La vérité, commentaire d’un texte de Bergson
Qu’est-ce qu’un jugement vrai ? Nous appelons vraie l’affirmation qui concorde avec la réalité. Mais en quoi peut consister cette concordance ? Nous aimons à y voir quelque chose comme la ressemblance du portrait au modèle : l’affirmation vraie serait celle qui copierait la réalité. Réfléchissons-y cependant : nous verrons que c’est seulement dans des cas rares, exceptionnels, que cette définition du vrai trouve son application. Ce qui est réel, c’est tel ou tel fait singulier déterminant s’accomplissant en tel ou tel point de l’espace et du temps, c’est du changeant. Au contraire, la plupart de nos affirmations sont générales et impliquent une certaine stabilité de leur objet. Prenons une vérité aussi voisine que possible de l’expérience, celle-ci par exemple : « la chaleur dilate les corps. » De quoi pourrait-elle bien être la copie ? Il est possible, en un certain sens, de copier la dilatation d’un corps déterminé, en la photographiant dans ses diverses phases. […] Mais une vérité qui s’applique à tous les corps, sans concerner spécialement aucun de ceux que j’ai vus, ne copie rien, ne reproduit rien.
Henri Bergson
Il s’agit dans ce texte de la vérité. Cette notion est complexe et difficile. Et il n’est pas rare aujourd’hui d’entendre des gens douter de la vérité, douter de la possibilité de parvenir à la vérité. Et qu’entend-on alors par ce mot ? On désigne par là une affirmation qui correspond à la réalité : ce que je dis est « vrai » est dit « vrai » lorsque l’on pense qu’il en est bien dans la réalité comme je le dis. Mais si l’on entend bien cela par ce mot, comment peut-on douter de la vérité ? En effet, chaque fois que je parle, y compris et spécialement lorsque je dis qu’il n’y a pas de vérité, je prétends énoncer quelque chose de « vrai ». Autrement dit, au moment même où quelqu’un prétend qu’« il n’y a pas de vérité », il se contredit puisqu’il prétend d’une manière ou d’une autre que son affirmation est vraie. Si nous prenons conscience de cela, nous nous rendons compte en même temps que la vérité est un horizon, un élément, un but, de tous nos discours. Je ne pourrais pas parler si je ne supposais pas que la vérité existe, soit que je prétende la dire, soit que je tente de la dissimuler, soit même (comme dans une œuvre d’art, par définition fictive) que je joue avec, faisant comme si ce qui est n’était pas et comme si ce qui n’est pas était : car l’art édifie une représentation qui se présente, en tant qu’œuvre d’art, comme fausse, même si elle peut avoir aussi une fonction de vérité (cette impression que nous avons quelquefois que nous avons « appris » quelque chose d’une œuvre de fiction). Et si la vérité est un horizon indépassable de notre discours, si notre langage ne peut pas ne pas évoquer, porter, indiquer, désigner, signifier, ce qu’on appelle « la réalité », je ne saurais, si je réfléchis, prétendre qu’il n’y en a pas. Mais si j’affirme que la vérité existe, ou qu’elle est possible, cela ne signifie pas que je dirais que je la possède, en tout cas pas au départ ; mais cela signifie que l’homme, animal parlant, se situe dans une relation particulière à l’être, à ce qui est, puisque, par le langage et la raison, il peut s’approcher de la compréhension profonde, avoir l’idée d’une connaissance « parfaite » de ce qui est. L’homme est l’animal qui parlant, peut connaître ou progresser dans la connaissance de ce qui est. Prenant conscience de cela, je prends conscience de ma dignité d’homme, et des devoirs qui m’incombent en tant qu’homme : être homme le plus possible, le devenir toujours davantage en combattant en autrui peut-être mais assurément d’abord en moi-même, l’erreur, la prétention à savoir, sous toutes ses multiples formes sans cesse renaissantes. Pour m’éduquer, grandir, devenir meilleur à mes propres yeux, devant le tribunal de ma propre raison. La vérité est aussi un élément de ma parole ou de mon rapport au monde parce que je ne peux pas ne pas impliquer la réalité dans ce que je dis. Même quand je dis que « la réalité n’existe pas au dehors de moi, elle est ma représentation ». Car même si la seule réalité est ma représentation, c’est encore une réalité et mon discours qui s’exprime ainsi prétend la viser et la saisir. Enfin, la vérité est un but constamment présent de mon discours parce que mon discours vise toujours le réel.
Mais une fois que l’on a admis que l’homme se situe toujours dans l’horizon de la vérité, cela ne signifie pas qu’il sache ce qu’elle est, qu’il connaisse effectivement ce qui est. La vérité, en même temps que je comprends qu’elle me concerne toujours d’une manière ou d’une autre (nous avons vu que la nier, c’était encore l’affirmer…), me devient problématique. Et ainsi je m’aperçois que cette conscience du caractère problématique de la vérité, et de la prétention où je me trouvais avant cette prise de conscience (en effet, en un sens, avant, je « croyais savoir » alors que je ne savais pas), est un moment essentiel de ma propre éducation, de mon « auto-éducation », je m’aperçois que je grandis, que ma pensée devient moins bête, moins précipitée, moins prête à juger de manière expéditive. Je m’aperçois de la force de cette faculté qui est en moi et qui me permet de « suspendre mon jugement » et d’examiner, de ne pas céder aux mouvements de la passion en moi. Cette faculté de penser droitement, c’est la raison, et c’est grâce à elle que je peux ainsi ne pas adhérer à une opinion, mais la considérer en elle-même, pour voir si elle « tient debout », pour ensuite peut-être, affirmer et juger avec intelligence et discernement.
Le texte de Bergson qui est proposé à notre examen porte justement sur le caractère problématique de la conception courante de la vérité ; il risque d’augmenter encore notre conscience du caractère problématique de notre approche du réel. Mais, après notre première réflexion sur la nécessaire présence de la vérité comme une exigence de notre pensée et de notre discours, nous avons mûri et grandi, et nous nous sentons en quelque sorte de taille à affronter les plus grandes difficultés. Nous savons que la vérité n’est pas « donnée », mais l’horizon de notre recherche et de notre discours, et que nous devons faire ce que nous pouvons pour tenter d’y parvenir. Nous sommes donc prêts à examiner les difficultés qui entourent l’idée de vérité.
Il s’agit de l’opinion courante selon laquelle un jugement vrai est une affirmation qui concorde avec la réalité. Notons que Bergson parle de « jugement » et non pas de vérité. Il est vrai que la vérité ainsi énoncée peut être source de confusion : en particulier, on peut confondre la vérité et la réalité qu’elle est censée décrire, saisir, expliquer, comprendre. En parlant de jugement, Bergson nous contraint à nous rendre compte que la vérité est de l’ordre du discours : la vérité est un certain caractère de notre discours qui, lui, porte sur le « réel » (je mets des guillemets car la notion de « réalité » est elle aussi une notion complexe et problématique). Et la « fausseté » est un autre caractère, opposé à celui de vérité, de notre discours sur le « réel ».
Qu’est-ce qu’un jugement vrai ? dit Bergson, et il répond : une affirmation qui concorde avec la réalité.
En fait, dans les quatre premières phrases, Bergson énonce le problème et la manière dont « on » (c’est-à-dire l’opinion courante) le « résout » : on comprend la concordance du discours avec la réalité en disant que le discours copie la réalité. Cette opinion est très intéressante à examiner, non seulement en elle-même et du point de vue de la vérité logique ou rationnelle, mais aussi parce que parler de « copie » peut permettre d’englober tous les types de représentation de l’homme, toute la capacité expressive de l’homme, qui, en tant qu’« expression », doit bien « exprimer » quelque chose, donc quelque chose de « réel ». Et l’on pourrait ainsi poser le problème très général : toute expression, toute représentation est-elle une copie, une imitation ? On voit que cela inclut, entre autres choses, l’art des artisans et l’art des artistes. Revenons au texte.
Nous avons donc quatre phrases qui posent le problème. Vient ensuite une phrase, centrale, qui affirme que cette définition du jugement vrai comme copiant la réalité ne vaut que pour des cas très rares. Elle énonce en fait le fondement de la thèse du texte, qui pourrait être exprimée de la manière suivante : « dans la mesure où la notion courante de la vérité comme copie du réel ne vaut que dans des cas exceptionnels, on ne peut tenir cette définition du jugement vrai pour valable en général. » Par conséquent, il nous faut chercher ailleurs une autre conception de la vérité.
Ensuite, Bergson argumente : il oppose le réel, le réel auquel nous avons affaire dans l’expérience sensible, qui est toujours singulier, individuel et changeant, à la plupart de nos affirmations qui sont, elles, générales, et qui supposent que ce dont elles parlent, leur « objet », est relativement stable, non-changeant. Ensuite encore, il donne un exemple. Et enfin, il conclut, une affirmation générale ne copie rien.
Examinons cette argumentation.
La première phrase met en évidence le caractère propre à la vérité d’être de l’ordre du discours. La vérité se dit d’un jugement, même s’il arrive fréquemment que l’adjectif « vrai » soit utilisé comme synonyme de « réel » ; et cela se comprend, dans la mesure où ce qui est vrai est bien ce qui est réel, mais qui n’est pas à strictement parler exact, puisque le vrai n’existe que dans le discours, c’est un discours, et un discours se compose de jugements. Il ne faut pas en effet prendre le mot de jugement au sens du jugement d’un tribunal, qui n’est qu’un usage possible de ce mot. Néanmoins, l’évocation du tribunal est utile dans la mesure où il s’agit de discriminer, de distinguer, de trancher, entre deux choses, entre deux causes : celui qui a raison, celui qui a tort ; celui qui est juste (la victime le cas échéant), et celui qui est injuste (le coupable). Le tribunal doit permettre un jugement, un verdict, « juste » et juste veut aussi dire ici « conforme au réel », ou « vrai ». Et quand je dis la table est rouge, je prononce un jugement, j’affirme quelque chose de quelque chose, j’attribue un prédicat (c’est le mot technique en logique) à un sujet, ici la qualité de « rouge » au sujet « table ». Si je disais table, cheval, rouge, je ne dirais, si je prends cette phrase hors de tout contexte, rien de sensé : au sens strict, cette succession de mots ne veut rien dire. Par contre, si je dis : la table est rouge, mon propos a un sens, qu’il faut examiner du point de vue de sa vérité (ici factuelle) ou non. De même, si je dis : la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits, je dis quelque chose de sensé, et cela prétend à la vérité (au simple sens où cela prétend dire quelque chose de quelque chose) ; mais cette vérité n’est pas une vérité de fait, c’est une vérité de raison, c’est-à-dire quelque chose à quoi l’on aboutit par une suite de propositions liées rigoureusement entre elles, et qui a une valeur universelle (c’est-à-dire qui vaut partout et toujours).
Bergson a donc raison, nous semble-t-il, de souligner que la vérité est de l’ordre du discours, et que le discours se compose de jugements (d’affirmations). Et il rappelle la définition traditionnelle de la vérité comme adéquation de la chose (réelle) avec l’intelligence (la représentation intellectuelle et son expression ou sa transposition-traduction dans le langage humain). Puis il souligne le problème qui se pose. Que la vérité soit un jugement conforme à ce qui est, soit, mais comment comprendre le rapport entre la représentation et le réel ? Dans le langage de Bergson ici, la vérité est concordance entre réel et représentation ; en quoi donc peut bien consister cette concordance, cet accord ? Et l’ensemble du texte est consacré à la mise en évidence du caractère insatisfaisant de la solution apportée à ce problème par l’idée de ressemblance ou de copie. Il est sans doute important de comprendre que la vérité est de l’ordre du discours, et qu’elle est conformité de la pensée avec la réalité, mais le problème est de savoir quel rapport il y a entre pensée et réalité, entre les mots et les choses. Nous aimons à nous représenter la vérité comme semblable à la ressemblance du portrait avec son modèle : la vérité serait une copie de la réalité. Et nous comprenons alors la vérité à la manière dont nous nous représentons le sensible. En d’autres termes, nous avons tendance à nous représenter la vérité ou « l’intelligible », ce qui est conçu par l’esprit, à la manière dont nous nous représentons les choses sensibles, les objets corporels. On pourrait dire que le but de Bergson dans ce texte est de nous faire comprendre la différence de nature qu’il y a entre le réel saisi dans l’expérience sensible (les corps et leurs qualités) et la vérité, qui est saisie intellectuelle d’une « autre » réalité. Ce n’est que dans des cas très rares que l’on peut comprendre le rapport entre le vrai et le réel comme une copie. Dans la plupart des cas, semble nous dire Bergson, il y a une solution de continuité, une rupture, ou une différence de nature entre ce qui est appréhendé par les sens et ce qui est appréhendé par l’esprit.
Les deux phrases suivantes argumentent : le réel, c’est-à-dire le réel sensible, est toujours individuel, situé dans un point déterminé de l’espace et du temps, et il se caractérise par le mouvement, le changement : tout passe, fondamentalement dans l’expérience sensible. Au contraire, « la plupart de nos affirmations sont générales et impliquent une certaine stabilité de leur objet. » En effet, notre langage repose sur l’usage de « substantifs » ou de noms communs, qui en tant que tels sont des notions générales : homme, table, rouge ; et notre langage suppose également qu’il y a une certaine stabilité des formes : la table reste une table, même si elle change ; l’homme reste l’homme, même s’il change ; le rouge reste le rouge, même si chaque rouge est différent. S’il n’y avait rien qui subsiste dans le temps, s’il n’y avait pas de structure ou de forme qui persiste sous le changement, il nous serait impossible de nommer quelque chose, puisque cette chose disparaîtrait au moment même où elle recevrait un nom. Le langage, et la pensée, puisque le langage exprime la pensée, la représentation intellectuelle, supposent la permanence d’une structure du monde, une stabilité. Et cette stabilité intellectuelle s’oppose au changement incessant de l’expérience sensible. On voit le but de Bergson : montrer la différence de nature entre ce qui est pensée et ce qui est senti.
Le texte se poursuit par un exemple qui illustre la thèse suivant laquelle une affirmation vraie n’est pas une copie du réel sensible. Même une proposition vraie très proche de l’expérience (une proposition de la science physique), qui concerne l’expérience, ne copie pas l’expérience. « La chaleur dilate les corps » est une proposition générale, qui utilise des notions générales et qui ne ressemble en rien à la réalité sensible qu’elle pense et qu’elle permet de penser. Comme le disait au XVIIe siècle un autre philosophe, Spinoza, « le concept de chien n’aboie pas ». Et il ne ressemble pas à un chien ; il est la forme du chien, les caractères généraux communs à tous les chiens en dépit de leurs multiples différences qui permettent de dire de chacun qu’il est un chien et non un grain de poussière ou une prise de courant électrique ou un être humain. De là la conclusion : une proposition qui vaut pour tous les corps (une proposition universelle, comme 2 x 2 = 4) ne copie rien, puisqu’elle fait précisément abstraction des caractères strictement individuels. Le propre du discours, du langage, de la pensée, est de se mouvoir dans le général, voire, pour le discours vrai, dans l’universel, dans une certaine stabilité, tandis que le propre du sensible est d’être variable et individuel. Par suite l’affirmation selon laquelle la vérité serait une copie de la réalité est contestable.
L’intérêt de cette prise de conscience est qu’elle nous renvoie à l’activité responsable de l’esprit. Si l’intelligence saisit des réalités intelligibles immuables, qui permettent de comprendre les réalités sensibles qui sont toujours changeantes, alors la réalité n’est pas seulement la réalité donnée dans l’expérience, la réalité est aussi dans les formes saisies par l’intellect. C’est tout le sens de l’allégorie de la caverne de Platon, qui souligne que le monde sensible (le monde de la caverne) est distinct et dérivé du monde « réel » qui est, pour Platon, le monde extérieur à la caverne et qui n’est accessible que par la pensée. Platon cependant comprend le monde sensible comme une imitation, une copie, lointaine, dérivée, du monde des formes intelligibles, qui est le véritable monde réel. Bergson est intéressant ici dans la mesure où il nous fait comprendre la différence de nature qu’il y a entre l’expérience sensible et le jugement de l’esprit. C’est par la raison que l’on parvient à des vérités, c’est par le raisonnement, c’est-à-dire par l’agencement de propositions composées de mots généraux, que l’on parvient à énoncer une vérité universelle ; il faut « quitter » l’expérience pour la penser et dès que nous parlons, nous sommes dans le domaine des opinions (donc générales). L’homme est cet animal qui, parce qu’il dispose du langage et de la raison, peut accéder à un niveau de réalité plus profond, plus « réel », que le réel sensible. Ou encore, il y a plusieurs niveaux de réalité, et le réel ne se réduit pas à ce qui est donné dans l’expérience sensible. Cette prise de conscience nous pousse à nous conduire comme des êtres doués de raison.
Merci ! d’une aide très précieuse pour ce premier commentaire de texte de mon année de Terminale ! De nombreuses idées que j’ai pu developpé ! 🙂
Très heureux que ce commentaire ait pu vous être utile. Ces commentaires ont été écrits pour mes élèves. Dites-moi, si vous le voulez bien, un peu qui vous êtes.
Cordialement,
Olivier Sedeyn
Commentaire de cette année en Bac S/ES Philo 😉
Voici le sujet de Philo du Bac FRANCE métropole 2013 🙂
Tombé au BAC cette année. Dommage que je n’aie pas révisé. Ils n’attendaient pas autant que cette analyse j’espère?
Ce texte est tombé au bac !
J’ ai lu avec profit ce commentaire mais pourquoi avez-vous éluder cette phrase du texte : » cette barre de fer se dilate » et il dit que c’est la copie de ce qui se passe » quand il assiste à cette expérience. pourquoi ne faites-vous référence à la physique?
Tous les commentaires disponibles sur ce site ont été écrits il y a bien longtemps, et ils peuvent tout à fait être imparfaits. Ils veulent seulement donner des exemples d’une réflexion possible. Cordialement, Olivier Sedeyn