’un ignorant et donc il n’est pas responsable de sa faute) ? Cette question n’est pas seulement importante, elle est considérable du point de vue de sa portée, car elle engage le statut de la connaissance : la connaissance est-elle, comme le pensaient les philosophes anciens et modernes, bonne en elle-même, ou est-elle « au-delà du bien et du mal » (titre d’un ouvrage de Nietzsche), non pas immorale, mais amorale ? Nous ne pouvons prétendre apporter une réponse à une telle question. Reconnaissons que si, peut-être, Socrate a raison, il n’en reste pas moins que bien des méchants agissent en sachant qu’ils font du mal et que c’est sur cette « connaissance » que d’autres hommes (les juges) se fondent pour leur imputer la responsabilité de leurs crimes et les en punir. Il arrive assurément que sachant qu’il n’est pas juste de voler le bien d’autrui, on vole néanmoins. Il est vrai qu’il est néanmoins difficile de s’imaginer Socrate en train de voler, hiérarchie humaine ici manifeste, qui nous fait pressentir que la plus haute connaissance est peut-être vertu. En tout cas, ceux qui font du mal en le sachant ne sont pas de purs ignorants, et ils posent le problème du mal volontaire : pourquoi font-ils du mal ? La question est naïve, et Montesquieu y répond illico : leur intérêt est toujours ce qu’ils voient le mieux. S’ils font du mal, c’est parce qu’ils ont intérêt à le faire ; ils voient mieux leur intérêt que les rapports qui font la justice. Ici, comme plus haut, nous voyons qu’il n’est pas sûr qu’il y ait harmonie entre tous les hommes ou que la justice satisfasse tout le monde. La solution vulgaire la plus répandue est évidemment de faire passer son intérêt pour la justice, et cela vaut pour les nantis comme pour ceux qui convoitent les biens que possèdent les nantis. En fait, le problème de la justice, c’est justement celui de l’harmonisation (sinon de l’harmonie pré-établie) entre les intérêts privés et l’intérêt commun, et, compte tenu de la nature des biens convoités par la plupart des hommes (les richesses et les honneurs) et de leur nombre limité, il est clair que tous n’auront ni les mêmes richesses, ni les mêmes honneurs.
Reprenons l’analyse de ce que nous avons appelé la première partie du second paragraphe. La « thèse », qui est d’ailleurs peut-être l’idée centrale de tout le paragraphe, c’est que « nul n’est mauvais gratuitement ». Ce qui est donc traité dans ce paragraphe, c’est l’origine de la méchanceté, l’origine de l’injustice. Or, si l’origine de l’injustice, c’est le souci de son propre intérêt, l’origine de l’injustice est l’incapacité à saisir la justice comme harmonie, sans aucun doute précaire, entre l’intérêt privé et l’intérêt public. L’origine de l’injustice, c’est l’ignorance où se trouvent les injustes. La justice, ou la vertu, est connaissance, l’injustice, ou le vice, est ignorance. Par conséquent, comme le disait Socrate, nul n’est méchant volontairement et la connaissance est la pierre de touche qui permet de discriminer le juste et l’injuste. Pour que la justice règne, il faudrait que les sages gouvernent ; il faudrait que les philosophes soient rois. Mais cela n’est ni pour demain ni pour après-demain. La justice fondée sur la sagesse n’est pas politique, elle est philosophique. Quelle est donc la justice politique, c’est-à-dire la justice effective, la justice « non théorique » ? C’est une certaine « image » de la justice théorique, de l’idée de la justice, nécessairement imparfaite par quelque côté. La vertu politique n’est pas la vertu pure et simple, laquelle appartient seulement, et encore, au seul philosophe. Et tous les hommes ne sont pas philosophes, sans parler du fait que les philosophes ne sont peut-être pas les meilleurs spécimens de l’« animal politique ».
Mais il nous faut rectifier notre division du texte. En effet, le second paragraphe ne se divise pas en deux, mais en quatre. Les deux premières phrases constituent une introduction ; puis le texte se partage en deux parties symétriques : 1) les hommes peuvent être injustes parce qu’ils ont des intérêts ; et ils ont des intérêts parce qu’ils ne se suffisent pas à eux-mêmes ; et 2) Dieu ne peut pas être injuste parce qu’il se suffit à lui-même, autrement dit il n’a pas d’intérêt. Enfin, la dernière phrase est une conclusion qui nous donne le sens ou l’intention du texte.
La thèse de ce texte semble bien être que le fait que les hommes soient des êtres déficients, imparfaits, est la cause de leur injustice, du fait qu’ils font du mal. Cette déficience fait qu’ils sont en lutte pour la possession des biens qui leur manquent. Comme ce qui est bien pour eux, pour la plupart d’entre eux, ce sont les richesses, les honneurs, la volupté et que ces biens ne se peuvent posséder également, ils cherchent de toutes leurs forces à en avoir plus que les autres. Et cela occasionne bien évidemment des conflits ainsi que des tentatives de régler autant que faire se peut ces conflits. Ainsi naît la justice humaine. Tout ce que nous avons déjà dit fait que nous voyons bien que si les hommes étaient conduits par la raison, ils verraient que le plus grand bien pour eux réside dans l’exercice de leur raison et que la vérité peut, elle, se partager, être toute entière en chacun, et ainsi, si tous les hommes étaient raisonnables, il n’y aurait semble-t-il plus de conflits. Dans la mesure où ce n’est pas le cas, la meilleure des solutions pourrait bien être que tous les hommes prennent conscience du fait qu’ils ne sont pas raisonnables et qu’ils se soumettent en conséquence à ceux qui le sont. Mais est-ce bien réaliste ? Et en conséquence, est-il vraiment possible de mettre fin aux maux dont souffrent les communautés politiques ?
La première phrase de l’introduction de ce second paragraphe comporte trois propositions : 1/ les hommes ne voient pas toujours les rapports qui font la justice ; 2/ même s’ils les voient, ils ne s’y conforment pas ; 3/ ce qu’ils voient le mieux, c’est toujours leur intérêt. La première de ces trois propositions souligne le problème : la justice est un rapport de convenance, réel et immuable, mais les hommes ne s’en rendent pas toujours compte. Autrement dit, ce qui est un fait, certains hommes sont justes (entendons au sens le plus large : ils sont soumis aux lois de leur pays) et d’autres ne le sont pas. Seule compte ici la différence entre les justes et les injustes, et non la différence, fort importante, entre le juste par soumission et le juste par raison. Nul doute que, pour le bien spécifiquement politique, celui qui est soumis aux lois est meilleur que celui qui ne l’est pas. Mais on dira, avec raison, que cela dépend du régime considéré. Pour éviter cette difficulté réelle, on dira que le juste est celui qui sait faire passer l’intérêt commun avant son intérêt privé, et ainsi que le juste est celui qui se soucie du bien commun ; le juste est le bon citoyen ou encore le patriote, étant entendu que si c’est un tyran qui règne, il peut être « juste » de s’en débarrasser. Cela, Saint Thomas n’est pas le premier à le dire, ni, c’est clair, le dernier. Cette première proposition énonce donc un fait : tous les hommes n’ont pas connaissance de la définition de la justice donnée dans le premier paragraphe. Nous pourrions nous contenter de dire : tous les hommes n’ont pas connaissance, ou : tous les hommes ne sont pas conduits par la raison. C’est un fait ; qui le nie ? Beaucoup d’hommes sont ignorants et par là, ils sont injustes : nul n’est méchant volontairement, mais seulement par ignorance.
La seconde proposition est beaucoup plus scandaleuse en apparence pour la tradition socratique : même s’ils les voient, ils s’en éloignent. Même si les hommes voient la justice, ils s’en détournent. Du coup, l’affirmation de Socrate selon laquelle « nul n’est méchant volontairement » paraît caduque, et avec elle l’opinion selon laquelle la vertu est connaissance : on peut savoir et néanmoins être méchant. Cela est certainement scandaleux ; mais aussi, cela s’accorde incontestablement avec les apparences : bien des méchants ne sont pas des imbéciles. Mais cela, Platon le savait fort bien qui souligne bien souvent combien une nature bien douée, si elle est mal éduquée, peut devenir terriblement néfaste, qui souligne également la « sophistication » de certains méchants. Sachons d’ailleurs que le plus célèbre des disciples et des critiques de Platon, Aristote, a contesté la vérité de l’affirmation en question. Mais nous n’avons pas ici à tenter de défendre Platon contre une objection en apparence redoutable, mais à tenter de comprendre Montesquieu. Or, il s’agit là encore d’un fait, ou du moins cela se présente comme l’énonciation d’un fait : la justice vue ou entrevue, on ne s’y conforme pas toujours. On pourrait également comprendre cette proposition comme signifiant indirectement que l’on a toujours quelque connaissance de la justice ou encore qu’un homme totalement dénué de moralité est une chimère, que non seulement tout homme sent qu’il existe des choses justes, mais encore que même celui qui est injuste connaît d’une certaine manière la justice qu’il transgresse. L’appréhension de l’ordre, de la loi, et de l’éventuelle transgression, fait partie de l’humanité. Personne, semble-t-il, ne peut penser qu’il peut « tout » faire. La seule pensée de cette éventualité, qui donnerait une sanction théorique aux plus grands crimes, est peut-être un signe de la barbarie. Cependant, la barbarie est toujours spécifiquement humaine ! Mais, si notre affirmation est juste, le barbare lui-même se conforme à une certaine justice. Et cela nous ramène à notre affirmation selon laquelle la justice peut recevoir institutionnellement diverses formes, bien entendu pas toutes égales. Et à notre affirmation selon laquelle il n’existe pas d’être humain totalement a-moral totalement dépourvu de norme de conduite. En outre, cela nous apprend la « valeur » de l’appréhension de la justice qui n’est pas fondée sur la connaissance, laquelle, en tant que connaissance, dépasse la particularité d’une communauté politique donnée ou d’une faction : la connaissance est connaissance de la vérité qui est, qui est une et immuable. La seule véritable connaissance est la connaissance philosophique, et ainsi la seule vertu véritable est celle du philosophe. Mais, tout en nous rendant compte de cet arrière-plan considérable, suivons Montesquieu.
La troisième proposition explique en un sens la seconde. Leur intérêt est toujours ce qu’ils voient le mieux. Le mot d’intérêt est sans doute le plus important, peut-être du texte tout entier. Les hommes sont souvent ignorants de la justice véritable ; s’ils en ont quelque connaissance, ils ne s’y conforment pas tous pour autant ; mais ce qu’ils voient le mieux, c’est leur intérêt. Cette phrase nous propose une échelle des connaissances : 1/ la connaissance de la justice telle qu’elle est, son éminence, et, paradoxalement, sa faiblesse : peu la connaissent, peu la suivent ; 2/ la « connaissance » de l’intérêt privé, non pas tel qu’il est mais tel qu’il apparaît, sa bassesse et, paradoxalement, sa force : c’est toujours leur intérêt que les hommes voient le mieux.
A partir de ces trois propositions, le problème : la justice existe réellement (et cela signifie que « théoriquement » on peut la déterminer et penser la rendre effective), et pourtant les hommes, la plupart des hommes n’en veulent pas ou plutôt s’ils la suivent, ils ne s’y conforment que par crainte du châtiment ou par souci de leur intérêt privé. Problème moral : ce n’est pas « bien ». Problème politique : c’est dangereux et néfaste (cela rend tout ordre précaire : instables sont les choses humaines). Problème philosophique : comprendre la justice, c’est comprendre les limites des choses humaines, mais c’est aussi comprendre ce qui est plus haut que les choses humaines. Or la justice véritable, l’« Idée » de la justice selon Platon, ne fait pas partie des choses humaines, bien qu’elle puisse être éminemment utile pour le philosophe et pour le politique digne de ce nom pour « vivre » et survivre dans les cités et pour les rendre meilleures autant qu’il se peut ; l’Idée de la justice, comme toutes les autres Idées, est une Idée, c’est-à-dire un élément d’une réalité que les hommes pratiques qui ne sortent pas, par la pensée, de la caverne ne connaissent pas, une réalité admirable, belle, vraie et bonne, une réalité dont on ne peut s’imaginer la grandeur et la beauté, mais qui, lorsqu’on l’a entrevue, suscite en nous le plus grand désir et peut-être la plus grande jouissance et le plus grand bonheur. Mais aussi, politiquement, problème de la religion : y a t-il un Dieu de justice, garantissant que les méchants seront punis après leur mort s’ils ne le sont pas ici-bas, et que les bons seront récompensés ? Mais aussi, philosophiquement, problème de Dieu : vivre la vie de connaissance, c’est vivre une vie divine, c’est vivre dès ici-bas une vie comparable à la vie de Dieu, puisque, en connaissant, on « s’immortalise autant qu’il est en nous » (Aristote), on vit d’une vie non terrestre, d’une vie spirituelle. En ce sens, philosopher, c’est apprendre à mourir (cf. Platon, Phédon ; et Montaigne, Essais, livre premier, chapitre XIX), philosopher, c’est s’assimiler, se rendre semblable à Dieu.
La deuxième phrase de l’introduction de ce second paragraphe résume et précise le problème : la justice élève la voix, elle se déclare en grande pompe, elle est publique alors que l’injustice est fondamentalement liée au secret ; mais elle a peine à faire entendre sa voix non pas tellement à cause de l’irréductibilité des méchants qu’à cause du fait que tous les hommes ou la plupart des hommes sont méchants. Et ils sont méchants parce qu’ils sont soumis à leurs passions ou peut-être simplement parce qu’ils ont des passions autrement dit parce qu’ils sont hommes ou encore parce qu’ils ne sont pas autosuffisants. Souvenons-nous que Socrate, dans le livre II de la République, enracinait la cité saine dans le manque d’autosuffisance de l’individu humain. Le mal est dans l’homme parce que l’homme est l’homme : il serait par conséquent chimérique de prétendre en finir radicalement avec le mal sans en finir du même coup avec l’homme lui-même. Avec ses bassesses peut-être, avec sa grandeur, sûrement. Les régimes qui de nos jours prétendent édifier l’homme nouveau qui regarde avec confiance l’avenir sont ceux dans lesquels toute grandeur est étouffée et toute bassesse favorisée*. La vertu pour être vertu doit être conquise sur le mal qui est en nous : en ce sens, paradoxalement, le mal est « bon ». Les passions sont tumultueuses, désordonnées, impulsives par définition, par définition dépourvues de raison, d’ordre et de sens ; la passion c’est le caprice, la faiblesse, et en ce sens, la passion est fondamentalement ignorance même si elle réussit à asservir la raison. Surtout, ce que cette phrase nous apprend — mais avions-nous besoin de l’apprendre ? — c’est l’antériorité chronologique de la passion sur la raison. Nous sommes des êtres raisonnables, c’est-à-dire dont la raison en puissance est susceptible de passer à l’acte, mais avant toute raison, la passion, mieux, les passions se donnent libre cours et l’éducation est toujours l’éducation à la maîtrise de soi, c’est-à-dire à la maîtrise de ses passions. Faire un homme, passer de la puissance à l’acte, c’est unifier les voix discordantes des passions sous l’égide de l’intelligence et c’est ainsi, aussi, trouver le moyen de donner sens à la vie, c’est-à-dire aussi bien aux plus grands bonheurs sensibles qui ne sont peut-être pas fondamentalement désordonnés. Ainsi le problème de ce texte nous apparaît-il comme bien plus large que le seul problème politique. A partir de ce texte, nous pouvons réfléchir à la condition humaine dans sa totalité, à sa médiocrité et à sa grandeur, inséparable de la lutte contre la médiocrité et contre sa propre bassesse. Disons donc que cette introduction du second paragraphe pose le problème de la justice dans toute son ampleur. La suite va t-elle résoudre le problème ?
Il est clair que non : on ne résout pas le problème humain, on le comprend et on vit le problème comme problème sans se gaver de solutions chimériques et la plupart du temps monstrueuses ; et pensant le problème, on s’éduque, c’est-à-dire on s’élève, on se perfectionne soi-même. La suite du texte ressemble à un syllogisme : les hommes peuvent être injustes ; mais Dieu ne le peut pas ; donc il faut aimer la justice.
Il est indispensable de bien voir la symétrie des deux parties : les hommes peuvent être injustes ; Dieu ne le peut pas.
La première nous explique donc pourquoi les hommes peuvent être injustes. Mais dirons-nous, nous le savons déjà : tous les hommes ne connaissent pas la justice, même s’ils en ont quelque connaissance, ils s’en détournent, et s’ils s’en détournent, c’est à cause de leur intérêt qu’ils voient fort bien alors que la justice est confusément appréhendée par la plupart de ceux qui l’appréhendent ; plus encore, si les hommes sont injustes, ou s’ils cherchent surtout leur intérêt privé, c’est qu’ils sont soumis à leurs passions et à leur tumulte et qu’ils ne savent pas ou ne veulent pas les faire taire. Mais il est vrai que, si l’injustice fut, dans la phrase antérieure, mise en relation avec les passions, et si l’intérêt fut, dans la première phrase du second paragraphe, bien distingué de la justice, Montesquieu n’avait pas encore mis directement en relation l’injustice et l’intérêt, ce qu’il va faire maintenant. Cela est d’autant plus intéressant que comme nous l’avons dit, Montesquieu est un moderne, c’est-à-dire un de ces philosophes politiques modernes dont l’opinion fondamentale est que les hommes s’assemblent par intérêt, en vue de la paix et de la sécurité (voir Hobbes, Locke, Spinoza, et aussi Rousseau le tout début du Contrat Social). Il est important de souligner que Montesquieu ne dit pas que tous les hommes sont injustes, ni même que la plupart le sont, il dit : les hommes peuvent faire des injustices. Les hommes ne sont donc pas nécessairement injustes, ils ne sont pas voués à l’être. Qui sait ? l’éducation est peut-être l’actualisation de l’humanité en puissance. L’éducation est peut-être la chose humaine la plus importante. La première phrase de cette partie énonce la thèse de cette partie : les hommes ont parfois intérêt à commettre l’injustice et comme ils préfèrent leur propre satisfaction à celle des autres, ils la commettent, bien entendu s’il en ont le pouvoir et la volonté. C’est important dans la mesure où le conflit entre intérêt privé et intérêt public est ici clairement affirmé : il n’est pas évident qu’il soit bon pour moi de faire passer l’intérêt commun en premier. Comparer avec le paragraphe 57 du Deuxième Traité du Gouvernement Civil de Locke que nous avons étudié auparavant. Pensons surtout à ce personnage si antipathique de la République de Platon qu’est Thrasymaque, en un sens l’adversaire principal (et l’étrange « ami ») de Socrate. Thrasymaque affirme que le juste est l’avantageux au plus fort que celui qui est juste est un nigaud et que l’injuste parfait est sage et, surtout, que l’injuste mène la vie la plus heureuse tandis que le juste est roulé de tous les côtés. La défense de la justice par Socrate, qui montre que la justice véritable est digne de choix en elle-même et non pas seulement pour ses conséquences, va bien au-delà de la seule défense de la justice politique. La question de la justice est assurément celle de la possibilité de l’harmonie entre le privé et le public et nul doute que cette harmonie soit profondément problématique. S’il en est ainsi, les deux voies de Thrasymaque et de Socrate sont dignes de choix et, dans la mesure où Thrasymaque risque d’avoir plus d’adeptes que Socrate, il semble que la justice soit en situation assez difficile. C’est ce que nous dit Montesquieu, sans ambages, si les hommes sont injustes, c’est qu’ils ont intérêt à l’être. Autrement dit, l’intérêt du lien social exposé par Hobbes ou Locke entre autres, est tout sauf évident. Ils répondraient sans doute qu’il faut distinguer entre l’intérêt apparent ou immédiat et l’intérêt effectif et à plus long terme, et ils auraient raison ; mais il n’est pas sûr que cela rendrait pour autant transparentes la nécessité et l’utilité pour tous du lien social et de la justice. Montesquieu souligne ainsi l’égoïsme des êtres humains. C’est ici que se trouve la reprise et la modification notable de l’affirmation socratique selon laquelle nul n’est méchant volontairement qui devient « nul n’est méchant gratuitement ». Thrasymaque n’avait pas peur d’insister sur la faim de bonnes choses qu’il se proposait d’apprendre à satisfaire au moyen de son enseignement de sophiste, mais ici, c’est la platitude bourgeoise qui parle : on compte, on calcule son intérêt, l’intérêt n’est plus l’avantageux en général, c’est l’intérêt au sens du prêt à intérêt : des gros sous.
Résumons cette première partie : la cause de l’injustice est l’intérêt privé dont le souci est plus fort que celui de l’intérêt commun : nul n’est méchant gratuitement, cela doit « payer ». C’est utile, cela satisfait, en un sens, l’injuste a besoin de l’injustice pour satisfaire son intérêt.
Nous arrivons à Dieu. C’est l’argument essentiel : si Dieu était injuste, il serait le plus méchant de tous les êtres, puisqu’il serait injuste sans intérêt, sans raison. Inutile de dire que nous sommes dans l’hypothétique et cela déjà témoigne de quelque irrévérence — et de la liberté d’esprit de Montesquieu. Suivons l’argumentation. Dieu étant donné, et supposé qu’il voit la justice, il faut nécessairement qu’il s’y conforme. En effet, puisqu’il se suffit à lui-même, il serait injuste sans raison. Dieu, sitôt qu’il est pensé, est pensé comme un être autosuffisant : il n’a besoin de rien, c’est tout le reste qui a besoin de lui pour être (pour être créé ou pour être organisé). Comme il n’a besoin de rien, il n’a pas d’intérêt au sens où un homme privé a un intérêt privé. Son intérêt pourrait être dit être la bonne marche du Tout, mais cela même n’est pas nécessaire, car il peut se désintéresser de ce qu’il a fait. Il n’a pas d’intérêt parce que rien ne lui manque ou qu’il n’a besoin de rien ou qu’il se suffit à lui-même. Tout cela découle de la définition de Dieu comme être autosuffisant. Si Dieu existe, il est plus puissant que l’homme ; on pourrait peut-être dire qu’il n’est peut-être pas tout puissant ; mais on pourrait alors en penser un autre qui, lui, le serait. Or, cet être tout puissant posé, de par sa toute puissance, est par définition sans manque, tout manque étant une imperfection. Dieu donc posé ou supposé, il est nécessairement juste à partir du moment où il voit la justice puisque s’il était injuste, il le serait sans raison et il serait par là le plus méchant de tous les êtres. Autrement dit, les hommes injustes ont une excuse, ils ont une raison pour être injustes : ils ont intérêt à l’être ; mais Dieu, lui, s’il l’était, le serait sans raison. Donc Dieu est nécessairement juste. La nécessité de la justice de Dieu découle de son autosuffisance et la possibilité de l’injustice de l’homme découle de son manque d’autosuffisance. Si l’autosuffisance de Dieu le rend nécessairement juste, le manque d’autosuffisance de l’homme ne le rend pas nécessairement injuste. L’injustice est due à l’insuffisance, à l’imperfection de l’homme, qui se mesure à la perfection de Dieu, c’est-à-dire qui se mesure à l’idée de la perfection, idée ou représentation que peut se faire l’homme qui pense en passant de ses propres perfections imparfaites à la représentation de la perfection pure et simple, qui est pure et simple autosuffisance donc pure et simple perfection, c’est-à-dire absence de manque ou de défaut. Pourquoi cette invocation de Dieu lorsqu’il est question de la justice ? La conclusion de ce texte va nous permettre de le comprendre.
Même si Dieu n’existait pas, nous devrions toujours aimer la justice. Le sens de ce texte est donc moral : il s’agit de renforcer la justice. Mais le renforcement est paradoxal : nous devrions aimer la justice, même si Dieu n’existait pas parce que s’il existait il serait nécessairement juste. Autrement dit, l’idée de Dieu sert à nous montrer la grandeur de la justice. Il est possible que Dieu n’existe pas, mais la justice, elle, existe. Une telle affirmation est peut-être risquée.
Ainsi, nous devrions toujours aimer la justice, même si Dieu n’existait pas. Et nous devrions toujours aimer la justice pour ressembler autant que possible à cet être qui, s’il existait, serait nécessairement juste. La justice est, selon ce texte, manifestement une bonne chose ; Montesquieu ici ne pense pas comme Thrasymaque que la vie de l’injuste est la plus digne d’être vécue. La justice est bonne. Mais le problème de la justice, c’est que les hommes n’en voient pas tous la bonté alors qu’ils voient fort bien qu’il est de leur avantage d’être parfois injustes. Peut-être même, dirait Thrasymaque et, qui sait ?, Socrate lui-même, ceux mêmes qui en voient la bonté se trompent-ils ou du moins assurément n’en voient-ils pas toute la bonté, toute la grandeur qui dépasse toutes les choses humaines. Le problème de la justice, c’est donc de la faire aimer par les hommes. Comment faire ? La politique la plus courante consiste à faire peur aux injustes et même à invoquer, à l’appui de la justice humaine, la justice de Dieu, à savoir des récompenses et des châtiments après la mort. On fait aimer la justice par la peur du châtiment.
Les modernes ont tenté une autre voie ; ils ont pensé qu’on pouvait invoquer l’intérêt : tous les hommes ont intérêt au lien social à cause de l’utilité, de la paix et de la sécurité fournies par la loi. Mais ils ont peut-être rapidement cru que tout le monde pouvait « voir » cet intérêt, sans parler du fait qu’assurément, tous les hommes n’ont pas également intérêt à se soumettre à la loi comme les discours de Thrasymaque, de Glaucon et d’Adimante dans la République de Platon nous le montrent. Montesquieu dans ce texte semble ne pas vouloir recourir à cet argument de l’intérêt. Il y a semble-t-il une tension naturelle entre l’intérêt privé et l’intérêt public. Par là même, Montesquieu ne pouvait plus suivre ses illustres prédécesseurs de la modernité que sont Hobbes ou Locke. Comment alors renforcer la justice ?
C’est la beauté de l’idée de Dieu qui va servir à ce renforcement. Par là, il est clair que ce texte ne s’adresse pas à des brutes ni à des imbéciles, mais à des hommes capables d’être sensibles à la beauté d’une idée, et des hommes à ce point pleins de douceurs et de lumières que l’existence désignée par cette idée pourrait être purement et simplement un néant. Celui qui parle est assurément un homme plein de douceur et, s’il pensait que tous les hommes pensent comme lui, se rendraient à ses raisons, cela signifierait qu’il pense que tous les hommes sont aussi doux qu’il l’est lui-même, ce qui est tout sauf évident. Nous devrions faire tous nos efforts pour ressembler à ce Dieu dont nous avons l’idée, puisqu’il serait nécessairement juste, alors que nous ne le sommes que de manière non nécessaire, poussés comme nous le sommes souvent par notre intérêt dans la voie de l’injustice. On pourrait exprimer le raisonnement de la manière suivante : nous sommes déchirés entre la voie de la justice et celle de l’injustice ; l’injustice nous attire avec la satisfaction de notre intérêt privé ; néanmoins, la justice est un rapport éternel de convenance entre deux choses ou entre deux êtres. Puisque l’idée de Dieu est celle d’un être parfait qui suit le bien par nécessité, cette idée, quand bien même elle ne correspondrait à aucun être effectif, est cependant l’idée de la plus haute perfection que nous puissions concevoir. Par là même, si nous faisons tous nos efforts pour ressembler à l’être défini par cette idée, nous nous améliorerons, nous nous perfectionnerons, nous nous rendrons en quelque façon semblables à Dieu. Telle était la fonction de la philosophie antique : s’assimiler à Dieu, s’immortaliser autant qu’il est en nous. Mais les anciens ne parlaient pas de Dieu sur un mode hypothétique.
Et la beauté de l’idée se manifeste dans ce texte plus comme la beauté d’une idée que comme la beauté d’un être effectif. La beauté de cette idée semble être bien proche de la beauté d’une chimère, d’un néant. En outre, la beauté de cette idée fait-elle oublier l’intérêt ? Ou peut-être peut-on dire que la beauté de l’idée a justement pour fonction de reléguer l’intérêt privé à l’arrière-plan ; ce qui signifierait qu’en un sens, Thrasymaque a raison en soutenant que, dans la plupart des cas sinon toujours, la justice politique effective est au service des plus forts, c’est-à-dire des injustes qui ont besoin de la justice des autres pour satisfaire leur intérêt privé. S’appuyant sur une constatation semblable, Socrate poussait à s’élever à l’idée de la justice qui, comme toutes les autres idées, n’existe pas dans le monde de la caverne mais seulement dans l’ordre du logos, dans l’ordre de la pensée. Plutôt que de transformer le monde, il vaut mieux se perfectionner soi-même, devenir meilleur, s’éduquer. La douceur de celui qui écrit ce texte ne doit pas faire oublier la rigueur de la caverne. Car la séduction de la beauté de l’idée n’opère pas chez ceux qui sont inaccessibles à toute argumentation impartiale parce qu’ils ne savent écouter que leur intérêt. Si donc Usbek est sensible à la beauté de l’idée de Dieu, cela ne signifie pas que tout le monde l’est, loin s’en faut.
Mais alors, si l’on est inaccessible aux charmes de l’idée de Dieu qu’est-ce qui pourra nous pousser à être justes ? De plus, cette idée n’étant qu’une idée, et de plus pouvant n’avoir aucun corrélat, ne pourrait-il en être de même pour l’idée de justice elle-même ? Cette idée est sans doute belle, mais la justice existe-t-elle pour autant ? Cette question est fort importante et il est possible qu’elle soit fort utile pour mener une quête véritablement radicale. A condition peut-être que cette quête reste une recherche théorique. Car sinon, c’est la porte ouverte à tous les bouleversements politiques et il n’est pas sûr que ce qu’il y a de plus élevé en l’homme en bénéficierait, bien au contraire.
Que voulons-nous dire par tout ce qui précède ? Qu’en un sens, tout le raisonnement de ce texte reste « en l’air ». Car, outre le caractère explicitement conditionnel de l’existence de Dieu, la définition de la justice énoncée dans le premier paragraphe n’est pas démontrée. Le sujet du texte est essentiellement de trouver un moyen pour faire aimer la justice. Le moyen est assurément intelligent, et il a ce caractère lié à l’intelligence d’être doux : la contrainte du logos est tout sauf violente ; toute autre est la contrainte de la justice, de toute justice effective. Encore une fois, le mot de justice employé hors de toute situation concrète est agréable à l’oreille, il flatte, mais la justice effective tranche, qu’elle usurpe ou non le nom qu’elle porte. Il vaut mieux le savoir.
Dans ce texte donc, Montesquieu nous présente une réflexion sur l’idée de Dieu comme appui de la justice ; mais, en soulignant le caractère hypothétique de cette idée, il souligne le caractère incertain de la justice, autrement dit l’instabilité des choses humaines.
La suite de cette lettre LXXXIII des Lettres Persanes nous apprend que l’auteur de la lettre voulait s’opposer à ceux qui présentent Dieu comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance. Mais le sens de cette lettre est peut-être dans la phrase suivante : « Voilà, Rhédi, ce qui m’a fait penser que la justice est éternelle et ne dépend point des conventions humaines ; et, quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible, qu’il faudrait se dérober à soi-même ». Cela confirme notre interprétation selon laquelle ce passage, qui veut aller au secours de la justice, ne la secourt pas sans la mettre en péril. De ce point de vue, la réflexion sur la justice apparaît éminemment périlleuse et éminemment importante.
* Il s’agit ici des régimes communistes, dont les principaux étaient encore en place lorsque ce texte a été écrit.