Malebranche: la raison
« Je vois, par exemple, que deux fois deux font quatre, et qu’il faut préférer son ami à son chien; et je suis certain qu’il n’y a point d’homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or je ne vois point ces vérités dans l’esprit des autres, comme les autres ne les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu’il y ait une Raison universelle qui m’éclaire, et tout ce qu’il y a d’intelligences. Car si la raison que je consulte n’était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes est une raison universelle. Je dis: quand nous rentrons en nous-mêmes, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme passionné. Lorsqu’un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu’elles ne sont pas conformes à la souveraine raison, ou à la raison universelle que tous les hommes consultent. »
Nicolas Malebranche
Le texte qui est proposé à notre réflexion porte sur la connaissance. Il s’agit de comprendre ce phénomène étrange et admirable par lequel l’homme peut, grâce à son langage et à sa raison, parvenir à énoncer des propositions vraies, c’est-à-dire valables universellement, alors qu’il est un être instable, relatif, fini, limité dans l’espace et dans le temps. Il s’agit donc d’une réflexion de philosophie générale (les questions les plus générales de la philosophie) ou de métaphysique (quelle est l’origine, et la fin, de la connaissance humaine ?), ou encore de psychologie (qu’est-ce qui, dans l’âme humaine, lui permet de parvenir au vrai, ou de s’en rapprocher ?). La raison, tel est le thème de l’ensemble de ce texte. Il tente de répondre à la question suivante : Qu’est-ce qui, dans l’homme, peut lui permettre de parvenir à des vérités « éternelles » ? Par suite, tout en étant une réflexion sur la connaissance, ce texte nous fait également réfléchir à l’homme lui-même, en tant que la connaissance, la possibilité de parvenir à une vérité universelle, qui dépasse la limitation spatiale et temporelle de l’individu humain, appartient à l’essence de l’homme : il est de l’essence de l’homme d’être raisonnable, d’être « doué de raison », et donc d’utiliser sa raison, et si possible, de l’utiliser pour le mieux. L’homme est un être singulier dans la nature. En effet, s’il est soumis en tant que corps à la nécessité physique, il existe aussi comme être vivant, qui en tant que tel a un mouvement spontané, un mouvement qui n’est pas déterminé de l’extérieur (comme l’est le mouvement des corps physiques déterminé par la gravité ou l’attraction des corps environnants). L’animal en tant que tel a un comportement plus « libre » que le comportement de la pierre. Cependant, si l’homme est bien un animal, c’est un animal singulier, irréductible à tous les autres. Du point de vue du biologiste, l’homme est un animal doué de caractères (au premier rang desquels la masse de son cerveau et sa complexité, mais aussi la bipédie, la main — l’opposition entre le pouce et les autres doigts —, la représentation de la mort) qui « expliquent » ou nous permettent de mieux comprendre sa singularité : le fait qu’il se comporte d’une manière irréductiblement distincte de tous les autres animaux. Au lieu de s’adapter au milieu environnant, comme c’est le cas de tous les autres animaux, l’homme, lui, modifie son milieu environnant en y introduisant des objets qu’il a lui-même inventés et réalisés (les objets techniques, mais aussi les œuvres d’art). Il vit dans un monde d’artefacts, qu’il interpose entre la nature et lui, et qui constitue à proprement parler son monde. L’homme vit dans un monde humain avant de vivre dans la nature ou dans un milieu naturel. Cela se manifeste également dans le fait qu’il parle (avec des signes généraux et abstraits, conventionnels, qui lui permettent de penser le monde), et dans ces phénomènes spécifiquement humains que sont la science, l’art, la religion.
Il y a donc une singularité de l’homme, et il est nécessaire d’y avoir réfléchi pour pouvoir envisager correctement ce texte, qui fait de la raison la faculté qui constitue l’essence de l’homme.
La thèse du texte est que la réalité même de la pensée humaine et de sa découverte de vérités universelles (ou prétendant à l’universalité — mais quand bien même cette prétention serait illusoire, cette prétention en tant que telle distingue l’homme) conduit à penser qu’il y a dans la pensée de l’homme individuel, donc de chaque individu particulier, quelque chose qui dépasse l’homme individuel. On peut formuler cette thèse de la manière suivante : l’homme individuel a en soi une raison, qui, tout en étant sa propre raison, est une raison universelle, c’est-à-dire une faculté dont les opérations sont les mêmes chez tous les hommes (ce qui conduit à la notion d’une nature humaine, c’est-à-dire d’une définition stable de l’homme quelles que soient les différences individuelles ou historiques), et qui en outre permet de parvenir à des affirmations valables universellement, c’est-à-dire à des vérités valables universellement sur le monde, l’homme et toutes choses. On ne saurait trop souligner l’étrangeté et le caractère admirable de ce fait. Comme le disait Einstein : « le miracle, c’est que le monde nous soit intelligible ». Nous pouvons comprendre le monde, c’est-à-dire comprendre le monde tel qu’il est et non pas tel que nous voudrions qu’il soit ou tel que nous décidons (arbitrairement ou par caprice) de le voir. Ce qui importe à tout homme, c’est de « savoir » à quoi se fier, sur quoi s’appuyer dans la conduite de sa vie, afin qu’il puisse, en toute connaissance de cause, choisir ce qui conduit à son bien, au bien véritable. Car il est un autre fait de l’existence humaine : nous faisons l’expérience que la conduite de notre vie dépend de nous, nous faisons l’expérience que nous sommes libres, ou, comme le dit Malebranche dans un autre texte, nous avons un « sentiment intérieur » de notre liberté, nous sentons que nous pouvons choisir de nous orienter dans un sens ou dans un autre. Cette liberté est liée à la capacité qui est en nous de raisonner, elle en est inséparable. C’est parce que nous pensons que nous sommes libres, que nous ne sommes pas déterminés, comme les pierres, à nous comporter d’une manière prévisible, ni comme les animaux, en suivant des consignes inconscientes inscrites dans notre patrimoine génétique qui nous permettent d’être « parfaitement » adaptés à notre milieu. Nous sommes bien déterminés par le fait que nous avons un corps ; nous sommes bien déterminés par une hérédité génétique, mais notre propre hérédité génétique ne nous transmet pas des comportements « tout-faits » ou « pré-montés » ou instinctifs ; ou plutôt, s’il y a bien en nous des tendances instinctives, nous avons également le pouvoir de les suspendre et de les orienter à notre choix. La faculté de choix est donc caractéristique de l’homme. Notre première liberté (il y en a d’autres) consiste donc à être relativement indéterminé, à pouvoir choisir. Et cette faculté nous est donnée par la pensée abstraite, par le langage, qui permet une représentation conventionnelle et générale des objets extérieurs, et cette représentation est relativement indépendante de ces objets, de telle sorte que nous pouvons les modifier dans la représentation que nous nous en faisons et ensuite introduire ces modifications dans le monde extérieur (c’est ce que l’on appelle la technique).
« L’homme cherche naturellement à connaître. » Ce propos d’Aristote au début de sa Métaphysique, illustre ce que nous venons de dire. La pierre ne se pose pas de questions : elle est soumises aux lois nécessaires de la nature extérieure. L’animal ne se pose pas de questions : il se conforme sans réflexion aux modèles de comportement qu’il a reçus de son hérédité. L’homme se caractérise précisément par le fait qu’il se pose des questions, il est même, selon Martin Heidegger, « l’être pour lequel son être même est en question » ; et se poser des questions, c’est raisonner, ce qui suppose parler.
Cette thèse souligne donc en elle-même un paradoxe : celui d’un être fini, limité dans l’espace et dans le temps, qui affirme cependant des choses qui prétendent valoir universellement, dont certaines sont manifestement « vraies », c’est-à-dire valables pour tout être qui raisonne, indépendamment de celui qui les prononce. Le vrai ne dépend pas de moi, même s’il dépend de moi de raisonner pour parvenir à le comprendre. En outre, elle est exposée à l’objection du scepticisme. Ce dernier regarde toute proposition à prétention universelle avec défiance. Et cette défiance est fondée ; toute démarche rationnelle repose sur la défiance envers les opinions généralement acceptées. Toute démarche rationnelle suppose le doute. Mais il arrive que certains hommes nient toute possibilité d’atteindre le vrai. Ainsi certains disent que l’on ne peut pas dépasser l’apparence, et que par suite, on ne saurait affirmer quelque chose universellement ; ils se contentent de dire : « il m’apparaît que… », au lieu de dire : « il en est ainsi ». Ceux-là sont des sceptiques modérés et modestes (peut-être excessivement). D’autres affirment plus péremptoirement que « il n’y a pas de vérité ». Ce sont les sceptiques dogmatiques, qui, se contredisant sans s’en apercevoir, affirment « savoir » que l’on ne peut pas savoir. Ils se contredisent puisqu’ils affirment quelque chose qui prétend valoir universellement alors même que ce qu’ils affirment, c’est qu’il n’est pas possible de savoir (ce qui est une proposition prétendant valoir universellement). La position socratique (qui est proche de celle des sceptiques modérés) consiste à dire : « je sais que je ne sais pas, et c’est cette conscience de mon ignorance qui me pousse à chercher, à tenter de parvenir à une proposition universelle. » On peut caractériser cette attitude comme un scepticisme zététique (c’est-à-dire qui cherche), pour le distinguer du scepticisme dogmatique qui est en soi contradictoire. Il y a en outre aujourd’hui une opinion généralement répandue qui affirme la relativité de toutes les opinions, la vanité de toute science et de toute prétention à l’universalité, et même la vanité de toute recherche d’une vérité universelle. On peut caractériser cette attitude comme « relativiste » (tout est relatif), comme « historiciste » (tout dépend des conditions historiques), et même comme « nihiliste » (il n’y a rien, ou en tout cas, il n’y a rien qui vaille au-delà de son temps, et par suite deux attitudes sont possible : soit « à quoi bon faire quoi que ce soit » (refus de toute volonté, abandon, démission de soi) ; soit « tout ce qui est est mauvais » et par suite, si l’on veut changer quelque chose, il faut « tout détruire » (c’est la position du nihilisme allemand qui s’est exprimée dans le National-Socialisme ; c’est aussi celle des islamistes radicaux aujourd’hui). La position socratique (scepticisme zététique) nous semble la mieux à même de justifier la science et la morale.
C’est de tout cela qu’il est question dans le texte de Malebranche. Il se développe sous forme de deux raisonnements et d’une précision qui permet de mieux comprendre les raisonnements.
Le premier raisonnement peut se reformuler ainsi : c’est un fait que je connais certaines vérités, et c’est également un fait que je suis sûr que tout homme qui raisonne peut comprendre les mêmes vérités que moi ; or, lorsque je comprends, ce n’est pas à l’extérieur de moi, dans l’esprit des autres, comprendre est un acte intérieur ; par conséquent, il est nécessaire qu’il y ait en moi (qui suis fini et limité dans l’espace et dans le temps) quelque chose qui dépasse ma finitude, et ce ne peut être que ma raison. Ce raisonnement est parfaitement rigoureux : sa conclusion est nécessaire. Si j’admets que je conçois des vérités et que je suis sûr que tout homme qui voudra bien prendre la peine de raisonner pourra les concevoir comme moi, et que ces vérités ne me sont pas transmises extérieurement, mais que je les saisis à l’intérieur de moi, alors il est nécessaire qu’il y ait en moi quelque chose qui dépasse la particularité du moi, quelque chose qui puisse être universel et qui puisse ainsi permettre de prononcer des affirmations valables universellement. C’est un fait que l’homme connaît certaines vérités. Si nous vivions complètement dans l’illusion, sans pouvoir jamais en prendre conscience (c’est là au sens strict être dans l’illusion), jamais nous ne pourrions atteindre le vrai. Mais nous faisons l’expérience que nous disons des choses vraies, nous faisons l’expérience de l’erreur et du mensonge (et nous ne le pourrions pas si nous ne connaissions pas la vérité), et par suite, il y a en nous une puissance de parvenir au vrai. Quelle est cette puissance ? C’est la raison, cette faculté de penser rigoureusement qui, si nous l’utilisons, si nous nous en donnons la peine (c’est quelquefois difficile), nous permet de déjouer les ruses des autres, de rectifier nos erreurs, et, en agençant rigoureusement nos affirmations, d’aboutir à des propositions vraies ou plus vraies que nos affirmations spontanées.
Après ce premier raisonnement , Malebranche en édifie un autre. Il part cette foi-ci non du fait que nous connaissons des vérités, mais du fait que nous sommes sûrs, quand nous connaissons des vérités, que tout homme au monde est en mesure, s’il se donne la peine de raisonner, de les découvrir aussi bien que nous. Or nous ne pourrions pas être aussi sûrs que nous le sommes que tout homme peut voir ces vérités aussi bien que nous si la raison que nous utilisons en nous n’était pas la même que celle utilisée par les autres hommes, de quelque pays qu’ils soient. La certitude, qui accompagne toute compréhension d’une vérité, que tout homme peut la comprendre aussi bien que nous, et qui se fonde sur l’expérience du raisonnement, est la preuve que notre raison n’est pas individuelle, n’est pas non plus « culturelle » ou « historique », mais « universelle ». Il faut souligner que le raisonnement n’est pas n’importe quelle affirmation. Raisonner, c’est faire soi-même des opérations intellectuelles, et c’est donc ainsi faire l’expérience que telles opérations conduisent rigoureusement, nécessairement, à une conclusion vraie. On constate facilement la divergence des opinions. Et l’ignorant a tendance à assimiler l’opinion de chacun à sa propre manière d’affirmer : sans raison ni réflexion. Mais l’opinion de celui qui raisonne n’est pas l’opinion qui vient spontanément à la bouche de l’ignorant ; elle se fonde sur un raisonnement, sur une observation rigoureuse des faits, sur la logique qui m’interdit d’affirmer quelque chose de contradictoire, et sur une rigueur qui conduit nécessairement mon raisonnement à son terme. Ce n’est pas moi qui décide le résultat d’une opération arithmétique, même si c’est moi qui fais cette opération ; j’y suis conduit par la rigueur du raisonnement, le résultat ne dépend pas de moi. Il ne dépendait pas non plus de Pythagore que la somme des carrés des côtés de l’angle droit soit égale au carré de l’hypoténuse, cela était vrai avant lui et en fait de toute éternité. La vérité n’appartient à personne, même pas à celui qui l’a découverte. Mais il m’appartient de faire tout ce que je peux pour penser rigoureusement, pour utiliser cette raison que j’ai reçue en partage avec mon humanité. C’est seulement quand on comprend cela que l’on comprend ce qu’est la raison, et le miracle ou la merveille du fait que je puisse comprendre, que l’homme puisse comprendre quelque chose d’objectif, quelque chose de vrai qui concerne le monde.
Il faut donc partir de l’expérience de ce que c’est que comprendre, de l’expérience de la découverte, par soi-même, d’une vérité quelconque. Et une fois que j’aurais pris conscience de la vérité que j’ai acquise en raisonnant, je m’étonnerais de ce que moi, qui suis tellement limité, tellement exposé à l’erreur et à l’illusion, je sois en mesure de découvrir quelque chose de vrai, de prononcer un jugement valable partout et toujours, ou que, si effectivement je ne parviens pas à une vérité, du moins je puis avoir conscience de l’erreur ou de l’illusion dans laquelle je me trouvais auparavant. Par suite, même si la vérité ne m’est pas accessible (et avant de le dire, il faut chercher de toutes ses forces), au moins il est en mon pouvoir de douter, de réfléchir, et par ce seul fait, de me rendre plus indépendant, moins « dans l’erreur » que je ne l’étais. Par suite, même si la recherche de la vérité n’est pas couronnée de succès, cette recherche n’est pas vaine puisqu’elle me permet de mieux me rendre compte de ma véritable situation, puisqu’elle me permet de refuser de donner mon assentiment à des propositions que je ne crois pas « vraies ». Or, dans la mesure où chacun de nous fait l’expérience de croire savoir avant d’avoir réfléchi, le fait d’avoir réfléchi nous permet de nous mettre nous-même en doute, de nous examiner, de critiquer l’assentiment irréfléchi que nous donnions auparavant à des opinions que nous croyions « vraies », et donc de nous élever par rapport à l’obscurité dans laquelle nous nous trouvions. Peut-être ne parviendrons-nous pas à la vérité absolue, mais la seule conscience de notre ignorance antérieure constitue un progrès. Cela ressemble tout à fait à la supériorité de la sagesse de Socrate sur ceux qui passaient pour sages mais ne l’étaient pas. Ils croyaient savoir, alors qu’ils ne savaient pas ; Socrate, lui, ne croit pas savoir, et de ce fait même, il est un peu plus sage que les premiers, même s’il ne sait positivement rien de plus qu’eux, car lui, il sait qu’il ne sait pas, tandis qu’eux ne le savent pas, ils sont dans la « double ignorance » dont parle l’Alcibiade Majeur de Platon, l’ignorance d’ignorer qui est celle de celui qui prétend savoir sans véritablement savoir.
La prise de conscience de la réalité de la compréhension nous place devant le fait extraordinaire que nous connaissons quelque chose, que nous ne sommes pas dans un océan d’ignorance absolue, que nous avons fait un pas vers la découverte de la vérité, même si ce pas est seulement négatif, la conscience de notre ignorance. Il contient en lui-même une positivité énorme, puisque cette conscience de mon ignorance m’interdit de prétendre savoir et me commande de chercher de toutes mes forces. Par suite, je fais ainsi l’expérience qu’il y a une hiérarchie, en moi d’abord, entre les opinions spontanées et irréfléchies (qui sont souvent les opinions généralement acceptées autour de moi) et les opinions auxquelles je parviens par l’exercice indépendant de ma raison ; et cette hiérarchie à l’intérieur de moi, de moi-même par rapport à moi-même, par où je suis « supérieur en sagesse » à moi-même (celui que j’étais encore auparavant, et aussi ce qu’il peut y avoir encore en moi de prétention à savoir non justifiée), se retrouve aussi entre les hommes en général (il y a ceux qui raisonnent, qui s’efforcent de se conduire rationnellement, et ceux qui refusent de raisonner et qui affirment dogmatiquement et qui, bien souvent, ont tendance à vouloir faire la peau de celui qui ne pense pas comme eux). La véritable tolérance est donc inséparable de l’ouverture d’esprit qui est le propre du chercheur de vérité ; lui seul refuse tous les dogmatismes. Seule la raison est donc à même de « libérer » l’homme de ses erreurs, de ses illusions, de ses prétentions, et donc de la violence de ses jugements, de ses passions, de ses actions. La paix et la justice ont besoin de la raison, se fondent sur la raison.
La deuxième partie du texte est une précision. Il ne faut pas confondre la raison et « les raisons » ou mieux « mes raisons » que l’homme emporté par ses passions invoque. Il faut donc préciser ce que signifie « rentrer en soi-même ». Rentrer en soi-même, c’est quitter cette extériorité à soi-même que constituent les opinions qui ne sont pas vraiment les miennes. Or, tant que je ne pense pas par moi-même, tant que je ne raisonne pas, mes opinions ne sont pas vraiment les miennes, elles me sont imposées de l’extérieur, même si elles me viennent spontanément. Car « moi », ce « moi » que je suis, est un être spirituel qui se caractérise au plus haut degré par cette capacité en moi de raisonner, de me hisser au niveau de l’universel. Rentrer en soi-même, c’est se ramasser, se « recueillir », se rassembler autour de l’essentiel, qui est la raison. Réfléchir, c’est être attentif, c’est quitter le « divertissement » qui m’éloigne toujours davantage de mon centre, c’est se « concentrer », et c’est l’attitude d’esprit qui est la mienne lorsque je fais, par exemple, une opération arithmétique. L’homme passionné qui préfère son cheval à son cocher ne réfléchit pas à la valeur infinie de l’être humain qui, parce qu’il est un être humain, a la capacité de se hausser au-dessus de tout animal ; par suite, il est prêt à traiter autrui comme un simple objet de sa propre satisfaction. L’autre n’est qu’un moyen pour mes fins personnelles utilitaires et égoïstes. Au contraire, si je raisonne, alors, même si je dois respecter les animaux et ne pas être inutilement cruel envers eux (il est intéressant de savoir que c’est là un des sept commandements transmis à Noé après le Déluge), je dois aussi reconnaître la valeur de l’être humain en tant qu’être humain, qui m’oblige à être « juste ». On voit par là que contrairement à l’affirmation souvent faite que le bien et le mal moral sont essentiellement relatifs et relèvent d’un choix personnel arbitraire, on peut raisonnablement porter des jugements de valeurs rationnels. On peut, en raison, défendre la justice et le respect de la parole donnée. C’est assurément un autre usage de la raison que celui que l’on fait quand on fait une division ou une multiplication, mais c’est encore la raison, et le choix de la conduite morale peut être (et doit être) un choix raisonné.
Cela se vérifie par le caractère des « raisons » de l’homme passionné : ce sont des raisons « particulières » alors que la raison que tout homme qui raisonne consulte est une raison universelle. Ma raison est la même que la tienne et que tout autre homme s’il veut bien s’en servir. Cette identité de la raison n’annule pas les différences manifestes entre les hommes. Mais lorsque j’ai fait ma division et que j’ai vérifié qu’elle est juste, vraie, personne ne peut compter mieux que moi, personne ne peut trouver un « meilleur » résultat que moi. Lorsque j’asservis ma raison à mes passions, que je n’utilise ma raison que pour les justifier, à grands renforts d’arguties sophistiques plus ou moins habiles, j’inverse l’ordre « naturel » des choses, qui me pousse à soumettre en moi ce qui est inférieur (mon corps, mon animalité, mon égoïsme) à ce qui est supérieur (mon âme, mon esprit, ma raison, la justice et le bien commun).
Pour conclure, je voudrais souligner le caractère rationnel du raisonnement que nous propose Malebranche. Sa thèse, nous l’avons vu, c’est que chaque homme dispose en lui d’une raison qui est universelle (la même partout et toujours) en tous les hommes et qui lui permet de parvenir à des affirmations valables partout et toujours. Pour ce faire, il part du fait de la compréhension d’une vérité quelconque, puis souligne que cette vérité, qui est « vraie », a été découverte par chacun indépendamment de tous les autres, par « lui-même » ; et il conclut rigoureusement en affirmant qu’il faut donc qu’il y ait en nous une puissance identique (universelle) de découvrir le vrai. Nous pouvons souligner la vérité de ce raisonnement même : je vois qu’il y a en chaque homme une raison universelle et je suis sûr que tout homme peut le voir aussi bien que moi. Et si quelques-uns ont du mal à voir cette vérité, c’est qu’ils n’ont pas encore fait consciemment l’expérience de la compréhension, ou peut-être qu’ils n’ont pas assez réfléchi au miracle que constitue le fait de comprendre.
Cette prise de conscience, lorsqu’elle est vraiment faite, entraîne une espèce de « conversion ». Alors qu’auparavant je cherchais des repères au-dehors, dans les opinions des autres hommes, je vois que c’est à l’intérieur de l’homme qu’habite la vérité. Toutes mes forces alors, que je gaspillais au dehors pour briller aux yeux des hommes, pour m’attacher aux « biens » qu’ils poursuivent, je les ramasse, je les rassemble pour rentrer en moi-même, pour m’exercer à bien penser. Et Pascal disait que c’est là le principe de la morale. Non seulement la connaissance se trouve bien de l’exercice de la raison, mais l’action elle-même se trouvé éclairée et justifiée. Alors commence le long chemin du philosophe, qui se fait en marchant. Caminante, no hay camino, se hace camino al andar (c’est un poème d’Antonio Machado). Au travail ! Et avec joie car c’est un joyeux travail.