Marx: la critique de l’économie politique
LA CRITIQUE PAR MARX DE LA METHODE NON-HISTORIQUE DE L’ECONOMIE POLITIQUE
« Les économistes ont une singulière manière de procéder. Il n’y a pour eux que deux sortes d’institutions, celles de l’art et celles de la nature. Les institutions de la féodalité sont des institutions artificielles, celles de la bourgeoisie sont des institutions naturelles. Ils ressemblent en cela aux théologiens, qui, eux aussi, établissent deux sortes de religions. Toute religion qui n’est pas la leur est une invention des hommes, tandis que leur propre religion est une émanation de Dieu. Prétendant que les rapports actuels — les rapports de la production bourgeoise — sont naturels, les économistes font entendre que ce sont là des rapports dans lesquels se crée la richesse et se développent les forces productives conformément aux lois de la nature. Donc ces rapports sont eux-mêmes des lois naturelles indépendantes de l’influence du temps. Ce sont des lois éternelles qui doivent toujours régir la société. Ainsi il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus. Il y a eu de l’histoire, puisqu’il y a eu des institutions de féodalité, et que dans ces institutions de féodalité on trouve des rapports de production tout à fait différents de ceux de la société bourgeoise, que les économistes veulent faire passer pour naturels et partant éternels ».
Karl Marx
Quel est le domaine sur lequel porte le texte qui est proposé à notre réflexion ? Il s’agit manifestement d’économie ou de politique ou d’histoire ou de tout cela ensemble : de la politique liée à une certaine économie correspondant à un moment déterminé de l’évolution historique. Pourtant, ces grands domaines que sont pour le moins la politique et l’histoire et sur lesquels il semble que porte ce texte risquent de nous tromper : le domaine de ce texte n’est peut-être pas si large qu’il le semble. Mais inversement, on pourrait également dire que le domaine de ce texte n’est pas si restreint. Le domaine de ce texte n’est pas si large dans la mesure où il s’agit précisément de la « manière de procéder », autrement dit de la méthode des économistes. En un sens, Marx dans ce texte ne fait pas autre chose que nous parler de la méthode des économistes, ce qui implique en outre qu’il ne nous dit pas « en toutes lettres » ce qu’il pense, lui, de la bonne manière de procéder, ni a fortiori ce qu’il pense, lui, des institutions politiques et économiques convenables dans le moment historique considéré. « La méthode des économistes », voilà donc le domaine « restreint » sur lequel porte ce texte. Mais après tout, il n’est pas si restreint que cela. Il vaudrait mieux dire qu’il est précis. Car la méthode est ici le chemin de la connaissance, i.e. de la connaissance de la vérité, et en ce sens, ce texte porte sur la chose la plus importante, sans la connaissance de laquelle, semble-t-il, il ne saurait y avoir de connaissance véritable, et sans la connaissance de laquelle il est inutile de prétendre connaître ou de chercher à connaître, étant bien entendu supposé que l’on partage cette exigence de parvenir à la connaissance de la vérité, qui est l’exigence proprement philosophique ou scientifique, mais qui n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, l’exigence de tout le monde.
Le domaine sur lequel porte ce texte est donc limité ou précis d’un côté (il n’a pas l’importance, pour ainsi dire quantitative, de « la politique » ou de « l’histoire »), mais d’un autre côté, il a une portée considérable puisqu’il envisage la manière de connaître qui semble la condition fondamentale de la connaissance.
La thèse de ce texte est assez difficile à cerner. Cela tient sans doute au caractère du texte, une description apparemment toute plate de la méthode des économistes, faite cependant dans l’esprit d’une critique. Mais si l’on voit bien ce que Marx reproche à la méthode des économistes (ce texte pourrait également avoir pour titre : « le défaut fondamental de la méthode des économistes »), on ne voit plus très bien, du moins à s’en tenir à ce texte, quelle serait la bonne méthode et a fortiori les institutions convenables. Autrement dit, la thèse de ce texte semble cachée, elle est dans ce texte non pas tant ce qui est démontré dans l’écriture que ce qu’une intelligence qui ne s’en laisse pas conter découvrira à force d’attention et de lectures soigneuses et analytiques.
Tournons-nous vers la question du caractère du texte ou de sa forme. Nous en avons déjà dit quelque chose en parlant plus haut de son caractère critique. Marx, pourrait-on dire, décrit, pour le mettre à plat, le schéma de la méthode des économistes, méthode dont il conteste manifestement la validité. C’est donc un texte critique, qui souligne ce qui est imparfait, mais qui ne dit pas ce qu’il faudrait, selon l’auteur, dire. Il ne faut donc pas chercher dans ce texte, du moins en un premier temps, « le marxisme », avec tout son appareil de propositions et de démonstrations. Tout au plus pourrons-nous, après analyse, tâcher de décrypter, à partir de sa critique de la méthode des économistes, quelle est, selon Marx ici, la bonne méthode.
On voit qu’en un sens, ce texte semble rebelle à toute prise claire et solide qui nous permettrait d’y pénétrer en toute assurance, pour ainsi dire en triomphateurs. La lecture philosophique, i.e. tout simplement sérieuse, exige de la modestie.
Rabattons-nous en conséquence sur la question de l’articulation éventuelle entre les parties de ce texte, plus « facile ».
La première phrase énonce le thème ou le domaine du texte, « la méthode des économistes », ainsi que le caractère du texte. Car le terme de « singulière » montre qu’il s’agit ici d’une critique, d’une mise à distance, au sens où l’on dit de quelqu’un : « quel singulier personnage ! ». L’absence même de l’expression de la thèse est une indication : il nous faut la chercher, ne pas nous imaginer la connaître tout de suite ; elle n’est pas donnée dans la première phrase ; peut-être même n’est-elle pas donnée explicitement mais seulement implicitement.
Ensuite, dans une première partie, Marx énonce, si l’on peut dire, la « règle de la méthode » des économistes, et il les compare aux « théologiens » qui manifestement, pour Marx comme pour nous qui sommes peu ou prou ses héritiers, et cela beaucoup plus manifestement que « les économistes », sont des gens « singuliers », pour ne pas dire des imbéciles. Dieu merci ! Nous croyons avoir dépassé le stade de la théologie**!
Dans un second temps, la phrase suivante, Marx « applique », encore une fois non sans distance critique (cf. « prétendant »), la règle énoncée dans la première partie à l’analyse des rapports économiques.
Enfin, Marx, décrivant toujours la manière de procéder des économistes, présente la conclusion de leur « raisonnement », la conclusion à laquelle aboutit l’application de la règle méthodique à la réalité économique.
Les articulations de ce texte sont maintenant bien mises en évidence, et nous avons pu les mettre en évidence sans le comprendre sinon très généralement. Nous ne savons pas encore ce qui est le plus important, sa thèse, i.e. son affirmation fondamentale ou centrale. Néanmoins, toutes ces interrogations et les réponses problématiques et incertaines à ces interrogations nous seront comme des béquilles ou des repères pour pénétrer dans ce texte. Passons maintenant à l’analyse.
Il n’y a pas de difficultés techniques dans ce texte, pas de vocabulaire étranger, pas non plus de raisonnement compliqué. Néanmoins, ce texte présente une certaine difficulté, liée toute entière à sa forme (ou à son ton) critique, qui ne dit rien, ou rien directement, sur ce que pense véritablement Marx.
Le seul mot qui pourrait sembler exiger une connaissance extérieure au texte est le premier. Qui sont « les économistes » ? Mais le seul fait de relever ce problème souligne la spécificité de l’analyse philosophique : souligner l’incertitude sur les points où semble régner sinon la certitude consciente, du moins l’assurance toute prétentieuse de celui qui est soumis aux préjugés. Car nous entendons souvent autour de nous parler d’ « économie » et des « économistes », et pour autant, nous sommes-nous déjà interrogés sur l’ « économie » et sur « les économistes » en nous demandant « ce qu’ils sont », i.e. en cherchant leur définition ou leur « essence » ? Faire de la philosophie, c’est en un sens, à propos de chaque chose, s’interroger sur « ce qu’elle est ». La tradition nous apprend d’ailleurs que c’est Socrate en personne qui a, le premier, posé ce type de questions. Mais, à tout il faut une préparation, même peut-être à la philosophie. Il est possible que poser d’emblée à propos des économistes la question de savoir « ce qu’ils sont » nous entraînerait trop loin et d’abord trop loin de ce texte. Assurément, ces questions exigent une préparation appropriée ; Socrate, dans la plupart des dialogues de Platon, ne les pose jamais « de but en blanc », il y arrive lentement, et de plus, bien souvent, il n’y répond pas explicitement. Par ailleurs, qui sait si, en un sens, le texte de Marx, convenablement analysé, ne nous permettra pas, non seulement de poser cette question de l’essence, mais même de la résoudre ? Négligeons donc l’essence, la définition (qui est un être de pensée ou saisi par la pensée), des économistes ou de l’économie pour nous tourner vers ce qu’ont été et vers ceux qui ont été et qui sont pratiquement les économistes. Ce qu’on appelle l’économie politique est, dit-on, une « science humaine », ou encore une « science morale », ou encore une « science de l’esprit », ou encore une « science sociale ». Nous autres modernes, héritiers de Marx et de la philosophie de l’histoire, nous avons l’habitude de comprendre quelque chose en le situant historiquement. Faisons donc ce dont nous avons l’habitude en prenant conscience de cette habitude et par là même en ne la prenant plus comme quelque chose qui va de soi. Les « économistes » apparaissent au dix-septième siècle et se développent tout particulièrement au dix-huitième et au dix-neuvième siècle dans le monde occidental bien entendu. Les noms les plus célèbres sont ceux d’Adam Smith et de David Ricardo. Marx appelle ces deux penseurs « les économistes classiques » en les distinguant des « économistes vulgaires », plus récents (par rapport à Marx) et plus médiocres à ses yeux. Ici cependant, il ne s’agit que « des économistes », i.e. de tous les économistes sans distinction de classicisme ou de vulgarité. Autrement dit, en mettant en question la méthode des économistes, Marx conteste la légitimité de l’économie en tant que telle. Pour mémoire, sachons que les sous-titres, voire les titres de bien des ouvrages de Marx portent : « Critique de l’économie politique », Fondements de la critique de l’économie politique, Contribution à la critique de l’économie politique, Introduction à la critique de l’économie politique… Peut-être l’œuvre de Marx toute entière pourrait-elle être résumée comme une « critique de l’économie politique ».
Les économistes sont en fait historiquement liés à l’émergence d’une nouvelle structure économique, à savoir à ce que Marx nomme ici « les rapports de production bourgeois ». Voilà manifestement une expression qui exige une explication. Pourtant, nous ne l’avions pas aperçue : il n’est pas facile d’être attentif.
Dans la mesure où Marx critique ici « tous les économistes », et dans la mesure où il pourrait sembler que « les rapports de production bourgeois », ainsi que l’économie politique héritière des Smith et des Ricardo, sont toujours en vigueur, après bien des vicissitudes historiques, en même temps que nous essayons de comprendre Marx en supposant qu’il dit effectivement la vérité (c’est la condition pour le lire convenablement), il nous faut nous interroger sur la valeur de sa critique, et corrélativement sur la solidité (ou sur la valeur) des institutions critiquées par Marx. Car si sa critique était valable, elle doit l’être encore. Cette dernière phrase semble impliquer qu’il y a des choses que l’on ne peut pas « comprendre historiquement ».
Le défaut des économistes » est un défaut dans la méthode. En apparence, i.e. dans le discours de l’opinion courante, un défaut de méthode peut aisément être corrigé, cela semble en quelque sorte un défaut « extérieur », qui tient à la « forme », et non pas au « contenu ». Cette opinion courante est, selon Descartes, un des pères de la modernité, et selon Marx, un moderne achevé ou accompli, fondamentalement erronée : la manière de procéder affecte nécessairement ce sur quoi elle s’exerce. Ils ont, peut-être, raison. Pas nécessairement néanmoins si du moins nous ne pensons pas de manière irréfléchie comme la plupart des gens aujourd’hui que « la querelle des anciens et des modernes » a été définitivement résolue en faveur des modernes. Les anciens ne se souciaient pas comme Descartes de « la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » (c’est la suite du titre du Discours de la Méthode de 1637). Les anciens étaient « directement spéculatifs » (Hegel et les romantiques disaient : « naïvement» ) ; ils se souciaient plus des choses importantes que du moyen d’y parvenir ou de la méthode. Mais pour les modernes, pour Marx comme pour Descartes, la méthode est fondamentale. Une erreur dans la méthode peut décider du destin d’une science. C’est pourquoi pour Marx, la « science économique » n’est tout simplement pas une science, alors que la « science de l’histoire » ou « matérialisme historique » est effectivement scientifique. Pour Marx. Peut-être a-t-il raison.
La règle de la méthode des économistes est une règle de distinction, ce qui est dans l’ordre (cf. les règles de Descartes dans la deuxième partie du Discours de la Méthode, particulièrement les règles deux et trois). Le principe de cette règle est la distinction, mieux l’opposition, entre la nature et l’art. Ce couple est tellement riche de sens, et il a reçu tellement d’interprétations diverses que nous ne pouvons que nous borner à quelques grandes lignes. Peut-être peut-on grossièrement dire que, chez les anciens, l’art (l’artifice, la convention, la technique, pas seulement dans ce que nous appelons « l’art» ) doit être soumis à la nature (des choses), et cela même et surtout lorsqu’il dépasse la nature ; l’art doit imiter la nature même lorsqu’il va plus loin : l’artificiel doit prolonger un mouvement naturel qui ne trouve pas toujours, voire pas du tout d’achèvement (au sens à la fois de fin et de perfection) dans la nature. Si l’art ne suit pas la nature, il devient artificiel au sens péjoratif que ce mot a gardé encore de nos jours, quelque chose de surajouté, qui choque. C’est ce que dit Horace (Epîtres, I, X, 24) : Naturam expelles furca, tamen usque recurret (traduction : tu as beau expulser la nature avec une fourche, elle revient toujours ; ce qui a donné le proverbe : chassez le naturel, il revient au galop.). Inversement, mais tout aussi grossièrement, on peut dire que chez les modernes, la nature est une matière passive sur laquelle s’exerce la force de l’activité artisanale de l’homme pour la modifier en vue de fins seulement humaines (et non « naturelles» ) ; certains modernes, dont Marx, ont appelé ces fins « seulement humaines » « historiques », ce qui signifie qu’elles sont fondamentalement changeantes. La nature n’est par conséquent plus du tout une norme comme elle l’était pour les anciens, elle est ce qui peut être modifié par l’homme en fonction de son désir, qui est fondamentalement changeant, bien que ce désir humain soit pour Marx lié à une logique de l’histoire, de telle sorte que l’histoire a un sens. On voit le changement : chez les anciens, c’est la nature qui a un sens ou qui donne du sens, et cette nature est fondamentalement hors du temps ; chez les modernes, c’est l’histoire qui a un sens, la nature n’en a pas ou elle n’a que celui que les hommes lui imposent, par la violence de l’art humain. Chez les anciens, c’est la nature qui prime sur l’art ; chez les modernes, c’est l’art qui prime sur la nature. Les anciens se situent par rapport à un cosmos dont ils reconnaissent et vénèrent la beauté et l’ordre ; les modernes ne se situent que par rapport à eux-mêmes, à l’homme seul, imposant par la force un sens humain à une nature fondamentalement étrangère et inhumaine.
Les économistes distinguent entre les institutions naturelles et les institutions artificielles. Et ils favorisent les premières et condamnent les secondes. Mais alors, si ce que nous avons dit à propos de la différence entre les anciens et les modernes est juste, Smith et Ricardo par exemple penseraient-ils comme Horace, ou pour parler de philosophes, comme Platon ou Aristote ? Assurément non. Les économistes sont indubitablement des modernes, et il y a plus de communauté entre eux et Marx qu’entre d’un côté, ou bien Marx ou les économistes pris séparément, et d’un autre côté les Anciens. Mais il est clair que les économistes utilisent la distinction de la nature et de l’art « à la manière des anciens » ; et il est également clair que cette utilisation est courante, vulgaire. On pourrait dire que le propre d’une utilisation vulgaire d’une distinction scientifique ou rigoureuse est de la troubler et de la rendre ainsi propre à justifier des choses qui n’ont rien à voir avec les intérêts propres de la connaissance. Le propre des opinions ou des préjugés est de vulgariser les pensées importantes pour permettre de les faire présenter les choses de manière orientée, tendancieuse. Ainsi, semble-t-il, du moins à suivre Marx, les économistes utilisent-ils l’opposition de la nature et de l’art. En un mot, les économistes utilisent « la nature » comme une autorité qui fermera la bouche aux contestataires par son caractère impressionnant. Il est donc possible, et il est même tout à fait clair qu’on l’a fait maintes fois, d’utiliser une distinction philosophique à des fins de contrôle des opinions. Mais, alors, dans la mesure où Marx est un philosophe, i.e. quelqu’un qui, par définition pourrait-on dire, sait faire la différence entre l’opinion rigoureuse et sa vulgarisation, pourquoi ne la fait-il pas ici ? Disons, à titre d’hypothèse, que Marx, comme bien des modernes, à cause d’une confiance peut-être trop entière dans le progrès ou dans l’idée qu’il y a une évolution dans les choses humaines, s’est représenté les Anciens et les opinions des Anciens à partir de leur vulgarisation. Le fait est également que l’histoire ou le progrès dans le domaine social et politique était pour les anciens quelque chose de très improbable : ils croyaient bien peu à la possibilité de changer radicalement les choses humaines, en d’autres termes, l’idée de révolution politique était pour eux profondément contestable ; toute révolution n’aboutit jamais selon eux qu’à une nouvelle répartition des richesses, tout aussi inégalitaire voire plus que la répartition antérieure. Il est assez difficile aujourd’hui, peut-être pour de bonnes raisons*, de croire au caractère indispensable de la révolution. En outre, comme nous l’avons déjà dit, l’utilisation par les économistes, i.e. des modernes, de la distinction de la nature et de l’art, est profondément vulgaire et contestable. Mais il est tout à fait symptomatique de Marx, comme de bien des modernes sur ce point, qu’il prenne la forme vulgarisée comme la seule et qu’il conteste en conséquence non pas la mauvaise utilisation de la distinction de la nature et de l’art, mais l’idée même d’une nature, i.e. de quelque chose qui serait, en dehors de toute considération d’espace et de temps, une norme. Car pour Marx comme pour bien des modernes, il n’y a pas de nature au sens d’une nature normative des choses. La « nature » dont parlent les modernes n’est pas la nature dont parlent les anciens. La nature des modernes, donc de Marx, est une certaine dimension de la réalité, fondamentalement inerte et déterminée par des lois mécaniques, voire toute la réalité, réalité ou dimension de la réalité dont l’homme fait la conquête dans le but d’humaniser la nature, de se l’approprier pour des fins qui sont humaines et non point naturelles. En outre, la nature des modernes est en un sens en elle-même inconnaissable ; elle n’est connaissable que « relativement à nous », i.e. que nous pouvons seulement connaître les modifications que nous pouvons opérer sur elle. Et l’homme en fait la conquête à l’aide d’artefacts, i.e. d’objets fabriqués, intellectuels et matériels, qu’il ne connaît parfaitement que « parce qu’il les a faits ». La conception de la connaissance des modernes est donc fondamentalement opérative ou technicienne ou pratique ; c’est une connaissance d’ingénieurs ; alors que la conception de la connaissance des anciens était fondamentalement contemplative ou théorique. Le débat n’est pas clos. Il y a donc pour les modernes deux dimensions essentielles de la réalité : la nature, i.e. le « donné », fondamentalement inerte et sans fin ; et d’autre part l’histoire ou la culture, lieu de l’efficacité humaine, i.e. le « construit ». Ces deux dimensions sont à la fois antagonistes, exclusives l’une de l’autre, et corrélatives dans la mesure où l’histoire s’appuie sur la nature pour la transformer.
La nature au sens où il s’agit d’une essence éternelle, et au sens où les économistes utilisent ce terme, est pour Marx une chimère, une illusion, voire une tromperie. La dialectique, maître mot de Hegel et de Marx comme du marxisme, signifie, pour ces modernes, que la « nature même des choses » pour parler comme les anciens est contradictoire, i.e. fondamentalement changeante, i.e. sans norme transcendante, i.e. sans norme qui ne soit elle-même historique.
Ces principes une fois établis, nous pouvons analyser cette première partie de ce texte assez rapidement. Une fois posé le principe de la distinction de la nature et de l’art, les économistes classent les institutions (humaines) économiques et politiques de la manière suivante : les unes sont naturelles, et bien entendu, elles sont bonnes, les autres sont artificielles et par conséquent inadéquates et trompeuses ; les institutions artificielles font en quelque sorte violence à la nature ce qui est implicitement condamné par les économistes, et cela alors même comme nous l’avons dit qu’ils sont des modernes tout aussi modernes que Marx. Simplement peut-être moins radicaux dans les conséquences qu’ils tirent de la modernité (on pourrait peut-être dire la même chose du libéralisme). Corrélativement, on pourrait dire que Marx est un moderne rigoureux si pour lui la violence faite à la nature telle qu’il l’entend est, sinon bonne, du moins ni bonne ni mauvaise, tout moralisme étant condamné par principe (en effet, s’il n’existe pas de norme transcendante, quel sens cela peut-il bien avoir de parler de bien ou de mal ?). D’où cette exigence d’invention de normes, propre à la modernité, qui ne peut avoir pour critère que la seule efficacité. Mais quel est le bon point de vue ? Les sociétés modernes sont prodigieusement efficaces si l’on entend par là qu’elles peuvent opérer sur la nature et sur elles-mêmes : jamais le contrôle de la nature et des hommes n’a été aussi grand ; mais ces sociétés sont-elles plus humaines ? Mais que peut vouloir dire le mot d’humain ici ? S’agit-il d’une nouvelle norme transcendante qu’il faudrait elle aussi, en tant que norme, faire disparaître ? Certains contemporains n’ont pas hésité à faire le pas suivant : l’homme lui-même n’existe pas en dehors de l’histoire, donc l’homme d’aujourd’hui n’est pas l’homme d’hier, et en un sens, ils sont l’un par rapport à l’autre comme des êtres purement et simplement distincts, sans relations constitutives. Ou ils ne sont liés que d’une relation unilatérale : l’homme d’aujourd’hui se rapporte, nécessairement de manière critique, à l’homme passé. Mais ne peut-on se poser la question de savoir si l’homme du passé (ou certains hommes du passé) n’a pas encore, de son propre point de vue, quelque chose à dire à l’homme d’aujourd’hui ? Peut-être cette question nous permettrait-elle de sortir des préjugés d’aujourd’hui ? Les économistes, donc, font en quelque sorte de la morale en invoquant la nature : ils disent que les institutions de la bourgeoisie sont naturelles (ces institutions sont : le travail salarié et libre, la liberté de commercer, la religion privée, l’égalité juridique), tandis que les institutions féodales sont artificielles (ces institutions sont : les « privilèges », l’inégalité juridique, la religion publique).
Marx continue cette première partie en comparant les économistes aux théologiens. Cette comparaison est extrêmement révélatrice. Pour plusieurs raisons. D’abord parce que « les théologiens » sont, à l’époque où Marx écrit, encore assez puissants sur l’opinion en dépit des coups de boutoir des philosophes français des lumières, et qu’ils sont le symbole facile d’une position réactionnaire. Ensuite parce que la liaison de la religion et de la pensée traditionnelle est un fait. Tout le combat des « lumières » au dix huitième siècle s’est effectué contre la religion établie, le catholicisme, et contre en fin de compte toute religion « opium du peuple » ; on pourrait dire que les modernes remplacent les religions révélées, qui en appellent du monde à un Dieu transcendant, par la religion de l’humanité ou par la religion du progrès qui sont des religions sans transcendance et par conséquent dont le « pape » est plus puissant que tous les papes imaginables de toutes les religions révélées imaginables (comparer le pouvoir d’un Staline ou d’un âitler ou d’un Mao avec celui, tout spirituel, à quelque chose près, qui peut avoir été une chose importante, d’un pape). Ces religions sans transcendance, qui sont souvent des religions du politique ou de la masse n’ont de la religion antérieure que le côté « opium du peuple », réel, mais elles ont complètement évacué l’aspect irréductible et immense du « problème religieux », source d’une grandeur humaine indéniable (qui peut prétendre que l’enseignement de Jésus est un enseignement médiocre ou même radicalement trompeur ? Il faudrait savoir que Dieu n’existe pas ; ce problème reste et restera toujours pour ceux qui pensent.) La religion est en apparence l’adversaire par excellence du progrès. Aussi, de la part de Marx, comparer les économistes avec les théologiens, c’est les comparer avec les partisans de la réaction. Cela est dans la « logique » (politique) du révolutionnaire que de réduire son adversaire à un « réactionnaire ». Mais à trop se laisser prendre à la logique politique (i.e. vulgaire), le discours révolutionnaire, que d’aucuns tiennent encore aujourd’hui, tend à devenir de plus en plus semblable à un catéchisme d’imbéciles et ainsi à contredire en fait ce sur quoi il se prétend fondé, à savoir la philosophie et la raison. De ce dernier point de vue, on pourrait dire naïvement que la modernité « n’avait pas le droit » de tomber dans l’irrationalisme ; comme on dit, elle ne s’est pas gênée : elle a prit le gauche ! En outre, les théologiens sont aujourd’hui encore considérés comme la caricature des faux savants, des hommes qui occupent leur esprit à des choses vaines, et la théologie comme l’exemple même d’une fausse science. Si au lieu de nous emporter, comme c’est si facile, contre tous les suppôts de la réaction que le secrétaire du parti (ou la télé ou NRJ) voudra bien nous désigner pour le repos de nos méninges, si donc, au lieu de dormir, nous tâchons de veiller, alors il nous faudra envisager sérieusement l’éventualité que la théologie, par exemple, ne soit pas une recherche vaine, mais, qui sait ? une recherche de la plus haute importance. Alors, aussi paradoxal que cela puisse paraître, peut-être commencerons-nous à penser en êtres humains véritablement libres.
Pourtant, nous pouvons distinguer entre les théologiens ceux qui sont de véritables hommes de pensée, ou de véritables hommes de foi, et ceux qui ne sont que les hommes de main d’une certaine politique. Et donc Marx peut avoir en partie raison. Mais alors, encore une fois, pourquoi, lui qui est philosophe et qui l’est véritablement, ne fait-il pas cette distinction ? Ignore-t-il cette distinction, peut-il l’ignorer ? Ce manquement à une juste position du problème, peut éclairer en un sens le caractère de ce texte : ce texte n’est pas seulement critique, il est polémique et politique, i.e. qu’il utilise des arguments faciles, parce qu’il s’adresse peut-être à des gens qui ne comprennent que les choses faciles ; peut-on s’adresser autrement à ces gens-là ? Cela ne servirait à rien. On ne peut parler autrement si l’on veut être efficace politiquement.
De plus, la comparaison d’hommes de science ou prétendus tels avec les théologiens est extrêmement forte puisque c’est comparer ce qui semble le plus opposé, et qui l’est peut-être : la science parfaite et véritable, toute rationnelle (mais est-ce la science moderne ?) et la religion toute fondée sur l’obéissance et la foi.
La règle de la méthode des économistes est donc présentée comme éminemment contestable, pire comme presque ridicule. Marx tourne en dérision les économistes. Ce ton théâtral est aussi « politique » (au sens où l’on dit qu’il est de bonne politique d’agir de telle ou telle manière) ; c’est le ton de l’invective et de la moquerie, un ton dans lequel Marx est passé maître ; ce n’est pas le ton de l’argumentation rationnelle. Ainsi pouvons-nous mieux cerner le caractère de ce texte, et nous demander pourquoi un auteur de l’envergure de Marx s’abaisse à un ton qui ne s’adresse pas à la raison du lecteur, ou du moins pas directement. Peut-être la raison que nous avons donnée plus haut est-elle suffisante. Pour avoir une efficacité politique, il faut parler vulgairement (en termes marxistes, il faut parler « idéologiquement» ), Platon dirait « mythiquement ». Mais par contre, il est de notre devoir d’apprentis philosophes ou d’amoureux de la philosophie d’exercer impitoyablement notre raison, et par conséquent de ne pas succomber aux charmes du réquisitoire de Marx. Il faut également nous demander pourquoi il est si facile aujourd’hui encore de croire et de faire croire (et ainsi d’étouffer tout sens critique) au « progrès » ou à la « révolution » ou à l’ « histoire ». En ce sens, je dirais que Marx nous permet en lisant ainsi ce texte de prendre conscience que ce qu’il dit de l’utilisation de « la nature » par les économistes vaut peut-être, mutatis mutandis, pour l’utilisation par les modernes, et donc par les marxistes si divers soient-ils, du progrès ou de l’histoire comme d’incontestables autorités. Ainsi lorsque l’on invoque l’Histoire pour justifier ce que l’on fait.
Les économistes procèdent donc comme les théologiens, écartant comme erronée toute position autre que la leur. Cette comparaison est encore pleine de sens si nous pensons que la critique de Marx se fait au nom de la bonne méthode, de la méthode « scientifique ». La bonne méthode, semble-t-il, serait d’analyser impartialement la position différente et de juger en dehors de tout esprit partisan. Est-ce bien ce que fait Marx ? En outre, les théologiens fonctionnent ainsi, ou n’importe quel croyant de n’importe quelle religion. Ont-ils tort, ont-ils raison ? Pourquoi en est-il effectivement ainsi, dans les religions comme dans toute discussion vulgaire (voir les discussions politiques) ? hasardons l’hypothèse suivante : dans les religions comme dans les sociétés, il y a des particularismes irréductibles qui sont en fait la raison, déraisonnable si l’on s’en tient à la raison purement théorique, des clivages entre partis, et des oppositions entre nations. Pourquoi est-ce que le citoyen moyen, pas le meilleur, pas le pire, d’une nation a tendance à vibrer lorsqu’on évoque devant lui ce qui est spécifique à son peuple ? Parce que c’est le sien ; comme disent les Anglais : Right or wrong, my country ! Cela n’est sans doute pas toujours et à tous les points de vue estimable, mais prenons l’inverse : estimerions-nous bon celui qui par seul souci d’un universel équivoque, a fortiori de son intérêt égoïste, dénoncerait ceux qui lui sont le plus proches, ses parents, ses amis, ses concitoyens ? Il se trouve que non ; les hommes, depuis toujours, ont des attachements « naturels » à leur famille et à leur nation, si confus que soient ces liens. Par ailleurs, si contestables que soient les décisions prises par un père, ou un chef politique reconnu, il y a une certaine justesse dans le respect qui, dit-on, leur est dI. En outre, les Etats qui ont systématiquement pratiqué, au nom d’un universalisme abstrait, le déracinement des hommes (cela peut s’appeler aussi tout simplement la déportation) sont aussi les Etats qui semblent le moins humains. Ils nous montrent peut-être malgré eux ce qu’il nous faudrait sacrifier si nous ne voulions plus être liés de manière privilégiés à nos parents et à nos amis « naturels », mais seulement à « l’humanité » en général ou pire, à l’humanité de l’avenir. Nous travaillons pour dans 2000 ans disaient les nazis et il est évident que les communistes pourraient dire la même chose. L’échec monstrueux, i.e. le résultat monstrueux de l’idéal universaliste des modernes, doit peut-être conduire à reconnaître les limites naturelles de tout changement politique et social. Ce qui ne veut pas dire se résigner à l’imperfection ou à l’injustice. Car les valeurs particulières ne sont pas négligeables ; le fait est également qu’elles n’ont pas été négligées par la modernité politique totalitaire : les traits particuliers de l’Etat le plus puissant s’impose en fait à tous les autres. La vie politique ou la vie humaine n’a pas l’universalité, ni même la rationalité, pour milieu. C’est semble-t-il un fait. Ainsi, paradoxalement, le comportement ou la méthode des théologiens, en tant que théologiens, i.e. le fait de se déterminer d’une manière non-rationnelle, est peut-être convenable : tous les hommes sont des théologiens lorsqu’il s’agit de ce à quoi ils tiennent le plus ; or la plupart des hommes n’ont que ces attachements-là. Si on les en détache par la force, croit-on qu’on les rendra meilleurs ? Sur ce point, l’expérience parle sans ambiguïté et sans pitié. Plus encore, si Marx ne faisait pas en un sens comme ceux qu’il condamne, mais il invoque constamment l’histoire comme une autorité justifiant ses opinions. Dans ce texte, il fait comme si invoquer une norme éternelle était en soi absurde ; la raison voudrait que l’on s’interrogeât sur l’éventualité d’institutions conformes à la nature des choses, une nature éternelle ou non soumise, en tant que définition, à des fluctuations. La définition ou l’essence du triangle n’est pas soumise à des fluctuations, cela est-il un signe de son imperfection ?
Dans la seconde partie du développement, Marx décrit l’application de la règle énoncée dans la première partie à la réalité économique. Reprenons la phrase de Marx avec nos propres termes. Prétendant que les rapports de la production bourgeoise, actuellement en vigueur sont naturels, les économistes impliquent par ce mot de naturel que ces rapports de production correspondent à une manière conforme aux lois de la nature de produire des richesses et de développer les forces productives. Si nous faisons attention au terme « impliquent » ou dans le texte « font entendre », il manifeste que Marx interprète les économistes ; nous sommes donc en présence d’un texte critique ou négatif qui ne présente qu’implicitement ou « en creux » ou entre les lignes ou négativement ce que pense son auteur, mais il semble que ce qu’il critique soit également écrit « implicitement » ou entre les lignes ! Cela ne nous montre qu’une seule chose : un texte de part en part explicite ou démonstratif est fort rare, y compris de la part de ceux qui sembleraient le plus propres à l’écrire, les philosophes. Voilà qui doit nous faire réfléchir au statut de la communication et de la transmission de la connaissance, i.e. aussi bien au statut de la connaissance ; alors que nous autres modernes avons tendance à penser que la connaissance ne peut qu’être bonne pour tout le monde, la réalité de la communication de la connaissance nous montre que les philosophes ne parlent pas avec une clarté parfaite, ni même avec une rigueur parfaite, et cela non par faiblesse. Tout se passe comme si la connaissance ne pouvait pas être communiquée dans sa pureté, comme si elle exigeait, pour être véritablement comprise, la prise de conscience de sa réticence ou de sa résistance à la communication sur une grande échelle. Toute véritable connaissance, pour être comprise en tant que connaissance véritable et non comme un dogme auquel il s’agit seulement d’assentir, doit coûter au lecteur ou à l’élève, et par conséquent, l’enseignement ne peut jamais, s’il ne veut pas être endoctrinement, être subi par celui qui le reçoit. Cela n’est pas une banalité.
Cette seconde partie doit également nous faire prendre conscience d’une erreur que nous avons faite plus haut. En effet, nous avons dit, au paragraphe deux de la page trois, que seule l’expression « les économistes » exigeait une connaissance extérieure au texte. Autre erreur, nous avons affirmé que ce texte ne semblait pas utiliser de concepts proprement marxistes. Or cette seconde partie nous met en présence d’expressions techniques, i.e. précises et propre à l’auteur du texte, à savoir les expressions de « rapports de production » et de « forces productives ». Ces deux expressions sont des créations propres à Marx. Quelle en est la signification ? Il nous faut donc faire appel à une connaissance historique extérieure au texte. Il est bien évident que l’on peut d’autant mieux expliquer et comprendre un texte que l’on est un être humain cultivé. A bon entendeur salut ! L’analyse de ces deux expressions nous permettra encore de préciser le domaine et d’avancer sur le chemin de la découverte de la thèse de ce texte.
Les rapports de production sont les rapports dans la production. La production, c’est la production des richesses, i.e. le fait, pour une « société » donnée de réussir à satisfaire les besoins matériels de ses membres. Cela conduit à une observation : la conception fondamentale de la science économique, comme peut-être de la critique marxiste de l’économie, c’est que les sociétés humaines sont fondées sur la production des richesses, sur la satisfaction des besoins matériels des membres de cette société. L’opinion fondamentale des économistes, depuis la naissance de l’économie jusqu’à Marx (qui serait donc bien proche des « économistes» ), c’est que les besoins matériels des hommes sont ce qu’il y a de plus important pour comprendre une société humaine. Cela nous semble en un sens banal. Cela ne l’est cependant pas. Cela nous semble banal parce que cela satisfait le matérialisme si « naturel » au sens commun moderne. Mais cela ne l’est pas car cela est une négation systématique de ce que l’on pensait auparavant, i.e. avant le développement de l’économie comme discipline, lui-même lié au développement d’une économie nouvelle, fondée sur le profit et l’initiative individuelle, qu’on appelée « civilisation matérielle » ou capitalisme. N’y a-t-il pas une réduction considérable de la représentation de l’humanité à la concevoir comme fondamentalement enracinée dans la recherche de la satisfaction corporelle ? Notre civilisation doit-elle être si fière d’un homme qui vendrait son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, ou de dire que l’homme ne vit que de pain, que de satisfaction corporelle ? N’y a-t-il pas des choses auxquelles notre civilisation comme toute civilisation s’identifie et qui la caractérisent ? Et ces choses ne sont pas matérielles. Ce qui peut fort bien se concevoir sans nier l’importance de la satisfaction des besoins. L’économie, celle des économistes comme celle de Marx, est fondamentalement matérialiste, elle suppose que par l’économie, par une modification des rapports de production, la vie humaine peut être complètement améliorée, et aboutir à une société d’abondance où il n’y aura plus de raison de commettre l’injustice. Les économistes, comme Marx, sont profondément progressistes, si l’on entend par là des hommes qui croient à la possibilité de changer l’homme, voire de fabriquer l’ « homme nouveau » de sinistre mémoire. Examiner sans préjugé l’économie ou le principe de l’économie suppose de mettre en doute le principe matérialiste selon lequel toute société est fondamentalement caractérisée par la manière dont elle produit les richesses. Voilà pour le principe de l’idéal économique, encore si puissant aujourd’hui. Demandons-nous si la vie philosophique, la vie de connaissance, a pour fin une satisfaction corporelle, ou encore la vie religieuse, ou la vie d’un artiste authentique, ou même la vie d’un politique digne de ce nom, ou même la vie de tout homme qui, au fond de lui-même, au mépris de tout matérialisme étroit, veut vivre une vie digne d’être vécue, qui n’est pas et ne peut pas être une vie de consommation de choses qui nous viennent des autres et du monde.
Pour Marx, les « rapports de production », une expression qui lui est propre, désignent les rapports spécifiques dans une société considérée entre les différents groupes d’hommes ; ce sont les rapports fixes entre les classes dans la production. Dans toute société, il y a un rapport de production spécifique qui n’existe pas dans les autres ou qui n’y existe que de manière marginale. Ainsi la production marchande existait avant le développement du capitalisme, mais marginalement, dans les marges des rapports de production féodaux. Le rapport de production spécifique du capitalisme c’est le rapport capital/travail, le rapport d’un possesseur de moyens de production (usine et instruments de travail, i.e. capital ou argent réalisé) avec une masse de travailleurs libres, i.e. détachés de tout lien naturel avec la terre ou avec des autres hommes ; le travail salarié est fondamentalement lié au capitalisme. Cette expression peut être approfondie de telle sorte qu’elle montre que pour Marx, dans l’ « histoire », les rapports de production sont toujours antagonistes, i.e. fondés sur une division des hommes en possesseurs des moyens de production et en travailleurs dépendant pour leur subsistance des propriétaires. Pour Marx, et il a peut-être raison, il y a une opposition irréductible d’intérêt entre les uns et les autres, jusqu’à la prise du pouvoir par le parti de la classe ouvrière, qui en se libérant elle-même, libèrera toutes les autres couches de la société. Au principe de l’idée « économiste » des rapports de production, il y a l’idée de la lutte des classes comme moteur de l’ « histoire ». Les classes sociales sont en lutte nécessaire, jusqu’à la prise du pouvoir révolutionnaire qui préparera l’avènement d’une société sans classes, d’une société non divisée, le communisme, qui connaîtra le règne de la liberté et de l’abondance. Les rapports de production sont donc, jusqu’au communisme qui n’est pas encore né, des rapports antagonistes entre les classes sociales dans la production des richesses ; ce sont des rapports de propriété, les uns possèdent les moyens de production, les possesseurs de la terre dans le féodalisme, les possesseurs des usines dans le capitalisme, et les autres ne possèdent rien ou seulement leur « force de travail ». Il faut donc bien comprendre que l’expression de rapports de production implique l’idée qu’il y a une histoire de la production humaine et que cette histoire est orientée dans un sens déterminé et qu’elle a un « moteur », la lutte des classes ; elle implique également la bonté ou la justice de la fin, le communisme ou l’égalité parfaite, la confiance dans le progrès nécessaire, la foi dans la possibilité de réduire complètement le mal ; les maux existants dans l’histoire sont engendrés, nécessairement sans doute, par la division sociale : on peut faire disparaître le mal. Cela fait curieusement penser à une laïcisation de l’idée religieuse du Royaume de Dieu ; les progressistes veulent réaliser, sur terre, ce qui n’est promis que pour le paradis de la religion chrétienne. D’autre part, le caractère religieux de la pensée progressiste est manifeste.
L’étude de l’expression corrélative de « forces productives » va nous faire encore approfondir l’idée marxiste. Les forces productives sont d’abord, en traduisant, les forces ou la puissance qui permettent de produire, et ces forces, comme toute force, peuvent varier. Les forces productives sont un élément de variation. Cela nous indique tout de suite que si les rapports de production sont des rapports fixes, soulignant un certain statisme d’une société donnée, les forces productives marquent un élément de variation à l’intérieur des limites des rapports de production. Les forces productives désignent la puissance de la production, en un sens ce que l’on appelle couramment aujourd’hui la productivité, mais entendue à l’échelle de la société toute entière. On pourrait bien entendu concevoir les forces productives comme des éléments en quelque sorte éternels : les hommes sont des forces de production par leur travail ; la connaissance (technique) est une force productive ; l’organisation ou la coopération des hommes est également quelque chose qui a des effet sur la production. Mais cela serait bien trop général et vague. En fait, pour Marx, les forces productives sont toujours les forces productives liées à certains rapports de production, elles sont en quelque sorte l’élément dynamique de ce couple. C’est pourquoi d’ailleurs Marx parle presque toujours de niveau de développement des forces productives ou de croissance des forces productives et non pas de forces productives en général. Les forces productives sont donc les capacités de productivité propres à une société à un moment donné, estimées en relation avec les rapports de production en vigueur et en relation avec d’éventuels autres rapports de production censés être supérieurs, i.e. censés permettre un plus grand développement de ces forces productives.
Le rapport entre les rapports de production et les forces productives est d’ailleurs chez Marx le principe économique de sa conception de la nécessité historique. La lutte des classes, avant de se situer au niveau politique de la transformation des cadres de la société, a sa place dans la production elle-même. Et même, avant de se manifester dans l’opposition des classes, elle « existe », dit Marx, à l’intérieur même de l’économie, sous la forme d’une certaine tension, spécifique à une société et spécifique au moment historique considéré, entre les rapports de production et les forces productives. C’est toute la conception de l’histoire qui est ici en jeu. Il faut pour la comprendre, se représenter en quelque sorte les rapports de production comme une forme, comme des cadres à l’intérieur desquels peut se développer jusqu’à un certain point la production des richesses ou la satisfaction des besoins humains ; et il faut corrélativement se représenter en quelque sorte les forces productives comme ce qui se développe à l’intérieur de ces rapports. Les forces productives, ou le degré de développement des forces productives, correspondent toujours aux rapports de production, mais, si l’on peut dire, inégalement. Au lendemain d’une modification des rapports de production, les nouveaux rapports de production, les nouveaux cadres de la production, sont pour ainsi dire élargis par rapport aux rapports de production antérieurs. Par là même le développement des forces productives en est stimulé ; une richesse beaucoup plus grande que dans les rapports de production antérieurs peut être produite. Mais tous les rapports de production antagonistes, de par cet antagonisme même, sont contraints, à un certain moment, de freiner le développement des forces productives. A ce moment dit Marx, les rapports de production ont atteint la limite des forces productives qu’ils pouvaient contenir ou auxquelles ils pouvaient permettre de se développer ; ils ont atteint leur limite historique, ils doivent céder la place à de nouveaux rapports de production, en quelque sorte plus larges, donc « supérieurs ». Ainsi, ce sont les forces productives ou le développement des forces productives qui donnent la clé du développement historique : elles ont tendance à se développer toujours plus, et elles ne sont limitées dans cette tendance que par des limites, en quelque sorte formelles, les rapports de production, plus exactement les rapports de production fondés sur la division des classes. Par là même, les rapports de production fondés sur la division sociale apparaissent inférieurs aux rapports de production fondés sur le communisme, i.e. sur l’absence de division d’intérêts dans la société. L’idée marxiste est extrêmement séduisante, c’est la logique de l’émancipation, entendue comme une exigence morale d’un côté, mais soutenue de l’autre par l’affirmation selon laquelle cette libération est historiquement nécessaire puisqu’elle va dans le sens d’un plus grand développement des forces productives, mieux, cette émancipation est économiquement nécessaire. En quelque sorte, le communisme est inéluctable, inscrit dans la nécessité du développement de l’histoire humaine. Il est nécessaire pourrait-on dire, indépendamment de la volonté des hommes. Mais alors, pourrait-il se mettre en place sans l’intervention des hommes ? Cette question « oublie » que pour Marx, l’intervention des hommes, ou leur volonté consciente est dérivée de leur société. En effet « la nature humaine n’est pas une abstraction isolée ; dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux » (6e thèse sur Feuerbach, 1845), ce qui signifie que « ce sont les hommes qui font l’histoire, mais ils ne savent pas qu’ils la font ». Autrement dit, l’action consciente des hommes est une des formes que prend la nécessité de l’histoire. Bref, les hommes ne se déterminent pas librement, mais sont déterminés par la nécessité historique ; les hommes qui sont libres au sens de Marx sont seulement ceux qui ont compris la nécessité historique. Et il n’y a pas de hasard dans l’histoire, tout est déterminé, pas plus qu’il n’y a de contingence dans la conscience des hommes : ils pensent ce qui est historiquement pensable compte tenu des rapports de production existants ; la prétention individualiste à la liberté de choix n’est qu’une des figures de l’illusion idéologique. Tout cela est extrêmement cohérent. Il faut réfléchir à ce que signifie la mise en question de ces affirmations.
Mais alors, est-ce absurde parler de développement des forces productives conformément aux lois de la nature ? Il y a donc pour Marx une « essence » du développement historique, lequel, à un certain moment, peut être connu, pas par n’importe qui et sans que cela soit une question de volonté, tel qu’il est à tous les moments. Il y a donc une connaissance non historique de l’histoire chez Marx. Pour parler comme les anciens, il y a une « nature » du développement historique, une nature connaissable dans l’histoire sans doute, mais qui existe « au-dessus » de l’histoire, dans la pensée « philosophique » de l’histoire, qui est donc historique parce qu’elle a lieu dans l’histoire, mais qui n’est donc pas historique parce qu’elle vaut pour tous les temps. Les économistes disent que les rapports de production bourgeois sont naturels donc conformes à la réalité ; Marx dit en quelque sorte que les rapports de production communistes sont « naturels ». Seul change chez Marx le sens du mot « artificiel » dans la mesure où pour lui l’artificiel est « historiquement naturel », il a sa nécessité historique, celle d’un moment du développement de l’histoire humaine qui conduit nécessairement au communisme, seule société rationnelle.
Le débat entre les économistes et Karl Marx sur la bonne manière de procéder est donc interne à la modernité. Plus précisément, ce texte n’est manifestement pas un texte rigoureux, et de plus, il critique des gens qui eux-mêmes n’utilisent pas des distinctions rigoureuses. C’est pourquoi nous sommes obligés de constamment resituer chaque affirmation dans son véritable contexte et de la rectifier ; en nous fondant sur une analyse précise. Avec, ce faisant, comme nous l’avons déjà dit, cette question derrière la tête : pourquoi donc la question de la connaissance est-elle si bizarrement liée à la question de la communication de la connaissance ? Pourquoi le contenu est-il si profondément lié à la forme ?
Cette seconde partie du développement, qui applique la règle de la méthode des économistes selon Marx (l’opposition du naturel et de l’artificiel) à la réalité économique est extrêmement simple à comprendre, du point de vue de Marx, et du point de vue des économistes. Les économistes disent que les rapports de production bourgeois sont naturels, que la production s’y effectue en conformité avec les lois de la nature ; Marx fait entendre que les économistes se trompent, i.e. que cette production bourgeoise n’est pas naturelle, ou n’est pas conforme aux lois de la nature. En même temps, comme dans tout le texte, Marx semble mettre en question la notion de nature. Mais cette simplicité de surface cache bien des présupposés ; et, si Marx se charge, d’ailleurs en partie seulement, de faire ressortir les présupposés de la méthode des économistes, nous avons essayé de faire ressortir tous les problèmes philosophiques considérables impliqués par la position de Marx.
La troisième partie poursuit la description critique de la méthode des économistes : nous voilà arrivés à la conclusion de leur « raisonnement », conclusion dont nous ne savons pas si c’est eux qui la tirent, ou Marx. Si les rapports de production bourgeois sont naturels, alors ces rapports de production sont eux-mêmes des lois naturelles, autrement dit des lois éternelles, valables éternellement. Il est bien difficile de voir comment les rapports de production bourgeois, qui sont des rapports effectifs, inscrits dans la réalité sensible, peuvent être des lois qui, par définition ne sont pas senties mais pensées : on ne voit pas la loi de la chute des corps, tout au plus en voit-on les effets mais seulement si l’on connaît la loi. Ce que veut dire Marx, c’est seulement que les économistes font passer les rapports de production bourgeois pour les rapports naturels, prétendant ainsi leur donner une validité éternelle. Ils deviennent ainsi « comme » des lois. Cette ressemblance, et donc cette différence, entre les rapports de production et les lois est mise en évidence par l’utilisation de l’expression « doivent toujours régir ». Il s’agit ici, non pas de loi de la nature, toujours en vigueur par définition (la loi de la chute des corps, si elle a attendu Newton pour être connue des hommes, n’a pas attendu Newton pour être en vigueur), mais il s’agit plutôt de « lois de l’histoire », lesquelles, dans la mesure où elles portent sur quelque chose qui n’est pas « toujours » (les choses humaines sont variables) semblent devoir impliquer un élément d’indétermination ou d’imprévisibilité relative. Nous disons cela alors même que nous savons que Marx nie cette indétermination et prétend justement qu’il existe des « lois » de l’histoire humaine, qu’il y a une nécessité historique comme il y a une nécessité naturelle, et qu’il faut traiter les phénomènes historiques comme des phénomènes naturels. Peut-être cependant le « comme » de cette dernière phrase signifie-t-il aussi bien une ressemblance qu’une différence.
Cette critique de Marx est ambiguë dans la mesure où, comme nous l’avons vu, il semble lui-même s’exposer à une critique semblable. Comment en effet peut-il condamner les économistes pour affirmer la valeur éternelle des rapports de production bourgeois, ou même simplement pour affirmer leur caractère de norme éternelle, alors que lui-même prétend, à un moment historique déterminé, connaître dans leur vérité, à la fois le passé de l’humanité et son futur nécessaire ? Marx critique les économistes parce qu’ils disent que l’histoire, ou la variabilité, des institutions humaines, ne vaut que pour ce qui s’est passé « avant » la mise en place des rapports de production bourgeois, lesquels, parce que naturels, ont une validité éternelle, ont le statut d’une loi normative. Mais il fait en un sens la même chose avec les hypothétiques rapports de production communistes. Le communisme, « fin » ou « sens » de l’histoire est déjà présent au début de l’histoire puisqu’il en est la fin ; le communisme est la norme éternelle de l’histoire. Cela en ce qui concerne l’objet de la connaissance : l’histoire est, en fait, orientée vers le communisme, tout comme les corps matériels sont attirés, en fait, en raison de leur masse et en raison inverse du carré de leur distance. Mais en ce qui concerne la connaissance, elle apparaît seulement à un moment donné, par l’activité théorique d’un homme. La science est la connaissance, qui apparaît à un moment du temps, de ce qui est hors du temps, au moins hors du temps de l’histoire humaine immédiate. Rien de difficile à comprendre ici : la connaissance est toujours, si elle est connaissance et non fiction de l’imagination, une connaissance qui dépasse son moment d’apparition. Il y a donc ce qui est influencé par le temps ou ce qui est soumis au changement, et ce qui échappe, au moins dans une certaine mesure, à l’influence du temps et au changement.
On peut interpréter de deux manières la position de Marx : ou bien il critique les économistes parce qu’ils invoquent une connaissance éternelle qui n’est pas la bonne connaissance éternelle : il substituera alors aux rapports de production bourgeois les rapports de production communistes ; mais alors, comme nous l’avons dit, lui aussi fait appel à quelque chose d’ « éternel ou de non-historique ; ou bien il critique les économistes parce qu’ils invoquent quelque chose d’éternel, impliquant par là qu’il y a rien d’éternel : mais alors comment pourra-t-il prétendre connaître le développement de l’histoire toute entière ? Car cette connaissance est nécessairement hors de l’influence du temps, donc de ses conditions historiques d’apparitions, au moins dans une certaine mesure. Autrement dit, la critique d’une norme éternelle ne peut se faire qu’au nom d’une autre norme éternelle ; elle ne peut pas se faire au nom de l’histoire ou au nom de l’historicité. Car la connaissance de l’historicité radicale des choses humaines est encore une connaissance qui échappe à l’histoire. Celui qui l’affirme prétend dire la vérité. Qu’est-ce à dire, sinon que « l’histoire » ne peut jamais être invoquée rationnellement comme un juge ? Dire comme on l’entend souvent dire depuis deux siècles : « nous serons jugés par l’Histoire », cela revient à abdiquer la raison critique et à se soumettre au fait accompli. L’histoire ne juge pas. Seul l’esprit ou la connaissance peut juger et le seul critère qui soit acceptable en ce domaine comme en tous les autres est la rigueur de la raison, pour ceux qui l’acceptent bien entendu, tout le reste est dogmatisme et autoritarisme, quels que soient ses étendards, « progrès » ou même « raison », car il y a de la différence entre invoquer la raison et raisonner.
Cela doit nous amener à réfléchir à la notion d’histoire. Le terme a deux sens fort différents. Le premier est celui d’étude du passé, de discours qui nous parle du passé, voire de connaissance du passé ; toutes les sociétés humaines se représentent leur passé et ont besoin de cette représentation de leur passé pour s’identifier ; le second sens est beaucoup plus récent, il est apparu avec les temps modernes et il a trouvé une expression philosophique dans la Scienza Nuova de Giambattista Vico et dans les philosophies de l’histoire qui se sont développées à la fin du dix huitième siècle et au dix neuvième (Herder, Kant, Hegel, et Marx). Ce second sens du mot histoire désigne une certaine dimension de la réalité elle-même, la dimension de l’activité humaine, au sens justement où l’on dit : « l’histoire jugera ». Pour les différencier, on pourra mettre une majuscule à l’Histoire en ce dernier sens, et conserver une minuscule pour l’étude du passé. L’idée d’Histoire implique l’idée d’une séparation ou d’une indépendance de l’homme par rapport à la nature, l’idée que l’Histoire humaine n’est pas quelque chose de naturel, mais quelque chose d’extérieur à la nature (au sens moderne de ce mot : matière passive que l’on peut régler par un déterminisme conceptuel maîtrisé par l’homme), et bien entendu opposé à la notion classique de nature au sens d’essence éternelle et spécifique d’une classe d’êtres déterminée : les hommes par exemple. Les problèmes que pose l’apparition de cette idée sont considérables. Réfléchissons simplement au fait que si l’Histoire est la dimension de l’activité ou de la « créativité » de l’homme par rapport à la résistance d’une nature hostile, la question se pose de savoir comment régler quelque chose de fondamentalement variable sans critères qui ressemblent peu ou prou soit à la connaissance de la nature (au sens moderne) soit à la connaissance de la nature au sens classique, i.e. sans une norme éternelle donc non historique. Si l’Histoire est autonome, si elle ne reçoit pas de normes de l’extérieur, comment la connaître, si la connaissance implique nécessairement la « sortie » de l’Histoire et l’ « entrée » dans le monde de la connaissance, lequel est au moins partiellement indépendant de l’influence du temps. Et comment Marx peut-il sans se contredire contester l’éternité des rapports de production bourgeois affirmée par les économistes, et affirmer, de fait, la présence « éternelle » dans l’Histoire de sa fin, le communisme ? Marx était conscient du problème.
Il en a donné une solution en affirmant que « l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre » (cf. préface à la Contribution à la critique de l’économie politique). Toutes les questions que se posent les hommes sont enracinés dans la nécessité historique, elle-même déterminée par le rapport entre les rapports de production et les forces productives. Autrement dit, toutes les questions ont une nécessité historique, et la découverte de la « science de l’histoire » par Marx est en quelque sorte nécessaire à l’époque où elle fut faite. Mais l’objection vient immédiatement : si tout est historiquement nécessaire, que signifie l’activité humaine consciente ? En un sens, rigoureusement rien. Et cela est la conséquence logique de la négation de l’importance de l’activité d’un homme particulier (cf. la 6e thèse sur Feuerbach, déjà citée). Mais alors force est de remarquer que cette théorie est à proprement parler incriticable : elle a toujours raison et elle ne peut qu’avoir raison. Mais qu’est-ce qu’une théorie qui écarte toute critique sinon un dogme aussi peu contestable rationnellement que la révélation divine ? Le paradoxe, c’est que cette ‘révélation’ de Marx se prétend fondée sur la science ou être scientifique. De plus, la raison en question est historique, autrement dit, elle peut varier, autrement dit, elle est comme Dieu : ses Voies sont insondables ; il ne reste qu’une seule solution : s’y soumettre. L’histoire juge. Et à ce tribunal, pas de pitié. La justice de l’Histoire n’est pas la justice de Dieu, elle ignore le pardon. Mais il est vrai que la seule chose qui doit nous importer n’est pas son éventuelle ou réelle cruauté mais sa vérité, et après tout la vérité peut être cruelle ou faire mal.
En conclusion, savons-nous maintenant plus de choses à propos de la thèse propre à ce texte ? Assurément car nous nous sommes peu à peu rendus compte du nombre considérables de présupposés sur lesquels il repose. Sa forme avons-nous vu, est une forme critique, pratiquant une lecture partiale des économistes ; en ce sens, ce n’est pas rigoureusement exact, il n’est pas au niveau de la discussion « scientifique » ; mais nous avons également vu que nous trouverions peut-être très peu de textes qui soient totalement à ce niveau de perfection, et que cette « imperfection » est peut-être paradoxalement la condition d’une véritable communication de la connaissance, dans la mesure où une connaissance qui n’est pas ré-effectuée par l’élève ou le lecteur reste une connaissance extérieure ; en outre, cette imperfection, dans le cas présent, permet de persuader ou d’émouvoir dans le sens voulu par l’auteur ceux qui ne sont pas capables de s’appuyer sur l’imperfection du texte pour « achever » son enseignement. Cependant, bien des thèses, marxistes ou en général modernes, sur le progrès ou sur l’histoire, et corrélativement sur la mise en cause de l’enseignement classique, nous sont apparues, sinon fausses, du moins extrêmement problématiques ; peut-être sommes nous incapables d’ « achever » au sens indiqué ici l’enseignement de Marx. Faute d’avoir vraiment compris, reprenons les thèmes importants de ce texte.
Celui de la méthode d’abord qui est le sujet ou le domaine sur lequel porte ce texte. Comme nous l’avons dit, l’insistance mise sur la méthode est fondamentalement moderne, les anciens se contentaient d’exiger des philosophes en puissance qu’ils aient à cœur de faire pleinement usage de leur raison, i.e. de leur capacité à examiner sans préjugé. Par ailleurs, même dans la modernité, l’opinion selon laquelle la science doit commencer par la détermination de la méthode pose le problème suivant, soulevé par Hegel . S’il faut, avant de connaître, connaître la méthode, alors « avant » de connaître la méthode, il faudra une méthode pour connaître la méthode, puis une méthode pour connaître la méthode permettant de connaître la méthode, et ainsi de suite à l’infini, autrement dit, à mettre l’accent sur la méthode exclusivement, on oublie ce qui est véritablement la fin de la connaissance, non pas la connaissance de la méthode de la connaissance, mais la connaissance de ce qui est purement et simplement.
Celui, surtout, de l’Histoire, ou du temps comme élément de la vie humaine, en tant qu’il n’est pas possible à l’homme de sortir de son temps, ou de « sauter par dessus son temps » pour saisir ce qui est hors du temps. Cela pose, au moins, deux problèmes. En premier lieu, celui, propre au domaine de la connaissance, de savoir si une connaissance quelle qu’elle soit est possible, puisque connaître, c’est connaître ce qui est, étant supposé que ce qui est est « en quelque sorte » hors du temps ; c’est ainsi le cas des « vérités » mathématiques, elles ne changent pas avec le temps, deux et deux font quatre, aujourd’hui comme hier ; plus encore, bien qu’elles aient été découvertes par des êtres humains, dans le temps, à partir de leur découverte, et en quelque sorte même « avant », elles sont « hors de l’impact du temps » si l’on dit que ce qui est dans le temps naît et meurt. Que dire en outre de ces notions si importantes pour la vie humaine que les notions de la justice et de la liberté ? Sont-elles purement et simplement illusoires ? Est-il impossible à leur propos de parvenir à une connaissance, de telle sorte que, une fois cette connaissance acquise, les générations suivantes pourront se former à la justice et à la liberté et conserver ces trésors, si ce sont des trésors bien entendu ? A idolâtrer le changement, on oublie quelquefois qu’il y a des choses qui méritent, même du point de vue de ceux qui veulent changer, d’être conservées ; et en premier lieu, la tradition, car c’est une tradition, de la rationalité, et même la tradition, car c’est une tradition, du « progrès ». Cela nous apprend peut-être que le temps de la vie humaine n’est pas l’instant, purement ponctuel, sans passé et sans avenir. Même si le passé n’est plus et même si l’avenir n’est pas encore, le présent qui seul, en un sens, est, est lourd de passé et d’avenir ; c’est tout ce qui n’est pas là présentement qui donne du poids et du sens à l’existence humaine. Cela signifie que la dimension de l’éternité est toujours là, ne serait-ce que sous la forme d’une temporalité impérissable (être toujours dans le temps ne se confond pas avec être toujours hors du temps). En deuxième lieu, le problème de savoir si l’Histoire, avec un H majuscule, est véritablement cette dimension indépendante de la réalité que tous les « philosophes de l’histoire » affirment être. Car cette Histoire n’avait pas de sens pour les classiques ; selon eux, la vie humaine est déterminée par une nature de l’homme, nature par définition éternelle, « hors du temps », objet de la connaissance des hommes sages, et le caractère instable de la vie humaine est le signe de son imperfection par rapport à la vie des dieux, auxquels le philosophe cherche à « s’assimiler » en « acquérant de l’éternité », i.e. de la connaissance. Affirmer, comme Hegel , comme Marx, qu’il y a une dimension de la réalité, indépendante du reste, qui est la dimension spécifiquement humaine, et affirmer, corrélativement que l’autre dimension de la réalité est la nature, désormais entendue comme « l’ensemble des phénomènes en tant qu’ils sont régis par des lois » (Kant, Critique de la Raison Pure), i.e. en tant que l’homme se l’approprie ou la conquiert. Cette activité de l’homme, corrélat d’une passivité de la nature engendre le problème de l’ « humanisation » finale de la nature, i.e. de la réduction de l’altérité de la nature par rapport à l’Histoire. En un sens, la « fin » de l’Histoire, le communisme chez Marx, est une telle réduction. Cela met également en évidence que, d’un certain point de vue, la lutte des classes n’est que l’expression de la faiblesse « historique » des forces productives, ce qui veut dire que ce qui est, en fin de compte, le moteur de l’Histoire, c’est la technique humaine, et que la fin de l’Histoire, le communisme, est l’époque de la maîtrise de l’homme sur la nature, de telle sorte que les limitations imposées à l’homme par la nature du fait de l’imperfection de sa technique n’existent plus. C’est le règne de l’abondance : on passera alors comme le dit Engels « de l’administration des hommes à l’administration des choses » i.e. qu’il ne sera plus nécessaire de contrôler les hommes, toutes les causes de l’inégalité ayant disparu.
On pourrait dire, pour donner enfin une réponse à cette question, que la thèse du texte est la nécessité, pour comprendre les sociétés humaines, de refuser toute nature éternelle, autrement dit de penser d’une manière totalement « historique ». Nous avons vu que cela n’était pas évident. Ainsi étudier de manière critique « la méthode des économistes » avait pour fin de souligner la « nécessité » de la méthode historique. Mais Marx n’a guère le souci dans ce texte critique de montrer positivement la valeur de l’Histoire. Cela l’aurait amené à en souligner les problèmes et cela ne peut se faire qu’entre gens éclairés que les problèmes n’effraient pas.