La nature de l’équité selon Aristote/2
L’équité, une forme de la justice, supérieure à la loi, selon Aristote
Telle est la nature de l’équitable, qui est un correctif de la loi là où elle se montre insuffisante en raison de son caractère général. Tout ne peut être réglé par la loi. En voici la raison : pour certaines choses, on ne peut établir de loi, et par conséquent, il faut un décret. En effet, pour tout ce qui est indéterminé, la règle ne peut donner de détermination précise, au contraire de ce qui se passe dans l’architecture à Lesbos, avec la règle de plomb. Cette règle, qui ne reste pas rigide, peut épouser les formes de la pierre. De même, les décrets s’adaptent aux circonstances particulières. On voit ainsi clairement ce qu’est l’équitable, que l’équitable est juste, et qu’il est supérieur à une certaine sorte de juste. On voit par là avec évidence ce qu’est aussi l’homme équitable : celui qui choisit délibérément une telle attitude, et qui la pratique ; celui qui n’est pas trop pointilleux, au sens péjoratif, sur le juste, mais qui prend moins que son dû tout en ayant la loi de son côté, est un homme équitable, et cette disposition est l’équité, qui est une forme de justice et non pas une disposition différente.
Aristote
1. Introduction
La loi est assurément nécessaire pour vivre en communauté, la loi nous contraint à nous maintenir dans « le droit chemin », c’est-à-dire à nous soucier des autres, à les respecter et à vivre en bonne intelligence avec eux. Et pourtant, la loi ne suscite pas toujours le respect qu’elle devrait, si ce que nous avons dit dans la phrase précédente est vrai, susciter. Il arrive sans doute que la loi se révèle imparfaite. Mais cette imperfection, à quoi tient-elle ? A l’imperfection des législateurs ? A la nature même des choses humaines ? En tout cas, Aristote, dans ce texte, semble tenir pour incontestable l’imperfection de la loi puisqu’il introduit une notion nouvelle, ou différente, qu’il appelle l’équitable, ou l’équité (ou plutôt il distingue « ce qui est équitable » et l’équité qui est la disposition d’esprit habituelle de celui qui prend une décision équitable). Ce texte est tout entier consacré à définir l’équitable et à justifier son existence, à côté, et d’une certaine manière contre la loi. Il faut néanmoins encore préciser : Aristote affirme la nécessité de l’équitable pour corriger l’insuffisance de la loi, mais cela ne le conduit pas à contester la valeur ou la nécessité des lois. Il faut des lois, même si les lois sont quelquefois insuffisantes et qu’il faut alors les corriger.
2. le domaine du texte
Ce texte appartient au domaine politique, c’est-à-dire au domaine des choses humaines, qui dépendent de la forme d’organisation de la communauté. Et le problème le plus important du domaine politique, c’est celui de la justice, c’est-à-dire de la règle qui permet d’instaurer la concorde et l’amitié entre les citoyens, parce que le gouvernement s’efforce de réaliser le bien commun et non pas le bien particulier d’une fraction de la cité. C’est bien de justice qu’il est question dans ce texte d’Aristote, mais d’une forme particulière de la justice, qu’il appelle l’équité et qu’il distingue de la justice légale.
3. la thèse du texte
On peut formuler la thèse de ce texte en disant que la nature (c’est-à-dire ici l’essence, la définition) de l’équitable, c’est d’être une décision qui corrige la loi en vigueur, là où elle se révèle imparfaite parce qu’elle ne s’adapte pas bien au cas particulier. Cette imperfection de la loi est issue, dit Aristote, de son caractère général. En effet, la loi, qui anticipe toujours sur ce qui va être, elle prévoit les cas, est toujours générale ; d’autre part, les situations humaines sont toujours particulières ; en outre, et c’est le plus important, les choses humaines, à la différence des autres choses de la nature (qui arrivent avec une régularité plus grande, plus prévisible), contiennent quelque chose qui les rend en partie imprévisibles : c’est que l’homme est un animal raisonnable, et ce que la nature veut en lui, elle le laisse en quelque sorte à sa décision propre. De là la multiplicité des choix qu’un homme peut faire ; de là l’imprévisibilité des conséquences de beaucoup d’actions humaines. C’est bien pourquoi tout ne peut être réglé par la loi, qui est générale et qui, en outre, est faite par les hommes eux-mêmes, et non pas par la nature (mais il y a peut-être un droit naturel, ou une « loi naturelle », c’est-à-dire conforme à la nature des choses et à la nature des hommes, mais c’est un droit problématique, et, assurément — si l’on pense aux « Droits de l’Homme » —, pas toujours appliqué). Le texte affirme aussi que l’équitable est une certaine forme de juste, supérieure à une autre forme de juste. Il affirme ainsi qu’il y a au moins deux formes de la justice : la justice légale, et, au-dessus d’elle, l’équitable, qui permet de la corriger lorsqu’elle est insuffisante en raison de son caractère général et de l’imprévisibilité relative des choses humaines. Voilà pour la thèse du texte.
4. les étapes de l’argumentation, ou le plan du texte.
Dans une première partie, Aristote définit et justifie l’équitable et conclut en affirmant qu’il est une espèce du juste supérieur au juste légal, c’est-à-dire à la loi.
Dans une deuxième partie, Aristote passe à la disposition d’esprit habituelle de l’homme qui pratique l’équitable, et il appelle cette disposition « équité ». Cette partie, ou cette phrase, la dernière du texte, affirme encore que l’équité est une forme de la justice et non pas une autre disposition.
5. L’explication
A. La première partie.
La loi ne suffit pas, la justice légale ne suffit pas, elle a besoin d’être corrigée. Pourquoi ? A cause de son caractère général. En effet, la loi, parce qu’elle est contrainte d’anticiper sur les conduites des hommes (elle est toujours une projection vers l’avenir), ne peut donner que des règles générales de conduite. Or les hommes sont très divers, et des situations apparaissent qui n’avaient pas été prévues, qui sont même quelquefois « inouïes », totalement inédites. Par conséquent, quelquefois, la loi ne suffit pas, son caractère nécessairement général la rend nécessairement imparfaite. Mais cela ne veut pas dire que la loi en tant que telle est mauvaise, et qu’il faudrait à tout prix chercher à s’en passer. Si la loi n’existait pas, dit un propos du Talmud, les hommes se mangeraient tous crus les uns les autres. La loi civilise et humanise, elle polit les mœurs des hommes qui, sans elle, auraient tendance à se conduire comme des bêtes féroces, au moins dans leur plus grande partie. L’imperfection de la loi n’implique donc pas qu’il faille contester la valeur et la nécessité de la loi. On ne peut se passer de loi. Il faut seulement se soucier de la rendre la plus juste possible, ce qui évidemment suppose qu’il y a une justice « au-dessus » de la justice légale, qui néanmoins ne peut pas dire trop fort qu’il y a une justice au-dessus d’elle. C’est le paradoxe et la difficulté des choses politiques qu’il y a des choses vraies que l’on ne peut pas dire trop haut car les conséquences en seraient néfastes : ainsi si l’on disait très haut et très fort que la justice légale est imparfaite, beaucoup d’hommes déjà peu enclins à lui obéir se sentiraient en quelque mesure « autorisés » à la violer. Mais la réflexion sur la modification des lois dans le temps, sur la multiplicité des lois dans l’espace, et sur des lois (ou des régimes politiques) « injustes », nous conduit néanmoins à conclure qu’il doit y avoir une telle justice « supérieure », semblable à celle invoquée par Antigone dans la pièce de Sophocle, aux vers 446 et suivants :
« Oui, [j’ai osé passer outre à la loi de la cité décrétée par Créon] parce que ce n’est pas Zeus qui l’a promulguée, et la Justice, qui siège auprès des dieux de sous terre n’en a point tracé de telles parmi les hommes. Je ne croyais pas que tes édits eussent tant de pouvoir qu’ils permissent à un mortel de violer les lois divines : lois non-écrites, celles-là, mais intangibles. Ce n’est pas d’aujourd’hui, ni d’hier, c’est depuis l’origine qu’elles sont en vigueur, et personne ne les a vues naître. Leur désobéir, n’était-ce point, par un lâche respect pour l’autorité d’un homme, encourir la rigueur des dieux ? »
Mais l’insuffisance des lois ne tient pas seulement à leur caractère général, elle vient aussi de la particularité des choses humaines, qui, à la différence des autres choses de la nature, n’ont pas une régularité qui les rende en grande partie prévisibles. C’est bien pourquoi certains philosophes et penseurs de l’Antiquité grecque ont pensé que les choses humaines étaient totalement sans règle, totalement non-naturelles, car ils comprenaient la nature comme un ordre cohérent et harmonieux (un « cosmos ») ; par conséquent, pour eux, la justice ne pouvait être que conventionnelle. On dit que Socrate est le fondateur de la philosophie politique, de la philosophie qui se penche sur les choses humaines, parce qu’il a cherché, derrière l’apparent désordre des choses humaines, un ordre naturel, une justice « naturelle » qui serait la norme légitime de la justice légale, mais que les hommes ne saisissent pas facilement. Les choses humaines sont en grande partie imprévisibles parce que, à la différence des autres choses de la nature, nous l’avons dit, qui se conforment à des régularités dont le modèle parfait est le retour régulier des astres dans le ciel étoilé, la conduite des hommes implique la prise en charge consciente, réfléchie, de leur action. Parce que les hommes disposent de la raison, c’est-à-dire du logos (mot grec qui signifie en même temps la faculté de penser, la raison et le langage), ils peuvent imaginer et concevoir les choses autrement, ils peuvent innover, pour le meilleur et pour le pire. C’est qu’ils sont « libres », au sens où ils disposent du libre-arbitre, de la liberté de choix ; ils peuvent choisir d’aller dans un sens ou dans un autre, moralement vers le bien ou vers le mal, et intellectuellement de suivre des voies qui n’ont pas encore été frayées, comme le montre le progrès technique et intellectuel. L’homme est cet animal, qui, parce qu’il dispose de la raison, doit suivre consciemment, délibérément, les voies qui sont conformes à la nature, qui sont conformes à sa nature. Et il ne le veut pas toujours, il ne le voit pas toujours, ni même le plus souvent.
Aristote explique ensuite que tout ne puisse être réglé par la loi : il y a des choses pour lesquelles on ne peut pas établir de lois, et par conséquent, pour ces choses, le gouvernement ou le chef, quelle que soit la manière dont il jouit de l’autorité suprême, doit prononcer un décret, c’est-à-dire une décision ponctuelle. Si les lois étaient parfaites et qu’elles suffisaient, il n’y aurait pas besoin de décrets. Or, de fait, le gouvernement prend des décrets. Et les décrets sont comme la règle de Lesbos qui, en architecture, permet de mesurer les surfaces courbes. Mais il ne s’agit là que d’une comparaison utile pour souligner l’insuffisance de la loi, règle rigide parce que générale, alors que la règle de plomb, parce que souple, s’adapte aux contours quelquefois très compliqués, par exemple d’un chapiteau corinthien. En fait, le droit sait fort bien que la loi est insuffisante à elle seule, à établir le juste, a fortiori à le rétablir lorsqu’il a été violé. A preuve, l’existence des juges et des jurés qui rend manifeste la nécessité d’un homme ou de plusieurs pour juger de l’application de la loi aux cas particuliers. Le droit connaît donc son imperfection et par conséquent, encore une fois (bis repetita placent), cette imperfection ne saurait être invoquée contre le droit. Voilà pour la première partie, qui se termine par l’affirmation selon laquelle l’équitable est une certaine sorte de juste, qui est supérieur à une autre sorte, qui est la justice légale. Il y a donc, nous dit Aristote ici, deux sortes de justices : 1/ la légalité, qui donne des règles générales qui permettent la vie commune d’un groupe d’hommes ; et 2/ l’équitable, qui permet de rectifier la loi lorsqu’elle ne s’applique pas bien au cas. Mais, comme nous l’avons vu, il y a encore une troisième sorte de justice : car au nom de quoi l’équitable pourra-t-il être déterminé, si ce n’est au nom d’une justice qui est encore supérieure à lui ? Ce juste supérieur à l’équitable, qui lui-même corrige le juste légal, c’est le juste « naturel », ou « parfait », celui qui correspond effectivement à la bonne décision et qui, d’une certaine manière, préexiste à la décision. Car, une fois la décision juste (par exemple équitable) prise, tout être humain sensé et moral voit bien que c’était la décision juste, ce qui revient à dire que la justice humaine n’est pas une pure invention, une fiction de l’esprit que l’esprit imposerait aux réalités, mais un jugement fondé sur une observation exacte des choses, une décision correspondant à la nature des choses. Cela pour répondre aux observations pertinentes de certain(e)s d’entre vous.
B. La dernière partie
La dernière phrase du texte ne traite plus de l’équitable, qui est la juste décision prise pour rectifier la loi, mais de l’homme équitable. La vertu, en effet, ne se confond pas avec l’acte que l’on peut dire vertueux, la vertu est une certaine disposition d’esprit, une certaine habitude d’agir, qui est propre à un homme individuel. Tout le monde n’est pas vertueux, et s’il y a de la justice dans le monde, si peu que ce soit, il faut bien qu’il existe des êtres humains justes et soucieux de la justice. La justice est une vertu, c’est-à-dire une disposition d’esprit, ainsi qu’une habitude d’agir conformément à cette disposition. Et l’homme équitable, qui n’est pas, nous dit Aristote, différent de l’homme juste, est celui qui est capable de voir l’insuffisance de la loi et d’y remédier, et qui, en outre, dans les partages, « prend moins que son dû », c’est-à-dire a tendance à ne pas s’en tenir rigoureusement à ce à quoi il a droit, mais qui se soucie du bien ou du juste avant de se préoccuper de ses propres intérêts, même s’il a la loi de son côté. L’homme équitable, donc, même si la loi pourrait le justifier à réclamer pour lui son dû tout entier, a tendance à réclamer moins. La vertu de justice, même si elle est liée à l’attribution à chacun de ce qui lui revient, est telle cependant que l’homme équitable est relativement détaché de son propre intérêt étroit. L’équité est donc une espèce de la justice, ou la justice est le genre de l’équitable. La disposition d’esprit de l’équitable, qu’Aristote appelle l’équité est donc une forme de la justice, et non pas d’une autre vertu. Un homme véritablement juste sera donc équitable.
6. Conclusion
Ce texte nous aura ainsi permis de réfléchir et de comprendre 1/ la nature de la loi, à la fois son insuffisance et son caractère indispensable, et 2/ la nécessité et la possibilité de la rectifier, de l’améliorer, ainsi que 3/ la source de cette rectification et amélioration. La loi est nécessairement générale, par là, elle est insuffisante dans certains cas particuliers (mais pas dans tous !) ; mais elle est nécessaire. D’autre part, son insuffisance peut être surmontée grâce à l’équitable, qui, lui, s’adapte aux « cas d’espèce ». Enfin, l’équité est une disposition d’esprit qui est une espèce de la vertu de justice, et la liaison par Aristote de l’équitable à la vertu de justice, qui en tant que vertu, est une qualité de l’individu, nous invite à cultiver en nous la justice, c’est-à-dire à nous habituer à être justes dans tous nos actes concrets, et non pas, en nous contentant de propositions abstraites qui sont bien trop universelles et générales pour exiger de nous une conduite précise et d’une certaine manière coûteuse. Car il n’est pas vrai qu’il soit facile d’être juste, ni d’être vertueux. La vertu est exigeante, mais il est vrai que « les belles choses sont difficiles », comme le dit le dicton grec.