Epictète: la nature de la philosophie
« Voici le point de départ de la philosophie : la conscience du conflit qui met aux prises les hommes entre eux, la recherche de l’origine de ce conflit, la condamnation de la simple opinion et la défiance à son égard, une sorte de critique de l’opinion pour déterminer si on a raison de la tenir, l’invention d’une norme, de même que nous avons inventé la balance pour la détermination du poids, ou le cordeau pour distinguer ce qui est droit et ce qui est tortu.
Est-ce là le point de départ de la philosophie : Est juste tout ce qui paraît tel à chacun ? Et comment est-il possible que les opinions qui se contredisent soient justes ? Par conséquent, non pas toutes. Mais celles qui nous paraissent à nous justes ? Pourquoi à nous plutôt qu’aux Syriens, plutôt qu’aux Egyptiens ? Plutôt que celles qui paraissent telles à moi ou à un tel ? Pas plus les unes que les autres. Donc l’opinion de chacun n’est pas suffisante pour déterminer la vérité. » Epictète
Epictète, philosophe stoïcien du premier siècle de notre ère (il naît aux alentours de l’année 50), nous parle ici de la philosophie. Comprendre la philosophie est peut-être la tâche spécifique de la philosophie. Mais n’est-ce pas une évidence ? En effet, on ne peut attendre du cantonnier en tant que cantonnier qu’il se soucie nécessairement de la philosophie, et encore plus de comprendre la philosophie, c’est-à-dire de réfléchir à la nature de la philosophie. Cependant, le fait de se soucier de définir la philosophie pourrait seulement paraître une exigence spécifique à une discipline particulière. Ainsi, le cantonnier en personne pourrait devoir savoir ce que c’est que son travail ; ainsi le mathématicien doit-il savoir ce que sont les choses mathématiques auxquelles il a à faire. Mais la situation de la philosophie n’est pas identique dans la mesure où la philosophie n’est pas autre chose que l’exigence de connaître en tant que telle et donc la philosophie se confond en un sens avec la connaissance elle-même. Par conséquent, dire que la philosophie a pour tâche spécifique le fait de « se connaître soi-même », cela ne signifie pas seulement que le philosophe doit savoir ce qu’il fait comme le cantonnier ou le mathématicien savent « ce qu’ils font » ; cela signifie surtout qu’en un sens, non seulement le philosophe doit savoir ce qu’il fait, ce en quoi consiste l’activité de philosopher, mais encore il doit connaître toutes les « autres » connaissances qui, en tant que connaissances, relèvent de sa « juridiction ». Cela veut dire que la philosophie est ce devant quoi toutes les connaissances particulières doivent comparaître, alors que la philosophie n’est « soumise » à aucune « juridiction » supérieure. En d’autres termes, cela signifie que toute connaissance dépend de l’exercice de la raison, et que la discipline qui s’occupe « en particulier » de la raison est la discipline qui en toute légitimité théorique règne sur toutes les autres ; en effet, dans la mesure où la seule chose permettant de comprendre, c’est la raison, toute connaissance particulière dépend de la connaissance de la raison. Pour l’homme sensé, l’exigence de faire de la philosophie est en quelque sorte naturelle.
Le texte porte plus précisément sur le point de départ de la philosophie. Non pas sur l’origine de la philosophie, ou l’« histoire » de la philosophie : comment elle est née ; ce problème est un problème d’historien, sans intérêt pour la philosophie elle-même. Mais sur le point de départ « éternel » de la philosophie, autrement dit sur sa condition. La thèse de ce texte va donc préciser le point de départ de la philosophie et cela permettra de préciser aussi en quoi consiste l’activité de la philosophie. Mais l’on s’aperçoit tout de suite que le point de départ de la philosophie est décrit dans le premier paragraphe tout entier. Par conséquent, ce point de départ est tout sauf un « point ». Pour résumer grossièrement ce paragraphe, on peut dire que le point de départ de la philosophie, c’est la conscience du conflit entre les hommes et la volonté de le comprendre et d’examiner s’il existe une opinion vraie et un critère pour distinguer le vrai du faux.
On peut souligner le ton de ce texte ; il s’agit d’une diatribe. Mélange d’analyse et d’exhortation, la diatribe philosophique est un discours assez ardent ; on voit clairement que celui qui parle parle sans sérénité ou comme s’il était fortement impliqué dans ses paroles, ce qui peut sembler contradictoire avec le fait que le philosophe est celui qui prend les choses « avec philosophie », c’est-à-dire avec le fait que le philosophe n’est pas fondamentalement en désaccord avec le monde tel qu’il est, avec le fait que le philosophe ne se met pas « en colère ».
L’articulation du texte est claire : deux paragraphes. Nous avons vu le « contenu » du premier ; le second se compose de questions et de réponses, avec une conclusion : l’opinion de chacun n’est pas suffisante pour déterminer la vérité.
Tout le problème de ce texte tient au rapport de l’opinion et de la connaissance, au fait que la vérité est quelque chose qui dépasse l’individualité de l’individu. La vérité ne dépend pas de nous, même si l’homme est l’être particulier qui peut avoir conscience de la vérité.
Le point de départ de la philosophie, c’est d’abord la conscience du conflit qui met aux prises les hommes entre eux. Il existe des gens qui n’ont pas conscience du conflit qui déchire les hommes. Tout le monde n’est pas philosophe. Encore reconnaîtra-t-on que ne pas voir les conflits qui existent semble le fait d’un aveugle. De fait, pour avoir conscience d’un conflit, il faut sans doute en être partie prenante. Et la difficulté, lorsqu’on en est partie prenante, c’est qu’alors, on est facilement aveuglé. Or, Epictète, l’esclave affranchi, affirme que la philosophie a son point de départ dans la conscience du conflit qui déchire les hommes. Au commencement était le conflit. Les choses humaines sont conflictuelles. On a beau être philosophe, pour le devenir, il faut passer par le conflit, par la bataille. Mais pour comprendre, il faut quitter le terrain du conflit lui-même et par conséquent ne plus être partie prenante. Les hommes se déchirent ; c’est un fait peut-être désagréable mais incontestable. On pourrait dire que c’est le fait primordial des choses humaines, le fait premier et le fait principal : l’absence d’accord ou le problème de l’accord. Le problème de l’accord est double : problème de l’accord politique, la justice, que la raison, bien mieux que toute autorité peut déterminer, philosophie politique ; problème de l’accord théorique, la vérité, que la philosophie, c’est-à-dire la science, doit rechercher et trouver.
Mais Epictète n’en reste pas à la conscience du conflit : la philosophie commence encore avec la recherche de l’origine du conflit, avec la condamnation de la simple opinion, avec un examen de l’opinion qui est comme un crible qui distinguera le bon grain de l’ivraie, la bonne opinion de la mauvaise, enfin l’invention d’une norme, ou d’un critère permettant de distinguer la bonne opinion de la mauvaise. Le conflit ici envisagé n’est pas « un » conflit particulier, c’est le conflit « lui-même ». Quel est le conflit humain « lui-même » ? Autant dire quel est le bien humain lui-même ? Ou plutôt, le bien ou les biens apparents pour la plupart des hommes ? Les richesses, les plaisirs, les honneurs. Tels sont les trois biens humains apparents. Apparents et réels assurément. Cependant, pour ces trois choses, les hommes se battent et s’entretuent. Pourquoi ? Parce que tous recherchent le bonheur et c’est dans l’ordre des choses. Et tout le monde ne peut pas être également riche : les richesses sont limitées, d’où la tendance à avoir le plus qu’on peut. Et tout le monde ne peut pas recevoir tous les honneurs : ils n’auraient plus aucun sens ; les honneurs sont limités, d’où la tendance à en avoir le plus possible, les plus grands possibles. Et tout le monde ne peut pas avoir tous les plaisirs : les plaisirs, dira-t-on, sont multiples, infinis même, peut-être, mais y a t-il quelque chose de plus individuel que le plaisir, les plaisirs véritablement partagés sont rares, peut-être même n’existent-ils pas du tout dans la mesure où ce que je ressens, c’est moi seul qui le sent même si j’espère souvent que mes proches éprouvent les mêmes choses. Je viens de dire « mes proches » indiquant par là qu’il y a, chez les hommes comme chez les animaux, mais différemment, des attachements « naturels ». Familiers, nationaux, corporatifs mêmes. Ces attachements agrandissent, élargissent, la sphère du sentiment : je puis être touché par le fait qu’on a offensé mon frère, ou l’un de mes parents, ou l’un de mes compatriotes (problèmes des « otages ») etc… Ces attachements naturels, combinés avec la recherche du bonheur, font l’équilibre relatif des familles, des communautés politiques : les liens font que j’accepte dans une certaine mesure de ne pas « tout » avoir, je laisse passer (dans certaines limites!) mon père et ma mère avant moi, j’accepte de participer à un effort de relèvement national ou de solidarité. Mais ces équilibres sont instables et toujours précaires. La réalité humaine est celle du conflit pour toutes les bonnes choses, effectivement bonnes, que tous recherchent.
Mais cette réalité humaine que nous venons d’évoquer est celle de l’affectivité : le désir du bien pour soi ; le désir du bien pour « ceux qu’on aime ». Or l’homme se définit aussi et surtout par la rationalité ou par l’aptitude à raisonner, qu’il faut faire passer à l’acte pour raisonner vraiment. Il est d’ailleurs clair que la raison peut, au lieu de régler l’homme et ses passions, les servir et faire donc rationnellement ce qui ne convient pas, ou ce qui n’est pas « bon ». Epictète dit que la philosophie commence avec la recherche de l’origine du conflit entre les hommes. Nous devons essayer pour nous-mêmes de nous approcher de cette origine. Cette origine est assurément la convoitise de biens qui ne peuvent être entièrement à tous, ces trois biens « apparents et réels » dont nous avons parlé. Assurément, les liens naturels introduisent un certain ordre, mais tout relatif ; la compensation de l’égoïsme par une affectivité qui dépasse l’individu, la famille, les amis, la patrie, est précaire, et riche de conflits potentiels entre communautés, familiales ou politiques. La raison, seule puissance de lumière et de sens pour l’homme (je laisse de côté la foi, assurément source de lumière pour les hommes de foi, mais tout aussi assurément source de ténèbres, au sens où la foi dépasse la raison, au sens où la foi est l’acceptation d’une parole mystérieuse), devrait permettre de trouver une solution au conflit. Deux types de solutions : 1/ une solution « réelle », politique : le meilleur régime, qui semble devoir être une répartition juste de tous les biens recherchés, dans une communauté universelle, la politique devenue cosmopolitique ; 2/ une solution moins « réelle », la découverte d’un autre bien, supérieur, du point de vue duquel les autres biens apparaissent assez méprisables, ou, tout simplement, inférieurs ou dérivés ou mis à leur place. Mais ces deux solutions sont problématiques. En effet, les hommes particuliers accepteront-ils, tous, de se soumettre à la juste répartition des biens ? Et s’ils ne l’acceptent pas, que faire, les soumettre par la force ? Et est-ce possible, est-ce souhaitable ? Est-il possible d’instituer un gouvernement politique parfaitement juste ? On pourrait répondre, avec les anarchistes, et avec Karl Marx, que la véritable justice implique la disparition de toute force et l’abondance. Mais cette idée de réalisation séculière de l’idée chrétienne du Royaume de Dieu, dans lequel toutes les âmes « sauvées » sont heureuses et même bienheureuses (mais il y a celles qui sont damnées) n’est-elle pas contestable, indépendamment de sa générosité qui est, elle, incontestable ? Cela implique que l’homme est naturellement bon ou que le mal n’est que social ; celui qui a sondé un peu profondément son propre cœur peut-il penser ainsi ? Ne doit-il pas plutôt reconnaître que tout n’est pas bon en lui et même que cette prise de conscience implique déjà une réelle amélioration. Si je sais que je ne suis pas parfait, que signifie cette volonté de perfection universelle ? Peut-être un moyen d’oublier l’imperfection, et, avec l’« oubli » du mal, un moyen de favoriser son règne. De fait, les modifications sociales et politiques violentes ou radicales ont bien souvent été le moyen pour certains de prendre la place des autres. On peut justifier cela en disant : « c’est mon tour à présent! A moi d’en profiter! aux ‘opprimés’ d’hier le règne de demain! ». Mais alors, il ne faut pas parler de justice universelle. Ce serait mensonge. Et il ne faut pas parler d’un bien autre que « mon » bien, et par conséquent, aucun attachement n’est plus important pour moi que moi. Je suis seul au monde. Il n’existe pas de lien naturel affectif qui m’apprend à faire passer quelque chose ou quelqu’un avant moi ; a fortiori il n’existe pas de raison qui m’apprenne le bien de la justice et le bien de la vérité. De ce dernier bien, nous n’avons pas encore parlé ; mais c’est qu’il s’agit du bien propre de l’homme qui cherche, du philosophe. Voilà pour les problèmes de la première solution. En ce qui concerne la seconde, il est clair que si un bien supérieur pouvait être reconnu pour tel par tous les hommes, tout serait réglé. La question est de savoir si c’est possible, et surtout la question est de savoir en quoi consiste ce bien. Ce bien pourrait être le bien de la religion, plus précisément des religions « universelles » : elles enseignent que tous les hommes sont frères en dépit des différences qui les distinguent et que les hommes de bonne volonté peuvent ensemble s’entraider et s’améliorer, ce qui signifie se préparer à la vie éternelle ; nul doute, ici encore, que cette opinion soit généreuse et élevée ; cependant, elle se donne comme un fait : Dieu s’est révélé aux hommes et ils doivent se conformer à la parole de Dieu. Autrement dit, il s’agit d’une autorité, au sens strict d’autorité spirituelle. Ce bien pourrait être également la recherche de la vérité par la raison, le plaisir lié à la recherche et à la contemplation de la vérité, la vie philosophique. Mais la question est également de savoir si tous les hommes peuvent mener la vie philosophique, et si la seule évocation de l’universalisation de la philosophie ne fait pas seulement sourire : elle est manifestement impossible. Par conséquent, la prétention à en finir une fois pour toutes avec les maux est une chimère, d’autant plus trompeuse que pour en finir une fois pour toutes avec le mal, on fait souvent comme si on en avait déjà fini avec lui. Le mal a donc une existence non accessoire, non « historique », il fait partie de la condition humaine, et il faut le combattre.
Et le mal, c’est justement l’aveuglement lié à la passion de posséder les biens, à l’incapacité à raisonner et à organiser sa vie de manière sensée et intelligente. C’est en fin de compte, l’ignorance, ou la double ignorance, l’ignorance d’ignorer, la croyance qu’on sait alors qu’on ne sait pas. Cette double ignorance est le propre de la sphère de l’opinion en tant que telle. Ce qui distingue l’opinion, c’est-à-dire le préjugé, de la science, c’est son « évidence » son caractère non pensé, non réfléchi. Autrement dit, la science et l’opinion se distinguent, non pas du point de vue de leur « contenu », car il arrive qu’une opinion soit vraie, ou « droite », mais du point de vue de l’attitude humaine qui y correspond : l’opinion est aveugle, automatique ; la science est exigence de clarté, et donc conscience de l’obscurité et de l’ignorance relatives et recherche de la vérité. C’est la recherche de la vérité, plus que la possession de la vérité, qui fait la science, la philosophie, c’est l’aveuglement content de soi et sûr de sa vérité qui caractérise l’opinion. C’est le sens de ce texte.
C’est pourquoi la philosophie non seulement commence, mais se définit par la condamnation de la simple opinion et par la défiance à l’égard de la simple opinion. Une opinion, en tant qu’opinion, c’est-à-dire dépourvue des raisonnements logiques qui peuvent l’appuyer, est soumission autoritaire, même et surtout si je suis persuadé que c’est mon opinion et pas celle d’un autre. La seule véritable indépendance, la seule véritable liberté humaine, vient de l’attitude de la recherche qui examine les opinions et les passe au crible de la raison logique. Aucune opinion sans raison ne peut être acceptée par celui qui cherche honnêtement et sincèrement la vérité et qui ne se préoccupe pas de satisfaire ses tendances obscures. Et à ce propos, il est important de remarquer que la tendance à la vérité n’est pas une abstraction, une « construction » de l’esprit humain ; c’est tout naturellement que je crois en la vérité de mon opinion ; mais cette assurance de la vérité de mon opinion n’est primitivement que le résultat d’un certain « conditionnement », pour employer un terme moderne ; pour échapper au conditionnement, même celui du Malin Génie de la première méditation métaphysique de Descartes, qui est beaucoup plus puissant que moi et qui cherche à me tromper toujours, il suffit que je décide de suspendre mon jugement, si bien que, même s’il est tout puissant, « non moins rusé et trompeur que puissant », il ne me pourra jamais rien imposer. On ne trouve guère dans l’histoire de la philosophie d’affirmation plus orgueilleuse de la liberté de l’homme qui raisonne : même un dieu ne peut rien lui imposer de faux. L’exigence philosophique de déterminer la vérité de mon opinion, à cause précisément de la croyance spontanée à la vérité de mon opinion, est donc seulement le témoignage d’une exigence dont la nécessité est inscrite dans la réalité humaine. Il y a diverses opinions, chacune prétend à la vérité ; il faut donc discriminer. Et la seule manière de discriminer qui ne soit pas autoritaire, c’est l’exercice de la raison : l’examen. La condamnation de l’opinion a donc pour fin de déterminer une opinion vraie qui sait pourquoi elle est vraie. Savoir, dit Alain, c’est savoir qu’on sait. Opiner, c’est croire qu’on sait. L’examen de l’opinion a pour but de savoir si on a raison de la tenir. Une opinion raisonnée, voilà la science.
La critique de l’opinion aboutit, si elle aboutit, à l’invention d’une norme permettant de peser exactement la valeur de chaque opinion. Une règle me permet de déterminer si ce mur est droit ou s’il ne l’est pas. La règle est une invention, mais le fait que le mur soit droit ou tortu, voilà qui est effectivement quelque chose qui est, indépendamment de moi. La norme est donc un outil de discrimination permettant de parvenir à la connaissance de ce qui est, en tant que distinct de ce que je pense qui est, c’est-à-dire en tant que distinct de la simple opinion première. On dira que la reconnaissance du fait que le mur est droit est quelque chose de vérifiable aisément, et qu’il n’en est pas de même pour la justice par exemple. C’est à voir. En outre, raisonnons simplement par l’absurde. Si je disais que le mur est droit seulement parce que je veux le voir droit et qu’on peut le voir comme on veut, cela impliquerait que le monde n’existe que dans ma représentation et que seule ma représentation est vraie ; s’il en était ainsi, aucun des repères simples qui permettent la simple vie n’existerait, je serais un pur esprit et, bien entendu, le problème de ma relation au monde ne se poserait pas. Peut-être d’ailleurs en est-il ainsi, mais alors je n’ai pas le droit de contester quelque chose du monde puisqu’il n’est que ma représentation. Si donc je suppose, avec le sens commun, que le monde existe indépendamment de moi, et que ma « tâche » est en quelque sorte d’y vivre le mieux possible, je dois reconnaître que je ne puis pas dire n’importe quoi de n’importe quoi : le mur est droit ou tortu, il n’est pas l’un ou l’autre, à ma guise. Il fait du vent ; ce vent est froid pour moi, il ne l’est pas pour toi ; indépendamment de nos sensations différentes, il y a du vent. Si je veux que ce que je dis sur les choses les plus importantes, la justice, le bonheur, le bien, la vérité, la beauté, ait un sens, je dois supposer, ce que je fais d’ailleurs spontanément, que ce que je dis concerne ces choses entendues comme existant indépendamment de moi. Je ne sais peut-être pas ce qu’elles sont, mais si je veux savoir ce que je dis et dire la vérité, je dois chercher. L’opinion selon laquelle les opinions sur les choses importantes sont relatives est un dogmatisme qui fait obstacle à la recherche, comme tout dogmatisme ; mais en outre, elle est à strictement parler incompatible avec l’existence dans le monde, elle suppose que je suis un pur esprit. Cette opinion est au plus haut degré « théorique » ou abstraite, c’est l’opinion de quelqu’un qui est entièrement détaché du monde ; mais on l’aura compris, ce quelqu’un n’est détaché qu’en paroles ; en acte, il fait comme tout le monde. Mais cette opinion, fort répandue aujourd’hui, montre combien il est possible à l’homme de quitter le concret pour se réfugier dans le vide des notions abstraites. Il doit donc y avoir une norme permettant de déterminer ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, le vrai et le faux. La tâche de la philosophie est de chercher cette norme. La philosophie se confond ainsi avec l’exigence de comprendre. Par conséquent, là encore, celui qui se refuse à la philosophie prend le parti d’être aveugle ; et celui qui affirme dogmatiquement la relativité des opinions sur les choses les plus importantes est de ceux-là.
Ce premier paragraphe qui affirme le point de départ de la philosophie nous apprend donc non seulement comment et par où elle commence, la critique et l’examen des opinions généralement acceptées, mais aussi en quoi elle consiste, la détermination d’une norme servant à discriminer le juste et l’injuste, le vrai et le faux. Néanmoins, on pourrait dire qu’il ne parle pas de la fin poursuivie par la philosophie. Cette fin est la connaissance de la totalité. Car la connaissance d’une partie est inséparable de la connaissance du Tout ; on ne peut connaître parfaitement une partie sans connaître le Tout dont cette partie est une partie ; par conséquent, la connaissance de la vérité, qui est la tâche du philosophe, ne peut s’arrêter qu’à la connaissance de la totalité. Le philosophe n’est pas seulement un « savant », il est encore un « amoureux de la sagesse » c’est la sagesse tout entière qu’il vise parce qu’il veut « tout » connaître tout simplement parce qu’il veut tout connaître parfaitement. Il est assurément difficile pour l’homme, une partie du tout, de connaître le tout dont il n’est qu’une partie ; telle est pourtant l’exigence, la fin poursuivie par l’activité philosophique ; peut-être cette aspiration est-elle vaine ? En tout cas, on ne peut savoir que cette aspiration à la sagesse est vaine qu’après l’avoir entreprise et par conséquent une condamnation de la philosophie ne peut se faire en un sens que « philosophiquement ». Et non seulement elle doit s’effectuer philosophiquement, mais encore elle doit aller jusqu’au bout de la philosophie, c’est-à-dire apprendre avec certitude qu’il n’y a rien au monde de certain. Mais Epictète, soucieux d’exhorter à la pratique de la philosophie, souligne seulement la liaison fondamentale et problématique de la philosophie et de l’opinion. Soulignons pour notre part que toute opinion sur les choses importantes implique une certaine opinion sur la totalité et sur l’homme entendu comme l’être susceptible d’avoir une certaine représentation du Tout. La philosophie se « contente » de tenter de rendre effectivement vrai ce qui se donne pour vrai. Car même l’opinion qu’il n’y a pas de vérité sur les choses importantes se donne pour vraie ; le philosophe, ou l’homme sincère, doit examiner cette prétention, c’est-à-dire critiquer et examiner cette opinion.
Le second paragraphe se compose d’un raisonnement « dialogué » dans lequel l’auteur fait lui-même les questions et les réponses. Deux parties dans ce paragraphe : 1/ deux questions, une réponse ; 2/ trois autres questions, une autre réponse. Enfin, la dernière phrase, qui conclut et indique en même temps au lecteur la thèse de ce paragraphe, laquelle éclaire la thèse et le sens du texte tout entier.
En fait, ce paragraphe a une certaine autonomie par rapport au premier ; il traite de l’insuffisance de l’opinion individuelle pour déterminer la vérité. Mais la norme dont il fut question au paragraphe précédent n’était certainement pas une norme individuelle, l’exemple de la balance le montrait : c’est une norme dont tout ceux qui savent l’utiliser reconnaissent la valeur ; autrement dit, c’est une norme valable pour tous ceux qui raisonnent. Le résultat d’une opération arithmétique est le même pour tous ceux qui savent compter ; les autres sont dans le brouillard ; ils ne voient rien. Mais, quand il ne s’agit pas de choses aussi aisément vérifiables que le calcul élémentaire, ils croient savoir. Ils croient savoir ce qui est juste, vrai, noble, beau. Et comme ils n’ont pas tous les mêmes opinions à ces propos, ils entrent en conflit. Philosopher consiste à suspendre son jugement sur la vérité et la fausseté de ces opinions et à les examiner ; à rechercher l’origine du conflit et à découvrir une norme permettant de discriminer le vrai du faux. Pourtant, Epictète fait porter l’accent dans ce paragraphe sur l’opinion individuelle. Sans doute toutes les opinions sont-elles individuelles, toute opinion est l’opinion de quelqu’un ; mais en fait, les opinions les plus dignes d’intérêt sont les opinions les plus généralement partagées, et le paradoxe, c’est que ces opinions le plus généralement partagées se donnent aussi comme des opinions individuelles ; on a ainsi des légions d’individus disant la même chose mais affirmant que cela est « leur » opinion. Marx disait : « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience ». (Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique, 1859) Peut-être cela ne vaut-il pas pour tous les hommes, mais assurément, cela vaut pour la plupart d’entre eux, qui ne sont pas philosophes. Les opinions généralement partagées que les hommes croient être « leurs » opinions sont en fait les opinions produites par le régime politique, les opinions, y compris celles qui nous semblent les plus « personnelles » ne nous appartiennent en un sens pas ; elles sont le reflet du régime politique dans lequel nous vivons. Pour avoir véritablement une opinion personnelle, il faut mettre en question les opinions généralement acceptées, chercher la vérité, faire de la philosophie. Ce n’est pas pour rien que Socrate a fait sien l’adage delphique « Connais-toi toi-même ». La voie de la connaissance de soi est aussi la voie de la connaissance de la vérité. Paradoxalement, c’est en connaissant ce qui est indépendamment de moi que je parviens à la vérité de moi-même comme personne ; je « suis » ce que je suis, non pas dans la mesure où je fais sécession avec le monde en m’opposant à lui, mais dans la mesure où j’acquiesce à ce qui est véritablement, c’est-à-dire indépendamment de moi.
D’abord, Epictète dit que le point de départ de la philosophie n’est pas l’affirmation selon laquelle tout ce qui paraît juste à chacun est juste. Ce n’est pas l’opinion individuelle qui fait la vérité. Pourquoi ? Parce qu’il est impossible que des opinions contradictoires soient toutes vraies. Ce qu’elles seraient si la vérité se mesurait à l’apparence individuelle. La conclusion est logique : par conséquent, de toutes les opinions qui se contredisent, toutes ne sont pas vraies, toutes ne sont pas justes. Par conséquent, on peut dire que toutes les « justices » des différentes communautés politiques ne sont pas toutes également justes, que les unes le sont plus que d’autres. Aucun « égalitarisme » ici : seule compte la vérité ; or, s’il y a contradiction entre deux opinions, elles ne peuvent être toutes deux justes ou toutes deux vraies. Il n’est pas possible qu’une même chose reçoive à la fois et sous le même rapport deux attributs contradictoires. Le chaud ne peut pas être froid, ni le blanc noir ; il ne peut pas être juste pour les uns d’attaquer un pays et pour les autres de le défendre. Toutes les opinions qui se contredisent ne peuvent pas être justes, la justice ne pouvant pas être à la fois une chose et son contraire. La vérité est, d’abord, absence de contradiction. Le préjugé est, d’abord, contredit par un autre préjugé. Les uns disent que la justice, c’est le régime démocratique, les autres que c’est le communisme, les autres l’aristocratie. Il faut examiner qui a raison.
Attachons une attention particulière au mouvement de ce second paragraphe : il va de la contradiction des opinions en général, à la contradiction entre mon opinion et celle d’un autre, en passant par la contradiction entre les opinions des différents peuples. Il y a des opinions contradictoires ; lesquelles sont justes ? Elles ne peuvent l’être toutes : plus rien n’aurait de signification, n’importe quoi pourrait signifier n’importe quoi. Le critère serait-il politique ? ou ethnique ? Et pourquoi pas individuel ? Il s’agit d’examiner l’opinion selon laquelle « est juste tout ce qui paraît tel à chacun ». Cela revient en fait à examiner l’opinion selon laquelle c’est l’apparence qui fournit le critère. Mais cette dernière formulation est contestable dans la mesure justement où si l’on dit que c’est ce qui paraît tel à chacun qui fournit le critère, il n’y a plus de critère du tout. Autrement dit, en examinant la question de « ce qui paraît tel à chacun » ou en termes plus modernes, en examinant le « subjectivisme », Epictète approfondit son analyse du paragraphe précédent, il approfondit son analyse de l’opinion en tant que jugement fondé sur l’apparence. Le jugement fondé sur l’apparence est en dernière analyse individuel, et l’individuel ne peut fonder le général. A strictement parler, l’individuel ne peut rien fonder du tout : si la norme est individuelle, alors parler n’a pas de sens, il ne peut y avoir de vérité ; et s’il ne peut y avoir de vérité, seule peut régner la force. Or, dans la mesure où le monde ou les mondes humains sont fondés sur autre chose que la force, même si la force en est rarement absente, cette « opinion » radicale est contredite dans les faits. La force « brute » ne règne pas parmi les hommes ; or, l’opinion selon laquelle chacun juge selon ce qui lui apparaît à lui implique que chacun « voit midi à sa porte » et que tout jugement est valable pour l’individu seulement ; donc que les hommes ne s’entendent jamais, donc qu’ils sont constamment en guerre non déclarée mais cependant ouverte les uns avec les autres. Cela est faux. On pourrait dire que s’il en était ainsi, nous n’aurions guère le temps d’en parler soucieux que nous serions de notre sécurité constamment menacée. Ce serait la guerre de tous contre tous que Hobbes situait dans l’« état de nature ». Mais le monde ou les mondes humains sont fondés sur la persuasion, ou sur l’opinion. L’opinion si largement répandue aujourd’hui selon laquelle « chacun sa vérité » se contredit en un sens dans la mesure où elle aurait pour corrélat l’impossibilité d’avoir une opinion : dans l’état de guerre de tous contre tous, sans solidarité naturelle susceptible de fonder une association, je ne peux rien dire, je n’ai rien à dire à personne, seule compte ma survie constamment menacée. Cela signifie que dans les sociétés humaines concrètes, si imparfaites soient-elles, ce n’est pas la seule force qui règne, mais elle règne, soutenue par la persuasion, c’est-à-dire par une opinion généralement partagée. Cela signifie donc que l’opinion réelle, celle qui « unit » les membres d’une communauté politique, que cette communauté soit fort imparfaite ou même qu’elle soit bonne, n’est pas l’opinion individuelle. Par conséquent, on ne peut pas ériger l’apparence du point de vue de l’individu en règle, car ce faisant, on sape l' »autorité de l’opinion effectivement régnante ». Or, dans la mesure même où l’opinion n’est pas la pure force, soutenir une opinion qui implique le règne de la force pure contredit le fait même d’énoncer cette opinion. Cela signifie également que les opinions généralement partagées qui « unissent » les communautés politiques ne sont pas radicalement fausses ; il y a de la vérité dans les opinions, mais seule l’attitude rationnelle, philosophique peut l’y retrouver et la prolonger jusqu’à son aboutissement.
Reprenons. Peut-on dire que tout ce qui paraît juste à chacun l’est en effet ? Mais il n’est pas possible d’attribuer le même caractère à des positions contradictoires. Donc tout ce qui paraît juste à chacun n’est pas juste. Toutes les opinions sur la justice ne peuvent donc pas être justes. Mais certaines le sont peut-être. Quel est le critère ? Le peuple. Ce qui est juste, c’est ce que le peuple considéré tient pour tel. Mais sur ce point également pourquoi accorder un privilège à un peuple particulier. Et pourquoi même accorder un privilège à un individu particulier, à moi-même plutôt qu’à un autre ? L’opinion de quoi que ce soit de particulier est insuffisante pour fournir un critère de vérité. La situation est donc la suivante : conflit entre les opinions, impossibilité d’ériger quelque opinion que ce soit en règle. Le point de départ de la philosophie est donc bien le thème de ce texte. Et ces deux choses constituent ce point de départ : 1/ conflit entre les opinions ; 2/ impossibilité de se « fier » à une opinion. Conclusion : il faut se « fier » à la raison, c’est-à-dire à ce qui en nous est indépendant de toute opinion, et qui peut donc dépasser l’opinion vers la connaissance. La seule voie possible de celui qui veut honnêtement voir clair dans sa vie, dans sa cité et dans le cosmos tout entier, c’est de faire de la philosophie.
Il faut souligner le second point, que l’on pourrait appeler l’« anti-individualisme » du point de départ de la philosophie. S’il n’est pas sûr que, comme le pensaient Descartes et bien d’autres après lui, toute philosophie commence avec la seule certitude du cogito, assurément, toute philosophie commence et se continue dans un individu particulier ; toute philosophie est, de ce point de vue comme bien d’autres choses humaines, le fait d’un individu particulier. Mais contrairement à l’opinion « individualiste », la véritable individualité n’est pas au départ, elle est bien plutôt dans la distance prise à l’égard de l’opinion, c’est-à-dire aussi bien par rapport à ses propres opinions, puissantes à cause de la puissance de ses propres passions, que par rapport à l’opinion d’autrui quel qu’il soit. De ce point de vue, le « connais-toi toi-même » socratique n’a rien à voir avec le narcissisme, rien à voir avec tout ce qui circule aujourd’hui sous le nom de « psychologie » et qui semble n’avoir pour seul but que d’idolâtrer le moi. Par là même, et paradoxalement, c’est en sortant de soi-même pour aller vers la vérité que l’on pourra véritablement approfondir sa connaissance de soi. La connaissance humaine étant toujours, si elle est vraiment connaissance, à la fois connaissance de quelque chose et connaissance ou conscience de cette connaissance, autrement dit connaissance et approfondissement, perfectionnement de soi. La vérité, et le critère même qui permet d’en entreprendre la recherche, sont « au-dessus » de l’individu et de l’opinion individuelle, parce qu’ils sont au-dessus de l’opinion. En termes techniques, la vérité est « transcendante » à l’individu, même et surtout si l’individu humain est celui qui « découvre » la vérité : l’homme n’est pas n’importe quel « animal », il est « l’animal raisonnable », celui par qui la vérité du monde peut apparaître et qui peut jouir de cette vérité. Souvent, l’individualisme ou la valorisation de l’opinion individuelle en tant que telle s’accompagne de l’opinion selon laquelle l’homme est un animal comme un autre. Cela se comprend : pour justifier l’impossibilité pour l’homme d’accéder à la vérité, non seulement on affirme que la vérité n’existe pas, mais encore que l’homme n’a aucun privilège et corrélativement aucun devoir par rapport à l’être, ni d’ailleurs par rapport aux autres hommes. L’objection fondamentale qu’il faut opposer à une telle affirmation, c’est que cette opinion se contredit : car selon cette opinion elle-même, cette opinion ne peut valoir que du point de vue de l’individu qui l’affirme ; par conséquent, il est tout aussi légitime de la partager que de ne pas la partager. Or, cette opinion, comme toute opinion, se donne pour une vérité.
La conclusion a tirer, c’est celle que nous avons maintes fois formulée : il n’y a pas d’autre choix possible pour l’individu intelligent et honnête que d’entreprendre la recherche philosophique.
Ce texte nous permet par conséquent, en soulignant le point de départ de la philosophie, de mieux comprendre l’activité philosophique elle-même. Partant des opinions, elle en refuse le caractère « évident » en les soumettant au feu de la critique de la raison. La critique de la raison en tant que telle est exigence de vérité dépassant les opinions ; cette exigence en tant que telle est déjà autre chose qu’une opinion : la mise en mouvement de la pensée d’un individu vers la vérité qui le dépasse et dans la recherche de laquelle il s’accomplit en accomplissant sa qualité d’homme. En outre, l’opinion individuelle en tant qu’opinion individuelle est une « abstraction », en fait, ce qui existe, ce sont des opinions politiques, même si elles ne sont pas visiblement politiques. Par là même, la philosophie apparaît dans son lien problématique avec la cité. Mais aussi, elle apparaît comme ce sans quoi l’excellence humaine ne serait pas l’excellence humaine ; plus encore, elle est ce sans quoi l’excellence politique ne serait pas pensable. Cette dernière affirmation est l’enseignement de la République de Platon.