Éleuthère

Olivier Sedeyn Yoga, Chant, Vers la Sagesse

Marx: la préface à la critique de l’économie politique, texte et commentaire

 

I. Le Texte

Le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une période de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel — qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse — des conditions de production économiques, et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout. Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses au sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre ; car, à y regarder de près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie d’advenir. A grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus ; cependant, les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine.

II. Commentaire

Le marxisme se présente comme une théorie scientifique de la société et de l’histoire. Dans ce texte, Marx expose 1/ une théorie de la société ; 2/ une théorie de la révolution (ou du passage d’une société à une autre) ; 3/ une théorie de l’histoire. En même temps, Marx expose et fait travailler des principes généraux qui sont à la base de ses résultats.  Ces principes se manifestent de manière nette dans la première phrase et de manière moins évidente dans le reste du texte. C’est par eux qu’il nous faut donc commencer.

Examinons donc en un premier temps la première phrase. Soulignons dès le début la formulation, technique, pour ne pas dire étrange. « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, indépendants de leur volonté… » La première expression est tout à fait singulière : les hommes y sont présentés comme produisant eux-mêmes leur existence. Ce sont les hommes qui « se font » donc eux-mêmes. En d’autres termes, les hommes ne sont pas les produits de la nature (ce qui pourrait sembler être le cas…), ils ne sont pas non plus le produit de l’histoire (Marx dit quelque part : « Ce sont les hommes qui font l’histoire, mais ils ne savent pas qu’ils la font. »). Ce sont les hommes qui « produisent » leur existence. L’existence des hommes est pensée comme une « production », c’est-à-dire comme une fabrication. Dès le début, Marx souligne l’importance du « faire ». C’est dans l’action, par l’action, au sens le plus matériel du terme, que tout se fait (cela nous rappelle la XIe thèse sur Feuerbach dans laquelle Marx dit : « Les philosophes jusqu’à présent n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant de le transformer. »). C’est un signe adressé à ceux qui pourraient penser que l’homme existe « en soi » ou « indépendamment de la société », ou, plus précisément, « indépendamment de l’action ». Les hommes donc, produisent leur existence. C’est intéressant. Cela est souligné par le fait que les hommes produisent socialement leur existence. L’homme n’est aucunement envisagé dans son être personnel, individuel, mais seulement en tant qu’espèce, et plus précisément encore en tant qu’être social. Il est clair que tout cela s’oppose à toute pensée de l’homme qui prétendrait qu’il a pu ou qu’il pourrait exister indépendamment de la société ; tout cela s’oppose en particulier aux théoriciens du « contrat social » qui sont à l’origine des régimes politiques fondés sur les « droits de l’homme » (Hobbes, Locke, Spinoza, Rousseau). Mais cela s’oppose encore davantage aux penseurs antérieurs à la modernité qui, tout en affirmant que l’homme est un animal naturellement social, soulignent qu’il y a quelque chose dans l’homme qui dépasse ou qui peut dépasser la société.

     Marx nous explique ensuite comment se fait cette production sociale de leur existence. Ils entrent en des rapports déterminés, indépendants de leur volonté. Ce qui est affirmé ici, c’est le caractère déterminé de la vie sociale et économique. Plus précisément encore, Marx affirme ici qu’il existe un déterminisme social qui est indépendant de la volonté des individus. Bien sûr, lorsque nous nous penchons sur la société, surtout si nous sommes jeunes et que nous ne sommes pas encore nettement insérés dans la société, nous avons l’impression, qui n’est pas fausse, que la société est une grande machine qui semble nous dominer, voire nous écraser de toute sa puissance. Cependant, un peu de connaissance et de réflexion peuvent nous conduire à penser que la société est faite par les hommes et non par la nature ou par des dieux (bons ou méchants), et par conséquent, que les rapports dans lesquels les hommes entrent sont faits par les hommes, et donc qu’ils peuvent être voulus par la volonté des hommes et en cela être dépendants de la volonté humaine. Marx affirme qu’il ne saurait en être ainsi.

     On peut appeler ce principe le principe du déterminisme strict. Galilée, Descartes et surtout Newton ont mis en évidence un déterminisme dans la nature. Les phénomènes naturels suivent des règles et la connaissance de ces règles permet de prévoir les phénomènes qui vont arriver. Cela est particulièrement manifeste dans le cas des phénomènes astronomiques. Mais cela est également clairement visible dans l’efficacité technique de la science physique moderne qui permet de construire des immeubles, des ponts, des avions, des fusées. Et tout cela marche, et plutôt bien. La science physique est donc efficace, elle manifeste ainsi sa connaissance du déterminisme de la nature, ou plus précisément sa connaissance partielle du déterminisme de la nature. Une fois que la science moderne, cette physique mathématique est née, elle a fait naître de grands espoirs chez l’homme occidental. On a pensé qu’elle allait permettre de résoudre un grand nombre de problèmes qui semblaient jusqu’alors insolubles, on a pensé que l’on pourrait faire disparaître le mal de la nature (et même de l’homme). L’efficacité inouïe de la science moderne a engendré l’idée de progrès, l’idée que l’homme allait voir s’améliorer constamment son bien-être et même son être. En outre, les extraordinaires résultats de la science moderne dans le domaine des sciences de la nature ont élevé cette science au rang de modèle de toute compréhension, de toute intelligibilité. Et l’on a cherché à trouver, dans le domaine de l’homme même, une intelligibilité analogue à celle que l’on pourrait trouver dans les sciences de la nature.

     La seule question, mais décisive, était de savoir si l’on pourrait réduire les phénomènes humains à des phénomènes de la nature. Car, dès qu’il s’agit de l’homme, la volonté, ou la liberté, ou encore la conscience individuelle, entrent en jeu et il n’est pas possible de prévoir, a fortiori de connaître, la conduite d’un être pensant, du moins totalement. La liberté semble en effet signifie d’abord absence de détermination ou capacité à faire quelque chose par soi-même (Kant donne la définition suivante de la liberté : « la liberté est la puissance de commencer quelque chose absolument dans le temps »).

     Au XIXe siècle, la puissance de l’image de la science de la nature était très grande, et l’on peut considérer que Marx voulait être celui qui aurait percé à jour le déterminisme des phénomènes sociaux. De là son déterminisme strict. De là également sa négation de l’importance et de l’efficacité de l’individu. Cf. VIe thèse sur Feuerbach : « La nature humaine n’est pas une abstraction isolée, dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. » Cela signifie qu’il ne saurait exister d’individu en dehors de la société, donc pas d’individu au sens strict ; cela signifie également qu’il ne saurait exister d’individu qui pense autrement que son temps ne le permet.

     Ces quelques mots de la première phrase sont donc d’une très grande importance, ils nous donnent bien le principe de l’intelligibilité des phénomènes sociaux ou humains en général. Il existe dans les relations humaines des règles aussi nécessaires que les lois de la nature de la science physique mathématique, et c’est bien pourquoi on peut faire une science de la société et une science de l’histoire des sociétés humaines. La condition de la connaissance, c’est en effet que ce que l’on s’efforce de connaître soit réglé de manière précise et constante. Si tout change tout le temps, on ne peut rien connaître. Et en outre, cette connaissance des phénomènes sociaux, tout comme la science physique moderne, a essentiellement pour but son application. Car il ne s’agit pas de connaître pour le plaisir de connaître, il s’agit de connaître pour transformer le monde.

     Ces principes une fois posés, voyons quels sont les rapports qui constituent le déterminisme de la société humaine. Il s’agit des rapports de production, qui sont eux-mêmes déterminés par (ils « correspondent à ») des forces productives. Les rapports de production sont, pour Marx, les rapports entre les classes sociales dans la production économique. C’est ainsi que, dans la société capitaliste, le rapport social de production fondamental est celui entre le capitaliste (le propriétaire de l’usine) et l’ouvrier. Ce rapport exprime au niveau particulier le rapport entre la classe des capitalistes et la classe ouvrière dans l’ensemble de la société. Il existe donc des rapports entre les classes sociales dans une société. C’est un fait, si l’on entend par là que toute société est composée de groupes sociaux différents qui ont des intérêts souvent opposés. Mais une société non divisée en groupes sociaux opposés est-elle possible ? Il faut y réfléchir. Le Moyen Age par exemple était-il une société divisée ? Voilà pour le sens des « rapports de production ». Et il est clair que l’individu ne peut changer lui-même, ou tout seul cette division de la société. Ne le peut-il cependant d’aucune manière ? Ces rapports de production, nous dit Marx, sont déterminés par les « forces productives ». C’est là un autre concept fondamental. Il désigne en fait ce que l’on pourrait appeler le « niveau technique de la production » ou la « productivité possible compte tenu des avancées techniques ». Ce concept nous montre un autre principe de la pensée de Marx, qui est que la technique, l’activité technique, l’action par laquelle l’homme transforme la nature en vue de l’utilité de son séjour sur la terre, est en fait à l’origine de toute évolution sociale. C’est une thèse tout à fait défendable et qui peut invoquer bien des faits en sa faveur. Il est indubitable que l’apparition de la machine à vapeur a entraîné un bouleversement profond de la société ; il est également clair que l’apparition de l’ordinateur et de l’automatisation est en train de bouleverser profondément la société occidentale. Mais les sociétés humaines ne changent-elles que par les changements techniques ? La technique est-elle la cause du changement social ?

     Marx soutient donc que le niveau technique de la production, qui détermine la division de la société en classes, constitue la cause ultime du déterminisme social.

     Marx passe ensuite naturellement à l’exposé de sa théorie de la société. Toute société est selon lui composée d’une infrastructure économique, composée des rapports de production et des forces productives, qui détermine une superstructure politique (la structure du pouvoir politique) et juridique (la conception de la justice et du droit), et enfin des formes de conscience sociale. Autrement dit, l’économie détermine le politique et tout ce qui est pensé. La cause, ce qui permet d’expliquer, c’est l’économie, c’est le travail humain, ou plutôt (technique) la manière de travailler ou le niveau technique du travail. Bien entendu, Marx peut faire valoir de nombreux arguments. Il est évident que la technique détermine au moins partiellement la vie sociale ; il est clair que la structure de la production des richesses détermine leur répartition. Est-ce que pour autant l’économie est vraiment déterminante en dernière instance ? La conscience des hommes, ou leur représentation de ce qu’ils sont et de ce qu’ils doivent être, n’est-elle pour rien dans ce qu’ils sont ? Ici Marx, en répondant négativement à cette question, énonce un autre principe fondamental de sa pensée, le matérialisme.

     Dans les présentations vulgaires de la pensée marxiste, on oppose le matérialisme à l’idéalisme. L’idéalisme, y affirme-t-on se caractérise par le primat qu’il accorde à la pensée par rapport à la matière. Au contraire, le matérialisme se présente comme la doctrine qui soutient que la pensée est toujours seconde, toujours dérivée de la matière. Il y aurait beaucoup à dire sur cette opposition présentée du point de vue du matérialisme. Disons, pour ne pas nous éterniser sur ce point, que le matérialisme est la doctrine selon laquelle la pensée est une émanation de la matière, selon laquelle toute réalité est matérielle. Ainsi, Diderot, disait, au XVIIIe siècle, que « le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile ». Marx se situe dans la filiation de ces penseurs qui réduisent tout à la matière (il y a eu de tels penseurs dès l’antiquité). Il est clair en outre que la négation de l’efficacité de la pensée est une voie indispensable pour pouvoir obtenir un déterminisme strict dans les phénomènes sociaux. Car si la pensée est toujours dérivée, toujours causée par autre chose, si elle n’est pas créatrice d’une manière ou d’une autre, alors il n’y a plus de problème pour comprendre les phénomènes sociaux, ils n’ont rien en eux-mêmes qui les distingue du déterminisme des « lois de la nature » et qui les empêche donc d’être réductibles à un déterminisme strict. On peut donc, lorsqu’on est matérialiste, prétendre faire une « science » de la société et de l’histoire.

     Ce matérialisme s’exprime ici de la manière suivante : « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. » La phrase est belle et justement célèbre. Si elle signifiait seulement que notre conscience est nécessairement influencée par notre place dans la société et par la société à laquelle nous appartenons, elle serait assez banale et elle ne nous apprendrait rien. Il est clair qu’elle va plus loin. Elle affirme que la conscience, qui se pense spontanément comme un centre, qui est pour elle-même un centre, n’est pas un centre, mais un point de la périphérie, un effet et non une cause. La conscience n’est pas quelque chose d’aussi important que le disent les philosophes antérieurs à Marx ou les dévots. Ce qui est important, c’est ce qui est, mais ce qui est, pour l’homme, c’est ce qui est fait. Ce qui est important, ce n’est pas ce que l’on pense, c’est ce que l’on fait, c’est l’action. Im Anfang war die Tat, disait Méphistophélès dans le Faust de Goethe, « au commencement était l’Action ». Ce précepte est assurément un principe fondamental de la pensée moderne. La modernité naît en effet à la Renaissance, au XVIe siècle avec l’idée que l’homme ne doit pas se situer dans un ordre qui le dépasse mais construire et édifier un ordre qui soit le sien. La science physique de Galilée et de Descartes vise à nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes, VIe partie du Discours de la Méthode). Toute la modernité témoigne de ce privilège accordé à l’action et au travail par opposition au monde antique et médiéval qui privilégiait la contemplation. Marx, s’il rompt effectivement sur certains points avec ses prédécesseurs, est profondément un enfant de la modernité, il exprime l’« humanisme » de la modernité, c’est-à-dire non pas les bons sentiments à l’égard de l’homme mais l’élévation de l’homme au niveau d’un Dieu pour lui-même, contre toute pensée qui dit que l’homme doit s’abaisser devant quelque chose ou quelqu’un qui le dépasse. Marx exprime l’optimisme historique de la modernité, la croyance en un progrès possible, la croyance en la réalisation sur la terre du paradis que la religion ne nous promettait que dans le ciel. Marx fait servir à son matérialisme la cause du progrès. Mais comment donc concevoir l’homme si on le dépouille de sa conscience ? Quelle dignité reconnaître à la personne humaine ? Tout cela n’est que du bric-à-brac idéaliste ! dirait un marxiste vulgaire ou un apparatchik. Assurément, Marx était un penseur puissant, qui connaissait la grandeur de la pensée. Il est difficile de penser qu’il aurait souscrit sans réserve aux actions sordides et sans scrupules d’un Lénine ou d’un Staline. Cependant, ne peut-on se demander si la négation théorique de l’individu et de sa valeur en tant qu’individu (sa « dignité ») n’a pas justifié à l’avance les négations pratiques de l’individu dans les massacres perpétrés par le communisme « réel » ? Si l’individu n’existe pas, si la conscience n’est qu’un effet lointain des luttes de classes et des forces productives, alors la conscience ne compte pas, l’individu ne compte pas. Ainsi, une doctrine qui se voulait libératrice et qui était donc en son fond morale se transforme-t-elle en une pratique d’asservissement, dépourvue de toute moralité. Il n’est pas sûr que la défense de la valeur de la personne humaine ne soit pas incompatible avec l’affirmation du matérialisme. Ce qui ne signifie pas que le matérialisme soit « faux ». Car la vérité ou la fausseté du matérialisme comme de l’idéalisme ne peuvent être démontrées comme on peut démontrer que 2 + 2 = 4.

     Après avoir exposé sa théorie matérialiste de la société, Marx développe sa théorie matérialiste de l’histoire. La conception idéaliste de l’histoire repose sur l’opinion selon laquelle « ce sont les idées qui mènent le monde » ou encore sur l’opinion selon laquelle ce sont de grandes individualités qui sont déterminantes. La conception matérialiste de l’histoire s’appuie sur les faits matériels et sur les tensions qui existent dans la base économique. On peut considérer les rapports de production comme le grand cadre à l’intérieur duquel les hommes évoluent, les rapports de production, c’est ce que l’on appelle couramment « la société ». Cette société a des limites, ou plutôt, ces rapports de productions ne peuvent « contenir » qu’une quantité déterminée de forces productives, ou ce qui revient au même, ne peuvent tolérer qu’un niveau déterminé de développement des forces productives. Une fois que ces limites sont atteintes, une fois que la société a développé autant de forces productives qu’elle est assez large pour contenir, alors commence un époque de tension entre le cadre économique de la société et le niveau technique de la production. Une « époque de révolution sociale » s’ouvre alors.

     En d’autres termes, Marx explique le changement de société, non pas par l’apparition d’un homme (exemple : Napoléon), non par des idées nouvelles (Saint Just disait, non sans exagération : « le bonheur est une idée neuve en Europe. »), mais par le simple fonctionnement « matériel » de l’économie, et même par le simple rapport entre le développement technique et les rapports de production. On peut ici parler de « l’économisme » de Marx, c’est-à-dire d’une théorie selon laquelle l’action politique elle-même est seconde, d’une théorie selon laquelle l’économie détermine fondamentalement le changement politique. L’époque de révolution sociale dont parle Marx ici n’est pas une date, un jour, une année même, c’est une époque. Autant dire que la révolution sociale n’est pas, par exemple, la Révolution Française, mais l’époque qui a précédé (quand a-t-elle commencé ?) et aussi l’époque qui a suivi (quand s’est-elle « terminée » ?). Une telle indétermination laisse rêveur dans la mesure où elle ne donne pas beaucoup d’indication à l’action politique. Et elle nous indique en outre de quelle nature est le déterminisme de Marx : il est profondément caché au point qu’il semble difficile à distinguer d’un oracle. Ou plutôt il ressemble à un oracle, mais il c’est un oracle dont le mystère est considérablement redoublé par l’appareil « scientifique » dont il est entouré. Il y a une nécessité historique, mais qui la voit ? Il y a quelqu’un qui sait, mais qui ? Le marxisme apparaît ainsi comme une doctrine qui s’autoproclame ultime en s’affirmant le produit d’une nécessité qui dépasse son auteur. Hegel avait déjà affirmé que la philosophie était devenue sagesse dans le « système de la science » qu’il avait édifié, et que cela était dû à un moment historique absolu, un moment de l’histoire dans lequel la vérité sur l’histoire pouvait être dite, parce que l’histoire touchait à sa fin. Comme le disait Hegel, l’oiseau de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit, ce qui signifie que la connaissance, la sagesse, n’est possible que lorsque le processus connu est arrivé à son terme ; il n’y a donc de connaissance de l’histoire que lorsque l’histoire est achevée. De la même manière, Marx affirme que l’apparition d’une doctrine qui exprime la nécessité historique de passer à la révolution prolétarienne était elle-même nécessaire à cette époque, et que par conséquent, « Marx » n’en était pas « l’auteur ». Marx n’a fait que saisir la nécessité historique de son époque et cette époque était le moment où la science des phénomènes sociaux et historiques pouvait advenir. La question qui se pose est la suivante : Comment pouvoir critiquer, ne serait-ce qu’émettre des doutes, sur une doctrine qui prétend ainsi tout expliquer, y compris sa propre nécessité ? Il nous semble que là gît une des raisons de la puissance et de l’influence du marxisme sur des masses considérables de personnes : on ne peut pas le critiquer sans immédiatement apparaître comme un agent de la réaction à la nécessité historique. Une théorie qui prétend à la vérité absolue ne peut pas être critiquée. C’est aussi un des traits qui rapprochent le marxisme de la religion, car il permet l’endoctrinement de masse. En outre, le Dieu des religions est dans les cieux, et par suite on peut toujours penser qu’il n’est pas d’accord avec ceux qui prétendent exprimer ses volontés. Sans parler du fait qu’il laisse aux hommes la responsabilité de leurs actions ; les dieux du marxisme, eux, sont des hommes dont les décisions ne peuvent être contestées, puisqu’elles sont « scientifiques », et personne ne peut se comporter librement puisque la liberté individuelle n’existe pas.

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