Éleuthère

Olivier Sedeyn Yoga, Chant, Vers la Sagesse

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Montesquieu: la réalité de la justice

 

La justice est un rapport de convenance, qui se trouve réelle­ment entre deux choses ; ce rapport est tou­jours le même ; quelque être qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un Ange, ou enfin que ce soit un homme.

Il est vrai que les hommes ne voient pas toujours ces rap­ports ; sou­vent même lorsqu’ils les voient, ils s’en éloignent, et leur intérêt est toujours ce qu’ils voient le mieux. La justice élève la voix ; mais elle a peine à se faire entendre dans le tumulte des passions. Les hommes peu­vent faire des injus­tices, parce qu’ils ont intérêt de les faire, et qu’ils préfèrent leur propre satis­faction à celle des autres. C’est tou­jours par un retour sur eux-mêmes qu’ils agissent : nul n’est mauvais gratuitement. Il faut qu’il y ait une raison qui dé­termine et cette raison est toujours une raison d’intérêt. Mais il n’est pas pos­sible que Dieu fasse rien d’injuste ; dès qu’on suppose qu’il voit la justice, il faut né­cessairement qu’il la suive : car comme il n’a besoin de rien et qu’il se suffit à lui-même, il serait le plus méchant de tous les êtres, puisqu’il serait sans intérêt. Ainsi, quand il n’y aurait pas de Dieu, nous de­vrions toujours aimer la justice ; c’est à dire faire nos efforts pour res­sembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s’il existait, serait nécessairement juste.                                                                                                                                                                                                                                                                  Montesquieu

Le texte qui nous est proposé porte sur la justice. La jus­tice ap­par­tient bien sûr au domaine politique. La justice en effet, c’est d’abord la légis­lation qui réglemente la vie de la commu­nauté, la vie de la cité, c’est-à-dire de la communauté considérée du point de vue de son gou­vernement, de son auto­rité, des normes de son existence et de son ac­tion. Ces normes, ce sont les fins assignées à la vie humaine, et par conséquent le type d’homme qui, dans cette communauté, est un mo­dèle pour les autres. Mais la justice, c’est aussi l’établissement de la législation la meilleure ; en d’autres termes, la justice, ce n’est pas seulement les lois et l’obéissance aux lois existantes dans une com­mu­nauté donnée, la justice est également et surtout l’idée de justice, cette norme théorique à partir de laquelle l’homme théo­rique peut ju­ger de la justice instituée, à partir de laquelle également le légis­lateur pru­dent établira ses lois. Mais la justice, c’est enfin et peut-être surtout la justice de Dieu, la justice de ses décisions, aussi bien dans cette vie qu’après notre mort. Quel est donc le domaine d’un texte qui porte sur la justice ? Le domaine politique sans aucun doute, la justice étant un autre nom du bien commun. Mais aussi, le domaine politique, surtout lorsqu’il est question de la question politique par excellence, de la ques­tion de la justice, ap­paraît comme empiétant et comme débouchant sur d’autres do­maines, voire comme une manière de se représenter « toutes cho­ses », c’est-à-dire comme une manière de penser la totalité. La phi­lo­sophie poli­tique est philosophie.

Quelle est la thèse de ce texte ? Et n’y en a t-il pas plu­sieurs ? Le texte se compose de deux paragraphes. Le premier, as­sez bref, semble une espèce de définition de la justice. Le second serait-il une argumen­tation venant à l’appui de cette « défini­tion » ? Il ne le semble pas. En ef­fet, dans ce second para­graphe, Montesquieu ne parle plus de la jus­tice, mais de la ma­nière dont les hommes s’y rapportent, et de la ma­nière dont Dieu s’y rap­porte ; et il conclut que quand bien même Dieu n’existerait pas, nous devrions cependant aimer la justice, et qu’aimer la jus­tice consiste justement à devenir aussi sem­blable que possible à ce Dieu qui peut-être n’existe pas. Cette éventualité de la non exis­tence de Dieu est intéressante en elle-même, non pas en tant que telle (parier sur la non existence de Dieu est bien moins rai­sonnable que le con­traire, cf. Pascal, Pensées, Brunschvicg 233, Lafuma 343 ), mais dans la mesure où Montesquieu semble de cette manière, c’est-à-dire en pa­raissant ne pas in­voquer l’existence de Dieu à l’appui de la justice, rompre avec une tradi­tion multiséculaire de philosophie politique. On pourra d’ailleurs se demander s’il rompt effectivement avec elle, ou s’il est pos­sible de ne pas invoquer Dieu comme garant de la justice. Tous les philosophes politiques classiques et les pères fondateurs de la philo­sophie politique moderne de Machiavel à Rous­seau ont re­connu la né­cessité d’une religion civile.

Que dire de la forme de ce texte ? Un grand philosophe est sou­vent doublé d’un grand écrivain. Est-il besoin de rappeler quel grand écrivain fut Charles de Segondat, Baron de la Brède et de Montesquieu ? Qui ne se sou­vient avec délice des savoureuses Lettres Persanes ? Ici cependant, il ne s’agit pas de littérature, mais de philosophie et de phi­losophie politique. Mais quelle est la limite entre la littérature et la phi­losophie ? En parlant de la so­ciété française du dix-huitième siècle vue par un persan écrivant à son grand vizir lequel lui répond en évoquant les querelles du sérail, Montesquieu se contente-t-il de faire plaisir à un certain public mondain ? Ou cherche-t-il, aussi, en même temps, à ins­truire les esprits intelligents et curieux ? En outre, il existe peut-être un plaisir spécifique de l’intelligence, ce qui réduirait à néant la dichoto­mie expéditive entre œuvres de plaisir ou de divertis­sement et œuvres de pensée. Le premier paragraphe se compose d’une grande phrase aux belles périodes mesurées, pleine de dis­tinctions claires ; il ne s’agit pas d’une argumentation, mais d’une thèse, d’une « définition ». Le se­cond para­graphe n’a pas la même forme. Incontestablement, il ar­gu­mente, mais argu­mente-t-il en faveur de la thèse énoncée dans le pre­mier paragraphe ? Non point. Il semble passer à autre chose. Et pour­quoi donc ? Voilà bien une question susceptible d’éveiller l’intérêt du lec­teur vigi­lant. Nous nous atten­drions à une « démonstration » de la thèse énoncée dans le premier paragraphe, et nous voilà plongés au milieu de considérations sur les réticences des hommes devant la jus­tice et sur le rapport de la justice avec Dieu, qu’il existe ou non. Nul doute pourtant qu’il existe un rapport de conséquence entre le premier et le second paragraphe. Il faudra nous deman­der lequel. Disons donc, pour arrêter là nos divagations sur la forme de ce texte, que son pre­mier paragraphe est l’affirmation claire et distincte d’une thèse, et que son second paragraphe analyse les rapports de l’homme et de la justice et le rapport de Dieu avec la justice dans la mesure où ce rapport de Dieu avec la justice concerne le rapport de l’homme avec la justice.

Dirons-nous alors que ce texte concerne plus les rapports des hommes avec la justice que la justice elle-même ? Et par là même, il nous fau­dra nous demander si tous les hommes sont semblablement concernés par cette analyse. Cette suggestion nous conduit inévitable­ment à nous poser la question des desti­nataires de ce texte. Une ré­flexion sur le comportement des hommes s’adresse bien entendu à tous les hommes… capables de réflexion. Elle ne s’adresse cependant pas aux hommes d’ores et déjà philosophes, c’est-à-dire déjà réfléchis. Une réflexion bien conduite, qui est toujours une réflexion bien écrite, est une échelle dont les apprentis capables sauront gravir peu à peu les échelons afin de parvenir à la connaissance de la vérité.

Entrons dans l’analyse du premier paragraphe. La pre­mière proposi­tion est intéressante. Elle dit : « la justice est un rapport (de con­venance) ». Que la justice soit un rapport est quelque chose qui pourrait choquer aujourd’hui tant notre opi­nion vulgaire a tendance à ne pas raisonner en termes de rap­port, mais en terme de « droits » abstraits. On dit : « j’ai le droit » et cela implique bien souvent sinon toujours l’« oubli » de celui d’autrui. Evoquer le mot de rapport, dire que la jus­tice est un rapport, c’est immédiatement évoquer le fait que la justice ne me concerne pas moi tout seul, que ce que je revendique, il faudra le prendre à d’autres, ce dont je me soucie peu au moment où je re­ven­dique pour moi « la justice ». La justice est un rapport, elle m’engage par rapport aux autres, elle fait de moi non pas un in­dividu, un « unique » solitaire et indépen­dant, mais un membre d’une communauté dans la­quelle tous les biens, (au moins tous les biens « humains » que sont les richesses, les honneurs et enfin les plaisirs) ne peuvent être à tous. La justice est partage. La jus­tice fait de moi un être social, avec des droits, sans doute, mais aussi avec des devoirs, corrélats inévitables de ces droits qui me sont reconnus. Je viens de dire « qui me sont reconnus ». La justice se déclare, elle est publique (« Nul n’est censé ignorer la loi »), elle repose sur le bien commun, elle n’est pas personnelle. Nous avons souligné ce mot de rapport parce que trop souvent l’invocation de la jus­tice s’accompagne justement de la négation d’autrui et de « sa part », et par là même, trop souvent, l’invocation de la justice se fait à l’appui de la haine et de l’envie. Tout cela doit nous res­ter en mémoire, nous le re­trouve­rons lors de l’analyse du second paragraphe.

Mais Montesquieu ajoute : « un rapport de convenance ». On pourrait donner comme synonyme à convenance le mot de justesse, qui rappelle in­évitablement justice. La justice est jus­tesse. Cela nous rap­pelle également l’affirmation d’Aristote au livre V de l’Ethique à Nicomaque : « le juste, c’est l’égal ». La justice est une certaine proportion entre les personnes et les biens. Cela rappelle également l’affirmation synthétique du Digeste (œuvre de l’empereur Justinien) selon laquelle la justice est « une volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui appar­tient », constans et perpetua vo­luntas jus suum cuique tribuendi (Institutes, Livre I, 1), d’attribuer à chacun le sien, célèbre et bonne définition juridique. La question qui se pose immé­diatement après l’affirmation selon laquelle la justice est un rap­port de conve­nance ou de juste attribution est la suivante : com­ment se fait cette at­tribution pour qu’on puisse la dire juste ? Là encore, notre opinion irré­fléchie laisse entendre que ce qui fait la justice, c’est la décision des hommes, et l’on passe facilement de la décision des hommes à la déci­sion du plus grand nombre. La justice, c’est la décision de la majorité. Mais, s’il en était ainsi, en quoi alors la justice se distinguerait-elle de la force ? En quoi la tyrannie de la majorité serait-elle plus juste que la tyrannie d’un seul ? Force est de dire que dans les deux cas, c’est le plus fort qui l’emporte. Mais le droit du plus fort n’est pas un droit, mais un fait. Et si la justice est la justice, peut-elle être le règne du plus fort ? Que la justice est l’avantageux au plus fort, cela a été dit, et pas seule­ment récemment. C’est la thèse même de Thra­symaque, dans le livre premier de la République de Platon. Thrasymaque, avec conséquence, sup­posait que la justice est fon­damentalement conventionnelle, c’est-à-dire qu’elle n’a aucun fondement dans la nature des choses ; par là même la justice est fonda­mentalement variable, et elle est tout autant justice de Na­buchodonosor à Kho­meiny en passant par Mitterand. Un problème considérable que cette opinion ne voit pas toujours, c’est celui-ci : si l’on dit que la justice est le règne du plus fort, on ne peut mainte­nir cette justice comme justice sans mentir, sans une es­sentielle trom­perie ; car cette justice ne sera juste que tant que le plus fort sera le plus fort ; et pour cela, pour que la justice dure, le mensonge est né­ces­saire. En outre, la vulgarisation de cette opinion ne peut que conduire à la dissolution du lien social ou à l’universelle suspicion ou à la plus horrible dictature.

La thèse de ce paragraphe, peut-être du texte tout entier, c’est que ce rapport de convenance qu’est la justice se trouve « réellement » entre deux choses ; et que ce rapport est « toujours le même ». La jus­tice est donc réelle d’un côté, et toujours iden­tique à elle-même de l’autre : elle ne change pas. Il existe une relation entre les deux aspects que nous avons soulignés. La jus­tice est réelle, cela signifie qu’elle est fon­dée dans la nature des choses, cela signi­fie qu’elle est « naturelle » ; et cette naturalité de la justice en fait quelque chose d’invariable, voire d’éternel (voir à ce propos le Livre I de l’Esprit des Lois). Ce dernier as­pect nous dispose peut-être à ne pas trouver incongrue la référence à Dieu, cet être par définition éternel.

La « réalité » de la justice s’oppose bien évidemment à son ca­ractère conventionnel. La justice instituée est certainement conven­tionnelle, au sens strict : elle est faite et défaite par les hommes ; elle est un produit de l’artifice humain. Cela n’est nié par personne. Montesquieu, comme tous les philo­sophes poli­tiques classiques, comme aussi les pères fondateurs de la moder­nité, compagnie dont il n’est pas le moindre des membres, a enra­ciné la jus­tice, comme d’ailleurs tout thème de la réflexion philo­sophique, dans la nature des choses. Cherchant la vérité, on ne s’attarde pas sur ce qui change tout le temps parce que cela n’est pas susceptible de vérité du fait même que cela change sans règle. Et si la justice est visiblement convention­nelle, si elle est faite et défaite par les hommes, la justice n’est pas pour autant arbitraire et par là même, il est possible de concevoir une justice qui tout en étant convention­nelle n’en est pas moins pour autant con­forme à la nature des choses, « naturelle ». Cette justice natu­relle, sai­sie par la raison de l’homme qui pense, c’est ce que les philosophes classiques et modernes ont appelé la « loi natu­relle » ou encore la « loi rationnelle » en politique. Il y a bien sûr un rap­port, voire même une identité, en tout cas chez les classiques, entre la loi naturelle et la loi rationnelle dans la mesure où la rai­son saisit justement ce qui est dans la nature des choses. Ainsi, pour Montesquieu, la justice est « réelle », c’est-à-dire qu’en un sens elle existe indépendamment de l’opinion ou du caprice des hommes. Ce qu’est la justice, la théorie le détermine avec néces­sité ; et la jus­tice vraie est aussi nécessairement vraie que n’importe quelle démonstration mathématique. Cela, Montesquieu nous le montre en soulignant que le rapport de convenance qu’est la justice est toujours le même quel que soit le point de vue. La justice n’est pas l’alibi de l’intérêt d’une partie. Peut-être Montes­quieu, au lieu de parler de Dieu ou des Anges, aurait-il pu tout simplement parler des hommes. Si un homme a pris quelque chose à un autre, quand bien même le premier invoquerait son « droit » à cette chose avec autant de force que le second, s’il y a une justice, cette justice ne peut être qu’indépendante des par­ties. C’est la raison pour laquelle, en un sens, on peut définir la justice pu­rement et simplement comme la recon­naissance de l’arbitrage puisque c’est ainsi reconnaître que le juste n’est pas le travestissement de mon intérêt que j’érigerais ainsi en « droit », mais quelque chose qui est réellement un rapport de conve­nance entre deux choses, un ordre qui ne dépend pas de mon ca­price. Mais les choses humaines étant ce qu’elles sont, et cela depuis tou­jours, la justice est l’objet de conflits incessants. Néanmoins, ces con­flits ne signifient pas que la justice n’existe pas du tout, car cela impli­querait que tout ordre politique est mauvais et qu’il est impossible de les hiérarchiser ; autant désespérer totalement de la vie humaine et choi­sir l’insensé. Cela n’est pas impossible.

Ainsi, dans ce premier paragraphe, Montesquieu, contre le re­lati­visme et suivant les exigences de la raison, pose que la jus­tice est réelle et toujours la même quel que soit le point de vue auquel on se place. C’est à cause de cette indépendance de la vraie justice que tout homme qui raisonne un tant soit peu se doit de s’y soumettre. Et cela oblige également à dire que contrai­rement à ce que l’on peut être poussé à penser aujourd’hui comme hier, la justice peut fort bien ne pas aller dans le sens de mon intérêt. La justice n’est pas la bienfai­sance. Ainsi, la justice peut fort bien conduire à privilégier telle partie, plus éminente, plus méritante qu’une autre ; la justice n’est pas une égalité arithmétique suivant laquelle tous auraient droit toujours à tout ; c’est comme l’enseigne Aristote, dans son Ethique à Nicomaque, au livre V, une égalité de proportion, une analogie : il faut que celui qui mérite plus ait plus que celui qui mérite moins ; mais il faut que le plus de celui qui mérite plus soit proportionnel au moins de celui qui mérite moins.

Le second paragraphe de ce texte semble énoncer une restric­tion par rapport à l’affirmation du premier paragraphe ; ou encore il semble formuler une objection et y répondre. Ce qui fait que peut-être l’unité de cet extrait est problématique. Du moins en apparence. D’abord, l’énoncé d’une définition formelle de la justice, puis, la ré­ponse à une objection importante. Sans doute, dans un paragraphe suivant, Montesquieu approfondit-il sa défi­nition. Mais ce paragraphe ne nous est pas donné.

Ce paragraphe se divise, semble-t-il, en deux parties. Dans la pre­mière, Montesquieu énonce une restriction importante à sa défini­tion de la justice. Les hommes, qui sont bien sûr concernés, ne voient pas la justice. S’ils la voyaient tous, les choses humaines ne seraient sans doute pas ce qu’elles sont, mais aussi bien, peut-être les hommes ne seraient-ils plus les hommes. Dans la seconde, Montesquieu parle du rapport de Dieu avec la jus­tice.

La première phrase de la première partie de ce second para­graphe in­troduit le problème. Le problème de la justice est le problème des hommes : comment faire que les hommes soient justes ? D’abord, les hommes ne voient pas toujours ces rapports, c’est-à-dire qu’ils ne comprennent pas la justice. Qui les voit ? L’homme juste sans doute, mais plus précisément, l’homme juste qui connaît la justice. Car il y a bien de la différence entre l’homme respectueux des lois qui s’y con­forme par respect et par obéissance et l’homme juste qui voit la justice, autrement dit qui saisit par la pensée, par la théorie, les rap­ports de convenance entre les choses qui font la justice. Il existe donc une dif­fé­rence entre les hommes : il y a ceux qui voient la justice et ceux qui ne la voient pas. Ces derniers s’y soumettent ou ne s’y soumettent pas ; mais ceux qui s’y soumettent sont manifestement inférieurs, du point de vue de leur jus­tice, à ceux qui voient la justice, sans parler de l’infériorité des injustes. Les hommes ne connaissent pas tous la jus­tice et le reste, sinon ils seraient peut-être plus justes puisqu’ils se­raient plus sages. Mais l’auteur semble contester cette conclusion. Alors que, spontanément, nous avons tendance à penser que les hommes sages sont justes, il nous dit que même lorsque les hommes voient ces rapports qui font la justice, ils s’en éloignent. Cette question est importante, car elle pose le problème de la méchanceté. Quelle est l’origine de la mé­chanceté, du mal ? Est-ce que, comme le dit Socrate, « nul n’est méchant volontairement », est-ce que la vertu est connais­sance et le vice ignorance, ou est-ce que, comme semble le dire ici Mon­tesquieu, celui qui voit la justice peut faire le mal, le faisant ainsi volon­tairement et par là même étant d’autant plus coupable (on devrait même dire : étant seul coupable, car si « nul n’est méchant volontaire­ment », le méchant n’est qu’un ignorant et donc il n’est pas respon­sable de sa faute) ? Cette question n’est pas seulement importante, elle est considérable du point de vue de sa portée, car elle engage le statut de la connaissance : la connaissance est-elle, comme le pensaient les phi­lo­sophes anciens et modernes, bonne en elle-même, ou est-elle « au-delà du bien et du mal » (titre d’un ouvrage de Nietzsche), non pas im­mo­rale, mais amo­rale ? Nous ne pouvons prétendre apporter une ré­ponse à une telle question. Re­connaissons que si, peut-être, Socrate a raison, il n’en reste pas moins que bien des méchants agissent en sa­chant qu’ils font du mal et que c’est sur cette « connaissance » que d’autres hommes (les juges) se fondent pour leur impu­ter la res­ponsabi­lité de leurs crimes et les en punir. Il arrive assurément que sachant qu’il n’est pas juste de voler le bien d’autrui, on vole néanmoins. Il est vrai qu’il est néanmoins difficile de s’imaginer Socrate en train de vo­ler, hiérarchie humaine ici manifeste, qui nous fait pressentir que la plus haute connaissance est peut-être vertu. En tout cas, ceux qui font du mal en le sa­chant ne sont pas de purs ignorants, et ils posent le pro­blème du mal volon­taire : pourquoi font-ils du mal ? La question est naïve, et Montesquieu y ré­pond illico : leur intérêt est toujours ce qu’ils voient le mieux. S’ils font du mal, c’est parce qu’ils ont intérêt à le faire ; ils voient mieux leur intérêt que les rapports qui font la justice. Ici, comme plus haut, nous voyons qu’il n’est pas sûr qu’il y ait harmonie entre tous les hommes ou que la justice satisfasse tout le monde. La so­lution vulgaire la plus répandue est évidemment de faire passer son in­térêt pour la justice, et cela vaut pour les nantis comme pour ceux qui convoitent les biens que possèdent les nantis. En fait, le problème de la justice, c’est justement celui de l’harmonisation (sinon de l’harmonie pré-établie) entre les inté­rêts privés et l’intérêt commun, et, compte tenu de la na­ture des biens convoités par la plupart des hommes (les ri­chesses et les hon­neurs) et de leur nombre limité, il est clair que tous n’auront ni les mêmes ri­chesses, ni les mêmes honneurs.

Reprenons l’analyse de ce que nous avons appelé la première partie du second paragraphe. La « thèse », qui est d’ailleurs peut-être l’idée centrale de tout le paragraphe, c’est que « nul n’est mauvais gra­tuitement ». Ce qui est donc traité dans ce para­graphe, c’est l’origine de la méchanceté, l’origine de l’injustice. Or, si l’origine de l’injustice, c’est le souci de son propre intérêt, l’origine de l’injustice est l’incapacité à saisir la justice comme harmonie, sans aucun doute précaire, entre l’intérêt privé et l’intérêt public. L’origine de l’injustice, c’est l’ignorance où se trouvent les injustes. La justice, ou la vertu, est connaissance, l’injustice, ou le vice, est ignorance. Par conséquent, comme le di­sait Socrate, nul n’est méchant volontairement et la con­naissance est la pierre de touche qui permet de discriminer le juste et l’injuste. Pour que la justice règne, il faudrait que les sages gou­vernent ; il faudrait que les philo­sophes soient rois. Mais cela n’est ni pour de­main ni pour après-demain. La justice fondée sur la sagesse n’est pas politique, elle est philosophique. Quelle est donc la justice politique, c’est-à-dire la justice effective, la justice « non théorique » ? C’est une certaine « image » de la justice théo­rique, de l’idée de la justice, né­ces­sairement imparfaite par quelque côté. La vertu politique n’est pas la vertu pure et simple, laquelle appartient seulement, et encore, au seul philosophe. Et tous les hommes ne sont pas philosophes, sans parler du fait que les philo­sophes ne sont peut-être pas les meilleurs spéci­mens de l’« animal poli­tique ».

Mais il nous faut rectifier notre division du texte. En effet, le se­cond paragraphe ne se divise pas en deux, mais en quatre. Les deux premières phrases constituent une introduction ; puis le texte se par­tage en deux parties symétriques : 1) les hommes peuvent être injustes parce qu’ils ont des intérêts ; et ils ont des intérêts parce qu’ils ne se suffisent pas à eux-mêmes ; et 2) Dieu ne peut pas être injuste parce qu’il se suffit à lui-même, autre­ment dit il n’a pas d’intérêt. Enfin, la dernière phrase est une conclusion qui nous donne le sens ou l’intention du texte.

La thèse de ce texte semble bien être que le fait que les hommes soient des êtres déficients, imparfaits, est la cause de leur injustice, du fait qu’ils font du mal. Cette déficience fait qu’ils sont en lutte pour la possession des biens qui leur manquent. Comme ce qui est bien pour eux, pour la plupart d’entre eux, ce sont les richesses, les honneurs, la volupté et que ces biens ne se peuvent posséder également, ils cher­chent de toutes leurs forces à en avoir plus que les autres. Et cela occa­sionne bien évidem­ment des conflits ainsi que des tentatives de régler autant que faire se peut ces conflits. Ainsi naît la jus­tice humaine. Tout ce que nous avons déjà dit fait que nous voyons bien que si les hommes étaient conduits par la raison, ils verraient que le plus grand bien pour eux réside dans l’exercice de leur raison et que la vérité peut, elle, se partager, être toute entière en chacun, et ainsi, si tous les hommes étaient raisonnables, il n’y aurait semble-t-il plus de conflits. Dans la mesure où ce n’est pas le cas, la meilleure des solutions pour­rait bien être que tous les hommes prennent conscience du fait qu’ils ne sont pas raisonnables et qu’ils se soumettent en conséquence à ceux qui le sont. Mais est-ce bien réaliste ? Et en conséquence, est-il vraiment possible de mettre fin aux maux dont souf­frent les communautés poli­tiques ?

La première phrase de l’introduction de ce second para­graphe com­porte trois propositions : 1/ les hommes ne voient pas toujours les rapports qui font la justice ; 2/ même s’ils les voient, ils ne s’y confor­ment pas ; 3/ ce qu’ils voient le mieux, c’est tou­jours leur intérêt. La première de ces trois propositions souligne le problème : la justice est un rapport de convenance, réel et im­muable, mais les hommes ne s’en rendent pas toujours compte. Au­trement dit, ce qui est un fait, certains hommes sont justes (entendons au sens le plus large : ils sont soumis aux lois de leur pays) et d’autres ne le sont pas. Seule compte ici la dif­férence entre les justes et les injustes, et non la diffé­rence, fort impor­tante, entre le juste par soumission et le juste par raison. Nul doute que, pour le bien spécifiquement politique, celui qui est soumis aux lois est meilleur que celui qui ne l’est pas. Mais on dira, avec raison, que cela dé­pend du régime considéré. Pour éviter cette difficulté réelle, on dira que le juste est celui qui sait faire passer l’intérêt commun avant son intérêt privé, et ainsi que le juste est celui qui se soucie du bien commun ; le juste est le bon citoyen ou encore le patriote, étant entendu que si c’est un tyran qui règne, il peut être « juste » de s’en débarras­ser. Cela, Saint Thomas n’est pas le premier à le dire, ni, c’est clair, le der­nier. Cette première proposition énonce donc un fait : tous les hommes n’ont pas connaissance de la définition de la justice don­née dans le premier paragraphe. Nous pourrions nous contenter de dire : tous les hommes n’ont pas connaissance, ou : tous les hommes ne sont pas conduits par la raison. C’est un fait ; qui le nie ? Beaucoup d’hommes sont ignorants et par là, ils sont injustes : nul n’est mé­chant volontai­rement, mais seulement par igno­rance.

La seconde proposition est beaucoup plus scandaleuse en appa­rence pour la tradition socratique : même s’ils les voient, ils s’en éloi­gnent. Même si les hommes voient la justice, ils s’en dé­tournent. Du coup, l’affirmation de Socrate selon laquelle « nul n’est méchant volon­tairement » paraît caduque, et avec elle l’opinion selon laquelle la vertu est connaissance : on peut savoir et néanmoins être méchant. Cela est certainement scandaleux ; mais aussi, cela s’accorde incontestable­ment avec les apparences : bien des méchants ne sont pas des imbé­ciles. Mais cela, Platon le savait fort bien qui souligne bien sou­vent combien une nature bien douée, si elle est mal éduquée, peut devenir ter­riblement néfaste, qui souligne également la « sophistication » de cer­tains mé­chants. Sachons d’ailleurs que le plus célèbre des disciples et des critiques de Platon, Aristote, a contesté la vérité de l’affirmation en question. Mais nous n’avons pas ici à tenter de défendre Platon contre une objection en apparence redoutable, mais à tenter de com­prendre Montesquieu. Or, il s’agit là encore d’un fait, ou du moins cela se pré­sente comme l’énonciation d’un fait : la jus­tice vue ou entrevue, on ne s’y conforme pas toujours. On pourrait également comprendre cette proposition comme si­gnifiant indirectement que l’on a tou­jours quelque connaissance de la justice ou encore qu’un homme totalement dénué de mora­lité est une chimère, que non seulement tout homme sent qu’il existe des choses justes, mais encore que même celui qui est in­juste connaît d’une certaine manière la justice qu’il transgresse. L’appréhension de l’ordre, de la loi, et de l’éventuelle transgres­sion, fait partie de l’humanité. Personne, semble-t-il, ne peut penser qu’il peut « tout » faire. La seule pensée de cette éventua­lité, qui donnerait une sanction théorique aux plus grands crimes, est peut-être un signe de la barbarie. Cependant, la barbarie est toujours spéci­fiquement hu­maine ! Mais, si notre affirmation est juste, le barbare lui-même se con­forme à une certaine justice. Et cela nous ramène à notre affirmation selon laquelle la justice peut recevoir institutionnellement diverses formes, bien entendu pas toutes égales. Et à notre affirmation selon la­quelle il n’existe pas d’être humain totalement a-moral totalement dé­pourvu de norme de conduite. En outre, cela nous apprend la « valeur » de l’appréhension de la jus­tice qui n’est pas fondée sur la connais­sance, laquelle, en tant que connais­sance, dépasse la particularité d’une communauté politique donnée ou d’une faction : la connais­sance est connaissance de la vérité qui est, qui est une et im­muable. La seule véritable connaissance est la connaissance phi­losophique, et ainsi la seule vertu véritable est celle du philo­sophe. Mais, tout en nous rendant compte de cet arrière-plan considérable, suivons Montesquieu.

La troisième proposition explique en un sens la seconde. Leur intérêt est toujours ce qu’ils voient le mieux. Le mot d’intérêt est sans doute le plus important, peut-être du texte tout entier. Les hommes sont souvent ignorants de la justice véritable ; s’ils en ont quelque connais­sance, ils ne s’y confor­ment pas tous pour autant ; mais ce qu’ils voient le mieux, c’est leur intérêt. Cette phrase nous propose une échelle des connaissances : 1/ la connaissance de la justice telle qu’elle est, son éminence, et, para­doxalement, sa faiblesse : peu la connaissent, peu la suivent ; 2/ la « connaissance » de l’intérêt privé, non pas tel qu’il est mais tel qu’il apparaît, sa bassesse et, paradoxalement, sa force : c’est toujours leur intérêt que les hommes voient le mieux.

A partir de ces trois propositions, le problème : la justice existe réellement (et cela signifie que « théoriquement » on peut la déterminer et penser la rendre ef­fective), et pourtant les hommes, la plupart des hommes n’en veulent pas ou plutôt s’ils la suivent, ils ne s’y conforment que par crainte du châtiment ou par souci de leur intérêt privé. Problème mo­ral : ce n’est pas « bien ». Problème poli­tique : c’est dangereux et néfaste (cela rend tout ordre précaire : instables sont les choses humaines). Problème philosophique : comprendre la justice, c’est comprendre les limites des choses humaines, mais c’est aussi com­prendre ce qui est plus haut que les choses humaines. Or la justice véritable, l’« Idée » de la justice selon Platon, ne fait pas partie des choses humaines, bien qu’elle puisse être éminemment utile pour le philosophe et pour le poli­tique digne de ce nom pour « vivre » et survivre dans les cités et pour les rendre meilleures autant qu’il se peut ; l’Idée de la jus­tice, comme toutes les autres Idées, est une Idée, c’est-à-dire un élément d’une réa­lité que les hommes pratiques qui ne sortent pas, par la pensée, de la caverne ne connaissent pas, une réalité admirable, belle, vraie et bonne, une réalité dont on ne peut s’imaginer la grandeur et la beauté, mais qui, lorsqu’on l’a entre­vue, suscite en nous le plus grand désir et peut-être la plus grande jouissance et le plus grand bonheur. Mais aussi, politi­quement, problème de la religion : y a t-il un Dieu de justice, ga­rantissant que les méchants seront punis après leur mort s’ils ne le sont pas ici-bas, et que les bons seront récompensés ? Mais aussi, philo­sophiquement, problème de Dieu : vivre la vie de connaissance, c’est vivre une vie divine, c’est vivre dès ici-bas une vie comparable à la vie de Dieu, puisque, en connaissant, on « s’immortalise autant qu’il est en nous » (Aristote), on vit d’une vie non ter­restre, d’une vie spirituelle. En ce sens, philosopher, c’est apprendre à mourir (cf. Platon, Phédon ; et Montaigne, Essais, livre pre­mier, chapitre XIX), philosopher, c’est s’assimiler, se rendre sem­blable à Dieu.

La deuxième phrase de l’introduction de ce second para­graphe ré­sume et précise le problème : la justice élève la voix, elle se déclare en grande pompe, elle est publique alors que l’injustice est fondamenta­lement liée au se­cret ; mais elle a peine à faire entendre sa voix non pas tellement à cause de l’irréductibilité des méchants qu’à cause du fait que tous les hommes ou la plupart des hommes sont méchants. Et ils sont mé­chants parce qu’ils sont soumis à leurs passions ou peut-être simplement parce qu’ils ont des passions autrement dit parce qu’ils sont hommes ou encore parce qu’ils ne sont pas autosuffi­sants. Souvenons-nous que Socrate, dans le livre II de la Répu­blique, enraci­nait la cité saine dans le manque d’autosuffisance de l’individu hu­main. Le mal est dans l’homme parce que l’homme est l’homme : il serait par conséquent chi­mérique de prétendre en finir radicalement avec le mal sans en finir du même coup avec l’homme lui-même. Avec ses bassesses peut-être, avec sa gran­deur, sûrement. Les régimes qui de nos jours prétendent édifier l’homme nouveau qui regarde avec con­fiance l’avenir sont ceux dans lesquels toute grandeur est étouffée et toute bassesse favorisée*. La vertu pour être vertu doit être conquise sur le mal qui est en nous : en ce sens, paradoxalement, le mal est « bon ». Les pas­sions sont tu­multueuses, désordonnées, impulsives par définition, par défini­tion dépourvues de raison, d’ordre et de sens ; la passion c’est le caprice, la faiblesse, et en ce sens, la passion est fondamentale­ment ignorance même si elle réussit à asservir la raison. Surtout, ce que cette phrase nous apprend — mais avions-nous besoin de l’apprendre ? — c’est l’antériorité chronologique de la passion sur la raison. Nous sommes des êtres raisonnables, c’est-à-dire dont la rai­son en puissance est sus­ceptible de passer à l’acte, mais avant toute raison, la passion, mieux, les passions se donnent libre cours et l’éducation est tou­jours l’éducation à la maîtrise de soi, c’est-à-dire à la maîtrise de ses pas­sions. Faire un homme, passer de la puissance à l’acte, c’est unifier les voix discordantes des passions sous l’égide de l’intelligence et c’est ainsi, aussi, trouver le moyen de donner sens à la vie, c’est-à-dire aussi bien aux plus grands bonheurs sen­sibles qui ne sont peut-être pas fon­damentalement désordonnés. Ainsi le pro­blème de ce texte nous appa­raît-il comme bien plus large que le seul problème politique. A partir de ce texte, nous pouvons réfléchir à la condition humaine dans sa tota­lité, à sa médiocrité et à sa grandeur, inséparable de la lutte contre la médiocrité et contre sa propre bassesse. Disons donc que cette introduc­tion du second paragraphe pose le problème de la justice dans toute son ampleur. La suite va t-elle résoudre le pro­blème ?

Il est clair que non : on ne résout pas le problème humain, on le comprend et on vit le problème comme problème sans se gaver de solu­tions chimériques et la plupart du temps mons­trueuses ; et pensant le problème, on s’éduque, c’est-à-dire on s’élève, on se perfectionne soi-même. La suite du texte res­semble à un syllogisme : les hommes peu­vent être injustes ; mais Dieu ne le peut pas ; donc il faut aimer la jus­tice.

Il est indispensable de bien voir la symétrie des deux parties : les hommes peuvent être injustes ; Dieu ne le peut pas.

La première nous explique donc pourquoi les hommes peuvent être injustes. Mais dirons-nous, nous le savons déjà : tous les hommes ne connaissent pas la justice, même s’ils en ont quelque connaissance, ils s’en détournent, et s’ils s’en détournent, c’est à cause de leur intérêt qu’ils voient fort bien alors que la justice est confusément appréhendée par la plupart de ceux qui l’appréhendent ; plus encore, si les hommes sont injustes, ou s’ils cherchent surtout leur intérêt privé, c’est qu’ils sont soumis à leurs passions et à leur tumulte et qu’ils ne savent pas ou ne veulent pas les faire taire. Mais il est vrai que, si l’injustice fut, dans la phrase antérieure, mise en relation avec les passions, et si l’intérêt fut, dans la première phrase du second para­graphe, bien dis­tingué de la justice, Montesquieu n’avait pas encore mis di­rectement en relation l’injustice et l’intérêt, ce qu’il va faire maintenant. Cela est d’autant plus intéressant que comme nous l’avons dit, Montesquieu est un moderne, c’est-à-dire un de ces philosophes politiques modernes dont l’opinion fon­damentale est que les hommes s’assemblent par inté­rêt, en vue de la paix et de la sécurité (voir Hobbes, Locke, Spinoza, et aussi Rousseau le tout début du Contrat Social). Il est important de sou­ligner que Mon­tesquieu ne dit pas que tous les hommes sont injustes, ni même que la plupart le sont, il dit : les hommes peuvent faire des in­jus­tices. Les hommes ne sont donc pas nécessai­rement injustes, ils ne sont pas voués à l’être. Qui sait ? l’éducation est peut-être l’actualisation de l’humanité en puissance. L’éducation est peut-être la chose hu­maine la plus importante. La première phrase de cette partie énonce la thèse de cette partie : les hommes ont par­fois intérêt à commettre l’injustice et comme ils préfèrent leur propre satisfaction à celle des autres, ils la commet­tent, bien en­tendu s’il en ont le pouvoir et la vo­lonté. C’est important dans la mesure où le conflit entre intérêt privé et intérêt public est ici clairement af­firmé : il n’est pas évident qu’il soit bon pour moi de faire passer l’intérêt commun en premier. Comparer avec le para­graphe 57 du Deuxième Traité du Gouvernement Civil de Locke que nous avons étudié auparavant. Pensons surtout à ce person­nage si antipathique de la République de Platon qu’est Thrasy­maque, en un sens l’adversaire principal (et l’étrange « ami ») de So­crate. Thrasymaque affirme que le juste est l’avantageux au plus fort que ce­lui qui est juste est un nigaud et que l’injuste parfait est sage et, sur­tout, que l’injuste mène la vie la plus heu­reuse tandis que le juste est roulé de tous les côtés. La défense de la justice par Socrate, qui montre que la justice véritable est digne de choix en elle-même et non pas seu­lement pour ses conséquences, va bien au-delà de la seule défense de la justice politique. La question de la justice est assurément celle de la pos­sibilité de l’harmonie entre le privé et le public et nul doute que cette harmonie soit profondément problématique. S’il en est ainsi, les deux voies de Thrasymaque et de Socrate sont dignes de choix et, dans la me­sure où Thrasymaque risque d’avoir plus d’adeptes que Socrate, il semble que la justice soit en situation assez diffi­cile. C’est ce que nous dit Montesquieu, sans ambages, si les hommes sont injustes, c’est qu’ils ont intérêt à l’être. Autrement dit, l’intérêt du lien social exposé par Hobbes ou Locke entre autres, est tout sauf évident. Ils répon­draient sans doute qu’il faut distinguer entre l’intérêt apparent ou immédiat et l’intérêt ef­fectif et à plus long terme, et ils auraient raison ; mais il n’est pas sûr que cela rendrait pour autant transparentes la nécessité et l’utilité pour tous du lien so­cial et de la justice. Montesquieu souligne ainsi l’égoïsme des êtres humains. C’est ici que se trouve la reprise et la modification notable de l’affirmation so­cra­tique selon laquelle nul n’est méchant volontairement qui devient « nul n’est méchant gratuitement ». Thrasymaque n’avait pas peur d’insister sur la faim de bonnes choses qu’il se proposait d’apprendre à satisfaire au moyen de son enseignement de sophiste, mais ici, c’est la platitude bourgeoise qui parle : on compte, on calcule son intérêt, l’intérêt n’est plus l’avantageux en général, c’est l’intérêt au sens du prêt à intérêt : des gros sous.

Résumons cette première partie : la cause de l’injustice est l’intérêt privé dont le souci est plus fort que celui de l’intérêt commun : nul n’est mé­chant gratuitement, cela doit « payer ». C’est utile, cela satis­fait, en un sens, l’injuste a besoin de l’injustice pour satisfaire son in­térêt.

Nous arrivons à Dieu. C’est l’argument essentiel : si Dieu était in­juste, il serait le plus méchant de tous les êtres, puisqu’il serait in­juste sans intérêt, sans raison. Inutile de dire que nous sommes dans l’hypothétique et cela déjà témoigne de quelque ir­révérence — et de la liberté d’esprit de Montesquieu. Suivons l’argumentation. Dieu étant donné, et supposé qu’il voit la justice, il faut nécessairement qu’il s’y conforme. En effet, puisqu’il se suffit à lui-même, il serait injuste sans rai­son. Dieu, sitôt qu’il est pensé, est pensé comme un être autosuffisant : il n’a besoin de rien, c’est tout le reste qui a besoin de lui pour être (pour être créé ou pour être organisé). Comme il n’a besoin de rien, il n’a pas d’intérêt au sens où un homme privé a un inté­rêt privé. Son intérêt pourrait être dit être la bonne marche du Tout, mais cela même n’est pas nécessaire, car il peut se désinté­resser de ce qu’il a fait. Il n’a pas d’intérêt parce que rien ne lui manque ou qu’il n’a besoin de rien ou qu’il se suffit à lui-même. Tout cela découle de la définition de Dieu comme être autosuffi­sant. Si Dieu existe, il est plus puissant que l’homme ; on pourrait peut-être dire qu’il n’est peut-être pas tout puissant ; mais on pourrait alors en pen­ser un autre qui, lui, le serait. Or, cet être tout puissant posé, de par sa toute puissance, est par définition sans manque, tout manque étant une imperfection. Dieu donc posé ou sup­posé, il est nécessairement juste à partir du moment où il voit la justice puisque s’il était injuste, il le serait sans raison et il serait par là le plus mé­chant de tous les êtres. Autrement dit, les hommes injustes ont une excuse, ils ont une raison pour être injustes : ils ont intérêt à l’être ; mais Dieu, lui, s’il l’était, le serait sans raison. Donc Dieu est nécessairement juste. La nécessité de la justice de Dieu découle de son autosuffisance et la possibilité de l’injustice de l’homme découle de son manque d’autosuffisance. Si l’autosuffisance de Dieu le rend nécessairement juste, le manque d’autosuffisance de l’homme ne le rend pas nécessaire­ment injuste. L’injustice est due à l’insuffisance, à l’imperfection de l’homme, qui se mesure à la perfection de Dieu, c’est-à-dire qui se mesure à l’idée de la perfection, idée ou représentation que peut se faire l’homme qui pense en passant de ses propres perfections impar­faites à la représentation de la perfection pure et simple, qui est pure et simple autosuffisance donc pure et simple perfection, c’est-à-dire absence de manque ou de défaut. Pourquoi cette invocation de Dieu lorsqu’il est question de la jus­tice ? La conclusion de ce texte va nous permettre de le com­prendre.

Même si Dieu n’existait pas, nous devrions toujours aimer la justice. Le sens de ce texte est donc moral : il s’agit de renfor­cer la jus­tice. Mais le renforcement est paradoxal : nous devrions aimer la jus­tice, même si Dieu n’existait pas parce que s’il existait il serait néces­sairement juste. Autrement dit, l’idée de Dieu sert à nous montrer la grandeur de la justice. Il est possible que Dieu n’existe pas, mais la justice, elle, existe. Une telle affirmation est peut-être risquée.

Ainsi, nous devrions toujours aimer la justice, même si Dieu n’existait pas. Et nous devrions toujours aimer la justice pour ressem­bler au­tant que possible à cet être qui, s’il existait, serait nécessaire­ment juste. La justice est, selon ce texte, manifestement une bonne chose ; Montesquieu ici ne pense pas comme Thrasy­maque que la vie de l’injuste est la plus digne d’être vécue. La justice est bonne. Mais le problème de la justice, c’est que les hommes n’en voient pas tous la bonté alors qu’ils voient fort bien qu’il est de leur avantage d’être par­fois injustes. Peut-être même, dirait Thrasymaque et, qui sait ?, Socrate lui-même, ceux mêmes qui en voient la bonté se trompent-ils ou du moins assurément n’en voient-ils pas toute la bonté, toute la gran­deur qui dépasse toutes les choses humaines. Le problème de la justice, c’est donc de la faire aimer par les hommes. Comment faire ? La politique la plus courante consiste à faire peur aux injustes et même à invo­quer, à l’appui de la justice humaine, la justice de Dieu, à savoir des récom­penses et des châti­ments après la mort. On fait aimer la justice par la peur du châtiment.

Les modernes ont tenté une autre voie ; ils ont pensé qu’on pou­vait invoquer l’intérêt : tous les hommes ont intérêt au lien social à cause de l’utilité, de la paix et de la sécurité fournies par la loi. Mais ils ont peut-être rapidement cru que tout le monde pouvait « voir » cet inté­rêt, sans parler du fait qu’assurément, tous les hommes n’ont pas éga­lement intérêt à se soumettre à la loi comme les discours de Thrasymaque, de Glau­con et d’Adimante dans la République de Platon nous le mon­trent. Montesquieu dans ce texte semble ne pas vouloir re­courir à cet argument de l’intérêt. Il y a semble-t-il une ten­sion natu­relle entre l’intérêt privé et l’intérêt public. Par là même, Montes­quieu ne pouvait plus suivre ses illustres prédécesseurs de la moder­nité que sont Hobbes ou Locke. Comment alors renforcer la jus­tice ?

C’est la beauté de l’idée de Dieu qui va servir à ce renfor­cement. Par là, il est clair que ce texte ne s’adresse pas à des brutes ni à des im­béciles, mais à des hommes capables d’être sensibles à la beauté d’une idée, et des hommes à ce point pleins de douceurs et de lumières que l’existence désignée par cette idée pourrait être purement et simple­ment un néant. Celui qui parle est assurément un homme plein de douceur et, s’il pensait que tous les hommes pensent comme lui, se rendraient à ses rai­sons, cela signifierait qu’il pense que tous les hommes sont aussi doux qu’il l’est lui-même, ce qui est tout sauf évi­dent. Nous de­vrions faire tous nos efforts pour ressembler à ce Dieu dont nous avons l’idée, puisqu’il serait nécessairement juste, alors que nous ne le sommes que de manière non nécessaire, poussés comme nous le sommes souvent par notre intérêt dans la voie de l’injustice. On pourrait ex­primer le raisonnement de la manière suivante : nous sommes déchirés entre la voie de la justice et celle de l’injustice ; l’injustice nous attire avec la satisfac­tion de notre intérêt privé ; néan­moins, la justice est un rapport éternel de convenance entre deux choses ou entre deux êtres. Puisque l’idée de Dieu est celle d’un être parfait qui suit le bien par néces­sité, cette idée, quand bien même elle ne correspondrait à aucun être effectif, est cependant l’idée de la plus haute perfection que nous puissions concevoir. Par là même, si nous fai­sons tous nos efforts pour ressembler à l’être défini par cette idée, nous nous améliorerons, nous nous perfectionnerons, nous nous ren­drons en quelque façon semblables à Dieu. Telle était la fonction de la phi­losophie an­tique : s’assimiler à Dieu, s’immortaliser autant qu’il est en nous. Mais les an­ciens ne parlaient pas de Dieu sur un mode hypothétique.

Et la beauté de l’idée se manifeste dans ce texte plus comme la beauté d’une idée que comme la beauté d’un être ef­fectif. La beauté de cette idée semble être bien proche de la beauté d’une chimère, d’un néant. En outre, la beauté de cette idée fait-elle oublier l’intérêt ? Ou peut-être peut-on dire que la beauté de l’idée a justement pour fonction de reléguer l’intérêt privé à l’arrière-plan ; ce qui signifierait qu’en un sens, Thrasy­maque a raison en soutenant que, dans la plupart des cas sinon toujours, la justice politique ef­fective est au service des plus forts, c’est-à-dire des injustes qui ont besoin de la jus­tice des autres pour sa­tisfaire leur intérêt privé. S’appuyant sur une constata­tion semblable, Socrate poussait à s’élever à l’idée de la justice qui, comme toutes les autres idées, n’existe pas dans le monde de la caverne mais seule­ment dans l’ordre du logos, dans l’ordre de la pensée. Plutôt que de transformer le monde, il vaut mieux se perfectionner soi-même, devenir meilleur, s’éduquer. La douceur de celui qui écrit ce texte ne doit pas faire oublier la rigueur de la caverne. Car la sé­duction de la beauté de l’idée n’opère pas chez ceux qui sont inaccessibles à toute argumentation impartiale parce qu’ils ne sa­vent écouter que leur intérêt. Si donc Usbek est sensible à la beauté de l’idée de Dieu, cela ne signifie pas que tout le monde l’est, loin s’en faut.

Mais alors, si l’on est inaccessible aux charmes de l’idée de Dieu qu’est-ce qui pourra nous pousser à être justes ? De plus, cette idée n’étant qu’une idée, et de plus pouvant n’avoir aucun corrélat, ne pourrait-il en être de même pour l’idée de justice elle-même ? Cette idée est sans doute belle, mais la justice existe-t-elle pour autant ? Cette question est fort importante et il est possible qu’elle soit fort utile pour mener une quête véritable­ment radicale. A condition peut-être que cette quête reste une recherche théorique. Car sinon, c’est la porte ouverte à tous les bouleversements politiques et il n’est pas sûr que ce qu’il y a de plus élevé en l’homme en bénéficierait, bien au contraire.

Que voulons-nous dire par tout ce qui précède ? Qu’en un sens, tout le raisonnement de ce texte reste « en l’air ». Car, outre le carac­tère explicite­ment conditionnel de l’existence de Dieu, la définition de la justice énoncée dans le premier paragraphe n’est pas démontrée. Le sujet du texte est essen­tiellement de trouver un moyen pour faire aimer la justice. Le moyen est assu­rément intelligent, et il a ce caractère lié à l’intelligence d’être doux : la contrainte du logos est tout sauf violente ; toute autre est la contrainte de la justice, de toute justice effective. Encore une fois, le mot de justice employé hors de toute situation con­crète est agréable à l’oreille, il flatte, mais la justice effective tranche, qu’elle usurpe ou non le nom qu’elle porte. Il vaut mieux le sa­voir.

Dans ce texte donc, Montesquieu nous présente une ré­flexion sur l’idée de Dieu comme appui de la justice ; mais, en soulignant le caractère hy­pothétique de cette idée, il souligne le caractère incertain de la justice, autre­ment dit l’instabilité des choses humaines.

La suite de cette lettre LXXXIII des Lettres Persanes nous ap­prend que l’auteur de la lettre voulait s’opposer à ceux qui présentent Dieu comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance. Mais le sens de cette lettre est peut-être dans la phrase suivante : « Voilà, Rhédi, ce qui m’a fait pen­ser que la jus­tice est éternelle et ne dé­pend point des conventions hu­maines ; et, quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible, qu’il fau­drait se dérober à soi-même ». Cela confirme notre interpréta­tion selon laquelle ce passage, qui veut aller au secours de la jus­tice, ne la secourt pas sans la mettre en péril. De ce point de vue, la réflexion sur la justice apparaît émi­nemment péril­leuse et éminemment importante.


* Il s’agit ici des régimes communistes, dont les principaux étaient encore en place lorsque ce texte a été écrit.

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La nature de l’équité selon Aristote/2

L’équité, une forme de la justice, supérieure à la loi, selon Aristote

 Telle est la nature de l’équitable, qui est un correctif de la loi là où elle se montre insuffisante en raison de son caractère général. Tout ne peut être réglé par la loi. En voici la raison : pour certaines choses, on ne peut établir de loi, et par conséquent, il faut un décret. En effet, pour tout ce qui est indéterminé, la règle ne peut donner de détermination précise, au contraire de ce qui se passe dans l’architecture à Lesbos, avec la règle de plomb. Cette règle, qui ne reste pas rigide, peut épouser les formes de la pierre. De même, les décrets s’adaptent aux circonstances particulières. On voit ainsi clairement ce qu’est l’équitable, que l’équitable est juste, et qu’il est supérieur à une certaine sorte de juste. On voit par là avec évidence ce qu’est aussi l’homme équitable : celui qui choisit délibérément une telle attitude, et qui la pratique ; celui qui n’est pas trop pointilleux, au sens péjoratif, sur le juste, mais qui prend moins que son dû tout en ayant la loi de son côté, est un homme équitable, et cette disposition est l’équité, qui est une forme de justice et non pas une disposition différente.

                                                                                                                                                          Aristote

1. Introduction

         La loi est assurément nécessaire pour vivre en communauté, la loi nous contraint à nous maintenir dans « le droit chemin », c’est-à-dire à nous soucier des autres, à les respecter et à vivre en bonne intelligence avec eux. Et pourtant, la loi ne suscite pas toujours le respect qu’elle devrait, si ce que nous avons dit dans la phrase précédente est vrai, susciter. Il arrive sans doute que la loi se révèle imparfaite. Mais cette imperfection, à quoi tient-elle ? A l’imperfection des législateurs ? A la nature même des choses humaines ? En tout cas, Aristote, dans ce texte, semble tenir pour incontestable l’imperfection de la loi puisqu’il introduit une notion nouvelle, ou différente, qu’il appelle l’équitable, ou l’équité (ou plutôt il distingue « ce qui est équitable » et l’équité qui est la disposition d’esprit habituelle de celui qui prend une décision équitable). Ce texte est tout entier consacré à définir l’équitable et à justifier son existence, à côté, et d’une certaine manière contre la loi. Il faut néanmoins encore préciser : Aristote affirme la nécessité de l’équitable pour corriger l’insuffisance de la loi, mais cela ne le conduit pas à contester la valeur ou la nécessité des lois. Il faut des lois, même si les lois sont quelquefois insuffisantes et qu’il faut alors les corriger.

2. le domaine du texte

         Ce texte appartient au domaine politique, c’est-à-dire au domaine des choses humaines, qui dépendent de la forme d’organisation de la communauté. Et le problème le plus important du domaine politique, c’est celui de la justice, c’est-à-dire de la règle qui permet d’instaurer la concorde et l’amitié entre les citoyens, parce que le gouvernement s’efforce de réaliser le bien commun et non pas le bien particulier d’une fraction de la cité. C’est bien de justice qu’il est question dans ce texte d’Aristote, mais d’une forme particulière de la justice, qu’il appelle l’équité et qu’il distingue de la justice légale.

3. la thèse du texte

On peut formuler la thèse de ce texte en disant que la nature (c’est-à-dire ici l’essence, la définition) de l’équitable, c’est d’être une décision qui corrige la loi en vigueur, là où elle se révèle imparfaite parce qu’elle ne s’adapte pas bien au cas particulier. Cette imperfection de la loi est issue, dit Aristote, de son caractère général. En effet, la loi, qui anticipe toujours sur ce qui va être, elle prévoit les cas, est toujours générale ; d’autre part, les situations humaines sont toujours particulières ; en outre, et c’est le plus important, les choses humaines, à la différence des autres choses de la nature (qui arrivent avec une régularité plus grande, plus prévisible), contiennent quelque chose qui les rend en partie imprévisibles : c’est que l’homme est un animal raisonnable, et ce que la nature veut en lui, elle le laisse en quelque sorte à sa décision propre. De là la multiplicité des choix qu’un homme peut faire ; de là l’imprévisibilité des conséquences de beaucoup d’actions humaines. C’est bien pourquoi tout ne peut être réglé par la loi, qui est générale et qui, en outre, est faite par les hommes eux-mêmes, et non pas par la nature (mais il y a peut-être un droit naturel, ou une « loi naturelle », c’est-à-dire conforme à la nature des choses et à la nature des hommes, mais c’est un droit problématique, et, assurément — si l’on pense aux « Droits de l’Homme » —, pas toujours appliqué). Le texte affirme aussi que l’équitable est une certaine forme de juste, supérieure à une autre forme de juste. Il affirme ainsi qu’il y a au moins deux formes de la justice : la justice légale, et, au-dessus d’elle, l’équitable, qui permet de la corriger lorsqu’elle est insuffisante en raison de son caractère général et de l’imprévisibilité relative des choses humaines. Voilà pour la thèse du texte.

4. les étapes de l’argumentation, ou le plan du texte.

Dans une première partie, Aristote définit et justifie l’équitable et conclut en affirmant qu’il est une espèce du juste supérieur au juste légal, c’est-à-dire à la loi.

Dans une deuxième partie, Aristote passe à la disposition d’esprit habituelle de l’homme qui pratique l’équitable, et il appelle cette disposition « équité ». Cette partie, ou cette phrase, la dernière du texte, affirme encore que l’équité est une forme de la justice et non pas une autre disposition.

5. L’explication

         A. La première partie.

                  La loi ne suffit pas, la justice légale ne suffit pas, elle a besoin d’être corrigée. Pourquoi ? A cause de son caractère général. En effet, la loi, parce qu’elle est contrainte d’anticiper sur les conduites des hommes (elle est toujours une projection vers l’avenir), ne peut donner que des règles générales de conduite. Or les hommes sont très divers, et des situations apparaissent qui n’avaient pas été prévues, qui sont même quelquefois « inouïes », totalement inédites. Par conséquent, quelquefois, la loi ne suffit pas, son caractère nécessairement général la rend nécessairement imparfaite. Mais cela ne veut pas dire que la loi en tant que telle est mauvaise, et qu’il faudrait à tout prix chercher à s’en passer. Si la loi n’existait pas, dit un propos du Talmud, les hommes se mangeraient tous crus les uns les autres. La loi civilise et humanise, elle polit les mœurs des hommes qui, sans elle, auraient tendance à se conduire comme des bêtes féroces, au moins dans leur plus grande partie. L’imperfection de la loi n’implique donc pas qu’il faille contester la valeur et la nécessité de la loi. On ne peut se passer de loi. Il faut seulement se soucier de la rendre la plus juste possible, ce qui évidemment suppose qu’il y a une justice « au-dessus » de la justice légale, qui néanmoins ne peut pas dire trop fort qu’il y a une justice au-dessus d’elle. C’est le paradoxe et la difficulté des choses politiques qu’il y a des choses vraies que l’on ne peut pas dire trop haut car les conséquences en seraient néfastes : ainsi si l’on disait très haut et très fort que la justice légale est imparfaite, beaucoup d’hommes déjà peu enclins à lui obéir se sentiraient en quelque mesure « autorisés » à la violer. Mais la réflexion sur la modification des lois dans le temps, sur la multiplicité des lois dans l’espace, et sur des lois (ou des régimes politiques) « injustes », nous conduit néanmoins à conclure qu’il doit y avoir une telle justice « supérieure », semblable à celle invoquée par Antigone dans la pièce de Sophocle, aux vers 446 et suivants :

 « Oui, [j’ai osé passer outre à la loi de la cité décrétée par Créon] parce que ce n’est pas Zeus qui l’a promulguée, et la Justice, qui siège auprès des dieux de sous terre n’en a point tracé de telles parmi les hommes. Je ne croyais pas que tes édits eussent tant de pouvoir qu’ils permissent à un mortel de violer les lois divines : lois non-écrites, celles-là, mais intangibles. Ce n’est pas d’aujourd’hui, ni d’hier, c’est depuis l’origine qu’elles sont en vigueur, et personne ne les a vues naître. Leur désobéir, n’était-ce point, par un lâche respect pour l’autorité d’un homme, encourir la rigueur des dieux ? »

 Mais l’insuffisance des lois ne tient pas seulement à leur caractère général, elle vient aussi de la particularité des choses humaines, qui, à la différence des autres choses de la nature, n’ont pas une régularité qui les rende en grande partie prévisibles. C’est bien pourquoi certains philosophes et penseurs de l’Antiquité grecque ont pensé que les choses humaines étaient totalement sans règle, totalement non-naturelles, car ils comprenaient la nature comme un ordre cohérent et harmonieux (un « cosmos ») ; par conséquent, pour eux, la justice ne pouvait être que conventionnelle. On dit que Socrate est le fondateur de la philosophie politique, de la philosophie qui se penche sur les choses humaines, parce qu’il a cherché, derrière l’apparent désordre des choses humaines, un ordre naturel, une justice « naturelle » qui serait la norme légitime de la justice légale, mais que les hommes ne saisissent pas facilement. Les choses humaines sont en grande partie imprévisibles parce que, à la différence des autres choses de la nature, nous l’avons dit, qui se conforment à des régularités dont le modèle parfait est le retour régulier des astres dans le ciel étoilé, la conduite des hommes implique la prise en charge consciente, réfléchie, de leur action. Parce que les hommes disposent de la raison, c’est-à-dire du logos (mot grec qui signifie en même temps la faculté de penser, la raison et le langage), ils peuvent imaginer et concevoir les choses autrement, ils peuvent innover, pour le meilleur et pour le pire. C’est qu’ils sont « libres », au sens où ils disposent du libre-arbitre, de la liberté de choix ; ils peuvent choisir d’aller dans un sens ou dans un autre, moralement vers le bien ou vers le mal, et intellectuellement de suivre des voies qui n’ont pas encore été frayées, comme le montre le progrès technique et intellectuel. L’homme est cet animal, qui, parce qu’il dispose de la raison, doit suivre consciemment, délibérément, les voies qui sont conformes à la nature, qui sont conformes à sa nature. Et il ne le veut pas toujours, il ne le voit pas toujours, ni même le plus souvent.

Aristote explique ensuite que tout ne puisse être réglé par la loi : il y a des choses pour lesquelles on ne peut pas établir de lois, et par conséquent, pour ces choses, le gouvernement ou le chef, quelle que soit la manière dont il jouit de l’autorité suprême, doit prononcer un décret, c’est-à-dire une décision ponctuelle. Si les lois étaient parfaites et qu’elles suffisaient, il n’y aurait pas besoin de décrets. Or, de fait, le gouvernement prend des décrets. Et les décrets sont comme la règle de Lesbos qui, en architecture, permet de mesurer les surfaces courbes. Mais il ne s’agit là que d’une comparaison utile pour souligner l’insuffisance de la loi, règle rigide parce que générale, alors que la règle de plomb, parce que souple, s’adapte aux contours quelquefois très compliqués, par exemple d’un chapiteau corinthien. En fait, le droit sait fort bien que la loi est insuffisante à elle seule, à établir le juste, a fortiori à le rétablir lorsqu’il a été violé. A preuve, l’existence des juges et des jurés qui rend manifeste la nécessité d’un homme ou de plusieurs pour juger de l’application de la loi aux cas particuliers. Le droit connaît donc son imperfection et par conséquent, encore une fois (bis repetita placent), cette imperfection ne saurait être invoquée contre le droit. Voilà pour la première partie, qui se termine par l’affirmation selon laquelle l’équitable est une certaine sorte de juste, qui est supérieur à une autre sorte, qui est       la justice légale. Il y a donc, nous dit Aristote ici, deux sortes de justices : 1/ la légalité, qui donne des règles générales qui permettent la vie commune d’un groupe d’hommes ; et 2/ l’équitable, qui permet de rectifier la loi lorsqu’elle ne s’applique pas bien au cas. Mais, comme nous l’avons vu, il y a encore une troisième sorte de justice : car au nom de quoi l’équitable pourra-t-il être déterminé, si ce n’est au nom d’une justice qui est encore supérieure à lui ? Ce juste supérieur à l’équitable, qui lui-même corrige le juste légal, c’est le juste « naturel », ou « parfait », celui qui correspond effectivement à la bonne décision et qui, d’une certaine manière, préexiste à la décision. Car, une fois la décision juste (par exemple équitable) prise, tout être humain sensé et moral voit bien que c’était la décision juste, ce qui revient à dire que la justice humaine n’est pas une pure invention, une fiction de l’esprit que l’esprit imposerait aux réalités, mais un jugement fondé sur une observation exacte des choses, une décision correspondant à la nature des choses. Cela pour répondre aux observations pertinentes de certain(e)s d’entre vous.

B. La dernière partie

La dernière phrase du texte ne traite plus de l’équitable, qui est la juste décision prise pour rectifier la loi, mais de l’homme équitable. La vertu, en effet, ne se confond pas avec l’acte que l’on peut dire vertueux, la vertu est une certaine disposition d’esprit, une certaine habitude d’agir, qui est propre à un homme individuel. Tout le monde n’est pas vertueux, et s’il y a de la justice dans le monde, si peu que ce soit, il faut bien qu’il existe des êtres humains justes et soucieux de la justice. La justice est une vertu, c’est-à-dire une disposition d’esprit, ainsi qu’une habitude d’agir conformément à cette disposition. Et l’homme équitable, qui n’est pas, nous dit Aristote, différent de l’homme juste, est celui qui est capable de voir l’insuffisance de la loi et d’y remédier, et qui, en outre, dans les partages, « prend moins que son dû », c’est-à-dire a tendance à ne pas s’en tenir rigoureusement à ce à quoi il a droit, mais qui se soucie du bien ou du juste avant de se préoccuper de ses propres intérêts, même s’il a la loi de son côté. L’homme équitable, donc, même si la loi pourrait le justifier à réclamer pour lui son dû tout entier, a tendance à réclamer moins. La vertu de justice, même si elle est liée à l’attribution à chacun de ce qui lui revient, est telle cependant que l’homme équitable est relativement détaché de son propre intérêt étroit. L’équité est donc une espèce de la justice, ou la justice est le genre de l’équitable. La disposition d’esprit de l’équitable, qu’Aristote appelle l’équité est donc une forme de la justice, et non pas d’une autre vertu. Un homme véritablement juste sera donc équitable.

6. Conclusion

         Ce texte nous aura ainsi permis de réfléchir et de comprendre 1/ la nature de la loi, à la fois son insuffisance et son caractère indispensable, et 2/ la nécessité et la possibilité de la rectifier, de l’améliorer, ainsi que 3/ la source de cette rectification et amélioration. La loi est nécessairement générale, par là, elle est insuffisante dans certains cas particuliers (mais pas dans tous !) ; mais elle est nécessaire. D’autre part, son insuffisance peut être surmontée grâce à l’équitable, qui, lui, s’adapte aux « cas d’espèce ». Enfin, l’équité est une disposition d’esprit qui est une espèce de la vertu de justice, et la liaison par Aristote de l’équitable à la vertu de justice, qui en tant que vertu, est une qualité de l’individu, nous invite à cultiver en nous la justice, c’est-à-dire à nous habituer à être justes dans tous nos actes concrets, et non pas, en nous contentant de propositions abstraites qui sont bien trop universelles et générales pour exiger de nous une conduite précise et d’une certaine manière coûteuse. Car il n’est pas vrai qu’il soit facile d’être juste, ni d’être vertueux. La vertu est exigeante, mais il est vrai que « les belles choses sont difficiles », comme le dit le dicton grec.

Résistance et obéissance

Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéissance, il assure l’ordre ; par la résistance, il assure la liberté. Et il est bien clair que l’ordre et la liberté ne sont point séparables, car le jeu des forces, c’est-à-dire la guerre privée, à toute minute, n’enferme aucune liberté ; c’est une vie animale, livrée à tous les hasards. Donc les deux termes, ordre et liberté, sont bien loin d’être opposés ; j’aime mieux dire qu’ils sont corrélatifs. La liberté ne va pas sans l’ordre ; l’ordre ne vaut rien sans la liberté.

Obéir en résistant, c’est tout le secret. Ce qui détruit l’obéissance est anarchie ; ce qui détruit la résistance est tyrannie. Ces deux maux s’appellent, car la tyrannie employant la force contre les opinions, les opinions, en retour, emploient la force contre la tyrannie ; et inversement, quand la résistance devient désobéissance, les pouvoirs ont beau jeu pour écraser la résistance, et ainsi deviennent tyranniques. Dès qu’un pouvoir use de force pour tuer la critique, il est tyrannique.

                                                                                                                                                          Alain

La réflexion sur le domaine politique rencontre toujours le problème de la loi et de la justice et le problème de l’ordre et de la liberté. Comment concilier un ordre qui ne soit pas oppression avec une liberté qui ne soit pas licence », telle est la formule la plus claire peut-être de ce problème, que nous devons au philosophe politique juif américain Léo Strauss[1]. Le texte d’Alain traite du problème de l’ordre et de la liberté.

Mais il en traite par l’intermédiaire d’une réflexion sur le citoyen. Qu’est-ce qu’un citoyen ? Aristote répond à cette question dans le troisième livre des Politiques de la manière suivante : « nous appelons citoyen celui qui peut participer à la puissance délibérative ou judiciaire dans une cité » (III, 1, 1275b). Dans une cité démocratique, le citoyen est celui qui participe au pouvoir politique par l’intermédiaire de son vote : il élit ses gouvernants qui sont donc ses représentants, il est donc l’auteur indirect de leurs actes (il devrait donc en être également responsable…). La vertu première du citoyen est sans doute le souci du bien commun, le bon citoyen est celui qui respecte les lois et qui tente de favoriser le bien commun de la cité. Il est vrai que la notion classique de bien commun est souvent difficile à identifier sans que s’élève des contestations. Il est cependant au moins un cas où le bien commun est incontestablement clair, c’est lorsque la cité subit l’épreuve de l’agression d’un envahisseur. Alors, « la patrie est en danger » et il faut défendre la terre de nos ancêtres. S’il en est ainsi, la première vertu du citoyen, la plus nécessaire, c’est la défense du pays, c’est la défense nationale, le sacrifice suprême de sa vie pour défendre les siens. Si éloignée que puisse être cette dimension de la vie politique, cette dimension de la vie du citoyen, elle n’en reste pas moins à l’horizon et à la base de toute vie politique.

La thèse du texte affirme cependant que « les deux vertus du citoyen », sous-entendu les seules ou les premières ou les principales, celles qui englobent toutes les autres, sont la résistance et l’obéissance. Reconnaissons que nous n’avons pas l’habitude d’entendre ainsi énoncer les devoirs du citoyen. Ou plutôt, nous aimons bien peut-être, nous, enfants de la démocratie individualiste et consumériste moderne, nous dire « résister » au pouvoir de l’Etat, pensé spontanément comme oppresseur (alors qu’il a évidemment, à côté de son nécessaire pouvoir répressif, une fonction de protection et de justice). Et nous n’aimons pas que l’on insiste trop sur l’autre aspect nécessaire de la vie communautaire : il faut obéir à la loi. Il faut obéir tout court. Sans obéissance, il n’est pas de vie sociale et politique possible. Dans quelque société que ce soit. La question qui se pose est alors seulement la suivante : à quelle condition l’obéissance peut-elle être légitime ? Nous avons déjà rencontré une réflexion de ce genre dans un texte de Spinoza concernant le prétendu « esclavage » de la loi.

Le texte se compose de deux paragraphes : 1/ une mise en corrélation des deux biens que sont l’ordre et de la liberté après l’énoncé de la thèse dans la première phase ; 2/ une mise en corrélation des deux maux inverses, l’anarchie et la tyrannie. En d’autres termes, les deux paragraphes disent deux fois la même chose : ordre et liberté sont corrélatifs et non contraires, mais le deuxième souligne le caractère corrélatif des maux liés à l’absence d’ordre et de liberté, à l’absence de résistance et d’obéissance de la part du citoyen, et par suite il montre à nouveau la liaison de l’ordre et de la liberté, de la résistance et de l’obéissance, même s’il y a toujours une tension entre les uns et les autres. La vie politique est une vie instable, toujours à réinventer. Telle est peut-être d’ailleurs la véritable leçon de ce texte : la politique est une tension entre des exigences différentes, voire opposées. On ne peut aller au-delà de cette tension. Il n’y a donc pas de cité parfaite, pas de solution définitive du problème politique. La maturité du citoyen, c’est d’accepter qu’il n’y a pas de solution toute faite, ni définitive. Il faut toujours tout recommencer, à peu près comme dans l’éducation des enfants. C’est toujours la même chose, et souvent les mêmes difficultés, dans des situations différentes. Soulignons cependant que le deuxième paragraphe, en reformulant la corrélation de l’ordre et de la liberté, met mieux en évidence que le premier, que l’obéissance et la résistance sont simultanées : c’est en obéissant que je résiste, c’est en résistant que j’obéis véritablement à la loi démocratique.

L’obéissance à la loi assure l’ordre nécessaire à la vie politique. La vie politique est une manière de résoudre par le dialogue, par la règle convenue entre les hommes, des conflits qui, en dehors de la vie politique, ne seraient résolus que par la violence. Le citoyen, qui par sa vertu, fait la bonté d’un Etat, ne doit pas seulement obéir, il doit également résister. Alain souligne ensuite les qualités politiques engendrées par la résistance et l’obéissance. Une société humaine a besoin d’ordre, sans quoi elle disparaît, tout simple ; une société humaine a besoin de liberté, faute de quoi elle sombre dans l’oppression, dans l’inhumanité. Ordre et liberté s’opposent dans l’opinion courante, dans l’opinion de l’homme irréfléchi ou de l’adolescent attardé qui prend ses boutons pour une forme de révolte, et qui croit s’assumer en se révoltant : il ne montre que son peu de jugeotte et sa capacité à se faire embobiner par le premier bavard « révolutionnaire » qui lui dira : « on a raison de se révolter » (Sartre). Mais ordre et liberté ne s’opposent pas dans un Etat démocratique où la loi, expression de la volonté générale, est faite indirectement par les citoyens. C’est tout le sens de la formule rousseauiste affirmant que « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». Refuser d’obéir à une loi votée démocratiquement, pire, se révolter contre elle, c’est au sens strict, se contredire, puisque je suis aussi l’auteur de la loi contre laquelle je me révolte. Lorsque la loi donc vise le bien commun, et surtout (démocratie) qu’elle est l’expression de la volonté générale, il n’y a aucune opposition entre ordre et liberté. Ils sont plutôt, comme le dit Alain, des « corrélatifs », c’est-à-dire des choses qui vont ensemble, qui s’impliquent l’une l’autre : s’il y a un ordre qui est vraiment un ordre politique, alors il y a une liberté également politique.

Alain poursuit en expliquant : s’il y a que « jeu de forces », c’est-à-dire absence de loi, ou, comme on dit « loi du plus fort » (qui n’est une loi que par métaphore, répétons-le), alors c’est la violence qui règne, et par suite, en dépit des verbiages imbéciles, il n’y a pas de liberté, sauf celle illusoire, de celui qui est, momentanément, le plus fort, et qui ne l’est jamais très longtemps. La vie de violence, est une vie animale, ouverte à tous les risques, à toutes les incertitudes. Aucune stabilité, aucun ordre, aucune liberté. Or la vie humaine a besoin de stabilité, de paix, et de partage. La vie du tyran, quel qu’il soit, n’est pas enviable.

Et le paragraphe conclut : la liberté n’existe pas sans ordre. Il s’agit bien entendu ici de la liberté politique, c’est-à-dire de la liberté d’agir extérieurement (la liberté rationnelle, liée au fait de penser indépendamment parce que rationnellement, n’est pas politique et elle existe, il est vrai rarement, même sous les pires tyrannies). L’ordre, l’obéissance à la loi qui engendre l’ordre, est la condition de la liberté. Mais il n’y a pas symétrie : il peut bien y avoir quelque chose qui ressemble à un ordre quand il n’y a pas de liberté, mais cet ordre n’a pas de valeur. La valeur, le fait d’accorder à certaines choses idéales, intellectuelles, spirituelles, morales, un prix, c’est cela qui fait l’humanité. Une société humaine ne vaut rien si les hommes n’y sont pas libres. Mais cette liberté n’est pas la licence (le « droit de faire ce que l’on veut »).

Le deuxième paragraphe, nous le savons, ne va pas nous faire avancer davantage : juste enfoncer le clou. Et c’est assurément nécessaire tant nos passions nous poussent à refuser le joug salutaire de la raison, de la nôtre en nous, de la raison de la loi (qui est aussi loi de la raison) dans la société politique. Sans obéissance, c’est l’anarchie qui règne, et cela signifie au sens strict (étymologique) « absence de gouvernement », et sans gouvernement, sans chef, il n’y a pas d’unité, il n’y a pas d’efficacité dans l’action. Croire, comme l’ont fait les « anarchistes » que spontanément l’ordre juste et bon s’instaurera, c’est rêver les choses humaines, c’est refuser de regarder en face la complexité de la nature humaine, sa tendance au « mal » aussi grande, sinon plus grande, que sa tendance, réelle aussi, au « bien ». Regarder les choses en face, c’est donc se fier à la raison en nous pour dominer les passions en nous, et se fier à la loi à l’extérieur de nous pour dominer les passions politiques en nous (quand nous ne sommes pas capables de le faire nous mêmes, et il en est toujours ainsi, au moins au début) et dans l’Etat.

Mais Alain souligne qu’il y a un « secret ». Il y a donc quelque chose de caché, quelque chose qui n’est pas évident, quelque chose que l’on ne voit pas de prime abord. On ne voit pas que l’obéissance et la résistance vont ensemble, on ne voit pas qu’il faut faire les deux à la fois. Obéir en résistant. Dans le moment même où j’obéis, je résiste, cela signifie que mon obéissance est toujours conditionnée, même si elle est entière, toujours critique : je reste vigilant. Il n’y a pas de société libre sans une telle vigilance du citoyen, ce qui implique bien entendu une participation aux choses politiques.

Puis Alain souligne la corrélation, l’implication réciproque des maux que sont l’anarchie et la tyrannie, qui sont le reflet de l’implication réciproque des deux biens que sont l’ordre et la liberté. La tyrannie, le pouvoir arbitraire, appuyé sur la force, opprime les opinions, il refuse la liberté de penser et la liberté de dire ce que l’on pense. Et cette violence faite aux opinions engendre la sédition, le désir de révolution, de renverser la tyrannie. La violence du tyran est fondée sur la force ; la violence révolutionnaire est fondée sur la force. Et la force ne fait pas le droit, même si le droit a besoin de la force pour régner. Le tyran a tort, le révolutionnaire a tort. Mais le deuxième a moins tort que le premier, on voit bien pourquoi (mais cela ne saurait justifier les errements des révolutionnaires, si courants, si bien que le bien de la révolution n’est pas aussi évident qu’il y paraît). Réciproquement, du côté de la résistance, elle ne doit pas aller jusqu’à la désobéissance, faute de quoi elle s’expose légitimement à la répression. La loi doit être respectée. La résistance, c’est, finalement, la critique et la liberté de critiquer. Le fondement de l’ordre social juste, c’est la liberté de penser et de dire ce que l’on pense. C’est la liberté d’expression. Et Alain nous donne le critère : la tyrannie consiste d’abord à limiter la critique par la force, non pas à employer la force. Et en effet tout Etat doit être fort.


[1] La persécution et l’art d’écrire, traduction et présentation par Olivier Sedeyn, Agora, Presses-Pocket, 1989, p. 70. Repris aux éditions de l’éclat en 2003, et chez Gallimard, collection « Tel » en 2009.

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