Éleuthère

Olivier Sedeyn Yoga, Chant, Vers la Sagesse

La nature de la technique selon Bergson: élargir notre horizon

L’essence ou la « nature » de la technique : élargir notre horizon ?

Fabriquer consiste à informer la matière, à l’assouplir et à la plier, à la convertir en instrument afin de s’en rendre maître. C’est cette maîtrise qui profite à l’humanité, bien plus encore que le résultat matériel de l’invention même. Si nous retirons un avantage immédiat de l’objet fabriqué, comme pourrait le faire un animal intelligent, si même cet avantage est tout ce que l’inventeur recherchait, il est peu de chose en comparaison des idées nouvelles, des sentiments nouveaux que l’invention peut faire surgir de tous côtés, comme si elle avait pour effet essentiel de nous hausser au-dessus de nous-mêmes et, par là, d’élargir notre horizon.

                                                                                                                                 Henri Bergson

 Ce texte traite de la technique, que l’on peut définir, comme une activité humaine visant à l’amélioration de la condition matérielle de l’homme. Cette activité est d’un côté strictement pratique, la fabrication d’objets utiles : des voitures, des maisons, des vêtements, des outils ; de l’autre, cette activité est intellectuelle, elle implique la connaissance des moyens (théoriques et matériels) de la fabrication. Bergson dans ce texte fait une distinction très nette entre le résultat matériel de la technique et la modification intérieure à l’homme liée à la maîtrise d’un processus de fabrication. Le résultat matériel satisfait un besoin immédiat, par exemple, manger, avoir chaud, se déplacer rapidement et en sécurité ; la maîtrise, elle, est un état intérieur, qui entraîne dans l’homme toute une série de modifications qui à la fois expriment et stimulent son évolution : de nouvelles connaissances qui, comprises, c’est-à-dire intériorisées, appropriées, devenues maîtrisées dans l’esprit de l’individu humain, s’ajoutent à celles qu’il possédait déjà et en suscitent en lui de nouvelles.

Son idée essentielle ou sa thèse, c’est que la maîtrise, donc la modification intérieure de l’homme quand il fabrique jour un rôle plus important que la satisfaction immédiate d’un besoin matériel, qui est cependant la cause première de la maîtrise. Il souligne donc ainsi l’aspect théorique, et même spirituel de la technique : la technique exprime la capacité de l’esprit de l’homme à agir sur la nature et elle manifeste et elle stimule sa capacité à se hausser au-dessus de soi-même, c’est-à-dire à élargir son horizon, c’est-à-dire à évoluer, à changer, à grandir. Car ce qui distingue l’homme des autres animaux, c’est peut-être d’abord et principalement sa capacité à apprendre, à évoluer, à changer, à acquérir des notions intellectuelles et des notions morales.

Le texte s’organise de la manière suivante :

1/ La première phrase décrit le processus de la fabrication.

2/ La deuxième énonce la thèse de l’auteur : la maîtrise (c’est-à-dire la modification intérieure de l’homme lui-même lorsqu’il parvient à bien faire un objet utile), est plus importante pour l’humanité que l’objet fabriqué.

3/ La troisième phrase explique cette thèse : cette maîtrise est source d’un nouveau dynamisme, de nouvelles inventions ; d’une plus grande ouverture d’esprit.

Examinons ces phrases plus en détail.

La première, nous l’avons dit, décrit le processus de la fabrication. Cette description n’est pas anodine. Elle dit : « Fabriquer consiste à informer la matière, à l’assouplir et à la plier, à la convertir en instrument afin de s’en rendre maître. » La fabrication consiste d’abord à « informer la matière ». L’homme, en effet, tout en étant lui-même matière, c’est-à-dire réalité corporelle, semble doté d’une capacité de modifier le monde extérieur à lui, et même (on le voit avec les dernières découvertes du génie génétique) à modifier son propre corps. Cette modification de la matière par l’homme est décrite par Bergson comme une « information ». Il faut prendre cette expression au sens strict : il s’agit d’introduire une forme dans la matière, une forme qui n’y était pas. Tous les objets techniques, mais en général tous les produits de l’activité humaine, sont les produits d’une activité qui consiste à introduire une certaine forme dans une matière qui n’aurait pas reçu spontanément cette forme. Car il est clair qu’il existe des objets naturels qui ont une certaine forme et qui en reçoivent d’autres, mais cela spontanément, sans l’intervention de l’homme (exemple, le bourgeon, la fleur, le fruit, d’un arbre, ou l’embryon, le nouveau-né, l’enfant, l’adolescent, l’homme, le vieillard). Les deux verbes suivants : l’assouplir, la plier, décrivent le moyen de l’introduction de la forme dans la matière. Pour informer la matière, il ne faut pas la laisser telle quelle, il faut la modifier. Or la matière, c’est d’abord ce qui résiste, le bois que nous travaillons, le fer qu’il faut chauffer, etc., etc. Et le dernier verbe décrit le but de l’opération : transformer la matière en instrument, la faire servir à l’amélioration de la condition matérielle de l’homme. Cette phrase nous permet donc de mieux comprendre la nature de l’homme en tant qu’animal capable de modifier la nature. Car l’observation de l’homme nous montre en effet que l’homme est un animal qui modifie effectivement la nature d’une manière suffisamment nette pour que l’on puisse le distinguer, ne serait-ce que du point de vue de la quantité des modifications qu’il introduit dans le monde, de n’importe quelle autre espèce animale.

La deuxième phrase énonce l’opinion de l’auteur, la thèse qu’il défend. Elle dit : « C’est cette maîtrise qui profite à l’humanité, bien plus encore que le résultat matériel de l’invention même. » Le mot de maîtrise renvoie à la fin de la première phrase : le propre de l’homme consiste bien à se rendre maître de la matière, même si cette maîtrise est problématique ou relative (car il ne semble pas possible de maîtriser le temps, les tremblements de terre et les raz-de-marée…). Cette maîtrise est, plus qu’une activité extérieure, une modification intérieure de l’homme, une compréhension, une capacité acquise. Bergson affirme donc que la modification intérieure de l’individu humain profite davantage à l’humanité tout entière que l’utilité immédiate ou médiate du produit lui-même. Ce qui est important dans une nouvelle invention technique, ce n’est pas principalement le besoin qu’elle va permettre de satisfaire, l’amélioration qu’elle va permettre d’introduire dans la vie matérielle, dans le confort de l’humanité, c’est l’amélioration intellectuelle, qui est elle-même source d’évolution ultérieure. En effet, satisfaire un besoin donné est assurément profitable, quelque chose de bon, d’utile, mais si l’on considère toute l’évolution de l’humanité depuis les premiers représentants de notre espèce, il y a environ 100 000 ans, toutes les inventions techniques qui ont jalonné cette évolution ont surtout été déterminantes en tant que stimulations d’une évolution nouvelle. Si l’on jette un regard en arrière sur le passé, ce n’est pas telle ou telle production d’un objet technique qui a été importante, mais les retentissements multiples de cette invention sur l’esprit humain, les autres inventions qui ont été permises par elle (pensons à l’invention de la roue, de la machine à vapeur, qui sont évidemment des inventions particulièrement importantes…). Il y a donc de bonnes raisons pour penser comme Bergson. Et pourtant, lorsqu’on parle de technique, et lorsqu’on est soi-même impliqué dans un processus technique, on ne pense guère aux retentissements d’une invention technique sur l’évolution de l’humanité, on pense seulement à ses effets bénéfiques ponctuels. Cependant, Bergson semble ici parfaitement confiant dans l’évolution de l’humanité et dans la bonté « absolue » de la technique. Aujourd’hui, avec la bombe atomique, et le génie génétique, tout en reconnaissant que la science et la technique ont apporté à l’homme des connaissances et une puissance prodigieuses, et face à la méchanceté morale de certains hommes (méchanceté qui est peut-être en puissance en chaque individu humain…), on se demande s’il est bon que la technique se développe dans ces proportions, au point que certains individus, dont la clairvoyance et la bonté ne sont pas parfaitement évidentes, se trouvent en situation de déclencher qui, une guerre mondiale, qui, une catastrophe biologique par introduction de nouvelles espèces ou par modification de certaines espèces. Le problème principal lié à la technique humaine, c’est justement qu’elle est moralement neutre, et que l’on peut par conséquent l’utiliser aussi bien pour le meilleur que pour le pire. Et dans la mesure où cette puissance est accessible à tous ceux qui peuvent se la payer, indépendamment de la question de savoir s’ils sont « bons » ou « mauvais », la puissance de la technique, et la maîtrise dont parle Bergson, risquent de se trouver entre des mains mauvaises, voire « diaboliques » (pensons par exemple aux médecins des camps de concentration allemands pendant la dernière guerre). Bergson manifeste donc ici une confiance dans la capacité de l’humanité à dominer la technique, à maîtriser la maîtrise, sur laquelle on peut modestement émettre quelques doutes et donc quelques inquiétudes. Mais si l’on entend la maîtrise comme cette connaissance intérieure qui est effectivement une marque de la grandeur de l’homme, et qui permet de distinguer l’affirmation vantarde du premier venu qui prétend savoir et savoir faire, de l’affirmation rigoureuse et attentive de celui qui cherche et qui veut comprendre et faire comprendre, alors, cette maîtrise est effectivement une chose extraordinaire et merveilleuse.

Cependant, pour entendre un autre son de cloche, rappelons-nous l’enseignement de la Bible. Adam et Eve ont péché parce qu’ils ont mangé de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. La connaissance en elle-même semble regardée comme un bien ambigu, voire comme mauvaise, dans le texte de la Révélation. Et souvenons-nous également du propos du serpent : « le jour où vous en mangerez, vous serez comme Dieu ». En d’autres termes, le serpent a poussé l’homme à penser qu’il pourra être l’égal de Dieu. Or l’aventure moderne de la technique n’est-elle pas cette tentative, assurément immense et extraordinaire, par laquelle l’homme tente de s’affranchir de toutes ses limitations ? Or, cela est-il possible ? On voit qu’on pourrait contester de ce point de vue la confiance que Bergson semble avoir dans la bonté de la technique.

La troisième phrase explique la thèse de Bergson, que nous avons déjà largement examinée. Elle dit : « Si nous retirons un avantage immédiat de l’objet fabriqué, comme pourrait le faire un animal intelligent, si même cet avantage est tout ce que l’inventeur recherchait, il est peu de chose en comparaison des idées nouvelles, des sentiments nouveaux que l’invention peut faire surgir de tous côtés, comme si elle avait pour effet essentiel de nous hausser au-dessus de nous-mêmes et, par là, d’élargir notre horizon. » Nous sommes loin ici de nos spéculations doutant du bien de la technique en général. Bergson souligne ici la différence entre le profit immédiat de l’objet fabriqué, que n’importe quel autre animal intelligent pourrait « comprendre », et les idées nouvelles suscitées par cet objet. Pour Bergson, et peut-être en fait, tout se passe comme si, par-delà l’intérêt immédiat de l’objet fabriqué, son intérêt réel et essentiel était de faire évoluer l’homme, de le hausser au-dessus de lui-même, d’élargir son horizon.

Le fait est que l’homme est cet animal capable de se hausser au-dessus de lui-même, c’est-à-dire de réfléchir, de devenir autre qu’il n’était, de considérer toutes ses actions antérieures avec un recul et donc de ne pas se contenter de répéter ce qu’il a fait auparavant. Et cette capacité revient à élargir son horizon. Comparons en effet l’horizon de la vie d’un animal, même évolué : il reste toujours dans les mêmes limites, il gravite toujours autour des mêmes termes, et son souci ne va guère au-delà de l’avenir proche, sa mémoire ne semble guère atteindre le niveau du souvenir (qui implique réflexion). Au contraire, l’homme, dès les premiers temps de l’humanité, envisage sa mort, c’est-à-dire se projette très loin dans l’avenir et il est capable de réflexion, comme le montre le langage humain, qui comprend nécessairement des mots indiquant celui qui parle au moment où il parle (« je »), c’est-à-dire la conscience réfléchie. Et l’éducation de chaque individu est une suite d’élargissements successifs de l’horizon premier du petit enfant qui se limite à son corps et à ceux qui lui permettent de satisfaire ses besoins. N’est-il pas remarquable de voir ainsi un enfant grandir, mûrir et poser toujours davantage de questions sur le monde et sur les choses, et ainsi s’ouvrir toujours davantage à un monde toujours plus grand ? Si nous sommes conscients de la médiocrité de l’homme, n’oublions pas qu’il est aussi un être merveilleux et admirable. Le fait que certains hommes ont été néfastes, même s’ils sont les plus nombreux (ce qui n’est d’ailleurs pas si évident), ne doit pas nous faire oublier que certains autres représentants de l’humanité ont accompli des choses merveilleuses, ne doit pas nous faire oublier que le fait même que l’homme soit capable d’élargir son horizon est en soi une chose merveilleuse et admirable. De ce point de vue, on ne saurait être en désaccord avec Bergson. La technique exprime bien cette capacité de l’homme à grandir, à évoluer.

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