Kant: le « je » de l’homme
KANT : LE « JE »
Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et cela, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée ; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté est l’entendement.
Il faut remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant, il ne faisait que se sentir ; maintenant, il se pense.
Emmanuel Kant
Le texte qui est proposé à notre réflexion porte sur la conscience, et plus précisément sur la représentation de la conscience dans le langage. Soulignons tout de suite un étrange paradoxe. Qu’est-ce que la conscience ? C’est cette fonction d’unité qui fait que moi, je me saisis comme moi, comme la personne ou l’individu que je suis. Mais cette conscience qui est unité ou unification ou synthèse de tout ce qui est en moi en même temps que puissance de prendre conscience de toutes choses, est un être spirituel, un être qui n’existe pas de manière sensible, ou encore un être dont l’existence consiste précisément à être saisissable par la pensée, à être pensée, et donc à ne pas être quelque chose, mais seulement la « conscience » de quelque chose. La conscience est en son essence, représentation, puissance de présentification de toutes choses. Qu’est-ce qu’un être conscient ? C’est un être qui se caractérise par la capacité à se représenter toutes choses. Par suite, « la représentation de la conscience dans le langage », qui semble et qui est le thème du texte, n’est pas seulement la représentation de la conscience, mais la présentation de la conscience, l’essence de la conscience, en tant que conscience, c’est-à-dire non pas une chose, mais une puissance de représentation de toutes choses, ainsi que la représentation de la conscience dans le langage humain. Par là même, ce texte est également une réflexion sur le langage humain et sur la raison humaine (ou l’entendement) en tant que raison et langage sont des instruments fondamentaux de la conscience humaine. En bref, l’être de la conscience est d’être une représentation des choses (ou plus précisément une capacité à se représenter toutes choses, à les penser, à les comprendre), par suite la question de la représentation de la conscience équivaut à celle de la représentation de la représentation. Cela semble abstrait, mais si vous réfléchissez aux très nombreuses œuvres théâtrales (par exemple) dont le sujet est une représentation théâtrale ; ou à un film qui aurait pour sujet la mise en scène d’un film (exemple, dernièrement le film Lost in La Mancha, sur un impossible tournage d’un Don Quichotte), vous pourrez y trouver une analogie. En tout cas, le fait que la conscience est une réalité spirituelle, intellectuelle, ou intérieure, ou « significative » (elle est une signification ou la source de la signification ou du sens), que son être même n’est pas matériel, souligne la difficulté de la nommer dans le langage. Cela cependant n’est peut-être qu’une apparence dans la mesure où il y a dans le langage de nombreux mots qui désignent des réalités qui n’ont pas de réalité matérielle, mais seulement intelligible ou de l’ordre de ce qui est signifié dans le langage. Ainsi, « la France » ou même « le lycée » ou encore « l’amour que je te porte » sont des réalités qui, même si elles peuvent avoir des effets matériels, ne sont pas en elles-mêmes matérielles. Revenons au texte.
Il s’agit d’une réflexion sur la conscience, c’est-à-dire sur le domaine de la psychologie. Mais il ne s’agit pas ici de psychologie dite « scientifique » où l’on tente d’envisager les phénomènes psychiques à la manière dont on envisage les phénomènes des sciences de la nature (de manière quantitative et descriptive) ; il s’agit de psychologie fondamentale, d’une interrogation sur la nature de la conscience, sur le fait étrange et mystérieux qui fait que « Je » suis attaché mais distinct de mon corps, et que à l’intérieur même de « moi », c’est-à-dire dans ma pensée, dans la « sphère de ma conscience » (« sphère » permet de rendre compte de ce sentiment d’isolement que j’éprouve lorsque je ne suis confronté qu’à mon monde intérieur), il y a « au centre », une puissance d’unité qui unifie effectivement toute la multiplicité actuelle et passée qui fait partie de « moi », qui m’appartient, qui est en un sens moi. Mais il faut préciser. Toutes ces choses intérieures qui sont en moi (souvenirs, désirs, pulsions inconscientes mêmes, sentiments, opinions, émotions, pensées), sont bien en moi, mais elles ne sont pas moi, puisque je fais l’expérience que je passe de l’une à l’autre, et qu’elles « passent » en moi. Ce que je suis véritablement, c’est cette puissance de conscience, cette puissance d’unité ou de synthèse, dont je ne peux pas me faire une représentation compréhensive. Mais, si je ne puis connaître l’être que je suis (il me manquerait en effet toujours quelque chose puisque si je connaissais entièrement ce qui est en moi et même ce moi que je suis, il resterait encore le moi sujet en train d’examiner ce moi objet et par suite il est impossible au moi de prononcer un jugement exhaustif sur le moi), je peux néanmoins le nommer. Et c’est cette fonction que remplit le pronom personnel à la première personne du singulier.
Réfléchir sur la psychologie, c’est aussi réfléchir sur l’homme, et donc ce texte pourrait également être dit relever du domaine anthropologique, car la conscience, ou la capacité à se représenter toutes choses, est assurément le propre de l’homme. Mais le problème de l’homme est aussi le problème le plus important de la philosophie en général, ou de la « philosophie générale » (en tant que distincte de toutes les philosophies particulières, portant sur des aspects particuliers de l’être : politique, morale, esthétique, religion…), et même de la « métaphysique », science de l’être en tant qu’être, ou discipline qui réfléchit aux problèmes les plus généraux de l’être et de la connaissance (qu’est-ce que l’être ? Pourquoi y a-t-il de l’être ? Quels sont les différents types d’êtres ? Quel est l’être qui permet la « révélation » de l’être ? Quel est l’être qui est la source ou la cause de tout ce qui est ? D’où vient le monde ? D’où vient l’homme ? Et où va-t-il ?). On mesure ainsi combien le problème de la conscience humaine, ou le problème de l’âme humaine, comme disaient les Anciens, est central et fondamental pour toute réflexion philosophique, donc pour toute réflexion tout court. C’est pour cela aussi qu’une introduction peut s’étendre…
Le problème que s’est posé l’auteur en écrivant ce texte peut être formulé de la manière suivante : Que signifie pour un homme le fait de dire Je ? Ou encore : Quelle dignité est celle de l’homme en tant qu’être conscient ? Ou encore : Qu’est-ce que la conscience et qu’est-ce que cela implique pour un être humain ?
La thèse du texte est formulée dans la première phrase : le pouvoir de dire je, le fait d’être une conscience, donne à l’homme un rang et une dignité qui l’élèvent au-dessus de tous les êtres corporels vivant sur la terre, et cette conscience est inséparable de la pensée intelligente, de la raison, de l’entendement : la conscience nous permet de connaître et cette faculté est un sommet. L’enjeu est ici on le voit important : il s’agit de rien de moins que de comprendre la place de l’homme dans le monde, et de lui reconnaître une place supérieure. On peut penser ici au propos de Pascal sur la grandeur de l’homme :
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.
« Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. » (B347, L200, les italiques ne sont pas dans l’original)
Du point de vue de la forme de notre texte, remarquons qu’il n’est pas un raisonnement ; il énonce simplement, il affirme, il développe les conséquences du fait que l’homme pense, et il invoque l’expérience de l’enfant qui dit je pour la première fois. C’est donc à nous de réfléchir pour nous accorder avec l’auteur, en fonction de notre propre réflexion sur ce qu’est la conscience, ou au contraire pour être en désaccord avec lui.
Le texte s’organise de la manière suivante : remarquons que le texte se compose de deux paragraphes, le premier traitant à proprement parler de la thèse : la grandeur de l’homme liée à l’entendement et à cette fonction d’unité synthétique de la conscience ; le second invoquant l’expérience du petit enfant qui dit je pour la première fois, qui se pense donc pour la première fois. Le première paragraphe commence par la thèse (la première phrase) ; puis développe ses conséquences dans la longue phrase suivante : celui qui dit je est une personne unique supérieure à toutes les choses corporelles et à tous les autres animaux ; et même si l’être humain conscient se trouve dans l’incapacité de dire je, ce je est pensé ; et cela se manifeste dans les langues qui n’utilisent pas le pronom personnel de la première personne parce qu’il est inclus dans le verbe (ainsi en espagnol : vengo : je viens ; quiero : je veux, j’aime). La troisième phrase souligne que c’est la faculté de comprendre, l’entendement, la raison, l’intellect (des mots ici synonymes) qui se manifeste dans le fait de dire je. La thèse se trouve donc exprimée dans l’ensemble du premier paragraphe. Le second paragraphe illustre cette thèse en rappelant l’expérience de la première fois où un enfant dit je et en y appliquant la découverte faite dans le premier : en disant je, le petit enfant se pense. C’est-à-dire qu’il s’agit là d’un acte hautement intellectuel, même s’il nous semble ensuite simplissime.
Nous pouvons maintenant entrer dans l’explication de détail. Dire « je ». Y a-t-il rien de plus banal dans une existence humaine ? Et pourtant, quand je dis « je », je présuppose bien des choses qui mériteraient d’être examinées. Je présuppose que je suis, que j’existe. Je présuppose que je suis un être parlant et pensant. Je présuppose que je n’existe pas seulement en cet instant présent qui seul est effectivement, mais que j’ai existé dans le passé et que depuis ma naissance dans un corps, je suis toujours le même, alors qu’il est bien clair que mon corps, et mon âme même a changée, ou en tout cas a changé de « contenu ». On voit aussi que le fait que je suis né dans un corps ne signifie pas nécessairement que mon être — ma conscience, mon âme, mon esprit — soit inséparable de ce corps : de même que je me pense le « pilote » de mon corps (Platon dit dans le Phédon que l’âme est dans le corps comme le pilote dans son navire), on peut tout à fait penser que mon âme préexiste à mon corps et lui survivra. Bien entendu, de cela, il n’y a pas de preuve possible, mais il y a l’expérience irréductible que « je » dirige mon corps, et que je « lui » impose des contraintes. En d’autres termes, le fait de dire « je » est bien loin d’être anodin et sans signification. Mais soulignons la manière dont Kant formule sa phrase : « posséder le je dans sa représentation ». C’est assez étrange. Que peut bien vouloir dire « posséder » le « je » ? Le « je » se possède-t-il ? N’est-il pas, en un sens, toujours-déjà là ? On sait que non, que l’enfant ne dit pas « je » tout de suite et qu’il ne le dit même pas dès qu’il sait parler. Cela réduit le spectre de la réflexion de Kant. Il s’agit de posséder le je dans la représentation, c’est-à-dire de maîtriser, d’avoir acquis l’usage du mot « je », tout comme on dit d’une science que l’on connaît bien qu’on la « possède », ce qui signifie qu’on l’a bien acquise, solidement. Or, on ne possède pas immédiatement, d’emblée le « je ». Il dit aussi « dans sa représentation ». Là encore soulignons que le philosophe n’emploie pas des termes courants, ou plutôt qu’il emploie des termes courants, mais d’une manière qui n’est pas courante, et c’est de là que vient la difficulté de la lecture des philosophes : ils voient des difficultés là où nous n’avons pas l’habitude d’en voir, ils soulignent l’étrangeté de ce qui semble parfaitement naturel. Que peut donc vouloir dire ce « dans sa représentation » ? Nous voyons assez vite peut-être qu’il s’agit de sa pensée, mais le terme de « représentation » est intéressant. En effet, se représenter quelque chose, c’est se le présenter à nouveau, se le re- présenter. Et qu’est-ce que l’être d’une représentation ? Suivez-moi bien. Quand je vois une représentation d’un fauteuil, je dis : c’est un fauteuil. Mais quelle est la réalité du fauteuil que je me représente ? Du fauteuil qui est dans ma représentation ? Et bien, ce n’est pas un fauteuil, mais c’est une représentation, certes une représentation d’un fauteuil, mais, d’abord, c’est une représentation. L’être d’une représentation n’est donc pas du tout du même ordre que la chose qui peut être représentée dans la représentation. Et de quel type est cet être ? Bonne question. Je me représente un objet sensible : un fauteuil. Cette représentation d’un fauteuil est une représentation sensible, c’est une image, que je peux reproduire en l’absence du fauteuil, que je peux modifier arbitrairement. Il en est ainsi pour toutes les choses sensibles, dont je peux donc me former des images. Mais il n’en est plus de même pour certains objets qui n’existent pas de manière sensible, qui ne sont pas des corps. Ainsi « le monde », ainsi « la France », ainsi « le lycée », ainsi « l’unité », « le pair et l’impair », ainsi encore « la vérité », « la justice », « la beauté », le « bien ». Tout cela existe bien assurément d’une certaine manière. Oui, mais pas de manière sensible, ces réalités existent dans l’esprit, dans le langage, et elles ont des conséquences dans le monde sensible (par exemple, pour la France, les frontières), mais elles-mêmes ne sont pas sensibles, elles sont pensées. Ce sont des représentations intellectuelles ou, si vous voulez, « abstraites » (bien que ce mot pose des problèmes particuliers sur lesquels je n’insisterai pas ici). D’une réalité intellectuelle, je peux me faire une image, mais cette image ne pourra jamais être qu’une illustration, elle ne saurait dire « l’essence », la « nature » de cette réalité. Je peux aussi forger des symboles de cette réalité (exemple, la justice symbolisée par une jeune femme aveugle tenant une balance et un glaive, la France symbolisée par son drapeau), mais là encore, le symbole ne me permet pas de connaître la réalité dont il est le symbole.
Ce que je viens de dire pour ces réalités que sont la justice, la France ou l’unité, je dois le dire encore pour la conscience, pour l’âme, pour l’esprit que le « je » désigne ou signifie. Mais il faut préciser : la justice, la France, ou « le monde », sont des réalités, même si ce sont des réalités intellectuelles, significatives (portées par les signes du langage et n’existant que par eux). Et la conscience est aussi une réalité de ce type. Mais tout en étant une réalité de ce type, comparable à la justice ou à la vérité, la conscience, ou ce qui est désigné par les mots « moi » ou « je », contient autre chose : cette réalité intelligible qu’est la conscience, que « je » suis, a pour qualité d’avoir une activité propre, qui la définit (ou qui permet de la comprendre) : la conscience pense ; elle pense toutes les autres réalités, qu’elles soient sensibles (les corps) ou intelligibles (les « objets » intellectuels que sont la justice etc.…). Autrement dit, il y a une spécificité de la conscience parmi les êtres intelligibles. Il y a une parenté de l’âme de l’homme avec les vérités intelligibles, qui « explique » (si l’on peut dire) que l’homme « cherche naturellement à connaître » (Aristote). L’individu humain dans son être spirituel, dans son être conscient, dans son être de conscience, a une tendance spontanée vers la connaissance, vers le bien, vers le beau. Il a sans doute une tendance tout aussi spontanée (peut-être pas autant…) vers l’ignorance et la stupidité, vers le mal et la vilenie, vers la laideur et l’horrible. Mais l’être de l’homme, et nous savons maintenant que c’est l’être conscient ou l’être pensant, est d’emblée exposé à ces possibilités qui sont strictement humaines. L’homme peut s’élever au-dessus de toute animalité, il peut transfigurer son incarnation ; et il peut aussi descendre au-dessous de l’animal le plus inférieur, atteindre la férocité gratuite et la perversité la plus extrême. Voilà l’homme.
Nous avons donc vu maintenant ce qu’est la conscience : non seulement une réalité non sensible, comme l’unité ou Dieu même, mais une réalité qui pense et qui a vocation à penser toutes choses, aussi bien les intelligibles que les sensibles. Et tout cela nous est venu par la réflexion sur cette expression de Kant : « posséder le je dans sa représentation », qui signifie donc maîtriser l’usage du pronom personnel à la première personne dans sa pensée, être, consciemment, un être conscient. J’espère que ces analyses n’auront pas été vaines et que vous envisagez maintenant de manière un peu plus problématique cette évidence que vous êtes et que vous dites « je ».
La suite de la première phrase affirme la première conséquence : pouvoir dire « je » élève l’être humain au-dessus de tous les autres êtres corporels vivant sur la terre. Elle fait la grandeur de l’homme (voir plus haut la citation de la pensée de Pascal). Ce pouvoir élève l’homme et il l’élève infiniment. C’est bien d’une élévation qu’il s’agit, dans la mesure où être un homme justement, cela consiste à s’élever, à monter, à grandir, en compréhension, en compétences, et en bonté morale. L’animal n’éprouve aucunement le besoin de s’élever. Il est à un niveau, et il y reste, toujours. Sa vie ne sort pas d’un cercle limité ; il n’invente rien, il ne crée rien, il ne découvre rien, il ne se soumet à aucune loi qui le rendrait meilleur, toutes choses qui caractérisent l’homme. La conscience élève donc l’homme et en outre, comme je l’ai déjà dit, être un homme c’est avoir devant soi le choix entre s’élever (et ainsi reconnaître et assumer son élévation au-dessus des autres animaux, partager avec les semblables, grandir et devenir libre) et s’abaisser (nier son humanité et loucher vers le bas, vers le vil, vers l’innommable, le meurtre du prochain, le mensonge, la vénalité, toutes choses malheureusement courantes). Mais en outre, elle l’élève infiniment parce qu’avec l’homme, la réalité du monde rencontre un autre niveau, celui du sens, de la vérité, de la quête insatiable du vrai, du bien et du beau. Il n’y a pas de commune mesure entre les réalités matérielles, finies, limitées, mortelles et inconscientes, et les réalités saisies dans la pensée pure et portée par un sentiment qui lui-même se purifie au fur et à mesure qu’il s’élève, qui est purification, l’amour dont parle Diotime dans le Banquet de Platon. La possibilité offerte à l’homme est immense : Platon et Aristote disaient qu’il s’agit de s’assimiler à dieu, de se diviniser autant qu’il est possible, de toucher, par l’extrême pointe, qui est aussi la couche la plus profonde, de notre être, à ce qu’il y a de plus haut, de plus beau, de plus grand, de plus vrai, le bien pur et simple. Et certes, en termes plus modernes, on peut dire que l’homme, parce qu’il est un être pensant, une conscience, peut se tourner vers Dieu, rencontrer le divin en lui, ou quel que soit le nom dont on affuble celui qu’on appelle Dieu dans le monothéisme juif et chrétien. Dieu est seulement la figure, le « nom » de l’absolu (j’ai mis le « nom » entre guillemets parce que les Juifs ne prononcent pas les lettres du nom divin dans la bible, au lieu de cela, ils disent, pour désigner Dieu « le nom », ce qui semble supposer qu’il y a un lien profond entre l’être de Dieu et la parole).
La suite du texte énonce les conséquences de cette élévation infinie : en premier lieu, être une personne, et cela signifie un être qui a en lui-même et quoi qu’il fasse une valeur infinie qui mérite un respect infini. Tout être humain a une valeur inestimable. Cette affirmation n’est peut-être pas d’abord religieuse, elle est la conséquence de la réalité de la conscience, de son élévation infinie au-dessus de tout autre être corporel ; cette nature de la conscience fait de celui qui l’est un être aussi respectable en lui-même et encore une fois quoi qu’il fasse que l’être le plus grand. Car il n’y a rien de plus grand que cette faculté de penser et de comprendre que nous sommes capables d’exercer. Rien n’est plus grand que la pensée. Ne la méprisons pas en nous. Elle fait de nous des personnes, c’est-à-dire des êtres infiniment respectables. Et bien entendu, cela s’entend de nos rapports avec nos semblables. Kant explique ensuite pourquoi (ici il y a donc une argumentation). L’unité de la conscience, qui unifie tous les moments de ma vie passée dans le moment présent, qui unifie toute la multiplicité souvent tellement désordonnée qui est en moi ici et maintenant, manifeste la différence qu’il y a entre une personne et des choses. Et en ce sens, bien que peut-être ce soit une formulation excessive, on peut dire que les autres animaux sont des choses. Être une chose, c’est être seulement une chose, n’être que matière, que corps, ne jamais s’élever à la pensée pure. Kant va peut-être trop loin ici, peut-être que les animaux, nos étranges proches et lointains cousins, ne sont pas des choses comme les objets inanimés, mais, vivants, sentants, ils nous rappellent, dans leur faiblesse, nos devoirs de protection et de sagesse. Nos devoirs plus que nos « droits », trop souvent invoqués avec arrogance et colère. Le propre de la conscience, c’est d’être une fonction d’unité, de synthèse, et de permanence au cours du temps ; être une conscience, c’est donc unifier, s’unifier, et c’est là seulement un autre mot pour « donner sens » ou pour comprendre. Car donner un sens, ou comprendre, c’est justement unifier une multiplicité désordonnée sous la lumière de l’intelligence conquise, si agréable à ressentir.
La suite de ce premier paragraphe souligne que cette valeur de la personne est là même si l’homme ne peut pas dire « je ». Cela semble s’opposer à la première phrase « posséder le je dans sa représentation ». Cela semble seulement. En effet, posséder le je dans sa représentation, c’est se penser, c’est avoir conscience de soi comme d’un être conscient. Et il suffit de se penser pour être une conscience. Ainsi celui qui ne peut parler (les muets par exemple, ou les aphasiques) reste une personne. Car lui aussi pense.
Enfin, la deuxième phrase se conclut par l’observation que toute langue a une manière de désigner le je, même s’il n’existe pas de pronom personnel séparé. Et cela veut dire que la langue pense, même et y compris lorsque le locuteur « ne pense pas » ou « parle pour ne rien dire », ces expressions (problématiques en elles-mêmes) signifiant seulement que le locuteur ne réfléchit pas, ne fait pas attention. Mais même lorsqu’on ne fait pas attention à ce que l’on dit, la langue pense. Qu’est-ce à dire ? Que la langue n’existe que par des mots généraux qui ne sont saisissables que par l’intellect, qu’elle n’est pas une copie des choses, mais un système de signes qui « est un monde en soi » qui représente, dans l’ordre de la signification ou de l’intelligible, le monde sensible et les réalités non sensibles. Parler, c’est penser. Et penser, c’est parler en s’efforçant de comprendre, il suffit ici de le vouloir pour le faire. Même si cela a une certaine difficulté.
La troisième phrase du premier paragraphe est une synthèse : penser, être conscient, c’est comprendre, c’est exercer l’entendement, la raison. L’exercice de la pensée rationnelle, la rigueur des mots, des phrases, afin de savoir ce que l’on dit, est l’activité essentielle d’un être conscient. Ëtre un être conscient, c’est donc raisonner, c’est donc utiliser l’entendement, cette faculté de régler nos informations sensibles et nos concepts, c’est parler juste et vrai. Il y a donc inséparabilité entre la conscience, la pensée rationnelle et la personne dont la valeur est infinie. Je vous laisse à penser ce que l’on pourrait encore dire à ce propos, contre tous les sophismes et les vendeurs de solutions faciles.
Le deuxième paragraphe se situe sur un autre terrain, celui de l’expérience de l’enfant. L’enfant ne dit pas d’emblée « je », il ne pense pas tout de suite, dès sa naissance ; au contraire, il parle de lui à la troisième personne (« bébé gâteau », nous avons tous en mémoire de tels propos d’enfants). Mais quand il dit « je » pour la première fois, il se passe quelque chose, c’est un événement. C’est, nous dit Kant, comme une lumière qui se lève. Ce n’est pas « comme », on peut dire peut-être que c’est la lumière de l’intelligence qui brille alors de tout son feu. Car l’intelligence, la raison, c’est la lumière qui éclaire notre monde obscur, qui dissipe les erreurs et les illusions, qui permet de « voir clair », et même de « voir » tout court, sur la route où tant d’aveugles se bousculent. Dire « je » pour la première fois, c’est pour un enfant, passer du sentir au penser, de l’immédiateté sensible à la compréhension médiate, élaborée, sans cesse à approfondir et à reprendre, vers la liberté, la maturité, l’élévation, la montée de l’homme vers les sommets de la science, de la générosité et de la noblesse, de la beauté. Je pense que je peux m’arrêter là. A bon entendeur, salut !