Éleuthère

Olivier Sedeyn Yoga, Chant, Vers la Sagesse

Résistance et obéissance

Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéissance, il assure l’ordre ; par la résistance, il assure la liberté. Et il est bien clair que l’ordre et la liberté ne sont point séparables, car le jeu des forces, c’est-à-dire la guerre privée, à toute minute, n’enferme aucune liberté ; c’est une vie animale, livrée à tous les hasards. Donc les deux termes, ordre et liberté, sont bien loin d’être opposés ; j’aime mieux dire qu’ils sont corrélatifs. La liberté ne va pas sans l’ordre ; l’ordre ne vaut rien sans la liberté.

Obéir en résistant, c’est tout le secret. Ce qui détruit l’obéissance est anarchie ; ce qui détruit la résistance est tyrannie. Ces deux maux s’appellent, car la tyrannie employant la force contre les opinions, les opinions, en retour, emploient la force contre la tyrannie ; et inversement, quand la résistance devient désobéissance, les pouvoirs ont beau jeu pour écraser la résistance, et ainsi deviennent tyranniques. Dès qu’un pouvoir use de force pour tuer la critique, il est tyrannique.

                                                                                                                                                          Alain

La réflexion sur le domaine politique rencontre toujours le problème de la loi et de la justice et le problème de l’ordre et de la liberté. Comment concilier un ordre qui ne soit pas oppression avec une liberté qui ne soit pas licence », telle est la formule la plus claire peut-être de ce problème, que nous devons au philosophe politique juif américain Léo Strauss[1]. Le texte d’Alain traite du problème de l’ordre et de la liberté.

Mais il en traite par l’intermédiaire d’une réflexion sur le citoyen. Qu’est-ce qu’un citoyen ? Aristote répond à cette question dans le troisième livre des Politiques de la manière suivante : « nous appelons citoyen celui qui peut participer à la puissance délibérative ou judiciaire dans une cité » (III, 1, 1275b). Dans une cité démocratique, le citoyen est celui qui participe au pouvoir politique par l’intermédiaire de son vote : il élit ses gouvernants qui sont donc ses représentants, il est donc l’auteur indirect de leurs actes (il devrait donc en être également responsable…). La vertu première du citoyen est sans doute le souci du bien commun, le bon citoyen est celui qui respecte les lois et qui tente de favoriser le bien commun de la cité. Il est vrai que la notion classique de bien commun est souvent difficile à identifier sans que s’élève des contestations. Il est cependant au moins un cas où le bien commun est incontestablement clair, c’est lorsque la cité subit l’épreuve de l’agression d’un envahisseur. Alors, « la patrie est en danger » et il faut défendre la terre de nos ancêtres. S’il en est ainsi, la première vertu du citoyen, la plus nécessaire, c’est la défense du pays, c’est la défense nationale, le sacrifice suprême de sa vie pour défendre les siens. Si éloignée que puisse être cette dimension de la vie politique, cette dimension de la vie du citoyen, elle n’en reste pas moins à l’horizon et à la base de toute vie politique.

La thèse du texte affirme cependant que « les deux vertus du citoyen », sous-entendu les seules ou les premières ou les principales, celles qui englobent toutes les autres, sont la résistance et l’obéissance. Reconnaissons que nous n’avons pas l’habitude d’entendre ainsi énoncer les devoirs du citoyen. Ou plutôt, nous aimons bien peut-être, nous, enfants de la démocratie individualiste et consumériste moderne, nous dire « résister » au pouvoir de l’Etat, pensé spontanément comme oppresseur (alors qu’il a évidemment, à côté de son nécessaire pouvoir répressif, une fonction de protection et de justice). Et nous n’aimons pas que l’on insiste trop sur l’autre aspect nécessaire de la vie communautaire : il faut obéir à la loi. Il faut obéir tout court. Sans obéissance, il n’est pas de vie sociale et politique possible. Dans quelque société que ce soit. La question qui se pose est alors seulement la suivante : à quelle condition l’obéissance peut-elle être légitime ? Nous avons déjà rencontré une réflexion de ce genre dans un texte de Spinoza concernant le prétendu « esclavage » de la loi.

Le texte se compose de deux paragraphes : 1/ une mise en corrélation des deux biens que sont l’ordre et de la liberté après l’énoncé de la thèse dans la première phase ; 2/ une mise en corrélation des deux maux inverses, l’anarchie et la tyrannie. En d’autres termes, les deux paragraphes disent deux fois la même chose : ordre et liberté sont corrélatifs et non contraires, mais le deuxième souligne le caractère corrélatif des maux liés à l’absence d’ordre et de liberté, à l’absence de résistance et d’obéissance de la part du citoyen, et par suite il montre à nouveau la liaison de l’ordre et de la liberté, de la résistance et de l’obéissance, même s’il y a toujours une tension entre les uns et les autres. La vie politique est une vie instable, toujours à réinventer. Telle est peut-être d’ailleurs la véritable leçon de ce texte : la politique est une tension entre des exigences différentes, voire opposées. On ne peut aller au-delà de cette tension. Il n’y a donc pas de cité parfaite, pas de solution définitive du problème politique. La maturité du citoyen, c’est d’accepter qu’il n’y a pas de solution toute faite, ni définitive. Il faut toujours tout recommencer, à peu près comme dans l’éducation des enfants. C’est toujours la même chose, et souvent les mêmes difficultés, dans des situations différentes. Soulignons cependant que le deuxième paragraphe, en reformulant la corrélation de l’ordre et de la liberté, met mieux en évidence que le premier, que l’obéissance et la résistance sont simultanées : c’est en obéissant que je résiste, c’est en résistant que j’obéis véritablement à la loi démocratique.

L’obéissance à la loi assure l’ordre nécessaire à la vie politique. La vie politique est une manière de résoudre par le dialogue, par la règle convenue entre les hommes, des conflits qui, en dehors de la vie politique, ne seraient résolus que par la violence. Le citoyen, qui par sa vertu, fait la bonté d’un Etat, ne doit pas seulement obéir, il doit également résister. Alain souligne ensuite les qualités politiques engendrées par la résistance et l’obéissance. Une société humaine a besoin d’ordre, sans quoi elle disparaît, tout simple ; une société humaine a besoin de liberté, faute de quoi elle sombre dans l’oppression, dans l’inhumanité. Ordre et liberté s’opposent dans l’opinion courante, dans l’opinion de l’homme irréfléchi ou de l’adolescent attardé qui prend ses boutons pour une forme de révolte, et qui croit s’assumer en se révoltant : il ne montre que son peu de jugeotte et sa capacité à se faire embobiner par le premier bavard « révolutionnaire » qui lui dira : « on a raison de se révolter » (Sartre). Mais ordre et liberté ne s’opposent pas dans un Etat démocratique où la loi, expression de la volonté générale, est faite indirectement par les citoyens. C’est tout le sens de la formule rousseauiste affirmant que « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». Refuser d’obéir à une loi votée démocratiquement, pire, se révolter contre elle, c’est au sens strict, se contredire, puisque je suis aussi l’auteur de la loi contre laquelle je me révolte. Lorsque la loi donc vise le bien commun, et surtout (démocratie) qu’elle est l’expression de la volonté générale, il n’y a aucune opposition entre ordre et liberté. Ils sont plutôt, comme le dit Alain, des « corrélatifs », c’est-à-dire des choses qui vont ensemble, qui s’impliquent l’une l’autre : s’il y a un ordre qui est vraiment un ordre politique, alors il y a une liberté également politique.

Alain poursuit en expliquant : s’il y a que « jeu de forces », c’est-à-dire absence de loi, ou, comme on dit « loi du plus fort » (qui n’est une loi que par métaphore, répétons-le), alors c’est la violence qui règne, et par suite, en dépit des verbiages imbéciles, il n’y a pas de liberté, sauf celle illusoire, de celui qui est, momentanément, le plus fort, et qui ne l’est jamais très longtemps. La vie de violence, est une vie animale, ouverte à tous les risques, à toutes les incertitudes. Aucune stabilité, aucun ordre, aucune liberté. Or la vie humaine a besoin de stabilité, de paix, et de partage. La vie du tyran, quel qu’il soit, n’est pas enviable.

Et le paragraphe conclut : la liberté n’existe pas sans ordre. Il s’agit bien entendu ici de la liberté politique, c’est-à-dire de la liberté d’agir extérieurement (la liberté rationnelle, liée au fait de penser indépendamment parce que rationnellement, n’est pas politique et elle existe, il est vrai rarement, même sous les pires tyrannies). L’ordre, l’obéissance à la loi qui engendre l’ordre, est la condition de la liberté. Mais il n’y a pas symétrie : il peut bien y avoir quelque chose qui ressemble à un ordre quand il n’y a pas de liberté, mais cet ordre n’a pas de valeur. La valeur, le fait d’accorder à certaines choses idéales, intellectuelles, spirituelles, morales, un prix, c’est cela qui fait l’humanité. Une société humaine ne vaut rien si les hommes n’y sont pas libres. Mais cette liberté n’est pas la licence (le « droit de faire ce que l’on veut »).

Le deuxième paragraphe, nous le savons, ne va pas nous faire avancer davantage : juste enfoncer le clou. Et c’est assurément nécessaire tant nos passions nous poussent à refuser le joug salutaire de la raison, de la nôtre en nous, de la raison de la loi (qui est aussi loi de la raison) dans la société politique. Sans obéissance, c’est l’anarchie qui règne, et cela signifie au sens strict (étymologique) « absence de gouvernement », et sans gouvernement, sans chef, il n’y a pas d’unité, il n’y a pas d’efficacité dans l’action. Croire, comme l’ont fait les « anarchistes » que spontanément l’ordre juste et bon s’instaurera, c’est rêver les choses humaines, c’est refuser de regarder en face la complexité de la nature humaine, sa tendance au « mal » aussi grande, sinon plus grande, que sa tendance, réelle aussi, au « bien ». Regarder les choses en face, c’est donc se fier à la raison en nous pour dominer les passions en nous, et se fier à la loi à l’extérieur de nous pour dominer les passions politiques en nous (quand nous ne sommes pas capables de le faire nous mêmes, et il en est toujours ainsi, au moins au début) et dans l’Etat.

Mais Alain souligne qu’il y a un « secret ». Il y a donc quelque chose de caché, quelque chose qui n’est pas évident, quelque chose que l’on ne voit pas de prime abord. On ne voit pas que l’obéissance et la résistance vont ensemble, on ne voit pas qu’il faut faire les deux à la fois. Obéir en résistant. Dans le moment même où j’obéis, je résiste, cela signifie que mon obéissance est toujours conditionnée, même si elle est entière, toujours critique : je reste vigilant. Il n’y a pas de société libre sans une telle vigilance du citoyen, ce qui implique bien entendu une participation aux choses politiques.

Puis Alain souligne la corrélation, l’implication réciproque des maux que sont l’anarchie et la tyrannie, qui sont le reflet de l’implication réciproque des deux biens que sont l’ordre et la liberté. La tyrannie, le pouvoir arbitraire, appuyé sur la force, opprime les opinions, il refuse la liberté de penser et la liberté de dire ce que l’on pense. Et cette violence faite aux opinions engendre la sédition, le désir de révolution, de renverser la tyrannie. La violence du tyran est fondée sur la force ; la violence révolutionnaire est fondée sur la force. Et la force ne fait pas le droit, même si le droit a besoin de la force pour régner. Le tyran a tort, le révolutionnaire a tort. Mais le deuxième a moins tort que le premier, on voit bien pourquoi (mais cela ne saurait justifier les errements des révolutionnaires, si courants, si bien que le bien de la révolution n’est pas aussi évident qu’il y paraît). Réciproquement, du côté de la résistance, elle ne doit pas aller jusqu’à la désobéissance, faute de quoi elle s’expose légitimement à la répression. La loi doit être respectée. La résistance, c’est, finalement, la critique et la liberté de critiquer. Le fondement de l’ordre social juste, c’est la liberté de penser et de dire ce que l’on pense. C’est la liberté d’expression. Et Alain nous donne le critère : la tyrannie consiste d’abord à limiter la critique par la force, non pas à employer la force. Et en effet tout Etat doit être fort.


[1] La persécution et l’art d’écrire, traduction et présentation par Olivier Sedeyn, Agora, Presses-Pocket, 1989, p. 70. Repris aux éditions de l’éclat en 2003, et chez Gallimard, collection « Tel » en 2009.

Publicité

Navigation dans un article

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :