Éleuthère

Olivier Sedeyn Yoga, Chant, Vers la Sagesse

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Leo Strauss: Droit naturel et histoire, chapitre IV Le droit naturel classique (traduction inédite par Olivier Sedeyn)

IV

le droit naturel classique

 On dit que Socrate est le premier à avoir fait des­cendre la philosophie du ciel et à l’avoir forcée à faire des enquêtes sur la vie et les mœurs, et sur les choses bonnes et mauvaises. En d’autres termes, on dit qu’il a été le fon­dateur de la philosophie politique[1]. Dans la mesure où cela est vrai, il fut l’initiateur de l’ensemble de la tradition des enseignements du droit naturel. La doctrine particulière du droit naturel dont Socrate fut l’initiateur et que déve­loppèrent Platon et Aristote, les stoïciens et les pen­seurs chrétiens (en particulier Thomas d’Aquin) peut être appe­lée la doctrine classique du droit naturel. Il faut la distin­guer de la doctrine moderne du droit naturel qui apparut au XVIIe siècle.

La pleine compréhension de la doctrine classique du droit naturel exi­gerait une pleine compréhension du chan­gement dans la pensée opéré par Socrate. Une telle com­préhension n’est pas à notre disposition. En lisant ra­pide­ment les textes relatifs à ce changement qui à première vue semblent fournir l’information la plus authentique, le lecteur mo­derne arrive presque inévitablement à l’opinion suivante : Socrate se détourna de l’étude de la na­ture et limita ses investigations aux choses humaines. Parce qu’il ne se sou­ciait pas de la nature, il refusa de considérer les choses humaines à la lu­mière de la distinction subversive entre la nature et la loi (la convention). Au lieu de cela, il identi­fia la loi à la nature. Assurément, il identifia le juste et le légal[2]. Il res­taura ainsi la morale ances­trale, mais il est vrai dans l’élément de la réflexion. Cette opinion confond le point de départ ambigu de Socrate ou le résultat am­bigu de ses en­quêtes avec la substance de sa pensée. Pour ne mentionner pour l’instant qu’un seul point, la distinction entre la na­ture et la loi (la convention) conserve toute son importance pour Socrate et pour le droit natu­rel classique en général. Les classiques présupposent la validité de cette dis­tinction lorsqu’ils exigent que la loi suive l’ordre établi par la na­ture, ou lors­qu’ils parlent de la coopération entre la nature et la loi. Ils opposent à la né­gation du droit naturel et de la morale naturelle la distinc­tion entre le droit naturel et le droit positif ainsi que la distinc­tion entre la morale natu­relle et la morale (purement humaine). Ils conservent cette même distinction lors­qu’ils entre la vertu authen­tique et la vertu politique ou vulgaire. Les institu­tions ca­ractéristiques du meilleur régime de Platon sont « conformes à la na­ture », et elles vont « à l’encontre des habitudes ou de la cou­tume », tandis que les institutions opposées, qui sont courantes pratiquement partout, sont « contre nature ». Aristote ne pouvait expliquer ce qu’est la monnaie qu’en distinguant entre la richesse naturelle et la richesse conventionnelle. Il ne pou­vait expliquer ce qu’était l’esclavage qu’en distinguant entre l’esclavage naturel et l’esclavage légal[3].

Voyons donc ce qui est impliqué dans le fait que Socrate se soit tourné vers l’étude des choses humaines. Son étude des choses humaines consistait à poser les questions « Qu’est-ce que…? » à propos de ces choses — par exemple, la question « Qu’est-ce que le courage ? ou « Qu’est-ce que la cité ? ». Mais elle ne se limitait pas à poser la question « qu’est-ce que…? » à propos de choses hu­maines précises, comme les différentes vertus. Socrate fut forcé de poser la question de savoir ce qu’étaient les choses humaines en tant que telles, ou de ce qu’était la ra­tio rerum hu­manarum [raison des choses humaines][4]. Mais il est impossible de saisir le caractère distinctif des choses humaines en tant que telles sans saisir la dif­férence essentielle entre les choses hu­maines et les choses qui ne sont pas hu­maines, c’est-à-dire les choses divines ou naturelles. Cela, à son tour, présup­pose quelque compréhension des choses divines ou natu­relles en tant que telles. L’étude socratique des choses humaines se fondait donc sur l’étude glo­bale de « toutes choses ». Comme n’importe quel autre philosophe, il identifiait la sa­gesse, ou le but de la philosophie, avec la science de tous les êtres : il n’a ja­mais cessé d’examiner « ce qu’est chacun des êtres »[5].

Contrairement aux apparences, le passage de Socrate à l’étude des choses humaines n’était pas fondé sur la négli­gence des choses divines ou natu­relles, mais sur une nou­velle manière d’envisager la compréhension de toutes choses. Cette manière de les envisager était en fait d’un tel caractère qu’elle permettait et favorisait l’étude des choses humaines en tant que telles, c’est-à-dire des choses humaines dans la mesure où elles ne se réduisent pas aux choses divines ou naturelles. Socrate s’écarta de ses pré­dé­cesseurs en identi­fiant la science du tout, ou de tout ce qui est, à la compréhension de « ce qu’est chacun des êtres ». Car « être » signifie « être quelque chose » et par suite être différent des choses qui sont « quelque chose d’autre »  ; « être » si­gnifie par conséquent « être une partie ». Par suite, le tout ne peut pas « être » au même sens que tout ce qui est « quelque chose » « est »  ; il est nécessaire que le tout soit « au-delà de l’être ». Et cepen­dant, le tout est la totalité des parties. Comprendre le tout signifie donc com­prendre toutes les parties du tout ou l’articulation gé­nérale du tout. Si « être » est « être quelque chose », l’être d’une chose, ou la nature d’une chose, est premièrement ce qu’ elle est, sa « figure », ou sa « forme » ou son « carac­tère », en tant que distinct en parti­culier de ce à partir de quoi elle est ve­nue à l’existence. La chose elle-même, la chose achevée, ne peut être comprise comme le produit du processus qui aboutit à elle, mais, au contraire, on ne peut comprendre le processus qu’à la lumière de la chose ache­vée ou de la fin du processus. Le ce que en tant que tel est le caractère d’une classe de choses ou d’une « famille » de choses — de choses qui par nature vont ensemble ou forment un groupe naturel. Le tout a une articulation naturelle. Comprendre le tout n’est plus par conséquent pre­mière­ment dé­couvrir les racines à partir desquelles le tout achevé, le tout dif­férencié, le tout consistant en groupes de choses distincts, le tout intelligible, le cosmos, s’est déve­loppé, ou découvrir la cause qui a transformé le chaos en un cosmos, ou saisir l’unité cachée der­rière la diversité ou les apparences des choses, mais comprendre l’unité qui se révèle dans l’articulation manifeste du tout achevé. Cette compréhension fournit le fondement de la distinction entre les diverses sciences : la distinction entre les diverses sciences correspond à la différenciation naturelle du tout. Cette opinion rend possible, et en particu­lier elle favorise, l’étude des choses humaines en tant que telles.

Socrate semble avoir considéré le changement qu’il provo­qua comme un retour à la « mesure » et à la « modé­ration », après la « folie » de ses pré­décesseurs. Au contraire de ses pré­décesseurs, il ne séparait pas la sagesse de la modération. Dans le langage d’aujourd’hui, on peut caractériser le change­ment en question comme un retour au « sens commun » ou au « monde du sens commun ». Ce que vise la question « qu’est-ce que…? » est l’eidos d’une chose, le contour ou la forme ou le ca­ractère ou l’ « idée » d’une chose. Il n’est pas fortuit que le terme eidos signifie premièrement ce qui est visible à tous sans aucun effort particulier, ou ce que l’on pourrait appe­ler la « surface » des choses. Socrate n’est pas parti de ce qui est pre­mier en soi ou premier par na­ture, mais de ce qui est premier pour nous, de ce qui est tout d’abord vi­sible, du phénomène. Mais l’être des choses, ce qu’elles sont, semble visible en premier lieu, non pas dans ce que nous en voyons, mais dans ce que l’on dit à leur su­jet, ou dans les opinions qui courent à leur sujet. Conformément à cela, Socrate est parti, dans sa compréhension des natures des choses, des opinions concernant ces natures. Car chaque opinion se fonde sur une appréhension de quelque chose, sur une saisie de quelque chose par l’œil de l’esprit. Socrate sous-entendait que négliger les opinions concer­nant les natures des choses reviendrait à abandonner le moyen le plus im­portant d’atteindre la réalité que nous ayons à notre disposition, ou les traces les plus importantes de la vérité qui soient à notre portée. Il sous-enten­dait que « le doute univer­sel » de toutes les opinions nous conduirait, non pas au cœur de la vérité, mais dans le vide. La philosophie consiste par conséquent en une élévation à partir des opinions jusqu’à la connaissance ou à la vérité, en une élévation dont on peut dire qu’elle est guidée par les opinions. C’est à cette élévation que pen­sait premièrement Socrate lorsqu’il appela la philosophie « dialectique ». La dialectique est l’art de la conversation ou du dé­bat amical. Le débat amical qui conduit vers la vérité est rendu possible ou nécessaire par le fait que les opi­nions sur ce que sont les choses, ou sur ce que certains groupes très impor­tants de choses sont, se contredisent entre elles. La contradiction une fois re­con­nue, on est forcé d’aller au-delà des opinions vers la vision non-contradic­toire de la nature de la chose considérée. Cette vision non-contradictoire rend manifeste la vérité relative des opinions contradictoires ; la vision non-contradictoire se révèle être la vision globale ou totale. Les opinions sont ainsi vues comme des fragments de la vérité, des fragments impurs de la pure vérité. En d’autres termes, les opinions se révè­lent attirées par la vérité qui est auto-subsistante, et l’éléva­tion vers la vérité se révèle être guidée par la vérité auto-subsistante dont les hommes ont tou­jours un pressenti­ment.

Sur cette base, il devient possible de comprendre pourquoi la diversité des opinions sur le droit ou la justice est non seule­ment compatible avec l’existence du droit naturel ou de l’idée de la justice mais en est même la condition. On pourrait dire que la di­versité des notions de la justice ne réfu­terait l’affirmation selon laquelle il existe un droit naturel que si l’existence du droit naturel exigeait un consentement effectif de tous les hommes sur les principes du droit. Mais Socrate, ou Platon, nous apprennent que ce qui est requis pour cela n’est qu’un consentement en puissance. Platon, pour ainsi dire, dit  : prenez n’importe quelle opinion sur le droit, si imaginaire ou « primitive » qu’il vous plaise ; vous pouvez être certain avant même de l’avoir examinée qu’elle fait signe au-delà d’elle-même, que les gens qui sont atta­chés à l’opinion en question contredisent cette même opi­nion d’une cer­taine manière et sont ainsi forcés d’aller au-delà dans la direction de l’unique vision vraie de la jus­tice, pourvu qu’un philosophe naisse parmi eux.

Essayons d’exprimer cela en des termes plus géné­raux. Toute connais­sance, si limitée ou « scientifique » qu’elle soit, pré­suppose un horizon, une vision globale dans le cadre de laquelle la connaissance est possible. Toute compréhension présuppose une appréhension fonda­mentale du tout : avant toute saisie de choses particulières, il faut que l’âme humaine ait eu une vision des idées, une vision du tout articulé. Quelles que soient les diffé­rences entre les visions globales qui animent les diverses sociétés, ce sont toutes des vi­sions visant la même chose — ce sont des visions du tout. Par conséquent, elles ne diffèrent pas simplement les unes des autres, elles se contredi­sent. Ce fait même force l’homme à se rendre compte que cha­cune de ces vi­sions, prise en elle-même, est simplement une opinion sur le tout ou une articulation inadéquate de l’appréhension fondamentale du tout et ainsi qu’elle fait signe au-delà d’elle en direction d’une articulation adé­quate. Il n’y a au­cune garantie que la quête d’une articulation adéquate conduise jamais au-delà d’une compré­hension des al­ternatives fondamentales ou que la philoso­phie dépasse jamais légitimement l’étape de la discussion ou du débat et at­teigne l’étape de la décision. Le caractère interminable de la quête d’une articulation adéquate du tout n’autorise pas, cependant, à limiter la philoso­phie à la compréhension d’une partie, si importante soit-elle. Car la signifi­cation d’une partie dépend de la significa­tion du tout. En particulier, une in­terprétation d’une partie fondée seulement sur des expériences fondamentales, sans l’aide de suppositions hypothétiques concernant le tout, n’est en fin de compte pas supérieure à d’autres interprétations de cette partie qui se fondent franchement sur de telles sup­positions hypothétiques.

Le conventionalisme néglige la compréhension pré­sente dans l’opinion et fait appel à la nature contre l’opinion. Pour cette raison, sans parler d’autres, Socrate et ses suc­cesseurs furent for­cés de prouver l’existence du droit na­turel sur un terrain choisi par le conventionalisme. Ils du­rent la prou­ver en invoquant les « faits » en tant que dis­tincts des « discours »[6]. Comme on va maintenant le voir, cet appel apparemment plus direct à l’être ne fait que confirmer la thèse fondamentale de Socrate.

La prémisse fondamentale du conventionalisme sem­blait l’identi­fication du bien à l’agréable. Conformément à cela, la partie fondamentale de l’ensei­gnement du droit naturel classique est la critique de l’hé­donisme. La thèse des classiques est que le bien est essentiel­lement différent de l’agréable, que le bien est plus fonda­mental que l’agréable. Les plaisirs les plus courants sont liés à la satisfaction de besoins ; les besoins précèdent les plaisirs ; les besoins, fournissent, pour ainsi dire, les ca­naux dans lesquels le plaisir peut se mouvoir ; ils détermi­nent ce qui peut éventuel­lement être agréable. Le fait premier n’est pas le plaisir, ou le désir du plaisir, mais plu­tôt l’existence des besoins et l’effort pour les satis­faire. C’est la di­versité des besoins qui explique la diversité des plaisirs ; on ne peut comprendre la différence des genres de plai­sir en termes de plaisir, mais seulement en référence aux be­soins qui rendent possible des divers genres de plaisir. Les différents genres de besoins ne sont pas un agrégat d’exigences pressantes ; il y a une hiérarchie naturelle des besoins. Des genres différents d’êtres recherchent ou jouissent de diffé­rents genres de plaisir : les plaisirs d’un âne diffèrent des plaisirs d’un être humain. La hiérarchie des besoins d’un être renvoie à la constitution natu­relle, à ce qu’est l’être concerné ; c’est cette constitution qui dé­termine l’ordre, la hiérarchie des divers besoins ou des diverses inclinations d’un être. A cette constitution précise correspond une opé­ration précise, une œuvre pré­cise. Un être est bon, il est « en ordre », s’il fait bien l’œuvre qui lui est propre. Par suite, l’homme sera bon s’il fait bien l’œuvre propre de l’homme, l’œuvre qui correspond à la nature de l’homme et qui est exigée par elle. Pour déterminer ce qui est par na­ture bon pour l’homme, ou le bien humain naturel, il faut déterminer ce qu’est la nature de l’homme, ou la constitu­tion naturelle de l’homme. C’est l’ordre hiérarchique de la constitution naturelle de l’homme qui donne le fondement du droit naturel tel que l’entendaient les classiques. D’une manière ou d’une autre, tout le monde distingue entre le corps et l’âme ; et tout le monde peut être contraint d’admettre qu’il ne peut, sans se contredire, nier que l’âme se tienne à un niveau plus élevé que le corps. Ce qui distingue l’âme humaine des âmes des brutes, ce qui distingue l’homme des brutes, est le discours ou la raison ou l’intelligence. Par conséquent, l’œuvre propre de l’homme consiste à vivre en réfléchissant, à vivre avec intel­li­gence, et à agir de ma­nière réfléchie. La vie bonne est la vie qui est en ac­cord avec la hiérarchie naturelle de l’être de l’homme, la vie qui découle d’une âme bien ordonnée ou saine. La vie purement et simplement bonne est la vie dans laquelle les exi­gences des inclinations naturelles de l’homme sont rem­plies dans l’ordre approprié au degré le plus élevé pos­sible, la vie d’un homme qui est éveillé au plus haut degré possible, la vie d’un homme dans l’âme de qui rien n’est gaspillé. La vie bonne est la perfection de la nature de l’homme. C’est la vie conforme à la nature. On peut par conséquent appeler les règles décrivant le caractère géné­ral de la vie bonne « la loi naturelle ». La vie conforme à la nature est la vie de l’excellence humaine ou de la vertu, la vie d’une « personne supérieure » et non pas la vie du plaisir en tant que plaisir[7]

La thèse selon laquelle la vie conforme à la nature est la vie de l’excel­lence humaine peut être défendue sur des bases hédo­nistes. Cependant, les classiques protestaient contre cette ma­nière de comprendre la vie bonne. Car, du point de vue de l’hé­donisme, la noblesse du caractère est bonne parce qu’elle conduit à une vie de plaisir ou même parce qu’elle est indispensable à une vie de plaisir  : la noblesse du caractère est la servante du plaisir  ; elle n’est pas bonne en elle-même. Selon les classiques, cette inter­prétation dé­forme les phénomènes tels que l’expé­rience les fait connaître à tout homme impartial et compétent, c’est-à-dire à tout homme qui n’est pas moralement borné. Nous admirons l’excellence sans aucune considération pour nos plaisirs ou pour nos bénéfices. Personne ne considère qu’un homme bon ou qu’un homme excellent soit un homme qui mène une vie agréable. Nous distin­guons parmi les hommes entre les meilleurs et les moins bons. La différence entre eux se reflète en fait dans la différence des genres de plaisir qu’ils préfèrent. Mais on ne peut pas com­prendre cette différence au niveau des plaisirs en termes de plaisir  ; car ce niveau est déterminé, non par le plaisir, mais par le rang des êtres humains considérés. Nous savons bien qu’une erreur vul­gaire consiste à identifier l’homme excellent à celui qui nous fait du bien. Nous admirons, par exemple, un stratège de génie commandant l’armée victorieuse de nos ennemis. Il y a des choses qui sont admirables, ou nobles, par nature, intrinsèque­ment. Il est caractéristique de toutes ces choses ou de la plus grande partie d’entre elles qu’elles ne contiennent aucune réfé­rence à nos inté­rêts égoïstes ou qu’elles impliquent une absence de calcul. Les diverses choses humaines qui sont naturellement nobles ou admirables sont essentiellement les parties de la no­blesse humaine dans sa perfection, ou lui sont liées  ; elles ren­voient toutes à l’âme bien ordonnée, qui est in­comparablement le phéno­mène humain le plus admi­rable. Le phénomène de l’admi­ration de l’excel­lence hu­maine ne peut être expliqué sur des bases hédonistes ou utilitaires qu’au moyen d’hypothèses ad hoc. Ces hy­pothèses conduisent à l’affirmation selon laquelle toute admiration est, au mieux, un genre de calcul par avance des bénéfices que nous en tirerons. Elles sont le produit d’une opinion maté­rialiste ou crypto-matérialiste, qui contraint ceux qui la soutiennent à com­prendre le supé­rieur comme seulement l’effet de l’inférieur, ou qui les em­pêche d’envisager la possibilité qu’il existe des phéno­mènes qui sont purement et simplement irré­ductibles à leurs conditions, qu’il existe des phénomènes qui consti­tuent une classe en elles-mêmes. Les hypothèses en ques­tion ne sont pas conçues dans l’esprit d’une science de l’homme fondée sur l’expérience[8]

L’homme est par nature un être social. Il est ainsi fait qu’il ne peut vivre, ou qu’il ne peut vivre bien, qu’en vi­vant avec d’autres hommes. Dans la mesure où c’est la rai­son ou le discours qui le distingue des autres animaux, et dans la mesure où le discours est communication, l’homme est social en un sens plus radical que tout autre animal social  : l’humanité elle-même est socia­lité. L’homme se rapporte à d’autres, ou plutôt il est rapporté à d’autres, dans tout acte humain, indépendamment de la question de savoir si cet acte est « social » ou « anti-social ». Sa socialité ne vient donc pas d’un calcul des plaisirs qu’il attendrait de l’as­sociation avec d’autres, mais il tire du plaisir de l’associa­tion parce qu’il est par nature social. L’amour, l’affection, l’amitié, la pitié, lui viennent aussi naturellement que le souci de son propre bien et que le cal­cul de ce qui conduit à son propre bien. C’est la socialité naturelle de l’homme qui est le fondement du droit naturel au sens étroit ou strict du terme « droit ». Parce que l’homme est par nature social, la perfection de sa nature inclut la vertu sociale par excel­lence, la justice  ; la justice et le droit sont naturels. Tous les membres d’une même espèce sont mutuellement appa­rentés. Cette parenté naturelle est approfondie et transformée dans le cas de l’homme en conséquence de sa socia­lité radicale. Dans le cas de l’homme, le souci de l’individu pour la procréation est seulement une partie de son souci de la préservation de l’espèce. Il n’existe pas de re­lation de l’homme à l’homme dans laquelle l’homme serait abso­lu­ment libre d’agir comme il lui plaît ou comme cela lui convient. Et tous les hommes sont d’une manière ou d’une autre conscients de ce fait. Toute idéologie est une tentative pour justi­fier à soi-même ou aux autres des lignes d’action que l’on considère d’une manière ou d’une autre comme ayant besoin d’une justifi­cation, c’est-à-dire comme n’étant pas manifestement justes. Pourquoi les Athéniens croyaient-ils à leur autochtonie, sinon parce qu’ils savaient que le fait de dépouiller d’autres hommes de leur terre n’est pas juste et parce qu’ils sentaient qu’une so­ciété qui se res­pecte ne peut pas se résigner à la pensée qu’elle est née dans le crime ?[9] Pourquoi les Hindous croient-ils à leur doctrine du karma sinon parce qu’ils savent que leur système des castes se­rait indéfendable sans elle ? Grâce à sa rationalité, l’homme a un horizon de possibili­tés dont ne dispose aucun autre être ter­restre. Le senti­ment de l’ampleur de cet horizon, de cette liberté, s’ac­compagne du sentiment que l’exercice total et sans limites de cette liberté n’est pas juste. La liberté de l’homme s’ac­compagne d’un respect sacré, d’une espèce de divination que tout n’est pas permis[10]. Nous pouvons appeler cette peur inspirée par le res­pect « la conscience naturelle de l’homme ». La retenue est par conséquent aussi naturelle ou aussi primitive que la liberté. Tant que l’homme n’a pas cultivé convenablement sa raison, il nour­rira toutes sortes de notions fantastiques sur les limites imposées à sa li­berté ; il élaborera des tabous absurdes. Mais ce qui pousse les sauvages à accom­plir leurs actions sauvages n’est pas la sauva­gerie mais le pressentiment du droit. 

L’homme ne peut parvenir à sa perfection qu’en so­ciété ou, plus préci­sément, en société civile. La société ci­vile, ou la cité telles que les classiques la conce­vaient, est une so­ciété close et c’est, en outre, ce que l’on appellerait aujourd’hui une « petite société ». Une cité, peut-on dire, est une commu­nauté dans laquelle tout le monde connaît, non pas certes tous les autres membres, mais au moins une personne connaissant un peu tous les autres membres. Une société visant à rendre possible la perfec­tion de l’homme doit être maintenue ensemble par la confiance mutuelle, et la confiance présuppose la connais­sance. Sans une telle confiance, pensaient les classiques, il ne peut pas y avoir de liberté  ; l’alternative à la cité, ou à une fédération de cités, était l’empire gouverné de ma­nière despotique (dirigé, autant que possible, par un gouvernant divinisé) ou une condition bien proche de l’anarchie. Une cité est une communauté adaptée aux pouvoirs naturels de l’homme d’avoir une connais­sance de première main ou di­recte. C’est une communauté qui peut être em­brassée d’un seul regard, ou dans laquelle un homme adulte peut trou­ver ses repères par sa propre observation, sans avoir à se fonder de manière habi­tuelle sur une information indi­recte sur les questions d’impor­tance vitale. Car on ne peut tranquillement remplacer la connais­sance directe des hommes par une connaissance indirecte que lorsque les individus qui composent la multitude politique sont des hommes uniformes ou des « hommes-masses ». Seule une société assez petite pour permettre une confiance mutuelle est assez petite pour permettre une responsabilité mu­tuelle ou une surveillance mutuelle — la surveillance des actions ou des conduites qui est indispensable à une so­ciété soucieuse de la perfection de ses membres  ; dans une très grande cité, dans « Babylone », tout le monde peut vivre plus ou moins comme il le souhaite. Tout comme le pouvoir naturel de l’homme d’avoir une connais­sance de pre­mière main, son pouvoir d’aimer ou de se soucier activement est par nature limité  ; les limites de la cité coïncident avec l’étendue du souci actif de l’homme pour des in­dividus non-anonymes. De plus, la liberté poli­tique, et en particulier la liberté politique qui se justifie par la recherche de l’excel­lence humaine, n’est pas un don du ciel  ; elle ne devient effective que grâce aux efforts de nom­breuses générations d’hommes, et sa préservation exige toujours la plus grande vigilance. La probabi­lité que toutes les sociétés hu­maines soient capables d’une li­berté véri­table en même temps est extrême­ment faible. Car toutes les choses précieuses sont excessivement rares. Une so­ciété ouverte ou tout-englobante se composerait de nombreuses sociétés qui se situeraient à des niveaux très différents de ma­turité politique, et la probabi­lité est écrasante que les sociétés inférieures fassent descendre les sociétés su­pé­rieures à leur ni­veau. Une société ouverte ou tout-englo­bante existera à un ni­veau d’humanité inférieur à celui d’une société close, qui, au cours des géné­rations, a fait l’effort suprême de parvenir à la perfection humaine. Les pers­pectives de l’existence d’une telle bonne société sont par conséquent plus grandes s’il existe une multitude de sociétés indépendantes que s’il n’existe qu’une seule so­ciété indépendante. Si la société dans laquelle l’homme peut parvenir à la perfection de sa nature est nécessaire­ment une so­ciété close, la distinction du genre humain en de nombreux groupes indépendants est conforme à la na­ture. Cette distinction n’est pas naturelle au sens où les membres d’une seule société civile seraient par nature diffé­rents des membres des autres. Les cités ne poussent pas comme les plantes. Elles ne sont pas pu­rement et simple­ment fondées sur une filiation commune. Elles viennent à l’existence par des actions humaines. Il existe un élément de choix et même d’arbitraire impliqué dans « l’installation com­mune » de tels êtres humains particuliers à l’exclusion des autres. Cela ne serait injuste que si la condition de ceux qui sont exclus se détériorait du fait de leur exclusion. Mais la condition de gens qui n’ont fait encore aucun effort sérieux en direction de la perfec­tion de la nature humaine est, nécessairement, mauvaise du point de vue décisif  ; elle ne saurait en aucun cas se détériorer par le simple fait que, parmi eux, ceux dont les âmes ont été émues par l’ap­pel à la perfection font de tels efforts. Par ailleurs, il n’y a au­cune raison nécessaire qui empêche que ces exclus ne forment une société civile qui leur soit propre. La société civile entendue comme une société close est possible et né­cessaire conformément à la justice, parce qu’elle est conforme à la nature[11]

Si la retenue est aussi naturelle à l’homme que la li­berté, et si la retenue doit en de nombreux cas être une retenue forcée pour pouvoir être réelle, on ne peut pas dire que la cité soit conventionnelle ou contre nature parce qu’elle est une société coercitive. L’homme est ainsi fait qu’il ne peut réaliser la per­fection de son humanité si­ ce n’est en maîtrisant ses impulsions inférieures. Il ne peut gouverner son corps par la persuasion. Ce fait seul montre que même le gouvernement despotique n’est pas en lui-même contraire à la nature. Ce qui est vrai pour la retenue personnelle, la contrainte exercée sur soi-même et le pou­voir sur soi-même, s’applique en principe à la retenue et à la contrainte par rapport aux autres et au pouvoir sur les autres. Pour prendre le cas extrême, le gouver­nement despotique n’est injuste que s’il est appliqué à des êtres qui peuvent être gouvernés par la persua­sion ou à des êtres dont la compréhension est suffi­sante  : le gou­vernement de Prospéro sur Caliban est juste par nature. La jus­tice et la contrainte ne sont pas mutuellement exclusives  ; en fait, il n’est pas entièrement faux de caractériser la justice comme une espèce de contrainte bienveillante. La justice et la vertu en géné­ral sont nécessairement un genre de pouvoir. Dire que le pou­voir en tant que tel est mauvais ou corrupteur revien­drait par conséquent à dire que la vertu est mauvaise ou corruptrice. Si cer­tains hommes sont cor­rompus par l’exercice du pouvoir, d’autres en sont amé­lio­rés  : « le pouvoir révélera l’homme. »[12]

La pleine réalisation de l’humanité semble donc consister, non pas en une espèce de participation passive à la société civile, mais en l’activité convenablement orientée de l’homme d’Etat, du législateur ou du fondateur. Le souci sérieux pour la perfection d’une communauté requiert un plus haut degré de vertu que le souci sérieux de la perfec­tion d’un individu. Celui qui juge et gouver­ne a des occasions plus grandes et plus nobles d’agir justement que l’homme ordinaire. L’homme bon n’est pas purement et simplement iden­tique au bon citoyen ; il est identique au bon citoyen qui exerce la fonction de gouvernant dans une bonne société. Ce qui pousse les hommes à rendre hommage à la grandeur poli­tique est donc quelque chose de plus solide que la splen­deur aveuglante et les acclamations qui entourent les hautes fonctions, et quelque chose de plus noble que le souci du bien-être de leurs corps. Sensibles aux grands objectifs du genre humain, la liberté et l’empire, ils sen­tent d’une manière ou d’une autre que la poli­tique est le do­maine dans lequel l’excellence humaine peut se manifester le plus pleinement et que la culture appropriée de ce domaine dé­termine en un sens toute forme d’excellence. La liberté et l’em­pire sont désirés en tant qu’éléments ou que conditions du bon­heur. Mais les sentiments qui sont éveillés par les mots mêmes de « liberté » et d’ « empire » font signe vers une compréhen­sion plus adéquate du bonheur que celle qui sous-tend l’identifi­cation du bonheur avec le bien-être du corps ou la satisfaction de la vanité  ; ils font signe vers l’opinion selon laquelle le bon­heur ou le noyau du bonheur consiste en l’excellence humaine. L’activité poli­tique est donc convenablement orientée si elle est orientée vers la perfection humaine ou vers la vertu. La cité n’a par consé­quent pas d’autre fin que l’indi­vidu. La morale de la so­ciété civile ou de l’Etat est identique à la morale de l’in­dividu. La cité est essentiellement différente d’un gang de voleurs parce qu’elle n’est pas seulement un instrument, ou une expression, de l’égoïsme collectif. Dans la mesure où la fin ultime de la cité est identique à celle de l’individu, la fin de la cité est l’activité pai­sible conforme à la di­gnité de l’homme, et non pas la guerre ou la conquête[13]

Dans la mesure où les classiques considéraient les questions morales et politiques à la lumière de la perfec­tion humaine, ils n’étaient pas égalita­ristes. Tous les hommes ne sont pas pareille­ment dotés par la nature pour progresser vers la perfection, ou toutes les « natures » ne sont pas de « bonnes natures ». Si tous les hommes, c’est-à-dire tous les hommes normaux, ont la capa­cité d’être vertueux, certains ont besoin d’être guidés par d’autres, tandis que d’autres n’en ont pas du tout besoin ou seu­lement à un bien moindre degré. Par ailleurs, indépen­damment des différences de capacités naturelles, tous les hommes ne tendent pas à la vertu avec une ardeur égale. Si grande que soit l’in­fluence qu’il faille attribuer à la ma­nière dont les hommes sont élevés, la différence entre une bonne et une mauvaise éducation n’est que partiellement due à la différence entre un « environnement » favorable et un « environnement » défavorable. Dans la mesure où les hommes sont par conséquent inégaux du point de vue de la perfection humaine, c’est-à-dire du point de vue dé­cisif, attri­buer des droits égaux à tous semblait de la der­nière injustice aux classiques. Ils soutenaient que certains hommes sont par nature supérieurs aux autres et par conséquent que, selon le droit naturel, ils sont les gouvernants des autres. On suggère parfois que l’opinion des clas­siques a été rejetée par les stoïciens et spé­ciale­ment par Cicéron et que cette modification a fait date dans le développement de la doctrine du droit natu­rel ou qu’elle constitue une rupture radicale par rapport à la doctrine du droit naturel de Socrate, de Platon et d’Aristote. Mais Cicéron lui-même, dont il faut supposer qu’il savait de quoi il parlait, ignorait totalement l’existence d’une différence radicale entre l’enseignement de Platon et le sien propre. Le pas­sage crucial des Lois de Cicéron, qui, selon une opi­nion courante, vise à établir un droit naturel égalitaire, vise en fait à prouver la socialité naturelle de l’homme. Pour prouver la socialité naturelle de l’homme, Cicéron dit que tous les hommes sont semblables entre eux, c’est-à-dire parents. Il pré­sente la ressemblance en question comme le fondement naturel de la bienveillance des hommes envers les autres hommes  : si­mile simili gaudet. La question de savoir si une expression em­ployée par Cicéron dans ce contexte ne pourrait pas indiquer une légère inclination en faveur de conceptions égalitaires est compa­rativement sans importance. Il suffit de remarquer que les écrits de Cicéron abondent en propos qui réaffirment l’opinion clas­sique selon laquelle les hommes sont inégaux sur le point décisif et qui réaffirment les implica­tions politiques de cette opinion[14]

Pour parvenir à sa plus haute perfection, il faut que l’homme vive dans la meilleure espèce de société, dans l’espèce de société qui conduit le plus à l’excellence hu­maine. Les classiques appelaient la meilleure société la meil­leure politeia. Ils indiquaient par cette expression, avant tout que, pour être bonne, il faut qu’une société soit une société civile ou politique, une société dans laquelle il existe un gouvernement des hommes et non pas simple­ment une administration des choses. On traduit ordinaire­ment politeia par « constitution ». Mais, lorsqu’ils em­ploient le mot de « constitution » dans un contexte poli­tique, les hommes modernes désignent presque inévita­ble­ment un phénomène juridique, quelque chose qui res­semble à la loi fonda­mentale du pays, et non pas quelque chose qui ressemble à la constitution du corps ou de l’âme. Cependant, la politeia n’est pas un phénomène juridique. Les classiques employaient politeia en opposition à « lois ». La politeia est plus fondamentale que toutes les lois  ; elle est la source de toutes les lois. La politeia est davantage la distribution effective du pouvoir à l’intérieur de la com­munauté que ce que la loi constitutionnelle stipule en ce qui concerne le pouvoir politique. On peut définir la poli­teia par des lois, mais cela n’est pas nécessaire. Les lois concernant une politeia peuvent tromper, involon­tairement et même intentionnellement, sur le caractère véritable de la poli­teia. Aucune loi, et par suite aucune constitution, ne peut être le fait politique fondamental, parce que toutes les lois dépendent des êtres humains. Les lois doivent être adoptées, préservée et administrées par des hommes. Les êtres humains qui fondent une commu­nauté politique peuvent être « organisés » de manières fort différentes du point du vue du contrôle des affaires communes. Ce qui est désigné par politeia, c’est principalement l’ « organisation » effective des êtres hu­mains du point de vue du pouvoir po­litique. 

La Constitution Américaine n’est pas la même chose que l’American way of life. Le terme de politeia désigne davantage le mode de vie d’une so­ciété que sa constitution. Cependant, ce n’est pas un hasard si la traduction insa­tisfaisante de politeia par « constitution » est générale­ment préférée à la traduction « mode de vie d’une société ». Lorsque nous parlons de constitu­tions, nous pensons au gouvernement  ; nous ne pensons pas nécessairement au gouvernement lorsque nous parlons du mode de vie d’une communauté. Lorsqu’ils parlaient de politeia, les classi­quent pensaient au mode de vie d’une communauté en tant qu’il est essentiellement déterminé par sa « forme de gouvernement ». Nous traduirons politeia par « régime », en prenant « régime » au sens large que nous lui donnons parfois lorsque nous parlons, par exemple, de l’Ancien Régime en France. On peut provisoirement formuler la pensée reliant le « mode de vie d’une société » à la « forme du gouverne­ment » de la manière suivante  : Le caractère, ou la tonalité propre, d’une société dépend de ce que la société consi­dère comme le plus respectable ou le plus digne d’admira­tion. Mais en considérant certaines habitudes ou certaines attitudes comme les plus respectables, une société recon­naît la supériorité, la dignité supérieure, des êtres humains qui incarnent le plus parfaitement les habitudes ou les attitudes en question. En d’autres termes, toute société considère un type humain précis (ou un mélange spéci­fique de types humains) comme fai­sant autorité.  Lorsque le type faisant autorité est l’homme courant, tout doit se justifier devant le tribunal de l’homme courant ; tout ce qui ne peut être justifié devant ce tribunal devient, au mieux, simplement toléré, sinon mé­prisé ou suspect. Et même ceux qui ne reconnaissent pas ce tribunal sont, qu’ils le veuillent ou non, déterminés par le moule de ses verdicts. Ce qui vaut pour la société gouvernée par l’homme courant s’applique également aux sociétés gou­vernées par le prêtre, le riche marchand, le seigneur de la guerre, le gentil­homme, etc., etc. Pour faire véritablement autorité, les êtres humains qui in­carnent les habitudes ou les attitudes admirées doivent avoir le dernier mot à l’in­térieur de la communauté au vu et au su de tous : ils doi­vent donner sa forme au régime. Lorsque les classiques se souciaient principalement des dif­férents régimes, et spé­cialement du meilleur régime, ils sous-entendaient que le phénomène social suprême, ou le phénomène social par rapport auquel seuls les phénomènes naturels sont plus fondamentaux, est le régime[15]

L’importance centrale du phénomène appelé « ré­gimes » est devenu au­jourd’hui quelque peu obscurcie. Les raisons de ce changement sont les mêmes que celles qui sont à l’origine du fait que l’histoire politique a cédé sa place auparavant pré-éminente à l’histoire sociale, cultu­relle, économique, etc., etc. L’apparition de ces nouvelles branches de l’histoire trouve son point culmi­nant — et sa légitimation — dans le concept de « civilisation » (ou de « culture »). Nous avons l’habitude de parler de « civilisations » à propos de ce qui était pour les classiques des « régimes ». La « civilisation » est le substitut moderne du « régime ». Il est difficile de découvrir ce que peut bien être une civilisation. Il est dit qu’une civilisation est une grande société, mais on ne nous dit pas clairement de quel genre de société il s’agit. Si nous demandons comment l’on peut distinguer une civilisation d’une autre, on nous in­forme que le signe le plus évident et le moins trompeur est la différence entre les styles artistiques. Cela signifie que les civilisations sont des sociétés qui se caractérisent par quelque chose qui n’est jamais au centre de l’intérêt de grandes sociétés en tant que telles : les sociétés ne se font pas mutuellement la guerre à cause de différences dans les styles artistiques. Le repère que nous prenons en parlant de civilisations au lieu de régimes semble venir d’une dis­tance particulière que nous avons prise par rapport aux questions vitales qui meuvent et animent les sociétés et qui assurent leur cohésion. 

Le meilleur régime serait appelé aujourd’hui un « ré­gime idéal » ou tout simplement un « idéal ». Le terme moderne d’ « idéal » charrie avec lui une quantité de connota­tions qui font obstacle à la compréhension de ce que les classiques entendaient par le meilleur régime. Les traduc­teurs modernes em­ploient parfois le mot « idéal » pour rendre ce que les classiques appelaient « conforme aux vœux » ou « conforme aux prières ». Le meilleur régime est ce que quelqu’un souhaiterait ou qu’il appellerait de ses prières. Un examen plus attentif montre que le meilleur régime est l’objet du souhait ou des prières de tous les hommes bons ou de tous les “gentilshommes” : le meilleur régime, tel que la philosophie politique classique le pré­sente, est l’objet des souhaits ou des prières des gentils­hommes tel que le philosophe interprète cet objet. Mais le meilleur régime, tel que les classiques le comprennent, n’est pas seu­lement le plus désirable ; il est également censé être réalisable ou possible, c’est-à-dire possible sur terre. Il est à la fois désirable et possible parce qu’il est conforme à la nature. Dans la mesure où il est conforme à la nature, il n’est besoin d’aucun changement miraculeux ou non-mira­culeux de la nature hu­maine pour le réaliser ; il n’exige pas l’abolition ou l’extirpation du mal ou de l’imperfection qui sont essentiels à l’homme et à la vie humaine ; il est par conséquent possible. Et, dans la mesure où il est conforme aux exigences de l’excellence ou de la perfection de la na­ture humaine, il est au plus haut point désirable. Cependant, si le meilleur régime est possible, sa réalisation n’est en aucune manière nécessaire. Sa réalisation est très difficile, par suite im­probable, et même extrêmement im­probable. Car l’homme ne contrôle pas les conditions grâce auxquelles il pourrait devenir effectif. Sa réalisation dé­pend du hasard. Le meilleur régime, qui est conforme à la nature, n’a peut-être jamais été effectif ; il n’y a pas de raison de supposer qu’il existe réelle­ment aujourd’hui ; et il peut bien ne jamais devenir effectif. Il est de son es­sence d’exister dans le discours en tant que distinct des faits. En un mot, le meilleur régime est, en soi — pour employer le terme forgé par l’un de ceux qui ont étudié le plus profondément la République de Platon — une « utopie »[16]

Le meilleur régime n’est possible que dans les condi­tions les plus favo­rables. Il n’est par conséquent juste ou légitime que dans les conditions les plus favorables. Dans des conditions plus ou moins défavorables, seuls sont pos­sibles et par conséquent légitimes des régimes plus ou moins imparfaits. Il n’y a qu’un seul meilleur régime, il y a une diversité de régimes légi­times. La diversité des ré­gimes légitimes correspond à la diversité des types des circonstances appropriées. Tandis que le meilleur régime n’est possible que dans les conditions les plus favorables, les régimes légitimes ou justes sont possibles et morale­ment nécessaires en tous les temps et en tous les lieux. La distinction entre le meilleur régime et les régimes légi­times a sa racine dans la distinction entre le noble et le juste. Tout ce qui est noble est juste, mais tout ce qui est juste n’est pas noble. Payer ses dettes est juste, mais ce n’est pas noble. Un châtiment mérité est juste, mais il n’est pas noble. Les fermiers et les artisans de la meilleure communauté politique mènent des vies justes, mais il ne mènent pas des vies nobles : ils n’ont pas l’occasion d’agir noblement. Ce que fait un homme sous la contrainte est juste au sens où il ne saurait être blâmé pour cela ; mais cela ne peut être noble. Les actions nobles exigent, comme le dit Aristote, un certain équipement ; sans un tel équipement, elles ne sont pas possibles. Mais nous sommes obligés d’agir justement en toutes circonstances. Un régime très impar­fait peut bien constituer la seule solution juste au pro­blème d’une communauté donnée ; mais, dans la mesure où un tel régime ne peut pas être réellement orienté vers la perfection totale de l’homme, il ne peut jamais être noble[17]

Pour éviter les malentendus, il est nécessaire de dire quelques mots au sujet de la réponse, caractéristique des classiques, à la question du meilleur régime. Le meilleur régime est le régime dans lequel les hommes les meil­leurs gouvernent ordinairement, le meilleur régime est l’aristocratie. Si la bonté n’est pas identique à la sagesse, elle est en tout cas dépen­dante de la sa­gesse : le meilleur régime semble être le gouvernement des sages. En fait, la sagesse apparaissait aux yeux des classiques comme le titre au gouvernement qui est le plus élevé selon la nature. Il serait absurde d’entraver le libre cours de la sagesse par des réglementations quelconques ; par suite, le gouvernement des sages doit être un gouvernement absolu. Il serait pareillement ab­surde de gêner le libre cours de la sagesse par la prise en compte des souhaits dépourvus de sagesse de ceux qui ne sont pas sages ; par suite, les gouvernants sages ne doivent pas avoir de comptes à rendre à leurs sujets non-sages. Faire dépendre le gouvernement des sages d’une élection par les non-sages ou du consentement des non-sages re­viendrait à soumettre ce qui est par nature supérieur à un contrôle exercé par ce qui est par nature inférieur, c’est-à-dire à agir contrairement à la nature. Cependant cette solution, qui à première vue semble être la seule solution juste pour une société dans laquelle il existe des hommes sages, est, la plupart du temps, impraticable. Le petit nombre des sages ne peut pas gouverner le grand nombre des non-sages par la force. Il faut que la foule des non-sages re­connaisse les sages en tant que sages et leur obéisse librement à cause de leur sagesse. Mais la capacité des sages de persuader les non-sages est extrême­ment limitée : Socrate, qui vivait ce qu’il enseignait, n’a pas réussi dans sa tentative de gou­verner Xanthippe. Par conséquent, il est extrêmement im­pro­bable que les conditions requises pour le gouverne­ment des sages soient ja­mais réunies. Ce qui a bien plus de chances d’arriver, c’est qu’un homme non-sage, invoquant le droit naturel de la sagesse et satisfaisant les désirs les plus bas du grand nombre, persuade la foule de son propre droit : les pers­pectives de la tyrannie sont plus ra­dieuses que celles du gouvernement des sages. S’il en est ainsi, il est nécessaire que le droit naturel des sages soit mis en question, il faut que l’exigence indispensable de sagesse soit limitée par la prise en compte de l’exigence du consentement. Le problème politique consiste à concilier l’exi­gence de sagesse avec l’exigence du consentement. Mais tandis que, du point de vue du droit naturel égalitaire, le consentement l’emporte sur la sa­gesse, du point de vue du droit naturel classique, la sa­gesse l’emporte sur le consentement. Selon les clas­siques, la meilleure manière de réunir ces deux exigences entièrement différentes — celle de la sagesse et celle du consente­ment ou de la liberté — serait qu’un sage législa­teur établisse un code de lois que le corps des citoyens, persuadé comme il convient, adopterait librement. Ce code, qui est pour ainsi dire la sagesse concrétisée, doit nécessairement être aussi peu susceptible d’être modifié que possible ; le gouvernement de la loi doit prendre la place du gouver­nement des hommes, mêmes sages. L’administration de la loi doit nécessairement être confiée à un type d’homme qui a le plus de chances de l’administrer équitablement, c’est-à-dire dans l’esprit du législateur sage, ou de « com­pléter » la loi conformément aux exigences des circons­tances que le législateur n’a pu prévoir. Les clas­siques soutenaient que ce type d’homme est le gentilhomme. Le gentilhomme n’est pas identique à l’homme sage. Il est le reflet politique, ou l’imitation politique, de l’homme sage. Les gentilshommes ont ceci en commun avec l’homme sage qu’ils « regardent de très haut » bien des choses que le vul­gaire es­time au plus haut point, ou qu’ils ont expérience des choses nobles et belles. Ils diffèrent des sages parce qu’ils ont un mépris noble de la précision, parce qu’ils re­fusent de prendre connaissance de certains aspects de la vie, et parce que, pour vivre comme des gentilshommes, il faut qu’ils soient bien pourvus. Le gentilhomme sera un homme ayant hérité d’une richesse assez importante, principale­ment des terres, mais pas trop, et dont le mode de vie est urbain. Il sera un patricien urbain qui tire son revenu de l’agriculture. Le meilleur ré­gime sera donc une république dans laquelle la petite noblesse terrienne, qui constitue en même temps le patriciat urbain, bien élevé et à l’esprit civique, qui obéit aux lois et les applique, qui tour à tour gouverne et est gouvernée, prédomine et donne son caractère à la société. Les classiques ont conçu ou re­com­mandé diverses institutions qui paraissaient conduire au gouvernement des meilleurs. Sans doute leur suggestion la plus influente a-t-elle été celle du régime mixte, un mé­lange de royauté, d’aristocratie et de démocratie. Dans le régime mixte, l’élément aristocratique — le sérieux solennel du Sénat — oc­cupe la position intermédiaire, c’est-à-dire la position centrale ou la posi­tion clé. Le régime mixte est en fait — et c’est ce qu’il veut être — une aris­tocratie renforcée et protégée par l’apport d’institutions monarchiques et dé­mocratiques. Pour résumer, on peut dire qu’il est carac­téristique de l’ensei­gnement du droit naturel classique d’atteindre son point culminant dans une réponse double à la question du meilleur régime : le régime purement et simplement le meilleur serait le gouvernement absolu des sages ; le meilleur régime en pratique est le gouvernement des gentilshommes soumis à des lois, ou le régime mixte[18]

Selon une opinion qui est aujourd’hui assez courante et que l’on peut ca­ractériser comme marxiste ou crypto-marxiste, les classiques préféraient le gouvernement du patriciat urbain parce qu’ils appartenaient eux-mêmes au pa­triciat urbain ou parce qu’ils étaient les valets du patriciat urbain. Nous n’avons pas besoin de contester la thèse selon laquelle, en étudiant une doc­trine politique, il nous faut prendre en compte le préjugé, et même le préjugé de classe, de son initiateur. Il suffit d’exiger que la classe à laquelle appar­tient le penseur en question soit correctement identifiée. Dans l’opinion cou­rante, on néglige le fait qu’il existe un intérêt de classe des philosophes en tant que philosophes, et cette négligence est due en dernière instance à la né­gation de la possibilité de la philosophie. Les philosophes en tant que philo­sophes ne s’accordent pas avec leurs familles. L’intérêt égoïste ou l’intérêt de classe des philosophes consiste à ce qu’on les laisse seuls, en ce qu’il leur soit permis de vivre la vie des bienheureux sur la terre en se consacrant à la re­cherche sur les sujets les plus importants. Or c’est une expérience multisécu­laire faite dans des climats naturels et moraux très différents, qu’il n’y a qu’une classe et une seule, qui ait été bien disposée envers la philosophie de manière habituelle, et non de manière intermittente, comme les rois ; et cette classe a été le patriciat urbain. Le petit peuple n’avait aucune sympathie pour la philosophie et pour les philosophes. Comme le dit Cicéron, la philosophie était tenue en défiance par le grand nombre. C’est seulement au XIXe siècle que cet état des choses a profondément et manifestement changé, et ce chan­gement fut en dernière instance la conséquence d’un changement complet de la significa­tion de la philosophie. 

La doctrine du droit naturel classique sous sa forme originelle, déve­loppée jusqu’au bout, est identique à la doctrine du meilleur régime. Car la question de savoir ce qui est par nature juste ou ce qu’est la justice ne reçoit sa réponse complète que par la construction, dans le discours, du meilleur régime. Le caractère essentiellement politique de la doctrine du droit naturel classique apparaît de la manière la plus claire dans la République de Platon. Le fait que la discussion par Aristote du droit naturel fasse partie de sa discussion du droit politique est à peine moins révélateur, spécialement si l’on oppose le début du propos d’Aristote avec le propos d’Ulpien dans lequel le droit natu­rel est présenté comme une partie du droit privé[19]. Le caractère politique du droit naturel a été obscurci, ou a cessé d’être essentiel, sous l’influence à la fois du droit naturel égalitariste ancien et de la foi biblique. Sur la base de la foi biblique, le meilleur régime purement et simplement est la Cité de Dieu ; par conséquent, le meilleur régime est aussi ancien que la création et par suite il est toujours réel ; et la cessation du mal, ou la Rédemption, est provoquée par l’action surnaturelle de Dieu. La question du meilleur régime perd ainsi son importance cruciale. Le meilleur régime tel que les classiques l’enten­daient cesse d’être identique à l’ordre moral parfait. La fin de la société ci­vile n’est plus « la vie vertueuse en tant que telle » mais seulement une certaine portion de la vie vertueuse. La notion de Dieu comme un législateur acquiert une certitude et une netteté qu’elle n’avait jamais eues dans la philosophie classique. Par conséquent, le droit naturel, ou, plutôt, la loi naturelle devient indépendante du meilleur régime et a la préséance sur lui. La Deuxième Table du Décalogue et les principes qu’elle contient sont d’une dignité infi­niment plus haute que le meilleur régime[20]. C’est le droit naturel classique sous cette forme profondément modifiée qui a exercé l’influence la plus forte sur la pensée occidentale depuis presque les débuts de l’ère chrétienne. Pourtant, cette modification cruciale de l’enseignement classique elle-même avait été en un sens anticipée par les classiques. Selon les classiques, la vie po­litique en tant que telle est essentiellement inférieure en dignité à la vie phi­losophique.  

Cette observation conduit à une nouvelle difficulté, ou plutôt elle nous ramène à la difficulté même que nous n’avons cessé d’affronter — par exemple, lorsque nous avons employé des expressions comme « les gentils­hommes ». Si la fin ultime de l’homme est transpolitique, le droit naturel semble avoir une racine transpolitique. Cependant, le droit naturel peut-il être compris adéquatement si on le rapporte directement à cette racine ? Le droit naturel peut-il être déduit de la fin naturelle de l’homme ? Peut-il être déduit de quoi que ce soit ? 

La nature humaine est une chose, la vertu ou la perfection de la nature humaine en est une autre. Le caractère déterminé des vertus, et en particulier, de la justice, ne peut être déduit de la nature humaine. Dans le langage de Platon, l’idée de l’homme est certes compatible avec l’idée de justice, mais c’est une idée différente. L’idée de justice semble même appartenir à un autre genre d’idées que l’idée de l’homme, dans la mesure où l’idée de l’homme n’est pas problématique de la même façon que l’idée de justice ; il n’y a guère de désaccord sur la question de savoir si un homme donné est un homme, tandis qu’il y a un désaccord constant sur les choses justes et nobles. Dans le langage d’Aristote, on pourrait dire que la relation de la vertu à la nature humaine est comparable à la relation de l’acte à la puissance, et l’on ne peut déterminer l’acte en partant de la puissance, mais au contraire, la puis­sance en vient à être connue en remontant vers elle à partir de l’acte[21]. La na­ture humaine « est » d’une manière différente que sa perfection ou sa vertu. La vertu existe dans la plupart des cas, sinon dans tous, en tant qu’objet d’aspira­tion et non comme un fait accompli. Par conséquent, elle existe davantage dans le discours que dans les faits. Quel que puisse être le point de départ approprié pour étudier la nature humaine, le point de départ approprié pour étudier la perfection de la nature humaine, et par suite, en particulier, le droit naturel, est ce que l’on dit sur ces sujets ou les opinions qui courent à leur pro­pos. 

A parler très grossièrement, nous pouvons distinguer trois types d’en­seignements du droit naturel, ou trois différentes manières dont les classiques comprenaient le droit naturel. Ces trois types sont 1/ celui de Socrate et de Platon, 2/ celui d’Aristote, et 3/ celui du thomisme. En ce qui concerne les stoïciens, il me semble que leur enseignement du droit naturel appartient au type de Socrate et de Platon. Selon une opinion qui est relativement courante aujourd’hui, les stoïciens furent à l’origine d’un enseignement de droit naturel d’un type entièrement nouveau. Mais, sans parler d’autres considérations, cette opinion se fonde sur la négligence de la liaison étroite entre le stoïcisme et le cynisme[22], et c’est un socratique qui fut à l’origine du cynisme. 

Pour décrire par conséquent de manière aussi concise que possible le ca­ractère de ce que nous nous risquerons à appeler l’ « enseignement sur le droit naturel de Socrate, de Platon et des stoïciens », partons du conflit entre les deux opinions les plus courantes à propos de la justice : celle selon la­quelle la justice est bonne et celle selon laquelle la justice consiste à donner à chacun ce qui lui revient. Ce qui revient à un homme est défini par la loi, c’est-à-dire par la loi de la cité. Mais la loi de la cité peut être stupide et par suite nuisible ou mauvaise. Par conséquent, la justice qui consiste à donner à chacun ce qui lui revient peut être mauvaise. Si l’on veut que la justice soit bonne, il nous faut la concevoir comme essentiellement indépendante de la loi. Nous définirons donc la justice comme l’habitude de donner à chacun ce qui lui revient selon la nature. L’opinion généralement acceptée suivant la­quelle il est injuste de rendre une arme dangereuse à son propriétaire légi­time s’il est pris de folie ou désireux de détruire la cité nous donne une indi­cation sur ce qui revient à autrui conformément à la nature. Cela sous-entend que rien ne peut être juste qui est nuisible à autrui, ou que la justice est l’habi­tude de ne pas nuire à autrui. Cependant, cette définition ne rend pas compte des cas fréquents où nous blâmons comme injustes des hommes qui, en fait, ne nuisent jamais à autrui mais se retiennent soigneusement de jamais apporter de l’aide à autrui en actes ou en paroles. La justice sera alors l’habitude de faire du bien à autrui. L’homme juste est l’homme qui donne à chacun, non pas ce que prescrit une loi éventuellement stupide, mais ce qui est bon pour au­trui, c’est-à-dire ce qui est par nature bon pour autrui. Cependant, personne ne sait ce qui est bon pour l’homme en général, et pour chaque individu en parti­culier. Tout comme seul le médecin connaît véritablement ce qui est en chaque cas bon pour le corps, seul l’homme sage sait véritablement ce qui est bon en chaque cas pour l’âme. S’il en est ainsi, il ne peut y avoir de justice, en d’autres termes chacun ne peut recevoir ce qui est par nature bon pour lui, que dans une société dans laquelle les hommes sages exercent un contrôle absolu. 

Prenons l’exemple du garçon de grande taille qui a un manteau de pe­tite taille et du garçon de petite taille qui a un manteau de grande taille. Le garçon de grande taille est le légitime propriétaire du manteau de petite taille parce que lui-même, ou son père, l’a acheté. Mais ce manteau n’est pas bon pour lui ; il ne lui va pas. Un gouvernant sage enlèvera par conséquent le manteau de grande taille au garçon de petite taille et le donnera au garçon de grande taille sans aucune considération de la propriété légale. Le moins que nous puissions dire est que la propriété juste est quelque chose de tout à fait différent de la propriété légale. Si l’on veut que la justice existe, il faut que les gouvernants sages attribuent à chacun ce qui lui est véritablement dû ou ce qui est par nature bon pour lui. Ils ne donneront à chacun que ce dont il peut user bien, et ils enlèveront à chacun ce dont il ne peut pas bien user. La justice est alors incompatible avec ce que l’on entend généralement par l’expression de « propriété privée ». Toute utilisation a en dernière instance pour fin une action ou un faire ; la justice requiert par conséquent avant tout que chacun se voie attribuer une fonction ou un métier qu’il pourra exercer bien. Mais chacun fait le mieux ce en vue de quoi la nature l’a le mieux doté. La justice existe alors seulement dans une société dans laquelle chacun fait ce qu’il peut faire bien, et dans laquelle chacun possède ce qu’il peut utiliser bien. La justice se confond avec le fait d’être membre d’une telle société et de se dévouer à une telle société — une société conforme à la nature[23]

Il nous faut aller plus loin. On peut dire que la justice de la cité consiste à agir conformément au principe : « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses mérites. » Une société est juste si son principe de vie est l’ « égalité des chances », c’est-à-dire si chaque être humain appartenant à cette société a l’occasion, correspondant à ses capacités, de mériter bien de l’ensemble et de recevoir la récompense appropriée de ses mérites. Dans la mesure où il n’y a pas de bonne raison de supposer que la capacité d’action méritoire soit liée au sexe, à la beauté, et choses semblables, la « discrimination » fon­dée sur le sexe, la laideur et choses semblables est injuste. La seule récom­pense appropriée du service est l’honneur, et par conséquent la seule récom­pense appropriée d’un service exceptionnel est une grande autorité. Dans une société juste, la hiérarchie sociale correspondra strictement à la hiérarchie du mérite et seulement du mérite. Or, en général, la société civile considère comme une condition indispensable de l’exercice d’une haute fonction que l’individu concerné soit un citoyen de naissance, le fils d’un père et d’une mère citoyens. En d’autres termes, la société civile limite d’une manière ou d’une autre le principe du mérite, c’est-à-dire le principe de la justice par excel­lence, par le principe de l’appartenance à la communauté qui en est totale­ment indépendant. Pour être véritablement juste, la société civile devrait abandonner cette limitation ; il faut que la société civile soit transformée en un « Etat-mondial ». Le fait qu’il en est nécessairement ainsi est dit découler également de la considération suivante : la société civile en tant que société close sous-entend nécessairement qu’il existe plus d’une société civile, et donc que la guerre est possible. Il est par conséquent nécessaire que la société civile engendre des habitudes de guerre. Mais ces habitudes s’écartent des exigences de la justice. Si des peuples sont en guerre, ils se soucient de la victoire et non pas d’attribuer à l’ennemi ce qu’un juge impartial et intelligent considère­rait comme bénéfique pour lui. Ils se soucient de nuire à d’autres, et l’homme juste était apparu comme un homme qui ne fait de mal à personne. La société civile est par conséquent forcée de faire une distinction : l’homme juste est l’homme qui ne fait pas de mal, mais qui aime ses amis ou ses voisins, c’est-à-dire ses concitoyens, et aussi qui fait du mal ou qui hait ses ennemis, c’est-à-dire les étrangers qui en tant que tels sont au moins potentiellement des en­nemis de sa cité. Nous pouvons appeler ce type de justice la « morale du ci­toyen », et nous dirons que la cité requiert nécessairement la morale du ci­toyen en ce sens. Mais la morale du citoyen souffre d’une inévitable contra­diction interne. Elle affirme que des règles de conduite différentes s’appli­quent en guerre et en paix, mais elle ne peut s’empêcher de considérer au moins certaines règles appropriées, qui ne s’appliquent, dit-on, qu’en temps de paix, comme universellement valides. La cité ne peut se contenter de dire, par exemple, que la tromperie, et spécialement la tromperie au détriment des autres, est mauvaise en temps de paix, mais digne d’éloges en temps de guerre. Elle ne peut s’empêcher de regarder avec défiance l’homme qui est un bon trompeur, ou elle ne peut s’empêcher de considérer les manières contour­nées ou déloyales qui sont requises pour la réussite de toute tromperie comme purement et simplement vicieuses ou écœurantes. Cependant, il faut que la cité commande de tels moyens lorsqu’ils sont employés contre l’en­nemi, et même qu’elle en fasse l’éloge. Pour éviter cette contradiction in­terne, il faut que la cité se transforme en un « Etat mondial ». Mais aucun être humain ni aucun groupe d’êtres humains ne peut gouverner l’ensemble du genre humain avec justice. Par conséquent, ce que l’on pressent lorsqu’on parle de l’ « Etat mondial » comme une société humaine tout-englobante soumise à un unique gouvernement humain est en vérité le cosmos gouverné par Dieu, qui est donc la seule vraie cité, ou la cité qui est purement et simplement conforme à la nature parce qu’elle est la seule cité à être purement et simplement juste. Les hommes ne sont citoyens de cette cité, ou n’y sont des hommes libres, que s’ils sont sages ; leur obéissance à la loi qui ordonne la cité naturelle, la loi naturelle, est identique à la prudence[24]

Cette solution du problème de la justice dépasse manifestement les limites de la vie politique[25]. Elle sous-entend que la justice qui est possible à l’intérieur de la cité, ne peut être qu’imparfaite ou ne peut être incontesta­blement bonne. Il existe encore d’autres raisons qui forcent les hommes à re­chercher au-delà du domaine politique une justice parfaite, ou, plus généra­lement, une vie qui soit véritablement conforme à la nature. Il n’est pas pos­sible ici de faire plus que d’indiquer simplement ces raisons. En premier lieu, les sages ne désirent pas gouverner ; il faut par conséquent qu’ils soient contraints à gouverner. Il faut qu’ils soient contraints parce que toute leur vie est consacrée à la recherche de quelque chose qui est d’une dignité absolument plus élevée que toute chose humaine — la vérité immuable. Et il apparaît contre-nature de préférer l’inférieur au supérieur. Si l’effort pour atteindre la vérité éternelle est la fin ultime de l’homme, la justice et la vertu morale en général ne peuvent être pleinement légitimées que par le fait qu’elles sont re­quises en vue de cette fin ultime ou qu’elles sont des conditions de la vie phi­losophique. De ce point de vue, l’homme qui est simplement juste ou moral sans être un philosophe apparaît comme un être humain tronqué. Ainsi, la question surgit de savoir si l’homme moral ou juste qui n’est pas un philo­sophe est en quoi que ce soit supérieur à l’homme « érotique » non-phi­losophe. La question surgit semblablement de savoir si la justice et la morale en général, dans la mesure où elles sont requises pour la vie philosophique, sont identiques, en ce qui concerne à la fois leur signification et leur exten­sion, à la justice et à la morale telles qu’on les entend communément, ou si la morale n’a pas deux racines entièrement différentes, ou si ce qu’Aristote ap­pelle vertu morale n’est pas, en fait, simplement la vertu politique ou vul­gaire. Cette dernière question peut également être formulée en demandant si, en transformant l’opinion sur la morale en une connaissance de la morale, on ne dépasse pas la dimension de la morale au sens politiquement utile du terme[26]

Quoi qu’il en soit, tant la dépendance manifeste de la vie philosophique par rapport à la cité que l’affection naturelle que les hommes éprouvent envers les autres hommes, et spécialement envers leurs proches, indépendamment de la question de savoir si ces hommes ont ou non de « bonnes natures » ou sont des philo­sophes en puissance, rendent nécessaire pour le philosophe de redescendre dans la caverne, c’est-à-dire de s’occuper des affaires de la cité, que ce soit d’une manière directe ou d’une manière assez éloignée. En descendant dans la caverne, le philo­sophe reconnaît que ce qui est intrinsèquement ou par nature le plus élevé n’est pas le plus urgent pour l’homme, qui est essentiellement un être « intermédiaire » — intermédiaire entre les animaux et les dieux. Lorsqu’il tente de guider la cité, il sait donc à l’avance que, pour être utile à la cité ou bon pour elle, il faut que les exigences de la sagesse soient limitées ou édul­corées. Si ces exigences sont identiques au droit naturel ou à la loi naturelle, il faut édulcorer le droit naturel ou la loi naturelle afin de les rendre compa­tibles avec les exigences de la cité. La cité requiert que la sagesse soit conci­liée avec le consentement. Mais admettre la nécessité du consentement, c’est-à-dire du consentement des non-sages, revient à admettre un droit de non-sa­gesse, c’est-à-dire un droit qui est irrationnel, même s’il est inévitable. La vie en cité exige un compromis fondamental entre la sagesse et la folie, et cela signifie un compromis entre le droit naturel que la raison, ou l’entendement, discerne et le droit qui n’est fondé que sur l’opinion. La vie en cité exige l’édulcoration du droit naturel par le droit simplement conventionnel. Le droit naturel fe­rait l’effet d’une charge de dynamite dans la société civile. En d’autres termes, il faut transformer le bien pur et simple, qui est ce qui est bon par na­ture et qui se distingue radicalement de l’ancestral, en un bien politiquement bon, qui est, pour ainsi dire, le résultat de la division du bien pur et simple par l’ancestral : le bien politiquement bon est ce qui « supprime une grande quantité de maux sans choquer une grande quantité de préjugés. » C’est sur cette nécessité que se fonde partiellement le besoin d’inexactitude dans les questions politiques ou morales[27]

La notion selon laquelle il faut édulcorer le droit naturel afin de le rendre compatible avec la société civile est la racine philosophique de la dis­tinction ultérieure entre le droit naturel primitif et le droit naturel dérivé[28]. Cette distinction était liée à l’opinion selon laquelle le droit naturel primi­tif, qui exclut la propriété privée et d’autres traits caractéristiques de la so­ciété civile, appartenait à l’état originel d’innocence de l’homme, tandis que le droit naturel dérivé est nécessaire après que l’homme est devenu corrompu, en tant que remède à cette corruption. Il ne faut pas que nous négligions ce­pendant la différence entre la notion selon laquelle le droit naturel doit être édulcoré et la notion d’un droit naturel dérivé. Si les principes valides dans la société civile sont un droit naturel édulcoré, ils sont bien moins respec­tables que s’ils sont considérés comme un droit naturel dérivé, c’est-à-dire comme divinement établi et entraînant un devoir absolu pour l’homme déchu. C’est seulement dans ce dernier cas que la justice telle qu’on l’entend commu­nément est incontestablement bonne. C’est seulement dans ce dernier cas que le droit naturel au sens strict ou le droit naturel primitif cesse d’être de la dynamite pour la société civile. 

Cicéron a exposé dans ses écrits, spécialement dans le troisième livre de sa République et dans les deux premiers livres de ses Lois, une version at­ténuée de l’enseignement stoïcien originel sur la loi naturelle. Il ne reste pra­tiquement aucune trace de la liaison entre le stoïcisme et le cynisme dans sa présentation. La loi naturelle telle qu’il la présente ne semble pas avoir été édulcorée afin d’être compatible avec la société civile ; elle semble naturel­lement en accord avec la société civile. Conformément à cela, ce que l’on est tenté d’appeler « l’enseignement cicéronien de la loi naturelle » se rapproche plus de ce que certains savants considèrent aujourd’hui comme l’enseignement pré-moderne typique de la loi naturelle que tout autre doctrine antérieure dont nous ayons plus que des fragments. Il est par conséquent de quelque im­portance que l’attitude de Cicéron envers l’enseignement en question ne soit pas mal comprise[29]

Dans les Lois, ouvrage dans lequel Cicéron et ses compa­gnons recher­chent l’ombre et dans lequel Cicéron lui-même expose l’enseignement stoïcien sur la loi naturelle, il indique qu’il n’est pas certain de la vérité de cette doc­trine. Cela n’est pas surprenant. L’enseignement stoïcien sur la loi na­turelle se fonde sur la doctrine de la provi­dence divine et sur une téléologie anthropocentrique. Dans De la nature des dieux, Cicéron soumet cette doctrine théologico-téléologique à une critique sévère, avec pour résultat qu’elle ne peut être à ses yeux qu’une approxima­tion d’un semblant de vérité. De manière semblable, il ac­cepte dans les Lois la doctrine stoïcienne de la divination (qui est une branche de la doctrine stoïcienne de la provi­dence), alors qu’il la critique dans le deuxième livre de son ouvrage Sur la divination. L’un des interlocuteurs dans les Lois est Atticus, l’ami de Cicéron, qui accepte la doctrine stoïcienne de la loi naturelle mais qui, en tant qu’épicurien, ne peut pas l’avoir acceptée parce qu’il la considérait comme vraie, ou en tant que penseur ; bien plutôt, il l’a ac­ceptée en tant que citoyen romain et plus particulièrement en tant que partisan de l’aristocratie, parce qu’il la consi­dé­rait comme politiquement salutaire. Il est raisonnable de supposer que l’ac­ceptation apparemment sans réserves par Cicéron de l’enseignement stoïcien sur la loi naturelle a la même motivation que celle d’Atticus. Cicéron dit lui-même qu’il a écrit des dialogues afin de ne pas exposer ses opinions réelles trop ouvertement. Après tout, il était un sceptique académique et non pas un stoïcien. Et le penseur qu’il prétend suivre, et qu’il admire le plus, est Platon lui-même, le fondateur de l’Académie. Le moins qu’il soit né­cessaire de dire est que Cicéron ne considérait pas l’ensei­gnement stoïcien sur la loi naturelle, dans la mesure où il va au-delà de l’enseignement du droit naturel par Platon, comme d’une vérité évidente[30]

Dans la République, dans laquelle les interlocuteurs recherchent le so­leil et qui est de l’aveu général une libre imitation de la République de Platon, l’enseignement stoï­cien sur la loi naturelle, ou la défense de la justice (c’est-à-dire la mise en évidence que la justice est bonne par na­ture) n’est pas exposé par le personnage principal. Scipion, qui occupe dans l’ouvrage de Cicéron la position occupée par Socrate dans le modèle platonicien, est plei­nement convaincu de la petitesse de toutes les choses humaines et par consé­quent il aspire à la vie contemplative dont on jouit après la mort. La version de l’enseignement stoï­cien sur la loi naturelle — version exotérique — qui est en parfait accord avec les exigences de la société civile, est confiée à Lælius, qui se défie de la philosophie au sens plein et strict du terme et qui se sent absolument chez lui sur la terre, à Rome ; il est assis au centre, à l’imi­tation de la terre. Lælius va jusqu’à ne trouver aucune difficulté à concilier la loi naturelle avec les exigences de l’Empire romain en particulier. Cependant, Scipion laisse entrevoir l’ensei­gnement stoïcien originel et pur sur la loi naturelle, qui est incompatible avec les exigences de la société civile. Il in­dique semblablement combien de force et de ruse il a fallu pour faire la grandeur de Rome : le régime romain, qui est le meilleur régime existant, n’est pas purement et simplement juste. Il semble ainsi laisser entrevoir que « la loi na­turelle » sur laquelle la société civile peut agir est, en vé­rité, une loi natu­relle édulcorée par un principe inférieur. La critique du caractère naturel du droit est faite par Philus, qui est un sceptique académique, comme Cicéron lui-même[31]. Il est donc erroné de faire de Cicéron un partisan de l’ensei­gnement stoïcien sur la loi naturelle.

Pour en venir maintenant à l’enseignement aristotéli­cien sur le droit na­turel, il nous faut remarquer en pre­mier lieu que le seul traitement portant sur le droit natu­rel qui soit certainement d’Aristote et qui exprime certai­nement les opinions propres d’Aristote ne couvre guère qu’une seule page de l’Ethique à Nicomaque. De plus, le passage est singulièrement évasif ; il n’est éclairé par au­cun exemple de ce qui est par nature droit. Voici cepen­dant ce que l’on peut dire en toute sûreté : selon Aristote, il n’y a pas de disproportion fondamen­tale entre le droit naturel et les exigences de la société politique, ou il n’est pas essentiellement besoin d’édulcorer le droit naturel. De ce point de vue comme à bien d’autres, Aristote s’oppose à la folie divine de Platon et, par anticipation, aux paradoxes des stoïciens, avec cette mesure sans égal qui lui est propre. Un droit qui transcende nécessairement la société politique, nous donne-t-il à entendre, ne peut pas être le droit naturel à l’homme, qui est par nature un animal po­litique. Platon n’a jamais examiné aucun sujet — que ce soit la cité, le ciel ou les nombres — sans avoir constamment à l’esprit la question socratique élémentaire : « Qu’est-ce que le mode de vie juste (right) ? » Et le mode de vie pure­ment et simplement juste (right) se révèle être la vie phi­losophique. Et Platon définit en fin de compte le droit na­turel en référence directe au fait que la seule vie qui soit purement et simplement juste est la vie du philosophe. Aristote, d’un autre côté, traite chacun des di­vers niveaux des êtres en lui-même et par suite en particulier chaque niveau de la vie humaine, en lui-même. Lorsqu’il examine la justice, il examine la jus­tice telle que chacun la connaît et telle qu’elle est entendue dans la vie poli­tique, et il re­fuse de se laisser entraîner dans le tourbillon dialectique qui nous emporte très au-delà de la justice au sens ordi­naire du terme en direc­tion de la vie philosophique. Non pas qu’il nie le droit ultime de ce proces­sus dialectique ni la tension existante entre les exigences de la philosophie et celles de la cité ; il sait que le régime purement et simple­ment le meilleur appartient à une époque entièrement différente de celle de la philosophie pleinement dévelop­pée. Mais il sous-entend que les étapes intermédiaires de ce processus, tout en n’étant pas absolument cohérentes, le sont néanmoins as­sez dans la plupart des cas. Il est vrai que ces étapes ne peuvent exister que dans la pénombre, mais c’est là une raison suffisante pour que l’analyste — et spé­cialement l’analyste dont le souci principal est de guider les actions humaines —les laisse dans cette pénombre. Dans la pénombre qui est essentielle à la vie humaine en tant que simplement humaine, la justice qui peut être trouvée dans les cités apparaît comme la justice parfaite et comme incontestablement bonne ; il n’est pas besoin d’édulcorer le droit naturel. Aristote dit donc tout simplement que le droit naturel est une partie du droit politique. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de droit naturel en dehors de la cité ou avant la cité. Sans parler des relations entre parents et en­fants, la relation de justice qui existe entre deux individus parfaitement étrangers l’un à l’autre qui se rencontrent sur une île déserte n’est pas une rela­tion de justice politique et elle est néanmoins déterminée par la nature. Ce qu’Aristote suggère, c’est que la forme la plus pleinement développée du droit naturel est celle qui règne entre des concitoyens ; c’est seulement entre des concitoyens que les relations qui sont la matière du droit ou de la justice atteignent leur plus grande consistance et, en fait, leur pleine croissance. 

La deuxième affirmation concernant le droit naturel que fait Aristote — une affirmation bien plus surprenante que la première — est que le droit naturel est variable. Selon Thomas d’Aquin, il faut nuancer ce propos pour le comprendre : les principes du droit naturel, les axiomes dont sont dérivées les règles plus précises du droit naturel, sont universellement valides et im­muables ; seules les règles plus précises (par exemple la règle de rendre les dépôts) du droit naturel sont variables. L’interprétation thomiste est liée à l’opinion selon laquelle il existe un habi­tus des principes pratiques, un habitus qu’il appelle « conscience », ou, plus précisément, synderesis. Le mot même montre que cette opinion est étrangère à Aristote ; il est d’origine patristique. De plus, Aristote dit explicite­ment que tout droit — et par suite également tout droit naturel — est variable ; il ne nuance aucunement cette af­firmation. Il existe une autre interprétation médiévale de la doctrine aristotélicienne, à savoir l’opinion d’Averroès, ou, plus exactement, l’opinion caractéristique des falasifa (c’est-à-dire des aristotéliciens musulmans) ainsi que des aristotéli­ciens juifs. Cette opinion fut exposée à l’intérieur du monde chrétien par Marsile de Padoue, et sans doute par d’autres averroïstes chrétiens ou latins. Selon Averroès, Aristote entend par droit naturel « le droit natu­rel légal ». Ou, comme le dit Marsile, le droit naturel est seulement quasi-naturel ; en fait, il dépend de l’institution ou de la convention humaine ; mais il se dis­tingue du droit simplement positif par le fait qu’il se fonde sur une conven­tion omniprésente. Dans toutes les sociétés civiles humaines, les mêmes règles générales de ce qui constitue la justice apparaissent nécessairement. Elles précisent les exigences minimales de la société ; elles correspondent en gros à la Deuxième Table du Décalogue, mais en y ajoutant le commande­ment de vénérer le divin. En dépit du fait qu’elles semblent évidemment né­cessaires et qu’elles sont universellement reconnues, elles sont conventionnelles pour la raison suivante : la société civile est incompatible avec toutes les règles immuables, même fondamentales ; car, dans certaines conditions, la négligence de ces règles peut être nécessaire pour la conservation de la so­ciété ; mais, pour des raisons pédagogiques, il faut que la société présente certaines règles qui sont généralement valides comme universellement va­lides. Dans la mesure où les règles en question sont normalement en vigueur, tous les enseignements portant sur la société affirment ces règles et passent sous silence les rares exceptions. Le caractère opératoire des règles générales dé­pend du fait qu’elles soient enseignées sans réserves, sans les « à condition que » ou les « mais ». Mais l’omission des réserves qui rend les règles plus efficaces, en fait du même coup des règles fausses. Les règles non limitées ne sont pas le droit naturel mais le droit conventionnel[32]. Cette opinion sur le droit naturel s’accorde avec Aristote dans la mesure où elle ad­met la variabi­lité de toutes les règles de justice. Mais elle diffère de l’opinion d’Aristote dans la mesure où elle im­plique la négation du droit naturel proprement dit. Comment pouvons-nous donc trouver une voie intermé­diaire sûre entre ces adversaires formidables que sont Averroès et Thomas d’Aquin ? 

On est tenté de faire la suggestion suivante : en par­lant du droit naturel, Aristote ne pense pas premièrement à des propositions générales quelconques, mais plutôt à des décisions concrètes. Toute action porte sur des situa­tions particulières. Par suite, la justice et le droit naturel résident, pour ainsi dire, davantage dans des décisions concrètes que dans des règles générales. Il est bien plus facile de voir clairement, dans la plupart des cas, que tel meurtre particulier était juste que d’affirmer clairement la différence spécifique entre un meurtre juste en tant que tel et les meurtres injustes en tant que tels. Une loi qui ré­sout justement un problème particulier d’un pays donné en un temps donné peut être dite juste à un plus haut de­gré que toute règle générale de la loi naturelle qui, à cause de sa généralité, peut empêcher une décision juste dans un cas. Dans tout conflit humain il existe la possibilité d’une dé­cision juste fondée sur la considération complète de toutes les circonstances, une décision exigée par la si­tuation. Le droit naturel est fait de telles déci­sions. Le droit naturel ainsi entendu est manifestement variable. Cependant, on peut difficilement nier que des prin­cipes généraux soient impliqués et présupposés dans toutes les décisions concrètes. Aristote reconnaît l’existence de tels prin­cipes, par exemple ceux qu’il a énoncés lorsqu’il parlait de justice « commutative » et « distributive ». De manière semblable, son examen du caractère naturel de la cité (un examen qui traite des questions de principe soule­vées par l’anarchisme et le pacifisme), sans parler de son exa­men de l’esclavage, est une tentative pour établir des principes de droit. Ces principes semblent universellement valides ou invariables. Que veut donc dire Aristote lors­qu’il dit que tout droit naturel est variable ? Ou pourquoi le droit naturel consiste-t-il en dernière analyse en des décisions concrètes plu­tôt qu’en des règles générales ? 

Il existe une signification de la justice qui n’est pas épuisée en particu­lier par les principes de la justice com­mutative et distributive. Avant d’être le juste déterminé par la justice commutative et distributive, le juste est le bien commun. Le bien commun consiste normalement en ce qui est requis par la justice commutative et distributive ou par d’autres principes moraux de ce genre ou en ce qui est compatible avec ces exigences. Mais le bien commun inclut également, bien entendu, la simple existence, la simple survie, la simple indépendance, de la communauté politique considérée. Appelons une situation extrême une situation dans laquelle l’existence même ou l’indépen­dance d’une société est en jeu. Dans les situations extrêmes, il peut y avoir des conflits entre ce que la conservation de la société exige et les exigences de la justice commutative et distributive. En de telles situations, et seulement en de telles situation, on peut dire en toute justice que la sécu­rité publique est la loi la plus haute. Une société honnête ne fera pas la guerre sinon pour une juste cause. Mais ce qu’elle fera pendant une guerre dépendra dans une cer­taine me­sure de ce que l’ennemi — peut-être un ennemi absolument dénué de scrupules et sauvage — le forcera à faire. Il n’y a pas de limites qui puisse être définies à l’avance, il n’y a pas de limites assignables à ce qui pour­rait devenir de justes représailles. Et la guerre projette son ombre sur la paix. La société la plus juste ne peut pas survivre sans « intelligence », c’est-à-dire sans espion­nage. L’espionnage est impossible sans la suspension de cer­taines règles de droit naturel. Mais les sociétés ne sont pas seulement menacées de l’extérieur. Les considérations qui s’appliquent aux ennemis étrangers peuvent fort bien s’appliquer aux éléments subversifs à l’intérieur de la so­ciété. Laissons ces né­cessités désagréables sous le voile sous lequel il convient de les maintenir. Il suf­fit de répéter que dans les situations extrêmes les règles normalement va­lides du droit naturel sont modifiées en toute justice, ou qu’elles sont changées en conformité avec le droit naturel ; les exceptions sont aussi justes que les règles. Et Aristote semble suggérer qu’il n’existe pas une seule règle, si fon­damentale soit-elle, qui ne connaisse pas des exceptions. On pourrait dire que dans tous les cas il faut préférer le bien commun au bien privé et que cette règle ne souffre aucune exception. Mais cette règle revient seulement à dire que la justice doit être observée, et nous aimerions bien savoir ce que peut bien être ce que requièrent la jus­tice ou le bien com­mun. En disant que dans les situations ex­trêmes la sécurité publique est la loi la plus haute, on sous-entend que la sécurité pu­blique n’est pas la loi la plus haute dans les situations normales ; dans les si­tuations normales, les lois les plus hautes sont les règles communes de justice. La justice a deux principes différents ou deux ensembles de principes diffé­rents : les exigences de la sé­curité publique, ou ce qui est nécessaire dans les situations extrêmes, à savoir préserver la simple existence ou l’indé­pendance de la société d’un côté, et de l’autre les règles de justice au sens plus précis du terme. Et il n’y a pas de principe qui définisse clairement en quel type de cas la sé­curité publique a la priorité, ni en quel type de cas les règles précises de la justice ont la priorité. Car il n’est pas possible de définir précisément ce qui fait une situa­tion extrême par opposition à une situation normale. Tout ennemi dangereux, extérieur ou intérieur, est plein de ressources au sens où il est capable de transformer ce qui, sur la base de l’expérience antérieure, pourrait raisonnablement être considéré comme une situation normale en une situation extrême. Il est nécessaire que le droit naturel soit variable pour faire face à la capacité d’invention des hommes méchants. Ce qui ne peut pas être décidé par avance par des règles universelles, ce qui peut être décidé au moment critique par l’homme d’Etat le plus compétent et le plus probe en situation peut rétrospectivement apparaître à tous comme juste ; la discrimina­tion objective entre les actions extrêmes qui étaient justes et les actions ex­trêmes qui ne l’étaient pas est l’un des plus nobles devoirs de l’historien[33]

Il est important que l’on comprenne clairement la différence entre l’opinion aristotélicienne du droit naturel et le machiavélisme. Machiavel nie l’existence du droit naturel, parce qu’il se détermine en fonction des situa­tions extrêmes dans lesquelles les exigences de la justice sont réduites aux exigences de la nécessité, et non pas en fonc­tion des situations normales dans lesquelles les exigences de la justice au sens strict sont la loi la plus haute. En outre, il ne manifeste aucune répugnance qu’il lui serait nécessaire de surmonter pour les écarts par rapport à ce qui est normalement droit. Au contraire, il semble retirer un certain plaisir à la contem­plation de ces écarts, et il ne se soucie pas de mener une recherche scrupuleuse sur la question de savoir si tel écart parti­culier est ou non réellement nécessaire. Le véritable homme d’Etat au sens aristotélicien, d’un autre côté, se détermine en fonction de la situation nor­male et en fonc­tion de ce qui est normalement droit, et c’est avec répu­gnance qu’il s’écarte de ce qui est normalement droit et seulement afin de sauver la cause de la justice et de l’hu­manité même de l’homme. On ne peut trouver aucune expression légale de cette différence. Son importance politique saute aux yeux. Les deux extrêmes opposés, qui sont appelés aujourd’hui le « cynisme » et l’ « idéalisme », se combinent afin d’obscurcir cette diffé­rence. Et, comme tout le monde peut s’en apercevoir, ils n’ont pas été sans réussite. 

Le caractère variable des exigences de la justice que les hommes peu­vent pratiquer a été reconnu non seule­ment par Aristote, mais également par Platon. L’un et l’autre évitèrent le Scylla de l’ « absolutisme » et le Charybde du « relativisme » en soutenant une opinion que l’on peut se risquer à exprimer de la manière suivante : Il existe une hiérarchie de fins universellement va­lides, mais il n’existe pas de règles d’action universellement valides. Pour ne pas répéter ce que l’on a indiqué plus haut, en décidant ce qui doit être fait, c’est-à-dire ce qui doit être fait par cet individu (ou ce groupe particulier) ici et main­tenant, il faut envisager non seulement lequel des divers objectifs en concurrence a un rang plus élevé, mais aussi lequel est le plus urgent dans les circonstances. Ce qui est le plus urgent est légitimement préféré à ce qui l’est moins, et le plus urgent est en de nombreux cas de rang inférieur à ce qui est moins urgent. Mais on ne peut faire de la règle selon laquelle l’urgence est une considération plus élevée que la place dans la hiérarchie une règle uni­verselle. Car il est de notre devoir de faire de l’activité la plus haute, autant que nous le pouvons, la chose la plus urgente et la plus nécessaire. Et le maximum d’ef­fort que l’on peut attendre varie nécessairement d’un individu à l’autre. Le seul critère universellement valide est la hié­rarchie des fins. Ce critère est suffi­sant pour passer juge­ment sur le niveau de noblesse des individus et des groupes, et des actions et des institutions. Mais ce critère ne suffit pas pour guider nos actions. 

La doctrine thomiste du droit naturel, ou, plus généra­lement, de la loi naturelle, est dépourvue des hésitations et des ambiguïtés qui caractérisent les enseignements, non seulement de Platon et de Cicéron, mais également d’Aris­tote. Par sa netteté et sa noble simplicité, elle dépasse même l’ensei­gnement stoïcien édulcoré sur la loi naturelle. Aucun doute ne subsiste, non seu­lement au sujet de l’har­monie fondamentale entre le droit naturel et la so­ciété civile, mais semblablement au sujet du caractère im­muable des propo­sitions fondamentales de la loi naturelle ; les principes de la loi morale, spé­cialement tels qu’ils sont formulés dans la Deuxième Table du Décalogue, ne souf­frent aucune exception, si ce n’est peut-être par une inter­vention divine. La doctrine de la synderesis ou de la conscience explique pourquoi la loi natu­relle peut toujours être promulguée de manière appropriée à tous les hommes et par suite être universellement obligatoire. Il est raison­nable de supposer que ces profonds changements venaient de l’influence de la croyance en la ré­vélation biblique.  Si cette supposition devait se révéler correcte, on serait forcé de se demander, cependant, si la loi naturelle telle que Thomas d’Aquin la comprend est la loi naturelle à stricte­ment parler, c’est-à-dire une loi connaissable à l’esprit humain laissé à ses propres ressources, à l’esprit hu­main non éclairé par la révélation divine. Ce doute est renforcé par la consi­dération suivante : la loi naturelle qui est connaissable à l’esprit humain laissé à ses seules res­sources et qui prescrit principalement des actions au sens strict est liée à, ou fondée sur, la fin naturelle de l’homme ; cette fin est double : la perfection morale et la perfection intellectuelle : la perfection intellectuelle est de dignité su­périeure à la perfection morale ; mais la perfection intel­lec­tuelle, ou la sagesse, telle que raison humaine laissée à ses seules ressources la connaît, n’a pas besoin de la vertu morale. Thomas résout cette difficulté en soutenant prati­quement que, selon la raison naturelle, la fin naturelle de l’homme est insuffisante, ou elle fait signe au-delà d’elle-même, ou, plus pré­cisément, que la fin de l’homme ne peut pas consister en la recherche philoso­phique, a fortiori en l’activité politique. Ainsi, la raison naturelle elle-même crée une présomption en faveur de la loi divine, qui com­plète ou perfectionne la loi naturelle. En tout cas, la consé­quence ultime de l’opinion thomiste sur la loi naturelle est que la loi naturelle est en pratique inséparable non seule­ment de la théologie naturelle — c’est-à-dire d’une théolo­gie naturelle qui est, en fait, fondée sur la croyance en la révélation biblique — mais même de la théologie révélée. La loi naturelle moderne fut en partie une réaction à cette absorption de la loi naturelle par la théologie. Les efforts modernes fu­rent partiellement fondés sur la prémisse, qui aurait été acceptable pour les classiques, selon laquelle les principes moraux ont une évidence plus grande que les enseignements de la théologie naturelle eux-mêmes et par conséquent selon laquelle la loi naturelle ou le droit natu­rel doivent être maintenus indé­pendants de la théologie et de ses controverses. Le deuxième point important sur le­quel la pensée politique moderne revint aux classiques en s’opposant à l’opinion thomiste est illustré par des ques­tions comme l’indissolubilité du mariage et le contrôle des naissances. Un ouvrage comme L’Esprit des Lois de Montesquieu ne sera pas bien compris si l’on néglige le fait qu’il est orienté contre l’opinion thomiste sur le droit natu­rel. Montesquieu a tenté de rendre à l’activité de l’homme d’Etat la souplesse que l’enseignement thomiste avait considérablement restreinte. Il y aura toujours des controverses sur ce que furent les pensées privées de Montesquieu. Mais on peut dire en toute sécurité que ce qu’il enseigne explicitement, en tant qu’analyste de la po­litique  et qu’il présente comme politiquement sain et droit, est plus proche de l’esprit des classiques que de Thomas.


[1] Cicéron, Tusculanes, V, 10 ; Hobbes, De Cive, préface, vers le début. En ce qui concerne les prétendues origines pythagoriciennes de la philosophie politique, voir Platon, République, 600a 9-b 5, ainsi que Cicéron, Tusculanes, V, 8-10 et République, i. 16.

[2] Platon, Apologie de Socrate, 19a 8-d 7 ; Xénophon, Mémorables, I, 1. 11-16 ; IV, 3. 14 ; 4. 12 sqq., 7, 8. 4 ; Aristote, Métaphysique, 987b 1-2 ; De partibus animalium, 642a 28-30 ; Cicéron, République, i. 15-16.

[3] Platon, République, 456b 12-e 2, 452a 7, e 6-7, 484c 7-d 3, 500d 4-8, 501b 1-e 2 ; Lois, 794d 4-795d 5 ; Xénophon, Economique, 7. 16 et Hiéron, 3. 9 ; Aristote, Ethique à Nicomaque, 1133a 29-31 et 1134b 18-1135a 5 ; Politique, 1255a 1-b 15, 1257b 10 sqq.

[4] Comparer avec Cicéron, République, où il est dit que la compréhension de la ratio rerum civilium, en tant que distincte de l’édification d’un modèle de l’action politique, est le but de la République de Platon.

[5] Xénophon, Mémorables, I.1. 16 ; IV. 6. 1, 7 ; 7. 3-5.

[6] Voir Platon, République, 358e 3, 367b 2-5, e 2, 369a 5-6, e 9-10, 370a 8-b 1.

[7] Platon, Gorgias, 499 e 6-500a 3 ; République, 369e 10 sqq. ; comparer République, 352d 6-353e 6, 433a 1-b 4, 441d 12 sqq., et 444d 13-445b 4 avec Aristote, Ethique à Nicomaque, 1098a 8-17 ; Cicéron, Des fins, II. 33-34, 40 ; IV. 16, 25, 34, 37 ; V. 26 ; Lois, I. 17, 22, 25, 27, 45, 58-62.

[8] Platon, Gorgias, 497sqq. République, 402d 1-9 ; Xénophon, Helléniques, VII. 3. 12 ; Aristote, Ethique à Nicomaque, 1174a 1-8 ; Rhétorique, 1366b 36 sqq. ; Cicéron, Des Fins II. 45, 64-65, 69 ; V. 47, 61 ; Lois, I. 37, 41, 48, 51, 55, 59.

[9] Platon, République 369b 5-370b 2 ; Banquet 207a 6-c 1 ; Lois 776d 5-778a 6 ; Aristote, Politique 1253a 7-18, 1278b 18-25 ; Ethique à Nicomaque 1161b 1-8 (cf.Platon, République 395e 5) et 1170b 10-14 ; Rhétorique 1373b 6-9 ; Isocrate, Panégyrique 23-24 ; Cicéron, République, I. 1, 38-41 ; III. 1-3, 25 ; IV. 3 ; Lois I. 30, 33-35, 43 ; De Finibus, II. 45, 78, 109-10 ; III. 62-71 ; IV. 17-18 ; Grotius, De jure belli, Prolegomena, §§ 6-8. 

[10] Cicéron, République V. 6 ; Lois I. 24, 40 ; De Finibus IV. 18. 

[11] Platon, République 423a 5-c 5 ; Lois 681c 4-d 5, 708b 1-d 7, 738d 6-e 5, 949e 3 sqq. ; Aristote, Ethique à Nicomaque 1158a 10-18, 1170b 20-1171a 20 ; Politique1253a 30-31, 1276a 27-34 (cf. Thomas d’Acquin, ad. loc.), 1326a 9-b 26 ; Isocrate, Antidosis 171-72 ; Cicéron, Lois II. 5 ; cf. Thomas, Summa theologiæ I, qu. 65, a. 2, ad 3.

[12] Platon, République 372b 7-8 et 607a 4, 519e 4-520a 5, 561d 5-7 ; Lois 689e sqq. ; Aristote, Ethique à Nicomaque 1130a 1-2, 1180a 14-22 ; Politique 1254a 18-20, b 5-6, 1255a 3-22, 1325b 7 sqq.

[13] Thucydide III. 45. 6 ; Platon, Gorgias 464b 3-c 3, 478a 1-b 5, 521d 6-e 1 ; Clitophon 408b 2-5 ; Lois 628b 6-e 1, 645b 1-8 ; Xénophon, Mémorables II. 1. 17 ; III. 2. 4 ; IV. 2. 11 ; Aristote, Ethique à Nicomaque 1094b 7-10, 1129b 25-1130a 8 ; Politique 1278b 1-5, 1324b 23-41, 1333b 39 sqq. ; Cicéron, République I. 1 ; II. 10-44, 34-41 ; VI. 13, 16 ; Thomas d’Acquin, De regimine principum [ou De Regno] I. 9. 

[14] Platon, République 374e 4-376c 6, 431c 5-7, 485a 4-487a 5 ; Xénophon, Mémorables IV. 1. 2 ; Hiéron 7. 3 ; Aristote, Ethique à Nicomaque 1099b 18-20, 1095b10-13, 1179b 7-1180a 10, 1114a 31-b 25 ; Politique 1254a 29-31, 1267b 7, 1327b 18-39 ; Cicéron, Lois I. 28-35 ; République I. 49, 52 ; III. 4, 37-38 ; De FinibusIV. 21, 56 ; V. 69 ; Tusculanes, II. 11, 13. IV. 31-32 ; V. 68 ; De Officiis I. 105, 107. Thomas d’Acquin, Summa theologiæ I qu. 96, a. 3 et 4. 

[15] Platon, République, 497a 3-5, 544d 6-7 ; Lois, 711c 5-8. Xénophon, Revenus, 1.1 ; Cyropédie, i. 2. 15 ; Isocrate, A Nicoclès, 37 ; Areopagitica, 14 ; Aristote, Ethique à Nicomaque, 1181b 12-23 ; Politique, 1273a 40 sqq., 1278b 11-13, 1288a 23-24, 1289a 12-20, 1292b 11-18, 1295b 1, 1297a 14 sqq. ; Cicéron, République, i, 47, v, 5-7 ; Lois, i, 14-15, 17, 19 ; iii, 2. Cicéron a indiqué la dignité plus haute de « régime » par rapport aux « lois » par l’opposition entre le cadre de sa République et celui de ses Lois. Les Lois sont vues comme une suite à la République. Dans la République, le jeune Scipion, un philosophe-roi, a une conversation de trois jours avec certains de ses contemporains sur le meilleur régime ; dans les Lois, Cicéron a une conversation d’un jour avec certains de ses contemporains sur les lois appropriées au meilleur régime. La discussion de la République a lieu en hiver : les participants recherchent le soleil ; de plus, la discussion a lieu l’année de la mort de Scipion : les choses politiques sont considérées à la lumière de l’éternité. La discussion des Lois a lieu en été : les participants recherchent l’ombre (République, i. 18 ; vi.8, 12 ; Lois, i. 14, 15 ; ii. 7, 69 ; iii. 30 ; Des Devoirs, iii. 1). Pour d’autres illustrations, comparer, entre autres, Machiavel, Discorsi, III, 29 ; Burke, Conciliation with America, vers la fin ; John Stuart Mill, Autobiography (Oxford World’s Classics), pp. 294 et 137.

[16] Platon, République, 457a 3-4, c, 2, d 4-9, 473a5-b 1, 499b 2-e 3, 502c 5-7, 540d 1-3, 592a 11 ; Lois, 709d, 710c 7-8, 736c 5-d 4, 740e 8-741a 4, 742 e 1-4, 780b4-6, e 1-2, 841e 6-8, 960d 5-e 2 ; Aristote, Politique, 1265a 18-19, 1270b 20, 1295a 25-30, 1296a37-38, 1328a 20-21, 1329a 15 sqq., 1331b 18-23, 1332a 28-b 10, 1336b 40 sqq.

[17] Platon, République 431b 9-433d 5, 434c 7-10 ; Xénophon, Cyropédie VIII. 2. 23 ; Agélisas 11. 8 ; Aristote, Ethique à Nicomaque 1120a 11-20, 1135a 5 ; Politique 1288b 10 sqq., 1293b 22-27, 1296b 25-35 (cf. Thomas, ad. loc.), 1332a 10 sqq. Rhétorique 1366b 31-34 ; Polybe, VI. 6. 6-9.

[18] Platon, Politique 293e 7 sqq. Lois 680e 1-4, 684c 1-6, 690b 8-c 3, 691d 7-692b 1, 693b 1-e 8, 701e, 744b 1-d 1, 756e 9-10, 806d 7 sqq., 846d 1-7 ; Xénophon, Mémorables III. 9. 10-13 ; IV. 6. 12 ; Economique 4. 2 sqq., 6. 5-10, 11. 1 sqq. ; Anabase V. 8. 26 ; Aristote, Ethique à Nicomaque 1160a 32-1161a 30 ; Ethique à Eudème 1242b 27-31 ; Politique 1261a 38-b 3, 1265b 33-1266a 6, 1270b 8-27, 1277b 35-1278a 22, 1278a 37-1279a 17, 1284a 4-b 34, 1289a 39 sqq. ; Polybe VI. 41. 5-8 ; Cicéron, République I. 52, 55 (cf.  41), 56-63, 69 ; II. 37-40, 55-56, 59 ; IV. 8 ; Diogène Laërte VII. 131 ; Thomas d’Acquin, Summa theologiæ II. I, qu. 95, a. 1 ad 2 et a. 4 ; qu. 105, a. 1. 

[19] Aristote, Ethique à Nicomaque 1134b 18-19 ; Politique 1253a 38 ; Digeste I. 1. 1-4. 

[20] Comparer Thomas d’Acquin, Summa theologiæ II. 1. Qu. 105, a. 1 et qu. 104, a. 3, qu. 100, a. 8 et 99, a. 4 ; également II. 2. Qu. 58 a. 6 et a. 12. Voir également Heinrich A. Rommen, The State in Catholic Thought (St Louis, Mo. : B. Herder Book Co., 1945), pp. 309, 330-31, 477, 479. Milton, Of Reformation Touching Church-Discipline in England (Milton’s Prose [« Oxford World’s Classics » ed.], p. 55) : « Tis not the common law, nor the civil, but piety, and justice, that are our foundresses ; they stoop not, neither change colour for Aristocracy, Democracy, or Monarchy, nor yet at all interrupt their just courses, but far above the taking notice of these inferior niceties with perfect sympathy, wherever they meet, kiss each other » [« Nos fondements ne sont pas la loi commune, ni la loi civile, mais la piété et la justice ; elles ne s’inclinent pas ni ne changent de couleur devant l’Aristocratie, la Démocratie ou la Monarchie, ni n’interrompent en rien leurs cours justes, mais elles s’embrassent avec une sympathie parfaite partout où elles se trouvent,  très au-dessus d’une considération de ces joliesses inférieures »](les italiques ne sont pas dans l’original). 

[21] Platon, République 523a 1-524d 6 ; Politique 285d 8-286a 7 ; Phèdre 250b 1-5, 263a 1-b 5 ; Alcibiade Majeur, 111b 11-112c 7 ; Aristote, Ethique à Nicomaque1097b 24-1098a 18 ; 1103a 23-26 ; 1106a 15-24 ; De Anima 415a 16-22 ; Cicéron, De Finibus III. 20-23, 38 ; V. 46 ; Thomas d’Acquin, Summa theologiæ II. 1. qu. 54, a. 1, et 55, a. 1.

[22] Cicéron, De Finibus III. 68 ; Diogène Laërte VI. 14-45 ; VII. 3, 121 ; Sextus Empiricus Pyrrhonica III. 200, 205. Montaigne oppose « la secte stoïque, plus franche » à « la secte péripatétique, plus civile » (Essais, II, 12)

[23] Platon, République 331c 1-332c 4, 335d 11-12, 421e 7-422d 7 (cf. Lois 739b 8 et Aristote, Politique 1264a 13-17), 433e 3-434a 1 ; Criton 49Clitophon 407e 8-408b 5, 410b 1-3 ; Xénophon, Mémorables IV. 4. 12-13, 8. 11 ; Economique 1. 5-14 ; Cyropédie I. 3. 16-17 ; Cicéron, République I. 27-28 ; III. 11 ; Lois I. 18-19 ; Des devoirs I. 28, 29, 31 ; III. 27 ; De Finibus III. 71, 75 ; Lucullus 136-137 ; cf. Aristote, Magna Moralia 1199b 10-35. 

[24] Platon, Politique, 271d 3-272a 1 ; Lois, 713a 2-e 6 ; Xénophon, Cyropédie, I, 6, 27-43, II, 2, 26 ; Cicéron, République, III, 33 ; Lois, I, 18-19, 22-23, 32, 61 ; II, 8-11 ; fragment 2 ; De Finibus, IV, 74 ; V, 65, 67 ; Lucullus 136-37. J. von Arnim, Stoicorum Veterum Fragmenta, III, fragments 327 et 334. Le problème examiné dans ce paragraphe est suggéré dans la République de Platon entre autres par le trait suivant : la définition de Polémarque, selon laquelle la justice consiste à aider les amis et à nuire aux ennemis est conservée dans l’exigence qui impose aux gardiens de ressembler à des chiens, à savoir, d’être doux envers les amis ou les connaissances, et le contraire de doux envers les ennemis et les étrangers (375a 2-376b 1 ; cf. 378e 7, 537a 4-7 ; et Aristote, Politique, 1328a 7-11). Il faut noter que c’est Socrate, et non pas Polémarque, qui le premier évoque le thème « ennemis » (332b 5 ; cf. également 335a 6-7) et que Polémarque prend le parti de Socrate dans la discussion ultérieure de ce dernier avec Thrasymaque, lorsque Clitophon prend le parti de Thrasymaque (340a 1-c 1 ; cf. Phèdre, 257b 3-4). Si l’on tient compte de cela, on n’est plus dérouté par l’information apportée par le Clitophon (410a 7-b 1) selon laquelle la seule définition de la justice que Socrate lui-même ait suggérée à Clitophon soit celle que, dans la République, Polémarque suggère avec l’aide de Socrate. De nombreux interprètes de Platon n’envisagent pas assez l’éventualité que son Socrate était tout aussi soucieux de comprendre ce qu’est la justice, c’est-à-dire de comprendre toute la complexité du problème de la justice, que de prêcher la justice. Car si l’on est soucieux de comprendre le problème de la justice, il faut examiner à fond le niveau où la justice se présente comme identique à la morale du citoyen, et il ne faut pas seulement le passer hâtivement. On peut exprimer la conclusion de l’argumentation esquissée dans ce paragraphe en disant qu’il ne saurait y avoir de justice véritable s’il n’existe pas de gouvernement divin ou de providence. Il ne serait pas raisonnable d’attendre beaucoup de vertu ou beaucoup de justice d’hommes qui vivent habituellement dans un état de rareté extrême au point qu’il leur faut constamment se battre entre eux pour survivre. Si l’on veut que la justice existe entre les hommes, il faut prendre soin qu’ils ne soient pas contraints à penser constamment à leur simple conservation et à agir envers leurs semblables à la manière dont la plupart des hommes agit dans de telles conditions. Mais un tel soin ne saurait être la providence humaine. La cause de la justice est infiniment renforcée si la condition de l’homme en tant qu’homme, et par suite en particulier la condition de l’homme au commencement (lorsqu’il ne pouvait pas encore avoir été corrompu par de fausses opinion), était une condition de non-rareté. Il y a donc une profonde parenté entre la notion de la loi naturelle et la notion d’un commencement parfait : l’âge d’or du Jardin d’Eden. Cf. Platon, Lois, 713a 2-e 2, ainsi que Politique, 271d 3-272b 1 et 272d 6-273a 1 : le gouvernement de Dieu s’accompagnait de l’abondance et de la paix ; la rareté conduit à la guerre. Cf. Politique, 274b 5 sqq. et Protagoras, 322a 8 sqq.

[25] Cicéron, Lois I. 61-62 ; III. 13-14 ; De Finibus IV. 7, 22, 74 ; Lucullus 136-137 ; Sénèque, A Lucilius 68. 2.

[26] Platon, République 486b 6-13, 519b 7-c 7, 520e 4-521b 11, 619b 7-d 1 ; Phédon 82a 10-c 1 ; Théétète 174a 4-b 6 ; Lois 804b 5-c 1. En ce qui concerne le problème de la relation entre la justice et eros, il faut comparer le Gorgias dans son ensemble avec le Phèdre dans son ensemble. David Grene a fait une tentative en ce sens dans Man and His Pride : A Studi in the Political Philosophy of Thucydides and Platon (Chicago University Press, 1950), pp. 137-46 (voir Social Research 1981 pp ? 394-97). Aristote, Ethique à Nicomaque 1177a 25-34, b 16-18, 1178a 9-b 21 ; Ethique à Eudème 1248b 10-1249b 25. Comparer Politique 1325b24-30 avec le parallèle fait dans la République entre la jutsice de l’individu et la justice de la cité. Cicéron, Des Devoirs I. 28 ; III. 13-17 ; République I. 28 ; De Finibus III. 48 ; IV. 22 ; cf. également République VI. 29 avec III. 11 ; Thomas d’Acquin, Summa theologiæ II. 1. qu. 58, a. 4-5.

[27] Platon, République 414b 8-415d 5 (cf. 331c 1-3), 501a 9-c 2 (cf. 500c 2-d 8 et 484c 8-d 3) ; Lois 739, 7575-758a 2 ; Cicéron, République II. 57.

[28] Cf. R. Stintzing, Geschichte der deutschen Rechtswissenschaft, I (Munich et Leipzig, 1880), pp. 302 sqq., 307, 371 ; voir également, par exemple, Hooker, Laws of Ecclesiastical Polity, Livre I, chapitre X, sec. 13. 

[29] Voir par exemple De Finibus III. 64-67.

[30] Lois I. 15, 18, 19, 21, 22, 25, 32, 35, 37-39, 54, 56 ; II. 14, 32-34, 38-39 ; III. 1, 26,37 ; République II. 28 IV. 4 ; De la nature des dieux II. 133 sqq. ; III. 66 sqq., 95 ; De la divination II. 70 sqq. Des devoirs I. 22 ; De Finibus II. 45 ; Tusculanes V. 11. Comparr la note 24 supra avec la note 22 du chapitre III. 

[31] République I. 18, 19, 26-28, 30, 56-57 ; III. 8-9 ; IV. 4 ; VI. 17-18 ; cf. ibid. II. 4, 12, 15, 20, 22, 26-27, 31, 53, avec I. 62 ; III. 20-22, 24, 31, 35-36 ; cf.également De Finibus II. 59.

[32] Voir Léo Strauss, Persecution and the Art of Writing (Glencoe, Illinois, The Free Press, 1952, pp. 95-141 [traduction française La Persécution et l’Art d’écrire, Presses-pocket 1989, nouvelle édition aux éditions de l’éclat 2003].

[33] En ce qui concerne les autres principes de droit qu’Aristote a reconnus, il suffit ici de remarquer que selon lui, un homme qui n’est pas capable d’être un membre de la société civile n’est pas nécessairement un être humain imparfait ; au contraire, il peut être un être humain supérieur. 

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le philosophe et l’historien de la cabale, correspondance entre Leo Strauss et Geshom Scholem

http://www.lyber-eclat.net/livres/cabale-et-philosophie

Gershom Scholem et Leo Strauss

La correspondance entre Gershom Scholem (1897-1982) et Leo Strauss 1899-1973), qui s’est étendue sur une quarantaine d’années, donne l’occasion de comparer deux esprits qui doivent sans doute être rangés au premier rang des penseurs du XXe siècle. Elle constitue un élément pour mieux connaître leurs pensées, qui pour l’un comme pour l’autre, reste un sujet de controverse. Compte tenu de leurs différences manifestes, on ne voit pas très bien au premier abord ce qui a pu les réunir et néanmoins ils ont été amis et pas seulement semble-t-il pour les raisons mystérieuses et insondables des affinités non électives. Le premier a consacré toute sa vie à l’étude de la cabale[1] et donc à des « choses juives », donnant à la mystique juive une place dans les études historiographiques et religieuses académiques qu’elle n’avait pas avant lui ; tandis que le second semble d’abord avoir consacré toute sa vie à l’étude et à la redécouverte de la philosophie politique classique ou à l’énigmatique « problème théologico-politique ». Mais Strauss, comme Scholem, était juif et, s’il n’était pas croyant, comme la correspondance en témoigne, il n’a pas cessé de réfléchir au « problème juif » et il était attentif au défi lancé par la révélation au philosophe, et en outre, il a présenté « le problème théologico-politique » comme l’objet constant de ses études. Le jeune sionisme rencontrait alors profondément la question des racines religieuses, bibliques, du peuple juif, que le sionisme « politique » et même le sionisme « culturel » tendaient à vouloir marginaliser, ou « humaniser », par adhésion au modèle de l’Etat national et libéral qu’ils voulaient réaliser pour les Juifs[2]. Il se pourrait que la réflexion sur le problème théologico-politique soit identique chez Strauss à la philosophie politique dans la mesure où la « théologie » est inséparable de la politique, en dépit justement du credo libéral ou « laïc ». La « philosophie politique » n’est pas réductible, sous la plume de Strauss, à la simplicité de ce que laisse entendre immédiatement cette expression[3]. Comme le dit Seth Benardete, « l’expression de philosophie politique est un oxymore »[4] ; la philosophie politique au sens de Strauss, c’est le problème de la philosophie politique, le problème de la philosophie et de la politique, et ce problème est inséparable d’une lecture entièrement nouvelle de la philosophie politique classique, c’est-à-dire de Platon et d’Aristote, disciples de Socrate. Enfin, pour revenir à leurs relations, Scholem et Strauss, d’un âge très proche, se sont tous les deux engagés très jeunes dans le sionisme politique et ils ont tous les deux manifestés l’indépendance de leur esprit en particulier dans la critique des tendances « philistines » incarnées en particulier par Max Nordau[5] et des tendances au subjectivisme et à un judaïsme affectif, fondé sur « l’expérience vécue » (Erlebnis), incarné principalement par Martin Buber[6]. Cet engagement sioniste n’a jamais été radicalement remis en cause. « La création de l’Etat d’Israël (…) a été partout une bénédiction pour tous les Juifs, qu’ils le reconnaissent ou non[7]», (Strauss) ; Scholem, lui, a émigré en Israël en 1923, sans jamais revenir sur cette décision, en dépit de ses inquiétudes devant la réalité israélienne[8].

Leurs biographies

 

Scholem est né dans une famille petite bourgeoise de Berlin, un milieu assimilé et « tiède » avec lequel il rompra rapidement et résolument. Il se passionne dès l’âge de quatorze ans pour l’étude de l’hébreu et du judaïsme, connaissances dont il devient assez vite (trois ou quatre ans plus tard) un spécialiste reconnu. Il prendra tôt, par une inclination naturelle pour l’anarchisme et un certain romantisme révolutionnaire[9], des positions opposées à la guerre qui lui vaudront d’être exclu du gymnasium. Il suit ensuite à l’université des cours de mathématiques (une discipline qu’il pratiquera jusqu’à envisager un temps de préparer un doctorat et de devenir professeur) et de philosophie aux universités de Berlin, de Iéna et de Berne. Puis il se décide à passer un doctorat sur la cabale à Munich (en 1922). Ces années (1915-22) sont aussi celles où il contracte avec Walter Benjamin une amitié ardente et passionnée, profonde et déterminante[10]. À partir de 1923, il est en Israël, où il devient à partir de 1925 bibliothécaire, puis chargé de cours en 27, puis professeur à partir de 1932) à la nouvelle université hébraïque de Jérusalem, où il va enseigner jusqu’en 1967. Il ne cesse de publier des études et des livres, dont les plus célèbres sont Les grands courants de la mystique juive (1941, traduction française Payot, 1950), Les origines de la Kabbale (1948, traduction française Payot 1966), La Kabbale et sa symbolique (1960, traduction française Payot 1966), ainsi que les six volumes des Judaica.

Strauss est, quant à lui, né dans une famille de juifs commerçants vivant dans la campagne de Hesse, d’assez stricte observance et d’assez peu de lumières[11]. Il s’est engagé lui aussi très tôt (à 17 ans) dans le sionisme politique. Il a lui aussi suivi à l’université des cours de mathématiques, de science naturelle et de philosophie et il a passé un doctorat de philosophie (en 1921) à Hambourg sous la direction de Ernst Cassirer. De 1921 à 32, il publie régulièrement des articles dans les revues sionistes et intervient activement dans l’encadrement intellectuel du mouvement. Il obtient ensuite un poste de chercheur à l’académie de recherche juive de Berlin où il a rencontré Franz Rosenzweig, Martin Buber, Scholem, Walter Benjamin. Il y a travaillé à son premier ouvrage consacré à la critique spinoziste de la religion[12]. Il s’est également occupé de l’édition du jubilé des œuvres de Moses Mendelssohn dont il a présenté un certain nombre[13]. Du livre sur Spinoza, publié en 1930, il a été conduit à l’étude de Maïmonide et de Hobbes comme aux deux sources, l’une « ancienne » et l’autre « moderne » de Spinoza. De ces études naîtront deux livres, d’abord en 1935, La philosophie et la loi[14], sur Maïmonide et ses précurseurs (en allemand), et en 1936 La philosophie politique de Hobbes, son fondement et sa genèse[15] (en traduction anglaise). Entre-temps, il avait, à la faveur d’une bourse Rockefeller obtenue en partie grâce à Carl Schmitt, émigré en France en 1932, où il avait rencontré Alexandre Kojève et Alexandre Koyré entre autres. Il passa ensuite en Angleterre pour étudier les manuscrits de Hobbes et émigra aux Etats-Unis en 1938. Là il enseigna une dizaine d’années à la New School for Social Research, puis, à partir de 1948 il obtint une chaire de philosophie politique à l’université de Chicago où il enseigna jusqu’à sa retraite en 1967. Ensuite, après une année à Claremont College en Californie, il passa les quatre dernières années de sa vie à Saint John’s College à Annapolis dans le Maryland. Il publiera entre 1948 et sa mort une dizaine d’ouvrages d’histoire de la philosophie politique. Ce sont De la tyrannie (1948), La Persécution et l’art d’écrire (1952), Droit naturel et histoire (1953), Pensées sur Machiavel (1958), Qu’est-ce que la philosophie politique ? (1959), La Cité et l’Homme (1964), Socrate et Aristophane (1966), Le libéralisme antique et le libéralisme moderne (1968), Le discours socratique de Xénophon (1970), Le Socrate de Xénophon (1972). Après sa mort paraîtront Argument et Action dans les Lois de Platon (1975), les Etudes de philosophie politique platonicienne (1983), La renaissance du rationalisme politique classique (1989) et Sur le Banquet de Platon (2002). Ses livres portent comme on le voit principalement sur l’ensemble de l’histoire de la philosophie politique, mais aussi il consacre bon nombre d’études dans ces ouvrages à la tradition juive et à la question des rapports entre la philosophie et la révélation biblique[16]. La question de la révélation appartient donc pour lui à la philosophie politique.

Leur correspondance ne commence qu’en 1933, dix années après l’émigration de Scholem, lorsque Strauss, à Paris puis en Angleterre, est à la recherche d’un poste. Elle ne devient véritablement amicale qu’après un voyage des époux Scholem à Chicago en 1949. Néanmoins, cette amitié, telle qu’elle nous est transmise par la correspondance, n’a pas le caractère affectif et passionné, le caractère d’un échange véritable de pensées[17], de celle que Scholem a entretenu pendant vingt-cinq ans avec son ami de jeunesse Walter Benjamin. Sans doute, les caractères de Strauss et de Scholem étaient-ils assez différents, et leurs objets d’études étaient également fort différents. Manifestement, ils s’estiment l’un l’autre à un très haut degré. Scholem semble assez vite avoir marqué son estime pour son correspondant, mais peut-être n’est-il jamais entré véritablement dans la pensée de Strauss ; Strauss a manifesté son estime à sa manière, en prenant toujours l’initiative d’une contestation ou d’une demande d’explication, peut-être aussi en comprenant de mieux en mieux l’altérité de Scholem et de son objet d’études, et de plus en plus son intérêt et sa richesse[18] ; sans que pour autant cela modifie en rien sa position de philosophe[19]. Nous ne voyons pas de raison de supposer que l’un ou l’autre ait été hypocrite dans l’expression de son estime, alors même que l’un et l’autre ne se sont jamais montrés particulièrement indulgents envers leurs contemporains. Mais le fait est que l’influence de l’un sur l’autre ne semble guère perceptible et que leurs œuvres respectives ne font que très peu mention de celles de l’autre[20]. On peut remarquer que Scholem a consacré un certain nombre de textes à raconter sa propre vie, tandis que Strauss semble sur ce point particulièrement discret. A bien des égards, cette correspondance peut sembler d’un intérêt minime, comparée à l’œuvre considérable de ses deux auteurs. Cependant, si l’on prend en compte leur importance, et la difficulté d’épuiser la richesse de leurs œuvres, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur ce qui a pu les unir et sur ce qui les sépare, et cela, peut-être, permettra de mieux comprendre certains aspects de leurs pensées. Ils sont tous les deux des historiens, et en un sens, des philosophes[21], ils réfléchissent sur l’histoire, et en tant que Juifs et sionistes, ils réfléchissent sur l’identité juive et sur la question juive.

Leurs combats

Scholem comme Strauss ont mené dans leurs disciplines respectives un combat. Scholem s’est battu contre l’image du judaïsme que donnaient les Juifs « assimilés » et en particulier la discipline intitulée la « Science du Judaïsme » ; de son côté, Strauss a combattu l’historicisme et une science sociale qui refuse de porter des jugements de valeur. L’un et l’autre ont ainsi combattu l’évidence de la bonté des Lumières modernes, auxquelles ils ont opposé d’autres Lumières, mystiques et messianiques chez Scholem, médiévales et antiques chez Strauss[22]. Scholem a redécouvert la cabale, à laquelle il a donné un statut d’objet de recherche dans l’université moderne ; Strauss a redécouvert la philosophie politique classique et le problème théologico-politique.

Scholem et la « Science du judaïsme » – contre les Lumières et contre l’assimilation

Le combat de Scholem fut mené d’abord, affectivement contre son milieu familial assimilé, politiquement, en tant que sioniste, contre la volonté d’assimilation de la génération de ses pères, et théoriquement contre la conception de l’histoire fondée sur l’idée de progrès qu’incarnait en particulier dans le judaïsme la discipline nouvelle appelée « la science du judaïsme » (Wissenschaft des Judentums). Cette dernière avait été créée au XIXe siècle dans le sillage de la libéralisation politique, du progressisme, du scientisme et de la promotion de l’histoire au rang de discipline universelle. Ses fondateurs, Léopold Zunz et Moritz Steinschneider envisageaient le judaïsme comme un phénomène historique comme un autre, c’est-à-dire comme le produit d’une construction historique particulière. Plus près de nous, car cette opinion reste dominante sous d’autres formes, Cornélius Castoriadis aurait parlé d’une « institution imaginaire sociale particulière[23] ». Et un mot de Steinschneider, dans une conversation rapportée par Gotthod Weil, résume d’une manière particulièrement frappante la position de la Wissenschaft der Judentums : « La seule tâche qui nous reste, c’est de donner à ce qui reste du judaïsme un enterrement décent[24]. » Politiquement, la science du judaïsme participait du mouvement d’intégration des Juifs dans le monde occidental, elle manifestait à l’intérieur du monde juif, le désir de s’intégrer, d’assimiler les modes de pensée du monde environnant, dont il avait été paradoxalement protégé par les discriminations antérieures. Par une pente aisément compréhensible, la science du judaïsme fut conduite à privilégier dans le judaïsme les éléments plus facilement assimilables et à négliger, voire à mépriser les autres. Les savants juifs voulaient montrer au monde libéral qu’il y avait dans leur tradition des éléments qui s’accordaient avec l’espace de liberté et de raison caractéristique de l’Occident moderne. La promotion de l’histoire au rang de science avait eu son origine[25] dans le désir de fonder le particularisme des différentes nations, dans la critique de l’universalisme de la Révolution Française (l’universalisme abstrait des « Droits de l’Homme »), mais elle a abouti au relativisme (« toutes les cultures sont égales »), et ainsi, pour le Judaïsme lui-même, à une forme de déjudaïsation – qui s’est également exprimée dans le sionisme, dans la volonté que les Juifs soient « semblables à toutes les nations », ce que Scholem comme Strauss ont combattu. Scholem s’est engagé au contraire dans l’entreprise de retrouver le judaïsme authentique ; il s’est plongé dans la mystique juive et il a consacré sa vie à lui redonner sa place. Il a donc consacré sa vie à l’étude de « l’irrationnel », quelque chose qui n’avait pas sa place à cette époque dans le monde déterminé par les Lumières. Assurément, il semble y avoir eu[26] entre le savant et son objet, une affinité. Mais il a mené ses études en historien, non en mystique.

Strauss, contre l’historicisme et le positivisme (ou contre les Lumières modernes), et derechef contre l’assimilation

Le combat de Strauss s’est exercé lui aussi contre la manière dont les Lumières modernes et leur rejeton principal, la science historique, ont recouvert l’héritage de la pensée antique et médiévale. Mais, en tout premier lieu, Strauss était juif et il a embrassé le sionisme et il n’a pu manquer de se poser la question de la place qu’occupe dans l’héritage juif la question de Dieu et de la révélation[27], et en particulier dans ce mouvement politique souvent athée qu’est le sionisme. Il semble qu’il ne se soit pas posé cette question en termes religieux. Mais il affirme, dans cette correspondance, qu’il ne comprend pas la mystique, ni ce que peut être une expérience subjective de Dieu. Il s’est donc interrogé sur le lien entre la révélation biblique, la religion juive, et le peuple juif, entre la religion et la politique. Le « problème théologico-politique » s’enracine ici, et c’est peut-être l’un des sens de son propos suivant lequel le problème juif est le symbole du problème humain[28]. C’est cette question qui l’a conduit à Spinoza[29] comme au penseur des Lumières modernes qui a prétendu avoir résolu une fois pour toutes la question des rapports entre la religion et l’Etat. Le résultat de l’étude qu’il a conduite sur son œuvre est que Spinoza n’a pas du tout réfuté les prétentions de la révélation, qui restent tout aussi irréfutables après lui. Strauss, tout au long de son activité d’écrivain, ponctuera ses études d’histoire de la philosophie de réflexions sur la question juive et sur les relations de la raison et de la révélation[30]. De Spinoza, il est conduit d’un côté à Maïmonide, à son maître musulman Alfarabi et de ce dernier à un Platon peu conforme à l’image académique, et de l’autre à Hobbes, et il s’oriente en général vers une réflexion d’ensemble sur la modernité et à une reprise de la philosophie politique classique, de Socrate, Platon et Aristote qui sera le thème des œuvres des dix dernières années de sa vie. C’est donc lui aussi contre les Lumières modernes et leur prétention à avoir résolu le problème politique et le problème de la religion et celui de leurs rapports, qu’il exerce son exceptionnelle perspicacité de lecteur. En liaison avec son ami Jacob Klein[31], il médite sur la différence entre la science classique et la science moderne. Cela l’amène à réfléchir à la genèse de l’histoire et de l’historicisme, en même temps qu’à rejeter la conception positiviste (c’est-à-dire ici tout simplement moderne) de la science. Il critique particulièrement la conception formulée par Max Weber d’une science sociale qui ne porterait pas de jugements de valeur. Strauss souligne que cette science qui se prétend libre d’évaluation repose en fait sur un jugement de valeur, sur une préférence pour certaines valeurs, sans pour autant pouvoir, rigueur « scientifique » oblige, justifier son choix qui repose donc sur un abîme sans fond. Strauss souligne qu’une science qui refuse de distinguer entre le bien et le mal ressemble à un médecin qui refuserait de distinguer entre la santé et la maladie[32]. Les choses humaines sont constitutivement fondées sur la détermination de fins que l’on s’accorde à considérer comme désirables et comme bonnes. Par conséquent, exiger une neutralité envers les objets de la science sociale revient à déformer l’objet même sur lequel on prétend énoncer une proposition scientifique. Par suite, la question n’est pas de ne pas faire d’évaluations, mais de tenter de les faire « bien ». Comment parler en particulier des tyrannies modernes que sont le communisme et le nazisme sans parler de leur inhumanité et de leur perversité ? Une telle proposition n’est pas inspirée par l’affectivité, mais par la réflexion sur ce qui est « humain » et juste. Et elle montre que la défense de la justice peut être argumentée « scientifiquement ». C’est ce que toute philosophie politique avait fait avant le positivisme wébérien. Adoptant une position contraire, la neutralité en matière morale et politique de la science sociale moderne a fait le lit du relativisme qui est un aspect de la crise de l’Occident moderne[33]. Le refus du relativisme ne conduit pas nécessairement à adopter une position autoritaire ou « absolue ». Strauss ne se laisse pas si aisément « embrigader ». Il suffit de le lire.

Cela a conduit Strauss a une réflexion profonde sur la notion d’histoire et sur le métier de l’historien de la philosophie. Contrairement à l’opinion généralement acceptée selon laquelle la pensée d’un écrivain doit être expliquée principalement par référence à son contexte historique, Strauss soutient qu’il faut tenter de comprendre un écrivain « tel qu’il se comprenait lui-même », autrement dit d’abord en s’appuyant sur ses propres questions et sur sa manière d’écrire et ensuite seulement en relation à son époque. Cette règle herméneutique, si l’on veut ainsi parler, exige que l’historien mette de côté ses propres préoccupations, ses propres préjugés, pour s’interroger sur la question que se posait cet écrivain et sur la réponse qu’il y apporte, en supposant par hypothèse qu’il savait ce qu’il faisait et qu’il est bien possible qu’il soit parvenu à la vérité[34]. Telle est la condition d’une objectivité historique que Strauss défend ici avec force. Le respect des textes exige que nous apprenions à nous laisser guider par l’écrivain du passé que nous étudions, en lui faisant entièrement crédit, le temps de notre lecture. L’attitude historiciste consiste au contraire à supposer que l’historien est capable de comprendre l’auteur mieux qu’il ne s’est compris lui-même, sous prétexte que ses questions ainsi que ses réponses auraient été dépassées par le « progrès ». Cette prétention conduit à accepter une fiction de l’imagination de l’historien plaquée sur la réalité des textes qu’il prétend étudier[35]. En effet, pour pouvoir prétendre avoir dépassé un enseignement du passé, il faut d’abord l’avoir compris (comment dépasser ce que l’on affirme ne pas pouvoir connaître ?), faute de quoi l’on ne dépasse qu’une construction imaginaire.

Il est bien clair que Strauss comme Scholem ont fortement ressenti l’absurdité de la notion de progrès général. Et cela retentit sur leur relation au judaïsme. Ainsi Scholem : « Je ne crois pas qu’il existe une solution à la question juive au sens d’une normalisation des Juifs[36] » ; et Strauss : « Les problèmes finis, relatifs, peuvent être résolus ; on ne peut résoudre les problèmes absolus. En d’autres termes, les êtres humains ne créeront jamais une société dépourvue de contradictions. À tous les points de vue, tout se passe comme si le peuple juif était le peuple élu au moins au sens où le problème juif est le symbole le plus manifeste du problème humain en tant que problème social et politique[37]. » Et Scholem encore : « Si nous vivons dans un monde dans lequel la Révélation a été perdue en tant que possession positive, la première question est la suivante : Cela ne revient-il pas à la liquidation du judaïsme dans la mesure où la Révélation est comprise comme un caractère spécifique du peuple juif, comme la forme sous laquelle il est apparu dans l’histoire du monde ? … Je suis tout à fait convaincu que la réalisation de ce slogan [être « comme toutes les nations »] ne saurait signifier que la tendance au déclin du peuple juif ou même à sa disparition. »

Dans leur critique des Lumières, Scholem et Strauss avaient conscience de vivre à une époque charnière, qui est encore la nôtre. Cette crise de notre temps s’est manifestée dans les grands mouvements historiques que furent les grandes guerres et les mouvements communistes et fascistes, mais son origine est liée à l’ensemble du projet moderne que Strauss s’est attaché à examiner. Et pour l’un comme pour l’autre, la tradition ne pouvait être ce que le moderne en pense spontanément : un lieu de sclérose et d’erreur, que le mouvement de l’histoire doit nécessairement dépasser. Ils s’opposent l’un et l’autre au philistinisme du progressisme issu des Lumières et incarné de manière (aujourd’hui) caricaturale par Max Nordau[38]. La tradition juive, en particulier pour Scholem, est un trésor vivant et la source d’idées nouvelles en même temps qu’elle peut être obscure et fermée. En ce qui concerne Strauss, il souligne souvent les limites de toute attitude défensive, et il insiste sur la différence qu’il y a entre la démesure de la recherche de la vérité et la nécessaire modération qu’il est presque toujours juste d’adopter en politique. Par ailleurs, l’attitude réfléchie et intéressée avec laquelle il se penche sur les textes du passé n’est pas sans rapport avec l’amour avec lequel le Juif se penche sur les textes de sa tradition. La tradition est en même temps un lieu de ressourcement et, une fois « sédimentée [39]», les couches supérieures cachent les couches inférieures, qu’il faut donc, pour revivifier la tradition, retrouver. Cela implique donc de contester l’héritage ou en tout cas les couches les plus récentes. C’est en ce sens aussi que Scholem s’est penché sur le judaïsme rabbinique afin d’en exhumer les aspects que l’orthodoxie rabbinique, par rationalisme, avait cherché à refouler. Les études qu’il a menées sur la cabale relèvent de cette attitude. Strauss, lui, ne s’est pas opposé à la tradition juive, mais à la tradition moderne, c’est-à-dire à la tradition des Lumières en soulignant que « prendre les Lumières pour quelque chose qui va de soi[40] » est contraire à l’esprit des Lumières modernes elles-mêmes. L’ensemble des études qu’il a consacrées à la tradition juive, et en particulier à Maïmonide, vont dans le sens d’une réhabilitation des Lumières médiévales et grecques par rapport aux Lumières modernes. Il y a ici une cohérence parfaite entre le retour à Maïmonide, le retour à Platon et la compréhension du mouvement de la modernité. Scholem cependant, peut-être du fait d’un reste de romantisme[41], tout en s’efforçant d’être un historien scientifique, attribue la négligence de la mystique par le judaïsme rabbinique à un excès de rationalisme, et comprend la cabale et le messianisme comme des puissances créatrices, irrationnelles, revivifiantes à l’intérieur du judaïsme. Il est clair que l’ésotérisme straussien n’est pas « irrationnel », encore moins romantique.

L’esprit du judaïsme selon Scholem

Toutes les recherches de Scholem, depuis son engagement de jeunesse dans l’étude de l’hébreu et dans le mouvement sioniste, visent à comprendre l’identité juive. Il lui semblait que le courant rationnel des rabbins et des savants juifs modernes ne présentait qu’une image tronquée du judaïsme, dont la vitalité lui paraissait venir d’une source plus profonde. Il s’est opposé à ceux qui, tels Hermann Cohen ont tendu à réduire le judaïsme à une religion de la raison[42], mais aussi à ceux qui se retranchaient derrière les préceptes de la Halakha, parmi lesquels il rangeait « les philosophes[43] », c’est-à-dire en premier lieu Maïmonide. Il a cherché à entendre les voix étranges et sombres, mais aussi lumineuses, des mystiques, à décrypter leur « ésotérisme ». Il considère la cabale comme plus profondément liée aux « principales forces actives du Judaïsme ». Selon lui, la philosophie juive du Moyen Age et la cabale constituent l’une et l’autre un moment de réflexion par rapport à la tradition ; mais la cabale s’enracine plus profondément que la philosophie juive du Moyen Age dans la vie juive[44].

Scholem se représente donc le judaïsme comme divisé entre les tendances halakhiques et les tendances mystiques au messianisme utopique et il manifeste clairement sa préférence pour les secondes. La philosophie juive lui apparaît comme une greffe extérieure d’inspiration grecque et en cela, elle se rapproche de l’orthodoxie talmudique. Mais on peut y voir également une marque de sa dépendance par rapport à la tradition d’une critique romantique de la raison que l’on retrouve chez Walter Benjamin ainsi que dans ses écrits de jeunesse[45]. Il se représente la philosophie à la manière dont elle se présentait à l’époque romantique, s’efforçant de la réduire à des abstractions rationnelles (La religion dans les limites de la simple raison de Kant) ou de l’intégrer comme un « moment » dans un système de philosophie (Hegel). C’est ainsi qu’il voit la théorie des attributs visibles chez Maïmonide et en général la théologie négative qui se développe par la suite, comme un assèchement de la vie et de l’enseignement biblique. Sans doute, la cabale est-elle liée aux recherches philosophiques et semble-t-elle manifester une abstraction très grande, mais elle vise, selon Scholem, à revivifier, à donner l’idée d’une profondeur nouvelle qui ne saurait recevoir une expression purement rationnelle. La mystique cherche donc à revivifier le judaïsme de l’intérieur ce qui fait qu’elle se présente comme une nouveauté interne. La cabale a en outre une dimension ésotérique, elle a un enseignement caché auquel seuls les initiés peuvent avoir accès. C’est à la gnose des premiers siècles de l’ère chrétienne que Scholem fait remonter cet aspect de la mystique juive[46]. La gnose en effet interprétait le texte biblique comme le monde matériel lui-même d’une manière allégorique. L’ésotérisme des mystiques porte en particulier sur ce que l’on appelait dans la tradition juive les « secrets de la Torah » (Sithrei ha-Torah), concernant à la fois la création et la connaissance de Dieu (qui se trouvent respectivement dans le livre de la Genèse et dans la vision d’Ezéquiel). Les interprétations gnostiques s’élevaient de la lettre à la connaissance, en permettant ainsi à l’âme de s’élever de la terre jusqu’à la Merkabah, trône de la sagesse divine. Mais la mystique juive se caractérise également par l’opposition à la loi, que Scholem appelle « l’antinomisme ». Ce point est lié au caractère de l’espérance messianique. Le messianisme a d’abord été compris comme la restauration d’Israël sur sa terre par un roi-Messie. En ce sens, il a d’abord un sens restaurateur, il s’agit de retrouver un passé perdu dans l’exil et la diaspora. Mais ce messianisme contient également des éléments « utopiques » qui concernent la rédemption et qui ouvrent à un avenir meilleur. Scholem pense à ce sujet que l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 constitue un moment décisif dans l’histoire de la mystique juive, en ce que le traumatisme vécu alors par les Juifs les a fait penser qu’ils étaient proches de la fin des temps annoncée dans la Bible. Le passage d’un messianisme de restauration à un messianisme utopique et apocalyptique fut accomplie par Isaac Luria, un cabaliste espagnol installé à Safed en Palestine. Luria fait de l’expulsion d’Espagne, non seulement un événement temporel, mais aussi un acte particulier du drame cosmique de l’exil et de la rédemption. L’importance accordée alors au tikkoun, à une réparation ou amélioration de la création, a métamorphosé la cabale d’une doctrine ésotérique auparavant réservée à une élite en un mouvement collectif révolutionnaire qui bouleversa profondément le monde juif. Les potentialités de radicalisation de la cabale de Luria furent considérablement augmentées dans les mouvements messianiques ultérieurs et en particulier dans l’étrange histoire du faux messie Sabbatai Tsevi[47]. Et l’on peut bien penser avec Scholem que ces mouvements ont pu jouer un rôle décisif dans le mouvement de sécularisation du messianisme qui caractérise les Lumières modernes.

L’esprit de la philosophie selon Strauss

Aux prises avec le problème théologico-politique, et en particulier avec la situation particulière du sionisme dans les années vingt du siècle dernier, Strauss s’est interrogé sur la réalité de la réfutation prétendue des prétentions de la révélation biblique par les Lumières modernes. Son étude de Spinoza, puis de Maimonide et de Hobbes, l’ont conduit à redécouvrir les philosophes aristotéliciens (très platoniciens) musulmans, qui lui ont ouvert l’œuvre de Platon, pour lequel il avait une prédilection dès son adolescence. En d’autres termes, sa volonté première de scruter les lumières modernes l’ont conduit à « sortir » de l’orbite ou de ce que l’on pourrait appeler la « conception du monde » moderne (disons, pour faire vite, « progressiste »). Il a ainsi pu retrouver la richesse et mesurer la légitimité de l’approche prémoderne (antique et médiévale) que les philosophes modernes et leurs héritiers considèrent comme radicalement dépassés. Cependant, contrairement aux apparences, ce retour s’accompagne d’une radicalité qui pourrait être interprétée comme une application rigoureuse de ce qui semble la ligne de la philosophie moderne (faire la chasse aux « présuppositions ») et que Strauss trouve fondamentalement dans la philosophie de Socrate, de Platon et d’Aristote. C’est dire que contrairement aux représentations académiques de ces philosophes antiques, la vision que s’en fait Strauss à la suite de Maimonide et d’Alfarabi est celle de philosophes intransigeants, fondamentalement sceptiques et réfractaires à toute soumission intellectuelle, problématiquement « substantialistes ». C’est la philosophie moderne dans son ensemble qui paraît ainsi, par son optimisme progressiste, puis par son nihilisme relativiste et historiciste, fondée sur une foi non justifiée en l’idole « progrès » ou — aussi paradoxal que cela puisse paraître — sur une foi en le « néant » ou l’absence de sens, ou une vague « créativité » humaine. Cet esprit de la philosophie, loin de tout système, s’est trouvé, au Moyen Age, confronté à la nécessité de composer avec l’enseignement de la Révélation biblique, dans la conscience que cette composition est fondamentalement contraire à la philosophie, mais liée aux nécessités essentielles de la relation de la philosophie au pouvoir politique. Car la politique n’est pas le lieu d’une parousie, mais selon Platon, qui est le philosophe politique au sens de Strauss, « la tragédie par excellence ». Cette conscience de l’imperfection de la politique n’est aucunement pour Strauss une invitation à « retourner aux forêts » (comme un Ernst Jünger, encore un parangon de « rebelle »), mais à se tourner, d’un côté, vers la pratique de la philosophie et vers son enseignement, qui s’adresse toujours à un petit nombre, relativement coupé du reste de la cité ; et de l’autre, vers la cité, vers le pouvoir politique, pour à la fois l’humaniser et protéger l’exercice de la philosophie. Telle est la philosophie politique, c’est-à-dire qui intègre la dimension de la relation problématique de la philosophie au politique. De là, l’art d’écrire ésotérique des philosophes classiques. S’il y a là quelque chose d’aristocratique, c’est de l’aristocratie de l’esprit et de l’intelligence qu’il s’agit. Et s’il y a « retour », c’est le retour à la philosophie socratique. Le problème théologico-politique nous apparaît alors comme une modalité particulière du problème politique, en ce que le politique ne saurait se passer d’une dimension religieuse, c’est-à-dire fondamentalement non philosophique ou anti-philosophique. La spécificité et la grandeur de la révélation biblique étant qu’elle se présente, ou qu’elle peut être présentée comme, la révélation d’une vérité comparable, voire identique, à celle que cherche le philosophe…

On comprend mieux à partir de là que Strauss, dans l’appréciation du messianisme juif, se range plutôt du côté de l’interprétation qu’en donne Maimonide dans le Michné Torah, qui en fait une restauration politique relativement prosaïque, que du côté de l’interprétation cabalistique des temps modernes, qui insiste sur l’aspect « utopique » et apocalyptique des temps messianiques, et que Scholem penche, quant à lui, davantage du côté des cabalistes[48].

Identités et différences

Scholem et Strauss, par-delà l’ampleur respective de leurs œuvres, se retrouvent en ce qu’ils sont l’un et l’autre des Juifs refusant l’assimilation et attachés à la tradition du Judaïsme, et des défenseurs d’une certaine orthodoxie sans être ni l’un ni l’autre des religieux orthodoxes (et en ce qui concerne Strauss, pas religieux du tout). Ils sont l’un et l’autre des sionistes politiques qui se sont efforcés, chacun à sa manière de « donner un ciel » au mouvement moderne que fut le sionisme et de l’empêcher de se perdre dans ce modernisme, Scholem en rappelant un aspect caché de la tradition juive, en lui redonnant son importance et en lui donnant une légitimité culturelle et intellectuelle, Strauss en soulignant l’insolubilité du conflit entre la raison et la révélation et la fécondité qui découle du fait de vivre ce conflit de manière intransigeante. Cependant, il est clair ici que Strauss adopte constamment une position « athénienne » et que c’est du point de vue de l’intelligence philosophique et de la philosophie platonicienne redécouverte qu’il envisage la révélation. Strauss et Scholem se retrouvent donc dans leur critique de la cécité d’un modernisme présent en particulier dans le sionisme de leur jeunesse. Mais ni l’un ni l’autre n’ont jamais cédé aux sirènes modernes. C’est cette indépendance d’esprit et cette vigilance qui les caractérisent dès leur jeunesse et tout au long de leurs vies. Ils ont ainsi réussi l’un et l’autre à concilier l’esprit et le cœur, les exigences de l’intelligence et la fidélité à leurs racines juives, qui ont été pour eux, et plus encore pour Strauss, dans la mesure où il s’est adressé à un public plus large, un pont ou un point de départ pour la compréhension de l’histoire de la philosophie et pour la compréhension du problème politique. Assurément, ils ne sont, ni l’un ni l’autre, des progressistes aveugles qui ont l’habitude des mégaphones. Ils préfèrent la solidité de la réflexion à l’enthousiasme.

D’un autre côté, Scholem et Strauss diffèrent sur bien des points en commençant par leurs milieux d’origine. Assurément, il n’y a aucune trace, chez Strauss, de romantisme. Dès ses premiers textes, il semble tout à la fois d’une perspicacité aiguë et d’une sobriété parfaite ; il semble prémuni contre tout enthousiasme. Il critique dans le sionisme à la fois la tendance à l’athéisme de l’assimilation et la stricte orthodoxie religieuse, sans parler des tendances fascisantes de certains idéologues des mouvements de jeunesse juive. Il est aussi, immédiatement, philosophe et historien de la philosophie. Scholem est, quant à lui, davantage marqué par le romantisme et l’anarchisme qui nourrissent sa rébellion contre le milieu de la génération de ses parents, une petite bourgeoisie assimilée soucieuse de rendre aussi peu visible que possible son judaïsme[49]. Strauss et Scholem diffèrent encore sur leurs objets de recherches. Strauss s’est cantonné à la philosophie, sans jamais hésiter entre la vie de recherche indépendante et la vie d’obéissance à la Loi. Si Scholem n’est pas, lui non plus, un religieux orthodoxe, il s’affirme croyant et il consacre toute sa vie à l’étude de la mystique. Mais il est vrai qu’il ne l’étudie pas en tant que mystique, mais en tant que chercheur et historien.

En guise de conclusion

L’auteur de ces lignes a vécu accompagné de l’œuvre de Strauss depuis déjà plus de vingt années de travail approfondi, plein de délices et de lumières tamisées et fulgurantes ; il a fréquenté l’œuvre de Scholem moins assidûment, jusqu’à ce que cette correspondance lui vienne entre les mains. Il a alors pu mesurer l’ampleur et la portée de ce qu’il apporte, que Strauss caractérise, dans une phrase soudain plus personnelle et d’une passion que l’on n’a pas coutume de lire aussi explicitement chez lui, de la manière suivante le 22 novembre 1960 : « Vous êtes un homme béni pour avoir réalisé une harmonie entre l’esprit et le cœur à un si haut niveau et vous êtes une bénédiction pour tout Juif vivant aujourd’hui » (lettre 41). Pendant, quarante années, Scholem et Strauss ont correspondu, d’abord d’une manière assez formelle et extérieure, et puis, avec les années, et leur rencontre à la fin des années quarante aux Etats-Unis, d’une manière plus profonde et affectueuse, dans une amitié d’hommes et de penseurs libres et engagés dans leurs œuvres respectives et dans le monde du travail universitaire et la responsabilité de transmettre et de choisir. Ils sont devenus des amis, en un sens à la fois très simple et par nature très mystérieux. Ce sont des chercheurs, des penseurs, des contemporains, des participants à une même aventure politique et intellectuelle, le sionisme des années de la première guerre mondiale et des années vingt ; ce sont des Juifs, avec ce mélange de communauté et de distance, de partage fondamental et de défiance critique qui semble caractéristique de ce peuple si singulier ; et ce sont des hommes engagés dans une œuvre dont la nécessité s’impose à eux, venue de plus loin qu’eux. Et ici nous trouvons peut-être ce qui les rapproche le plus : ils sont l’un et l’autre réfractaires à la pose si répandue dans le monde contemporain à être soi-même une origine absolue, à être un inventeur de tout son être et de toute son œuvre. Il y a chez l’un et chez l’autre le sentiment profond, peut-être juif, peut-être simplement profondément humain, que tout ne commence pas avec « moi », que l’œuvre même qui s’élabore en soi s’enracine dans plus loin que soi, dans une tradition qu’il est absurde et ridicule de renier. Assurément, ni l’un ni l’autre n’est un « renégat », un homme qui renie son origine, sa tradition, et cela ne saurait être assez souligné. Dans l’amitié comme dans l’amour, quelque chose de mystérieux reste là, dont on sent qu’il est au plus profond, au plus essentiel de la rencontre entre des êtres humains individuels, et dont, bien sûr, on ne peut rien dire, seulement l’indiquer, marquer comme un blanc sur la page, que le lecteur pourra reconnaître, dans la réceptivité et l’intelligence plus que mentale de sa lecture. Assurément, cette correspondance ne nous fait pas pénétrer dans le saint des saints de leur dialogue, mais elle nous donne quelques précieuses indications. Et elle fait signe pour nous vers leurs œuvres. Et pour celui qui a fréquenté ces deux œuvres, le sentiment d’avoir affaire à deux penseurs décisifs s’impose. Et en se souvenant de ce que nous avons appris en les lisant, nous pouvons dire, en nous conformant à une tradition digne de respect, que c’est pour nous une bénédiction que Gershom Scholem et Leo Strauss aient vécu et aient écrit.

[1]. Nous adoptons pour cette traduction l’orthographe « cabale », proposée par Charles Mopsik dans la plupart de ses ouvrages et traductions. Nous avons toutefois maintenu «Kabbale» dans les citations des titres d’ouvrages traduits en français.

[2]. Les écrits de Strauss publiés dans des revues de la jeunesse sioniste témoignent de l’étonnante maturité de sa pensée ; ils sont désormais réunis dans le tome 2 des Gesammelte Schriften, édités par H. Meier (J.B. Metzler Verlag). Il a donné, de la situation intellectuelle d’un jeune « juif de Weimar » un tableau passionnant et néanmoins souvent énigmatique (cf. la lettre de Scholem du 28 novembre 1962, ici lettre 46) dans sa préface à l’édition américaine de son ouvrage sur la critique spinoziste de la religion (traduction française dans Le libéralisme antique et moderne, pp. 323-372, reprise dans Pourquoi nous restons Juifs, La Table Ronde, 2001, pp. 61-113.

[3]. Cf. nos remarques introductives à nos traductions de La Cité et l’Homme, (Agora, presses pocket 1987 et Le Livre de Poche, 2005) et Qu’est-ce que la philosophie politique ? (PUF, 1992).

[4]. Cf. son compte rendu de La Cité et l’Homme, Political Science Reviewer, 1974, pp. 1-20.

[5]. Voir Leo Strauss, « Le sionisme de Max Nordau », Der Jude, 1922-23, VII, pp. 657-60 et Gesammelte Schriften, Band 2, pp. 315-21.

[6]. Certains mouvements de jeunesse juifs allemands avaient lors de la Première Guerre mondiale, surenchéri dans le patriotisme, et Buber s’était lui aussi engagé dans ce sens.

[7]. Préface à La Critique spinoziste de la religion, traduction française dans Leo Strauss, Le libéralisme antique et moderne, PUF, 1990, p. 330, repris dans Pourquoi nous restons Juifs, La Table Ronde, 2001, p. 69 (une autre traduction de ce texte est parue dans Leo Strauss, Le Testament de Spinoza, Cerf, 1991).

[8]. Voir en particulier les articles réunis par Patricia Farazzi et Michel Valensi sous le titre Le Prix d’Israël, éditions de l’éclat, 2003, et en particulier « Le but final » (1931) et « Qu’est-ce que le Judaïsme ? » (1974) ; pour un point de vue plus « métaphysique » voir dans le même volume, la lettre que Scholem écrit à Rosenzweig en 1926 (le 7 teweth 5687) traduite et présentée par Stéphane Mosès.

[9]. Voir sur ce point l’étude passionnante de Michael Löwy, « Le messianisme hétérodoxe dans l’œuvre de jeunesse de Gershom Scholem », disponible sur le site http://www.ehess.fr/centres/ceifr/pages/images/SCHOLEM.pdf.

[10]. Cf. Gershom Scholem, Walter Benjamin, Histoire d’une Amitié (1975) traduction française par Paul Kessler, Calmann-Lévy, 1981.

[11]. Cf. « une double autobiographie », dans Leo Strauss, Pourquoi nous restons juifs, La Table Ronde, 2001, p. 122.

[12]. La critique spinoziste de la religion, recherches sur le traité théologico-politique, 1930, traduction française, par G. Almaleh, A. Baraquin et M. Depadt-Ejchenbaum, Cerf, 1996.

[13]. Voir infra lettres 7 et 67.

[14]. Traduction française par Rémi Brague dans le volume intitulé Maïmonide, PUF, 1988.

[15]. Traduction française, par A, Enégrèn et M. de Launay, Belin, 1996.

[16]. Pourquoi nous restons juifs, La Table Ronde, 2001.

[17]. Scholem se montre soucieux, à plusieurs reprises dans la correspondance, d’une communication orale dans laquelle seule une compréhension pourrait naître entre eux. Strauss semble plus « confiant » dans la puissance ambiguë de l’écriture, ou dans la puissance de l’écriture ambiguë. Voir infra lettre 73.

[18]. Cf. infra, lettre 41.

[19] Cf. Les dernières lettres où Strauss rappelle plusieurs fois le mot prêté à Averroès « Que je meure de la mort des philosophes ! ».

[20]. Strauss renvoie à Scholem dans deux notes de sa préface à l’édition américaine de La critique spinoziste de la religion (Le libéralisme antique et moderne, p. 330 et 340 ; Pourquoi nous restons juifs, p. 69 et 79) ; Scholem évoque Strauss dans la note 40 du chapitre II de La Kabbale et sa symbolique, et dans le texte correspondant.

[21]. Le fait qu’ils soient historiens l’un et l’autre ne semble pas faire problème ; le fait qu’ils sont philosophes si. Dans ses ouvrages, Strauss ne prétend jamais l’être, tout au plus se dit-il « amoureux de la philosophie », (cf. « Qu’est-ce que l’éducation libérale ? » dans Le Libéralisme antique et moderne, PUF, 1990, p. 19), et ici dans la lettre 27, il se dit non pas philosophe, mais professeur de political philosophy (en anglais dans le texte) ; Scholem, dans la lettre semble prétendre au titre de philosophe, que Strauss semble lui dénier (voir les lettres 27 et 39 de Strauss et la lettre 40 de Scholem). Enfin, le caractère galvaudé (par Jonas) du mot de « philosophe » lui fait préférer être « coupeur de pantalons » (Lettre 78). Scholem, par ailleurs, critique la philosophie (médiévale juive) dans Les grands courants de la mystique juive, voir en particulier, pp. 38 et sq.

[22]. Voir en particulier l’introduction de Philosophie und Gesetz.

[23]. Voir de cet auteur, important à beaucoup d’égards, dont nous nous souvenons avec émotion des séminaires à l’Ecole des Hautes Etudes, L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1976.

[24]. Voir de Scholem, « La Science du Judaïsme, hier et aujourd’hui », dans Le Messianisme Juif, Calmann-Lévy, 1974, p. 431.

[25]. Voir Strauss, Droit naturel et histoire, le chapitre VII consacré à Burke.

[26]. « Entretien avec Gershom Scholem », in Fidélité et utopie, Calmann-Lévy, 1978, pp. 17-72.

[27]. « Préface à La critique spinoziste de la religion », dans Le libéralisme antique et moderne, PUF, 1990, pp. 323 sqq., et Pourquoi nous restons juifs, passim.

[28]. Ibidem, p. 70.

[29]. Il est intéressant de souligner que Spinoza, dans le judaïsme même, était considéré comme une figure exceptionnelle et exemplaire, et que la fascination des contemporains, y compris les non philosophes, pour Spinoza ne s’est pas démentie jusqu’à nos jours, jusqu’à être embarrassante pour les spécialistes de sa pensée. L’idolâtrie sociale et générale aujourd’hui de la figure du paria ou du rebelle n’en reste pas moins pour autant une convenance et un conformisme.

[30]. Nous en avons réuni un certain nombre dans Pourquoi nous restons Juifs, aux éditions de la Table Ronde, en 2001.

[31] Jacob Klein, né en Russie en 1899 (comme Strauss), il a étudié à Berlin et à Marbourg, est l’auteur d’un ouvrage important sur les mathématiques grecques, ainsi que deux ouvrages commentant des dialogues de Platon (On Plato’s Meno et Plato’s Trilogy, Chicago University Press.

[32]. « Une science sociale qui est incapable de parler de la tyrannie avec la même assurance que celle avec laquelle la médecine parle, par exemple, du cancer, ne peut pas comprendre les phénomènes sociaux tels qu’ils sont. Elle n’est par conséquent pas scientifique. Or la science sociale d’aujourd’hui se trouve dans cette situation. » Ce sont là les premières lignes de la « mise au point » de Strauss après la réponse de Kojève à son livre De la tyrannie, dans Qu’est-ce que la philosophie politique ? PUF, 1992, p. 94 .

[33] Cf. entre autres textes, « La crise de notre temps » dans Nihilisme et Politique, Payot, 2001.

[34] Cf. « Sur la philosophie de l’histoire de Collingwood », traduction française dans la Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 1987, reprise dans Leo Strauss, Sur l’histoire et la philosophie politique, Le Livre de Poche, à paraître prochainement ; La persécution et l’art d’écrire, éditions de l’éclat, 2002.

[35] Sur ce point, voir en particulier « Sur une nouvelle interprétation de la philosophie politique de Platon », éditions Allia, 2003.

[36]. « Le but final », 1931, dans Le prix d’Israël, p. 48.

[37]. « Préface à La critique spinoziste de la religion », dans Pourquoi nous restons juifs, La Table Ronde, 2001, p. 70 ; ce texte se trouve également dans Le libéralisme antique et moderne, PUF 1990.

[38] Cf. Strauss, « Le sionisme de Nordau », Der Jude, 1923, aujourd’hui dans Gesammelte Schriften, band 2, pp. 315-321.

[39] Ce vocabulaire husserlien n’est pas fortuit. Il est clair que la phénoménologie de Husserl peut également être considérée comme une tentative de revenir aux couches profondes de la signification de la science, et donc aussi comme une critique de la science moderne ; voir en particulier La crise des sciences européennes et la philosophie transcendantale, (manuscrit de 1935-36) traduction française par G. Granel, Gallimard, 1976, et en particulier l’appendice concernant « l’origine de la géométrie » (avec son commentaire sous ce titre par Jacques Derrida aux PUF en 1962). Sur ce point, voir essentiellement l’œuvre de Jacob Klein, l’ami le plus proche de Strauss, sur la science grecque et la science moderne, citée plus haut.

[40]. Sur une nouvelle interprétation de la philosophie politique de Platon, Allia, 2003, p. XXX

[41]. Cf. la lettre de Strauss à Scholem du 11 août 1960 (infra, lettre 39).

[42]. Cf. Hermann Cohen, Religion de la raison à partir des sources du Judaïsme, traduction française par M. de Launay, PUF, 1994, Strauss a lui aussi entretenu une relation faite à la fois de critique et de vénération envers Hermann Cohen, voir, outre ses critiques de jeunesse de l’interprétation de Spinoza par Cohen (en français dans Le Testament de Spinoza, Cerf, 1991), son « Essai d’introduction à Religion de la raison tirée des sources du judaïsme de Hermann Cohen » dans les Etudes de philosophie politique platonicienne, Belin, 1992, pp. 333-53.

[43]. Cf. entre autres citations : « Le philosophe ne peut faire avancer sa propre tâche qu’après avoir successivement converti les réalités concrètes du judaïsme en un faisceau d’abstractions », Les grands courants de la mystique juive, Payot, 1983, p. 39.

[44]. Les grands courants de la mystique Juive, p. 36.

[45]. Cf. l’article cité de Michael Löwy, qui s’appuie abondamment sur les écrits de jeunesse récemment publiés de Scholem.

[46] Ce point a suscité depuis des critiques. Cf. Eliezer Schweid, Judaism and Mysticism According to Gershom Scholem: A Critical Analysis and Programmatic Discussion, 1985.

[47]. Sabbatai Zevi et le mouvement sabbatéen pendant sa vie (en hébreu) 2 volumes, Tel Aviv, 1957 ; édition anglaise révisée et augmentée, Sabbatai Sevi, The Mystical Messiah, Bollingen Series, XCIII, Princeton University Press, 1973, traduction française Sabbataï Tsevi. Le messie mystique 1626-1676, Verdier Lagrasse, 1990.

[48] Voir les lettres 74, 76, 77, 78 de Strauss de février à septembre 1973, c’est-à-dire un mois seulement avant sa mort. Et cette observation : [le] « conservatisme [de Maimonide] est un premier plan nécessaire de quelque chose de radicalement autre. »

[49]. Voir son autobiographie, De Berlin à Jérusalem, Albin Michel, 1984, et l’histoire de son amitié avec Benjamin, Walter Benjamin, Histoire d’une Amitié, Calmann-Lévy, 1981, ainsi que son entretien avec Muki Tsur dans Fidélité et Utopie, p. 17-25.

Leo Strauss, l’esprit de son intervention philosophique

ce texte a été présenté pour la première fois en 1990 à Tel-Aviv, dans le cadre d’un congrès sur les penseurs de la méditerranée à l’institut français, alors dirigé par Christian Delacampagne

 

strauss, l’esprit de son intervention philosophique

Sur l’intention de Rousseau

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1942 Que pouvons-nous apprendre de la théorie politique?

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Les questions vivantes dans la philosophie allemande de l’après-guerre

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Publications d’Olivier Sedeyn

1. La Cité et l’Homme, (The City and Man) de Léo Strauss, Agora, Presses-Pocket 1987, tra­duction et présen­tation, xxxv et 305 pages.

2. « Sur la philosophie de l’histoire de Collingwood » (« On Collingwood’s Idea of History), de Léo Strauss, in Revue des Sciences philosophiques et théologiques, juil­let 1987, traduc­tion, 21 pages.

3. La persécution et l’art d’écrire (Persecution and the Art of Writing), avec en appendice « Sur une nouvelle in­terpréta­tion de la phi­losophie politique de Platon » (« On a New Interpretation of Plato’s Political Philosophy »), de Léo Strauss, traduc­tion et présentation (25 pages), Agora, Presses-Pocket 1989, 330 pages.

4. « Remarques sur le Livre de la Connaissance de Maimonide » (« Notes on Maimonides’ Book of Knowledge »), Revue de Métaphysique et de Morale, juillet-septembre 1989, pp. 293-308

5. Argument et Action dans les Lois de Platon (Argument and Action in Plato’s Laws), de Léo Strauss, Vrin 1990, tra­duc­tion et présentation (25 pages), 254 pages.

6. Le libéralisme antique et moderne (Liberalism ancient and modern), de Léo Strauss, Puf 1990, tra­duc­tion, 391 pages (dont 3 d’avant-propos).

7. Introduction à l’étude des dialogues de Platon (Einführung in das Studium der platonischen Dialogue), de Nietzsche, édi­tions de l’Eclat, 1991, traduction et présentation, xix et 88 pages.

8. Qu’est-ce que la philosophie politique? (What is Political Philosophy ?) de Léo Strauss, Puf fé­vrier 1992, col­lec­tion « Léviathan », traduction et présenta­tion (dix pages), 300 pages.

9, 10 et 11. Le discours socratique de Xénophon (Xenophon’ Socratic Discourse), avec Le Socrate de Xénophon (Xenophon’ Socrates), et en ap­pendice « L’esprit de Sparte et le goût de Xénophon » (« The Spirit of Sparta and the Taste of Xenophon »), de Léo Strauss, mars 1992 aux édi­tions de l’Eclat, tra­duction et présen­ta­tion, xviii et 243 pages.

12. Etudes de philosophie politique platonicienne (Studies in Platonic Political Philosophy), de Léo Strauss, Belin, avril 1992, tra­duction, 350 pages.

13. Socrate et Aristophane (Socrates and Aristophanes), de Léo Strauss, traduction fran­çaise et pré­sentation, éditions de l’Eclat, 1993, LXVII et 409 pages.

14. Léo Strauss et Joseph Cropsey, Histoire de la philosophie po­li­tique (History of Political Philosophy), traduc­tion, 1076 pages, 1994, Puf, col­lection « Léviathan », réédité collection « Quadrige ».

15. Michael Oakeshott, De la conduite humaine (On Human Conduct), traduc­tion et pré­senta­tion, avril 95, Puf, collection « Léviathan », XXXVIII et 334 pages.

16. Werner Jaeger, Aristote, fondements pour une histoire de son évolution (Aristoteles, Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung), traduction et présentation, XVIII et 510 pages, éditions de l’éclat, 1997

17. Léo Strauss, « Sur le nihilisme allemand » (« On German Nihilism »), conférence inédite prononcée en 1941 sur la généalogie intellectuelle et culturelle du nazisme, traduction publiée dans la revue Commentaire, en juin 1999 (voir également n°21)

18. Jacob Klein, « L’histoire et les arts libéraux » (« History and the Liberal Arts »), traduction parue dans Commentaire, janvier 2000, avec une présentation.

19. Léo Strauss, « Le Platon de Fârâbî » (« Fârâbî’s Plato », traduction parue dans la revue Philosophie aux éditions de Minuit, en septembre 2000, pp. 51-92 (avec la traduction de La philosophie de Platon de Fârâbî).

20. Léo Strauss, « Sur Moïse et le monothéisme de Freud », traduction parue dans la Revue de Métaphysique et de Morale fin 2000.

21. Léo Strauss, Le nihilisme allemand et la crise de notre temps, trois conférences inédites (dont celle publiée par Commentaire en juin 1999), à paraître en janvier 2001 aux éditions Payot et Rivages (paru sous le titre Nihilisme et Politique), traduction et présentation (21 pages).

22. Léo Strauss, Pourquoi nous restons Juifs, textes sur Athènes et Jérusalem, la philosophie et la révélation, traduits et réunis par nous, aux éditions de La Table Ronde en 2001.

23. Léo Strauss, Le Platon de Fârâbî, traduit de l’anglais, éditions Allia, août 2002.

24. Fârâbî, La philosophie de Platon, traduit de l’arabe en collaboration avec Nassim Lévi, éditions Allia, août 2002.

25. Michael Oakeshott, « Sur le rationalisme en politique », traduction, revue « Cités », printemps 2003.

26. Léo, Strauss, La persécution et l’art d’écrire, traduction revue et corrigée (voir plus haut n°3), éditions de l’éclat, novembre 2003. (Repris chez Gallimard dans la collection Tel.

27. Léo, Strauss, « Sur une nouvelle interprétation de la philosophie politique de Platon » traduction revue et corrigée (voir plus haut n°3), éditions Allia, début 2004.

28. Léo Strauss, La Cité et l’Homme, nouvelle édition, entièrement revue et corrigée, Livre de Poche, 2005.

29. Alfarabi, De l’Obtention du bonheur, traduction et présentation aux éditions Allia, 2005.

30. Léo Strauss, Sur le Banquet de Platon, 2006 aux éditions de l’éclat.

31. Léo Strauss, Correspondance avec Gerschom Scholem, 2006 aux éditions de l’éclat, traduction et présentation.

32. Michael Oakeshott, Morale et politique dans l’Europe moderne, 2006 aux Belles Lettres, traduction et présentation.

33. Léo Strauss, La philosophie politique et l’histoire (de l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la philosophie), traduction et présentation d’un ensemble de textes choisis de Strauss sur l’idée d’histoire et la méthodologie historique, le Livre de Poche, 2008.

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