Leo Strauss: Droit naturel et histoire, chapitre IV Le droit naturel classique (traduction inédite par Olivier Sedeyn)
IV
le droit naturel classique
On dit que Socrate est le premier à avoir fait descendre la philosophie du ciel et à l’avoir forcée à faire des enquêtes sur la vie et les mœurs, et sur les choses bonnes et mauvaises. En d’autres termes, on dit qu’il a été le fondateur de la philosophie politique[1]. Dans la mesure où cela est vrai, il fut l’initiateur de l’ensemble de la tradition des enseignements du droit naturel. La doctrine particulière du droit naturel dont Socrate fut l’initiateur et que développèrent Platon et Aristote, les stoïciens et les penseurs chrétiens (en particulier Thomas d’Aquin) peut être appelée la doctrine classique du droit naturel. Il faut la distinguer de la doctrine moderne du droit naturel qui apparut au XVIIe siècle.
La pleine compréhension de la doctrine classique du droit naturel exigerait une pleine compréhension du changement dans la pensée opéré par Socrate. Une telle compréhension n’est pas à notre disposition. En lisant rapidement les textes relatifs à ce changement qui à première vue semblent fournir l’information la plus authentique, le lecteur moderne arrive presque inévitablement à l’opinion suivante : Socrate se détourna de l’étude de la nature et limita ses investigations aux choses humaines. Parce qu’il ne se souciait pas de la nature, il refusa de considérer les choses humaines à la lumière de la distinction subversive entre la nature et la loi (la convention). Au lieu de cela, il identifia la loi à la nature. Assurément, il identifia le juste et le légal[2]. Il restaura ainsi la morale ancestrale, mais il est vrai dans l’élément de la réflexion. Cette opinion confond le point de départ ambigu de Socrate ou le résultat ambigu de ses enquêtes avec la substance de sa pensée. Pour ne mentionner pour l’instant qu’un seul point, la distinction entre la nature et la loi (la convention) conserve toute son importance pour Socrate et pour le droit naturel classique en général. Les classiques présupposent la validité de cette distinction lorsqu’ils exigent que la loi suive l’ordre établi par la nature, ou lorsqu’ils parlent de la coopération entre la nature et la loi. Ils opposent à la négation du droit naturel et de la morale naturelle la distinction entre le droit naturel et le droit positif ainsi que la distinction entre la morale naturelle et la morale (purement humaine). Ils conservent cette même distinction lorsqu’ils entre la vertu authentique et la vertu politique ou vulgaire. Les institutions caractéristiques du meilleur régime de Platon sont « conformes à la nature », et elles vont « à l’encontre des habitudes ou de la coutume », tandis que les institutions opposées, qui sont courantes pratiquement partout, sont « contre nature ». Aristote ne pouvait expliquer ce qu’est la monnaie qu’en distinguant entre la richesse naturelle et la richesse conventionnelle. Il ne pouvait expliquer ce qu’était l’esclavage qu’en distinguant entre l’esclavage naturel et l’esclavage légal[3].
Voyons donc ce qui est impliqué dans le fait que Socrate se soit tourné vers l’étude des choses humaines. Son étude des choses humaines consistait à poser les questions « Qu’est-ce que…? » à propos de ces choses — par exemple, la question « Qu’est-ce que le courage ? ou « Qu’est-ce que la cité ? ». Mais elle ne se limitait pas à poser la question « qu’est-ce que…? » à propos de choses humaines précises, comme les différentes vertus. Socrate fut forcé de poser la question de savoir ce qu’étaient les choses humaines en tant que telles, ou de ce qu’était la ratio rerum humanarum [raison des choses humaines][4]. Mais il est impossible de saisir le caractère distinctif des choses humaines en tant que telles sans saisir la différence essentielle entre les choses humaines et les choses qui ne sont pas humaines, c’est-à-dire les choses divines ou naturelles. Cela, à son tour, présuppose quelque compréhension des choses divines ou naturelles en tant que telles. L’étude socratique des choses humaines se fondait donc sur l’étude globale de « toutes choses ». Comme n’importe quel autre philosophe, il identifiait la sagesse, ou le but de la philosophie, avec la science de tous les êtres : il n’a jamais cessé d’examiner « ce qu’est chacun des êtres »[5].
Contrairement aux apparences, le passage de Socrate à l’étude des choses humaines n’était pas fondé sur la négligence des choses divines ou naturelles, mais sur une nouvelle manière d’envisager la compréhension de toutes choses. Cette manière de les envisager était en fait d’un tel caractère qu’elle permettait et favorisait l’étude des choses humaines en tant que telles, c’est-à-dire des choses humaines dans la mesure où elles ne se réduisent pas aux choses divines ou naturelles. Socrate s’écarta de ses prédécesseurs en identifiant la science du tout, ou de tout ce qui est, à la compréhension de « ce qu’est chacun des êtres ». Car « être » signifie « être quelque chose » et par suite être différent des choses qui sont « quelque chose d’autre » ; « être » signifie par conséquent « être une partie ». Par suite, le tout ne peut pas « être » au même sens que tout ce qui est « quelque chose » « est » ; il est nécessaire que le tout soit « au-delà de l’être ». Et cependant, le tout est la totalité des parties. Comprendre le tout signifie donc comprendre toutes les parties du tout ou l’articulation générale du tout. Si « être » est « être quelque chose », l’être d’une chose, ou la nature d’une chose, est premièrement ce qu’ elle est, sa « figure », ou sa « forme » ou son « caractère », en tant que distinct en particulier de ce à partir de quoi elle est venue à l’existence. La chose elle-même, la chose achevée, ne peut être comprise comme le produit du processus qui aboutit à elle, mais, au contraire, on ne peut comprendre le processus qu’à la lumière de la chose achevée ou de la fin du processus. Le ce que en tant que tel est le caractère d’une classe de choses ou d’une « famille » de choses — de choses qui par nature vont ensemble ou forment un groupe naturel. Le tout a une articulation naturelle. Comprendre le tout n’est plus par conséquent premièrement découvrir les racines à partir desquelles le tout achevé, le tout différencié, le tout consistant en groupes de choses distincts, le tout intelligible, le cosmos, s’est développé, ou découvrir la cause qui a transformé le chaos en un cosmos, ou saisir l’unité cachée derrière la diversité ou les apparences des choses, mais comprendre l’unité qui se révèle dans l’articulation manifeste du tout achevé. Cette compréhension fournit le fondement de la distinction entre les diverses sciences : la distinction entre les diverses sciences correspond à la différenciation naturelle du tout. Cette opinion rend possible, et en particulier elle favorise, l’étude des choses humaines en tant que telles.
Socrate semble avoir considéré le changement qu’il provoqua comme un retour à la « mesure » et à la « modération », après la « folie » de ses prédécesseurs. Au contraire de ses prédécesseurs, il ne séparait pas la sagesse de la modération. Dans le langage d’aujourd’hui, on peut caractériser le changement en question comme un retour au « sens commun » ou au « monde du sens commun ». Ce que vise la question « qu’est-ce que…? » est l’eidos d’une chose, le contour ou la forme ou le caractère ou l’ « idée » d’une chose. Il n’est pas fortuit que le terme eidos signifie premièrement ce qui est visible à tous sans aucun effort particulier, ou ce que l’on pourrait appeler la « surface » des choses. Socrate n’est pas parti de ce qui est premier en soi ou premier par nature, mais de ce qui est premier pour nous, de ce qui est tout d’abord visible, du phénomène. Mais l’être des choses, ce qu’elles sont, semble visible en premier lieu, non pas dans ce que nous en voyons, mais dans ce que l’on dit à leur sujet, ou dans les opinions qui courent à leur sujet. Conformément à cela, Socrate est parti, dans sa compréhension des natures des choses, des opinions concernant ces natures. Car chaque opinion se fonde sur une appréhension de quelque chose, sur une saisie de quelque chose par l’œil de l’esprit. Socrate sous-entendait que négliger les opinions concernant les natures des choses reviendrait à abandonner le moyen le plus important d’atteindre la réalité que nous ayons à notre disposition, ou les traces les plus importantes de la vérité qui soient à notre portée. Il sous-entendait que « le doute universel » de toutes les opinions nous conduirait, non pas au cœur de la vérité, mais dans le vide. La philosophie consiste par conséquent en une élévation à partir des opinions jusqu’à la connaissance ou à la vérité, en une élévation dont on peut dire qu’elle est guidée par les opinions. C’est à cette élévation que pensait premièrement Socrate lorsqu’il appela la philosophie « dialectique ». La dialectique est l’art de la conversation ou du débat amical. Le débat amical qui conduit vers la vérité est rendu possible ou nécessaire par le fait que les opinions sur ce que sont les choses, ou sur ce que certains groupes très importants de choses sont, se contredisent entre elles. La contradiction une fois reconnue, on est forcé d’aller au-delà des opinions vers la vision non-contradictoire de la nature de la chose considérée. Cette vision non-contradictoire rend manifeste la vérité relative des opinions contradictoires ; la vision non-contradictoire se révèle être la vision globale ou totale. Les opinions sont ainsi vues comme des fragments de la vérité, des fragments impurs de la pure vérité. En d’autres termes, les opinions se révèlent attirées par la vérité qui est auto-subsistante, et l’élévation vers la vérité se révèle être guidée par la vérité auto-subsistante dont les hommes ont toujours un pressentiment.
Sur cette base, il devient possible de comprendre pourquoi la diversité des opinions sur le droit ou la justice est non seulement compatible avec l’existence du droit naturel ou de l’idée de la justice mais en est même la condition. On pourrait dire que la diversité des notions de la justice ne réfuterait l’affirmation selon laquelle il existe un droit naturel que si l’existence du droit naturel exigeait un consentement effectif de tous les hommes sur les principes du droit. Mais Socrate, ou Platon, nous apprennent que ce qui est requis pour cela n’est qu’un consentement en puissance. Platon, pour ainsi dire, dit : prenez n’importe quelle opinion sur le droit, si imaginaire ou « primitive » qu’il vous plaise ; vous pouvez être certain avant même de l’avoir examinée qu’elle fait signe au-delà d’elle-même, que les gens qui sont attachés à l’opinion en question contredisent cette même opinion d’une certaine manière et sont ainsi forcés d’aller au-delà dans la direction de l’unique vision vraie de la justice, pourvu qu’un philosophe naisse parmi eux.
Essayons d’exprimer cela en des termes plus généraux. Toute connaissance, si limitée ou « scientifique » qu’elle soit, présuppose un horizon, une vision globale dans le cadre de laquelle la connaissance est possible. Toute compréhension présuppose une appréhension fondamentale du tout : avant toute saisie de choses particulières, il faut que l’âme humaine ait eu une vision des idées, une vision du tout articulé. Quelles que soient les différences entre les visions globales qui animent les diverses sociétés, ce sont toutes des visions visant la même chose — ce sont des visions du tout. Par conséquent, elles ne diffèrent pas simplement les unes des autres, elles se contredisent. Ce fait même force l’homme à se rendre compte que chacune de ces visions, prise en elle-même, est simplement une opinion sur le tout ou une articulation inadéquate de l’appréhension fondamentale du tout et ainsi qu’elle fait signe au-delà d’elle en direction d’une articulation adéquate. Il n’y a aucune garantie que la quête d’une articulation adéquate conduise jamais au-delà d’une compréhension des alternatives fondamentales ou que la philosophie dépasse jamais légitimement l’étape de la discussion ou du débat et atteigne l’étape de la décision. Le caractère interminable de la quête d’une articulation adéquate du tout n’autorise pas, cependant, à limiter la philosophie à la compréhension d’une partie, si importante soit-elle. Car la signification d’une partie dépend de la signification du tout. En particulier, une interprétation d’une partie fondée seulement sur des expériences fondamentales, sans l’aide de suppositions hypothétiques concernant le tout, n’est en fin de compte pas supérieure à d’autres interprétations de cette partie qui se fondent franchement sur de telles suppositions hypothétiques.
Le conventionalisme néglige la compréhension présente dans l’opinion et fait appel à la nature contre l’opinion. Pour cette raison, sans parler d’autres, Socrate et ses successeurs furent forcés de prouver l’existence du droit naturel sur un terrain choisi par le conventionalisme. Ils durent la prouver en invoquant les « faits » en tant que distincts des « discours »[6]. Comme on va maintenant le voir, cet appel apparemment plus direct à l’être ne fait que confirmer la thèse fondamentale de Socrate.
La prémisse fondamentale du conventionalisme semblait l’identification du bien à l’agréable. Conformément à cela, la partie fondamentale de l’enseignement du droit naturel classique est la critique de l’hédonisme. La thèse des classiques est que le bien est essentiellement différent de l’agréable, que le bien est plus fondamental que l’agréable. Les plaisirs les plus courants sont liés à la satisfaction de besoins ; les besoins précèdent les plaisirs ; les besoins, fournissent, pour ainsi dire, les canaux dans lesquels le plaisir peut se mouvoir ; ils déterminent ce qui peut éventuellement être agréable. Le fait premier n’est pas le plaisir, ou le désir du plaisir, mais plutôt l’existence des besoins et l’effort pour les satisfaire. C’est la diversité des besoins qui explique la diversité des plaisirs ; on ne peut comprendre la différence des genres de plaisir en termes de plaisir, mais seulement en référence aux besoins qui rendent possible des divers genres de plaisir. Les différents genres de besoins ne sont pas un agrégat d’exigences pressantes ; il y a une hiérarchie naturelle des besoins. Des genres différents d’êtres recherchent ou jouissent de différents genres de plaisir : les plaisirs d’un âne diffèrent des plaisirs d’un être humain. La hiérarchie des besoins d’un être renvoie à la constitution naturelle, à ce qu’est l’être concerné ; c’est cette constitution qui détermine l’ordre, la hiérarchie des divers besoins ou des diverses inclinations d’un être. A cette constitution précise correspond une opération précise, une œuvre précise. Un être est bon, il est « en ordre », s’il fait bien l’œuvre qui lui est propre. Par suite, l’homme sera bon s’il fait bien l’œuvre propre de l’homme, l’œuvre qui correspond à la nature de l’homme et qui est exigée par elle. Pour déterminer ce qui est par nature bon pour l’homme, ou le bien humain naturel, il faut déterminer ce qu’est la nature de l’homme, ou la constitution naturelle de l’homme. C’est l’ordre hiérarchique de la constitution naturelle de l’homme qui donne le fondement du droit naturel tel que l’entendaient les classiques. D’une manière ou d’une autre, tout le monde distingue entre le corps et l’âme ; et tout le monde peut être contraint d’admettre qu’il ne peut, sans se contredire, nier que l’âme se tienne à un niveau plus élevé que le corps. Ce qui distingue l’âme humaine des âmes des brutes, ce qui distingue l’homme des brutes, est le discours ou la raison ou l’intelligence. Par conséquent, l’œuvre propre de l’homme consiste à vivre en réfléchissant, à vivre avec intelligence, et à agir de manière réfléchie. La vie bonne est la vie qui est en accord avec la hiérarchie naturelle de l’être de l’homme, la vie qui découle d’une âme bien ordonnée ou saine. La vie purement et simplement bonne est la vie dans laquelle les exigences des inclinations naturelles de l’homme sont remplies dans l’ordre approprié au degré le plus élevé possible, la vie d’un homme qui est éveillé au plus haut degré possible, la vie d’un homme dans l’âme de qui rien n’est gaspillé. La vie bonne est la perfection de la nature de l’homme. C’est la vie conforme à la nature. On peut par conséquent appeler les règles décrivant le caractère général de la vie bonne « la loi naturelle ». La vie conforme à la nature est la vie de l’excellence humaine ou de la vertu, la vie d’une « personne supérieure » et non pas la vie du plaisir en tant que plaisir[7].
La thèse selon laquelle la vie conforme à la nature est la vie de l’excellence humaine peut être défendue sur des bases hédonistes. Cependant, les classiques protestaient contre cette manière de comprendre la vie bonne. Car, du point de vue de l’hédonisme, la noblesse du caractère est bonne parce qu’elle conduit à une vie de plaisir ou même parce qu’elle est indispensable à une vie de plaisir : la noblesse du caractère est la servante du plaisir ; elle n’est pas bonne en elle-même. Selon les classiques, cette interprétation déforme les phénomènes tels que l’expérience les fait connaître à tout homme impartial et compétent, c’est-à-dire à tout homme qui n’est pas moralement borné. Nous admirons l’excellence sans aucune considération pour nos plaisirs ou pour nos bénéfices. Personne ne considère qu’un homme bon ou qu’un homme excellent soit un homme qui mène une vie agréable. Nous distinguons parmi les hommes entre les meilleurs et les moins bons. La différence entre eux se reflète en fait dans la différence des genres de plaisir qu’ils préfèrent. Mais on ne peut pas comprendre cette différence au niveau des plaisirs en termes de plaisir ; car ce niveau est déterminé, non par le plaisir, mais par le rang des êtres humains considérés. Nous savons bien qu’une erreur vulgaire consiste à identifier l’homme excellent à celui qui nous fait du bien. Nous admirons, par exemple, un stratège de génie commandant l’armée victorieuse de nos ennemis. Il y a des choses qui sont admirables, ou nobles, par nature, intrinsèquement. Il est caractéristique de toutes ces choses ou de la plus grande partie d’entre elles qu’elles ne contiennent aucune référence à nos intérêts égoïstes ou qu’elles impliquent une absence de calcul. Les diverses choses humaines qui sont naturellement nobles ou admirables sont essentiellement les parties de la noblesse humaine dans sa perfection, ou lui sont liées ; elles renvoient toutes à l’âme bien ordonnée, qui est incomparablement le phénomène humain le plus admirable. Le phénomène de l’admiration de l’excellence humaine ne peut être expliqué sur des bases hédonistes ou utilitaires qu’au moyen d’hypothèses ad hoc. Ces hypothèses conduisent à l’affirmation selon laquelle toute admiration est, au mieux, un genre de calcul par avance des bénéfices que nous en tirerons. Elles sont le produit d’une opinion matérialiste ou crypto-matérialiste, qui contraint ceux qui la soutiennent à comprendre le supérieur comme seulement l’effet de l’inférieur, ou qui les empêche d’envisager la possibilité qu’il existe des phénomènes qui sont purement et simplement irréductibles à leurs conditions, qu’il existe des phénomènes qui constituent une classe en elles-mêmes. Les hypothèses en question ne sont pas conçues dans l’esprit d’une science de l’homme fondée sur l’expérience[8].
L’homme est par nature un être social. Il est ainsi fait qu’il ne peut vivre, ou qu’il ne peut vivre bien, qu’en vivant avec d’autres hommes. Dans la mesure où c’est la raison ou le discours qui le distingue des autres animaux, et dans la mesure où le discours est communication, l’homme est social en un sens plus radical que tout autre animal social : l’humanité elle-même est socialité. L’homme se rapporte à d’autres, ou plutôt il est rapporté à d’autres, dans tout acte humain, indépendamment de la question de savoir si cet acte est « social » ou « anti-social ». Sa socialité ne vient donc pas d’un calcul des plaisirs qu’il attendrait de l’association avec d’autres, mais il tire du plaisir de l’association parce qu’il est par nature social. L’amour, l’affection, l’amitié, la pitié, lui viennent aussi naturellement que le souci de son propre bien et que le calcul de ce qui conduit à son propre bien. C’est la socialité naturelle de l’homme qui est le fondement du droit naturel au sens étroit ou strict du terme « droit ». Parce que l’homme est par nature social, la perfection de sa nature inclut la vertu sociale par excellence, la justice ; la justice et le droit sont naturels. Tous les membres d’une même espèce sont mutuellement apparentés. Cette parenté naturelle est approfondie et transformée dans le cas de l’homme en conséquence de sa socialité radicale. Dans le cas de l’homme, le souci de l’individu pour la procréation est seulement une partie de son souci de la préservation de l’espèce. Il n’existe pas de relation de l’homme à l’homme dans laquelle l’homme serait absolument libre d’agir comme il lui plaît ou comme cela lui convient. Et tous les hommes sont d’une manière ou d’une autre conscients de ce fait. Toute idéologie est une tentative pour justifier à soi-même ou aux autres des lignes d’action que l’on considère d’une manière ou d’une autre comme ayant besoin d’une justification, c’est-à-dire comme n’étant pas manifestement justes. Pourquoi les Athéniens croyaient-ils à leur autochtonie, sinon parce qu’ils savaient que le fait de dépouiller d’autres hommes de leur terre n’est pas juste et parce qu’ils sentaient qu’une société qui se respecte ne peut pas se résigner à la pensée qu’elle est née dans le crime ?[9] Pourquoi les Hindous croient-ils à leur doctrine du karma sinon parce qu’ils savent que leur système des castes serait indéfendable sans elle ? Grâce à sa rationalité, l’homme a un horizon de possibilités dont ne dispose aucun autre être terrestre. Le sentiment de l’ampleur de cet horizon, de cette liberté, s’accompagne du sentiment que l’exercice total et sans limites de cette liberté n’est pas juste. La liberté de l’homme s’accompagne d’un respect sacré, d’une espèce de divination que tout n’est pas permis[10]. Nous pouvons appeler cette peur inspirée par le respect « la conscience naturelle de l’homme ». La retenue est par conséquent aussi naturelle ou aussi primitive que la liberté. Tant que l’homme n’a pas cultivé convenablement sa raison, il nourrira toutes sortes de notions fantastiques sur les limites imposées à sa liberté ; il élaborera des tabous absurdes. Mais ce qui pousse les sauvages à accomplir leurs actions sauvages n’est pas la sauvagerie mais le pressentiment du droit.
L’homme ne peut parvenir à sa perfection qu’en société ou, plus précisément, en société civile. La société civile, ou la cité telles que les classiques la concevaient, est une société close et c’est, en outre, ce que l’on appellerait aujourd’hui une « petite société ». Une cité, peut-on dire, est une communauté dans laquelle tout le monde connaît, non pas certes tous les autres membres, mais au moins une personne connaissant un peu tous les autres membres. Une société visant à rendre possible la perfection de l’homme doit être maintenue ensemble par la confiance mutuelle, et la confiance présuppose la connaissance. Sans une telle confiance, pensaient les classiques, il ne peut pas y avoir de liberté ; l’alternative à la cité, ou à une fédération de cités, était l’empire gouverné de manière despotique (dirigé, autant que possible, par un gouvernant divinisé) ou une condition bien proche de l’anarchie. Une cité est une communauté adaptée aux pouvoirs naturels de l’homme d’avoir une connaissance de première main ou directe. C’est une communauté qui peut être embrassée d’un seul regard, ou dans laquelle un homme adulte peut trouver ses repères par sa propre observation, sans avoir à se fonder de manière habituelle sur une information indirecte sur les questions d’importance vitale. Car on ne peut tranquillement remplacer la connaissance directe des hommes par une connaissance indirecte que lorsque les individus qui composent la multitude politique sont des hommes uniformes ou des « hommes-masses ». Seule une société assez petite pour permettre une confiance mutuelle est assez petite pour permettre une responsabilité mutuelle ou une surveillance mutuelle — la surveillance des actions ou des conduites qui est indispensable à une société soucieuse de la perfection de ses membres ; dans une très grande cité, dans « Babylone », tout le monde peut vivre plus ou moins comme il le souhaite. Tout comme le pouvoir naturel de l’homme d’avoir une connaissance de première main, son pouvoir d’aimer ou de se soucier activement est par nature limité ; les limites de la cité coïncident avec l’étendue du souci actif de l’homme pour des individus non-anonymes. De plus, la liberté politique, et en particulier la liberté politique qui se justifie par la recherche de l’excellence humaine, n’est pas un don du ciel ; elle ne devient effective que grâce aux efforts de nombreuses générations d’hommes, et sa préservation exige toujours la plus grande vigilance. La probabilité que toutes les sociétés humaines soient capables d’une liberté véritable en même temps est extrêmement faible. Car toutes les choses précieuses sont excessivement rares. Une société ouverte ou tout-englobante se composerait de nombreuses sociétés qui se situeraient à des niveaux très différents de maturité politique, et la probabilité est écrasante que les sociétés inférieures fassent descendre les sociétés supérieures à leur niveau. Une société ouverte ou tout-englobante existera à un niveau d’humanité inférieur à celui d’une société close, qui, au cours des générations, a fait l’effort suprême de parvenir à la perfection humaine. Les perspectives de l’existence d’une telle bonne société sont par conséquent plus grandes s’il existe une multitude de sociétés indépendantes que s’il n’existe qu’une seule société indépendante. Si la société dans laquelle l’homme peut parvenir à la perfection de sa nature est nécessairement une société close, la distinction du genre humain en de nombreux groupes indépendants est conforme à la nature. Cette distinction n’est pas naturelle au sens où les membres d’une seule société civile seraient par nature différents des membres des autres. Les cités ne poussent pas comme les plantes. Elles ne sont pas purement et simplement fondées sur une filiation commune. Elles viennent à l’existence par des actions humaines. Il existe un élément de choix et même d’arbitraire impliqué dans « l’installation commune » de tels êtres humains particuliers à l’exclusion des autres. Cela ne serait injuste que si la condition de ceux qui sont exclus se détériorait du fait de leur exclusion. Mais la condition de gens qui n’ont fait encore aucun effort sérieux en direction de la perfection de la nature humaine est, nécessairement, mauvaise du point de vue décisif ; elle ne saurait en aucun cas se détériorer par le simple fait que, parmi eux, ceux dont les âmes ont été émues par l’appel à la perfection font de tels efforts. Par ailleurs, il n’y a aucune raison nécessaire qui empêche que ces exclus ne forment une société civile qui leur soit propre. La société civile entendue comme une société close est possible et nécessaire conformément à la justice, parce qu’elle est conforme à la nature[11].
Si la retenue est aussi naturelle à l’homme que la liberté, et si la retenue doit en de nombreux cas être une retenue forcée pour pouvoir être réelle, on ne peut pas dire que la cité soit conventionnelle ou contre nature parce qu’elle est une société coercitive. L’homme est ainsi fait qu’il ne peut réaliser la perfection de son humanité si ce n’est en maîtrisant ses impulsions inférieures. Il ne peut gouverner son corps par la persuasion. Ce fait seul montre que même le gouvernement despotique n’est pas en lui-même contraire à la nature. Ce qui est vrai pour la retenue personnelle, la contrainte exercée sur soi-même et le pouvoir sur soi-même, s’applique en principe à la retenue et à la contrainte par rapport aux autres et au pouvoir sur les autres. Pour prendre le cas extrême, le gouvernement despotique n’est injuste que s’il est appliqué à des êtres qui peuvent être gouvernés par la persuasion ou à des êtres dont la compréhension est suffisante : le gouvernement de Prospéro sur Caliban est juste par nature. La justice et la contrainte ne sont pas mutuellement exclusives ; en fait, il n’est pas entièrement faux de caractériser la justice comme une espèce de contrainte bienveillante. La justice et la vertu en général sont nécessairement un genre de pouvoir. Dire que le pouvoir en tant que tel est mauvais ou corrupteur reviendrait par conséquent à dire que la vertu est mauvaise ou corruptrice. Si certains hommes sont corrompus par l’exercice du pouvoir, d’autres en sont améliorés : « le pouvoir révélera l’homme. »[12]
La pleine réalisation de l’humanité semble donc consister, non pas en une espèce de participation passive à la société civile, mais en l’activité convenablement orientée de l’homme d’Etat, du législateur ou du fondateur. Le souci sérieux pour la perfection d’une communauté requiert un plus haut degré de vertu que le souci sérieux de la perfection d’un individu. Celui qui juge et gouverne a des occasions plus grandes et plus nobles d’agir justement que l’homme ordinaire. L’homme bon n’est pas purement et simplement identique au bon citoyen ; il est identique au bon citoyen qui exerce la fonction de gouvernant dans une bonne société. Ce qui pousse les hommes à rendre hommage à la grandeur politique est donc quelque chose de plus solide que la splendeur aveuglante et les acclamations qui entourent les hautes fonctions, et quelque chose de plus noble que le souci du bien-être de leurs corps. Sensibles aux grands objectifs du genre humain, la liberté et l’empire, ils sentent d’une manière ou d’une autre que la politique est le domaine dans lequel l’excellence humaine peut se manifester le plus pleinement et que la culture appropriée de ce domaine détermine en un sens toute forme d’excellence. La liberté et l’empire sont désirés en tant qu’éléments ou que conditions du bonheur. Mais les sentiments qui sont éveillés par les mots mêmes de « liberté » et d’ « empire » font signe vers une compréhension plus adéquate du bonheur que celle qui sous-tend l’identification du bonheur avec le bien-être du corps ou la satisfaction de la vanité ; ils font signe vers l’opinion selon laquelle le bonheur ou le noyau du bonheur consiste en l’excellence humaine. L’activité politique est donc convenablement orientée si elle est orientée vers la perfection humaine ou vers la vertu. La cité n’a par conséquent pas d’autre fin que l’individu. La morale de la société civile ou de l’Etat est identique à la morale de l’individu. La cité est essentiellement différente d’un gang de voleurs parce qu’elle n’est pas seulement un instrument, ou une expression, de l’égoïsme collectif. Dans la mesure où la fin ultime de la cité est identique à celle de l’individu, la fin de la cité est l’activité paisible conforme à la dignité de l’homme, et non pas la guerre ou la conquête[13].
Dans la mesure où les classiques considéraient les questions morales et politiques à la lumière de la perfection humaine, ils n’étaient pas égalitaristes. Tous les hommes ne sont pas pareillement dotés par la nature pour progresser vers la perfection, ou toutes les « natures » ne sont pas de « bonnes natures ». Si tous les hommes, c’est-à-dire tous les hommes normaux, ont la capacité d’être vertueux, certains ont besoin d’être guidés par d’autres, tandis que d’autres n’en ont pas du tout besoin ou seulement à un bien moindre degré. Par ailleurs, indépendamment des différences de capacités naturelles, tous les hommes ne tendent pas à la vertu avec une ardeur égale. Si grande que soit l’influence qu’il faille attribuer à la manière dont les hommes sont élevés, la différence entre une bonne et une mauvaise éducation n’est que partiellement due à la différence entre un « environnement » favorable et un « environnement » défavorable. Dans la mesure où les hommes sont par conséquent inégaux du point de vue de la perfection humaine, c’est-à-dire du point de vue décisif, attribuer des droits égaux à tous semblait de la dernière injustice aux classiques. Ils soutenaient que certains hommes sont par nature supérieurs aux autres et par conséquent que, selon le droit naturel, ils sont les gouvernants des autres. On suggère parfois que l’opinion des classiques a été rejetée par les stoïciens et spécialement par Cicéron et que cette modification a fait date dans le développement de la doctrine du droit naturel ou qu’elle constitue une rupture radicale par rapport à la doctrine du droit naturel de Socrate, de Platon et d’Aristote. Mais Cicéron lui-même, dont il faut supposer qu’il savait de quoi il parlait, ignorait totalement l’existence d’une différence radicale entre l’enseignement de Platon et le sien propre. Le passage crucial des Lois de Cicéron, qui, selon une opinion courante, vise à établir un droit naturel égalitaire, vise en fait à prouver la socialité naturelle de l’homme. Pour prouver la socialité naturelle de l’homme, Cicéron dit que tous les hommes sont semblables entre eux, c’est-à-dire parents. Il présente la ressemblance en question comme le fondement naturel de la bienveillance des hommes envers les autres hommes : simile simili gaudet. La question de savoir si une expression employée par Cicéron dans ce contexte ne pourrait pas indiquer une légère inclination en faveur de conceptions égalitaires est comparativement sans importance. Il suffit de remarquer que les écrits de Cicéron abondent en propos qui réaffirment l’opinion classique selon laquelle les hommes sont inégaux sur le point décisif et qui réaffirment les implications politiques de cette opinion[14].
Pour parvenir à sa plus haute perfection, il faut que l’homme vive dans la meilleure espèce de société, dans l’espèce de société qui conduit le plus à l’excellence humaine. Les classiques appelaient la meilleure société la meilleure politeia. Ils indiquaient par cette expression, avant tout que, pour être bonne, il faut qu’une société soit une société civile ou politique, une société dans laquelle il existe un gouvernement des hommes et non pas simplement une administration des choses. On traduit ordinairement politeia par « constitution ». Mais, lorsqu’ils emploient le mot de « constitution » dans un contexte politique, les hommes modernes désignent presque inévitablement un phénomène juridique, quelque chose qui ressemble à la loi fondamentale du pays, et non pas quelque chose qui ressemble à la constitution du corps ou de l’âme. Cependant, la politeia n’est pas un phénomène juridique. Les classiques employaient politeia en opposition à « lois ». La politeia est plus fondamentale que toutes les lois ; elle est la source de toutes les lois. La politeia est davantage la distribution effective du pouvoir à l’intérieur de la communauté que ce que la loi constitutionnelle stipule en ce qui concerne le pouvoir politique. On peut définir la politeia par des lois, mais cela n’est pas nécessaire. Les lois concernant une politeia peuvent tromper, involontairement et même intentionnellement, sur le caractère véritable de la politeia. Aucune loi, et par suite aucune constitution, ne peut être le fait politique fondamental, parce que toutes les lois dépendent des êtres humains. Les lois doivent être adoptées, préservée et administrées par des hommes. Les êtres humains qui fondent une communauté politique peuvent être « organisés » de manières fort différentes du point du vue du contrôle des affaires communes. Ce qui est désigné par politeia, c’est principalement l’ « organisation » effective des êtres humains du point de vue du pouvoir politique.
La Constitution Américaine n’est pas la même chose que l’American way of life. Le terme de politeia désigne davantage le mode de vie d’une société que sa constitution. Cependant, ce n’est pas un hasard si la traduction insatisfaisante de politeia par « constitution » est généralement préférée à la traduction « mode de vie d’une société ». Lorsque nous parlons de constitutions, nous pensons au gouvernement ; nous ne pensons pas nécessairement au gouvernement lorsque nous parlons du mode de vie d’une communauté. Lorsqu’ils parlaient de politeia, les classiquent pensaient au mode de vie d’une communauté en tant qu’il est essentiellement déterminé par sa « forme de gouvernement ». Nous traduirons politeia par « régime », en prenant « régime » au sens large que nous lui donnons parfois lorsque nous parlons, par exemple, de l’Ancien Régime en France. On peut provisoirement formuler la pensée reliant le « mode de vie d’une société » à la « forme du gouvernement » de la manière suivante : Le caractère, ou la tonalité propre, d’une société dépend de ce que la société considère comme le plus respectable ou le plus digne d’admiration. Mais en considérant certaines habitudes ou certaines attitudes comme les plus respectables, une société reconnaît la supériorité, la dignité supérieure, des êtres humains qui incarnent le plus parfaitement les habitudes ou les attitudes en question. En d’autres termes, toute société considère un type humain précis (ou un mélange spécifique de types humains) comme faisant autorité. Lorsque le type faisant autorité est l’homme courant, tout doit se justifier devant le tribunal de l’homme courant ; tout ce qui ne peut être justifié devant ce tribunal devient, au mieux, simplement toléré, sinon méprisé ou suspect. Et même ceux qui ne reconnaissent pas ce tribunal sont, qu’ils le veuillent ou non, déterminés par le moule de ses verdicts. Ce qui vaut pour la société gouvernée par l’homme courant s’applique également aux sociétés gouvernées par le prêtre, le riche marchand, le seigneur de la guerre, le gentilhomme, etc., etc. Pour faire véritablement autorité, les êtres humains qui incarnent les habitudes ou les attitudes admirées doivent avoir le dernier mot à l’intérieur de la communauté au vu et au su de tous : ils doivent donner sa forme au régime. Lorsque les classiques se souciaient principalement des différents régimes, et spécialement du meilleur régime, ils sous-entendaient que le phénomène social suprême, ou le phénomène social par rapport auquel seuls les phénomènes naturels sont plus fondamentaux, est le régime[15].
L’importance centrale du phénomène appelé « régimes » est devenu aujourd’hui quelque peu obscurcie. Les raisons de ce changement sont les mêmes que celles qui sont à l’origine du fait que l’histoire politique a cédé sa place auparavant pré-éminente à l’histoire sociale, culturelle, économique, etc., etc. L’apparition de ces nouvelles branches de l’histoire trouve son point culminant — et sa légitimation — dans le concept de « civilisation » (ou de « culture »). Nous avons l’habitude de parler de « civilisations » à propos de ce qui était pour les classiques des « régimes ». La « civilisation » est le substitut moderne du « régime ». Il est difficile de découvrir ce que peut bien être une civilisation. Il est dit qu’une civilisation est une grande société, mais on ne nous dit pas clairement de quel genre de société il s’agit. Si nous demandons comment l’on peut distinguer une civilisation d’une autre, on nous informe que le signe le plus évident et le moins trompeur est la différence entre les styles artistiques. Cela signifie que les civilisations sont des sociétés qui se caractérisent par quelque chose qui n’est jamais au centre de l’intérêt de grandes sociétés en tant que telles : les sociétés ne se font pas mutuellement la guerre à cause de différences dans les styles artistiques. Le repère que nous prenons en parlant de civilisations au lieu de régimes semble venir d’une distance particulière que nous avons prise par rapport aux questions vitales qui meuvent et animent les sociétés et qui assurent leur cohésion.
Le meilleur régime serait appelé aujourd’hui un « régime idéal » ou tout simplement un « idéal ». Le terme moderne d’ « idéal » charrie avec lui une quantité de connotations qui font obstacle à la compréhension de ce que les classiques entendaient par le meilleur régime. Les traducteurs modernes emploient parfois le mot « idéal » pour rendre ce que les classiques appelaient « conforme aux vœux » ou « conforme aux prières ». Le meilleur régime est ce que quelqu’un souhaiterait ou qu’il appellerait de ses prières. Un examen plus attentif montre que le meilleur régime est l’objet du souhait ou des prières de tous les hommes bons ou de tous les “gentilshommes” : le meilleur régime, tel que la philosophie politique classique le présente, est l’objet des souhaits ou des prières des gentilshommes tel que le philosophe interprète cet objet. Mais le meilleur régime, tel que les classiques le comprennent, n’est pas seulement le plus désirable ; il est également censé être réalisable ou possible, c’est-à-dire possible sur terre. Il est à la fois désirable et possible parce qu’il est conforme à la nature. Dans la mesure où il est conforme à la nature, il n’est besoin d’aucun changement miraculeux ou non-miraculeux de la nature humaine pour le réaliser ; il n’exige pas l’abolition ou l’extirpation du mal ou de l’imperfection qui sont essentiels à l’homme et à la vie humaine ; il est par conséquent possible. Et, dans la mesure où il est conforme aux exigences de l’excellence ou de la perfection de la nature humaine, il est au plus haut point désirable. Cependant, si le meilleur régime est possible, sa réalisation n’est en aucune manière nécessaire. Sa réalisation est très difficile, par suite improbable, et même extrêmement improbable. Car l’homme ne contrôle pas les conditions grâce auxquelles il pourrait devenir effectif. Sa réalisation dépend du hasard. Le meilleur régime, qui est conforme à la nature, n’a peut-être jamais été effectif ; il n’y a pas de raison de supposer qu’il existe réellement aujourd’hui ; et il peut bien ne jamais devenir effectif. Il est de son essence d’exister dans le discours en tant que distinct des faits. En un mot, le meilleur régime est, en soi — pour employer le terme forgé par l’un de ceux qui ont étudié le plus profondément la République de Platon — une « utopie »[16].
Le meilleur régime n’est possible que dans les conditions les plus favorables. Il n’est par conséquent juste ou légitime que dans les conditions les plus favorables. Dans des conditions plus ou moins défavorables, seuls sont possibles et par conséquent légitimes des régimes plus ou moins imparfaits. Il n’y a qu’un seul meilleur régime, il y a une diversité de régimes légitimes. La diversité des régimes légitimes correspond à la diversité des types des circonstances appropriées. Tandis que le meilleur régime n’est possible que dans les conditions les plus favorables, les régimes légitimes ou justes sont possibles et moralement nécessaires en tous les temps et en tous les lieux. La distinction entre le meilleur régime et les régimes légitimes a sa racine dans la distinction entre le noble et le juste. Tout ce qui est noble est juste, mais tout ce qui est juste n’est pas noble. Payer ses dettes est juste, mais ce n’est pas noble. Un châtiment mérité est juste, mais il n’est pas noble. Les fermiers et les artisans de la meilleure communauté politique mènent des vies justes, mais il ne mènent pas des vies nobles : ils n’ont pas l’occasion d’agir noblement. Ce que fait un homme sous la contrainte est juste au sens où il ne saurait être blâmé pour cela ; mais cela ne peut être noble. Les actions nobles exigent, comme le dit Aristote, un certain équipement ; sans un tel équipement, elles ne sont pas possibles. Mais nous sommes obligés d’agir justement en toutes circonstances. Un régime très imparfait peut bien constituer la seule solution juste au problème d’une communauté donnée ; mais, dans la mesure où un tel régime ne peut pas être réellement orienté vers la perfection totale de l’homme, il ne peut jamais être noble[17].
Pour éviter les malentendus, il est nécessaire de dire quelques mots au sujet de la réponse, caractéristique des classiques, à la question du meilleur régime. Le meilleur régime est le régime dans lequel les hommes les meilleurs gouvernent ordinairement, le meilleur régime est l’aristocratie. Si la bonté n’est pas identique à la sagesse, elle est en tout cas dépendante de la sagesse : le meilleur régime semble être le gouvernement des sages. En fait, la sagesse apparaissait aux yeux des classiques comme le titre au gouvernement qui est le plus élevé selon la nature. Il serait absurde d’entraver le libre cours de la sagesse par des réglementations quelconques ; par suite, le gouvernement des sages doit être un gouvernement absolu. Il serait pareillement absurde de gêner le libre cours de la sagesse par la prise en compte des souhaits dépourvus de sagesse de ceux qui ne sont pas sages ; par suite, les gouvernants sages ne doivent pas avoir de comptes à rendre à leurs sujets non-sages. Faire dépendre le gouvernement des sages d’une élection par les non-sages ou du consentement des non-sages reviendrait à soumettre ce qui est par nature supérieur à un contrôle exercé par ce qui est par nature inférieur, c’est-à-dire à agir contrairement à la nature. Cependant cette solution, qui à première vue semble être la seule solution juste pour une société dans laquelle il existe des hommes sages, est, la plupart du temps, impraticable. Le petit nombre des sages ne peut pas gouverner le grand nombre des non-sages par la force. Il faut que la foule des non-sages reconnaisse les sages en tant que sages et leur obéisse librement à cause de leur sagesse. Mais la capacité des sages de persuader les non-sages est extrêmement limitée : Socrate, qui vivait ce qu’il enseignait, n’a pas réussi dans sa tentative de gouverner Xanthippe. Par conséquent, il est extrêmement improbable que les conditions requises pour le gouvernement des sages soient jamais réunies. Ce qui a bien plus de chances d’arriver, c’est qu’un homme non-sage, invoquant le droit naturel de la sagesse et satisfaisant les désirs les plus bas du grand nombre, persuade la foule de son propre droit : les perspectives de la tyrannie sont plus radieuses que celles du gouvernement des sages. S’il en est ainsi, il est nécessaire que le droit naturel des sages soit mis en question, il faut que l’exigence indispensable de sagesse soit limitée par la prise en compte de l’exigence du consentement. Le problème politique consiste à concilier l’exigence de sagesse avec l’exigence du consentement. Mais tandis que, du point de vue du droit naturel égalitaire, le consentement l’emporte sur la sagesse, du point de vue du droit naturel classique, la sagesse l’emporte sur le consentement. Selon les classiques, la meilleure manière de réunir ces deux exigences entièrement différentes — celle de la sagesse et celle du consentement ou de la liberté — serait qu’un sage législateur établisse un code de lois que le corps des citoyens, persuadé comme il convient, adopterait librement. Ce code, qui est pour ainsi dire la sagesse concrétisée, doit nécessairement être aussi peu susceptible d’être modifié que possible ; le gouvernement de la loi doit prendre la place du gouvernement des hommes, mêmes sages. L’administration de la loi doit nécessairement être confiée à un type d’homme qui a le plus de chances de l’administrer équitablement, c’est-à-dire dans l’esprit du législateur sage, ou de « compléter » la loi conformément aux exigences des circonstances que le législateur n’a pu prévoir. Les classiques soutenaient que ce type d’homme est le gentilhomme. Le gentilhomme n’est pas identique à l’homme sage. Il est le reflet politique, ou l’imitation politique, de l’homme sage. Les gentilshommes ont ceci en commun avec l’homme sage qu’ils « regardent de très haut » bien des choses que le vulgaire estime au plus haut point, ou qu’ils ont expérience des choses nobles et belles. Ils diffèrent des sages parce qu’ils ont un mépris noble de la précision, parce qu’ils refusent de prendre connaissance de certains aspects de la vie, et parce que, pour vivre comme des gentilshommes, il faut qu’ils soient bien pourvus. Le gentilhomme sera un homme ayant hérité d’une richesse assez importante, principalement des terres, mais pas trop, et dont le mode de vie est urbain. Il sera un patricien urbain qui tire son revenu de l’agriculture. Le meilleur régime sera donc une république dans laquelle la petite noblesse terrienne, qui constitue en même temps le patriciat urbain, bien élevé et à l’esprit civique, qui obéit aux lois et les applique, qui tour à tour gouverne et est gouvernée, prédomine et donne son caractère à la société. Les classiques ont conçu ou recommandé diverses institutions qui paraissaient conduire au gouvernement des meilleurs. Sans doute leur suggestion la plus influente a-t-elle été celle du régime mixte, un mélange de royauté, d’aristocratie et de démocratie. Dans le régime mixte, l’élément aristocratique — le sérieux solennel du Sénat — occupe la position intermédiaire, c’est-à-dire la position centrale ou la position clé. Le régime mixte est en fait — et c’est ce qu’il veut être — une aristocratie renforcée et protégée par l’apport d’institutions monarchiques et démocratiques. Pour résumer, on peut dire qu’il est caractéristique de l’enseignement du droit naturel classique d’atteindre son point culminant dans une réponse double à la question du meilleur régime : le régime purement et simplement le meilleur serait le gouvernement absolu des sages ; le meilleur régime en pratique est le gouvernement des gentilshommes soumis à des lois, ou le régime mixte[18].
Selon une opinion qui est aujourd’hui assez courante et que l’on peut caractériser comme marxiste ou crypto-marxiste, les classiques préféraient le gouvernement du patriciat urbain parce qu’ils appartenaient eux-mêmes au patriciat urbain ou parce qu’ils étaient les valets du patriciat urbain. Nous n’avons pas besoin de contester la thèse selon laquelle, en étudiant une doctrine politique, il nous faut prendre en compte le préjugé, et même le préjugé de classe, de son initiateur. Il suffit d’exiger que la classe à laquelle appartient le penseur en question soit correctement identifiée. Dans l’opinion courante, on néglige le fait qu’il existe un intérêt de classe des philosophes en tant que philosophes, et cette négligence est due en dernière instance à la négation de la possibilité de la philosophie. Les philosophes en tant que philosophes ne s’accordent pas avec leurs familles. L’intérêt égoïste ou l’intérêt de classe des philosophes consiste à ce qu’on les laisse seuls, en ce qu’il leur soit permis de vivre la vie des bienheureux sur la terre en se consacrant à la recherche sur les sujets les plus importants. Or c’est une expérience multiséculaire faite dans des climats naturels et moraux très différents, qu’il n’y a qu’une classe et une seule, qui ait été bien disposée envers la philosophie de manière habituelle, et non de manière intermittente, comme les rois ; et cette classe a été le patriciat urbain. Le petit peuple n’avait aucune sympathie pour la philosophie et pour les philosophes. Comme le dit Cicéron, la philosophie était tenue en défiance par le grand nombre. C’est seulement au XIXe siècle que cet état des choses a profondément et manifestement changé, et ce changement fut en dernière instance la conséquence d’un changement complet de la signification de la philosophie.
La doctrine du droit naturel classique sous sa forme originelle, développée jusqu’au bout, est identique à la doctrine du meilleur régime. Car la question de savoir ce qui est par nature juste ou ce qu’est la justice ne reçoit sa réponse complète que par la construction, dans le discours, du meilleur régime. Le caractère essentiellement politique de la doctrine du droit naturel classique apparaît de la manière la plus claire dans la République de Platon. Le fait que la discussion par Aristote du droit naturel fasse partie de sa discussion du droit politique est à peine moins révélateur, spécialement si l’on oppose le début du propos d’Aristote avec le propos d’Ulpien dans lequel le droit naturel est présenté comme une partie du droit privé[19]. Le caractère politique du droit naturel a été obscurci, ou a cessé d’être essentiel, sous l’influence à la fois du droit naturel égalitariste ancien et de la foi biblique. Sur la base de la foi biblique, le meilleur régime purement et simplement est la Cité de Dieu ; par conséquent, le meilleur régime est aussi ancien que la création et par suite il est toujours réel ; et la cessation du mal, ou la Rédemption, est provoquée par l’action surnaturelle de Dieu. La question du meilleur régime perd ainsi son importance cruciale. Le meilleur régime tel que les classiques l’entendaient cesse d’être identique à l’ordre moral parfait. La fin de la société civile n’est plus « la vie vertueuse en tant que telle » mais seulement une certaine portion de la vie vertueuse. La notion de Dieu comme un législateur acquiert une certitude et une netteté qu’elle n’avait jamais eues dans la philosophie classique. Par conséquent, le droit naturel, ou, plutôt, la loi naturelle devient indépendante du meilleur régime et a la préséance sur lui. La Deuxième Table du Décalogue et les principes qu’elle contient sont d’une dignité infiniment plus haute que le meilleur régime[20]. C’est le droit naturel classique sous cette forme profondément modifiée qui a exercé l’influence la plus forte sur la pensée occidentale depuis presque les débuts de l’ère chrétienne. Pourtant, cette modification cruciale de l’enseignement classique elle-même avait été en un sens anticipée par les classiques. Selon les classiques, la vie politique en tant que telle est essentiellement inférieure en dignité à la vie philosophique.
Cette observation conduit à une nouvelle difficulté, ou plutôt elle nous ramène à la difficulté même que nous n’avons cessé d’affronter — par exemple, lorsque nous avons employé des expressions comme « les gentilshommes ». Si la fin ultime de l’homme est transpolitique, le droit naturel semble avoir une racine transpolitique. Cependant, le droit naturel peut-il être compris adéquatement si on le rapporte directement à cette racine ? Le droit naturel peut-il être déduit de la fin naturelle de l’homme ? Peut-il être déduit de quoi que ce soit ?
La nature humaine est une chose, la vertu ou la perfection de la nature humaine en est une autre. Le caractère déterminé des vertus, et en particulier, de la justice, ne peut être déduit de la nature humaine. Dans le langage de Platon, l’idée de l’homme est certes compatible avec l’idée de justice, mais c’est une idée différente. L’idée de justice semble même appartenir à un autre genre d’idées que l’idée de l’homme, dans la mesure où l’idée de l’homme n’est pas problématique de la même façon que l’idée de justice ; il n’y a guère de désaccord sur la question de savoir si un homme donné est un homme, tandis qu’il y a un désaccord constant sur les choses justes et nobles. Dans le langage d’Aristote, on pourrait dire que la relation de la vertu à la nature humaine est comparable à la relation de l’acte à la puissance, et l’on ne peut déterminer l’acte en partant de la puissance, mais au contraire, la puissance en vient à être connue en remontant vers elle à partir de l’acte[21]. La nature humaine « est » d’une manière différente que sa perfection ou sa vertu. La vertu existe dans la plupart des cas, sinon dans tous, en tant qu’objet d’aspiration et non comme un fait accompli. Par conséquent, elle existe davantage dans le discours que dans les faits. Quel que puisse être le point de départ approprié pour étudier la nature humaine, le point de départ approprié pour étudier la perfection de la nature humaine, et par suite, en particulier, le droit naturel, est ce que l’on dit sur ces sujets ou les opinions qui courent à leur propos.
A parler très grossièrement, nous pouvons distinguer trois types d’enseignements du droit naturel, ou trois différentes manières dont les classiques comprenaient le droit naturel. Ces trois types sont 1/ celui de Socrate et de Platon, 2/ celui d’Aristote, et 3/ celui du thomisme. En ce qui concerne les stoïciens, il me semble que leur enseignement du droit naturel appartient au type de Socrate et de Platon. Selon une opinion qui est relativement courante aujourd’hui, les stoïciens furent à l’origine d’un enseignement de droit naturel d’un type entièrement nouveau. Mais, sans parler d’autres considérations, cette opinion se fonde sur la négligence de la liaison étroite entre le stoïcisme et le cynisme[22], et c’est un socratique qui fut à l’origine du cynisme.
Pour décrire par conséquent de manière aussi concise que possible le caractère de ce que nous nous risquerons à appeler l’ « enseignement sur le droit naturel de Socrate, de Platon et des stoïciens », partons du conflit entre les deux opinions les plus courantes à propos de la justice : celle selon laquelle la justice est bonne et celle selon laquelle la justice consiste à donner à chacun ce qui lui revient. Ce qui revient à un homme est défini par la loi, c’est-à-dire par la loi de la cité. Mais la loi de la cité peut être stupide et par suite nuisible ou mauvaise. Par conséquent, la justice qui consiste à donner à chacun ce qui lui revient peut être mauvaise. Si l’on veut que la justice soit bonne, il nous faut la concevoir comme essentiellement indépendante de la loi. Nous définirons donc la justice comme l’habitude de donner à chacun ce qui lui revient selon la nature. L’opinion généralement acceptée suivant laquelle il est injuste de rendre une arme dangereuse à son propriétaire légitime s’il est pris de folie ou désireux de détruire la cité nous donne une indication sur ce qui revient à autrui conformément à la nature. Cela sous-entend que rien ne peut être juste qui est nuisible à autrui, ou que la justice est l’habitude de ne pas nuire à autrui. Cependant, cette définition ne rend pas compte des cas fréquents où nous blâmons comme injustes des hommes qui, en fait, ne nuisent jamais à autrui mais se retiennent soigneusement de jamais apporter de l’aide à autrui en actes ou en paroles. La justice sera alors l’habitude de faire du bien à autrui. L’homme juste est l’homme qui donne à chacun, non pas ce que prescrit une loi éventuellement stupide, mais ce qui est bon pour autrui, c’est-à-dire ce qui est par nature bon pour autrui. Cependant, personne ne sait ce qui est bon pour l’homme en général, et pour chaque individu en particulier. Tout comme seul le médecin connaît véritablement ce qui est en chaque cas bon pour le corps, seul l’homme sage sait véritablement ce qui est bon en chaque cas pour l’âme. S’il en est ainsi, il ne peut y avoir de justice, en d’autres termes chacun ne peut recevoir ce qui est par nature bon pour lui, que dans une société dans laquelle les hommes sages exercent un contrôle absolu.
Prenons l’exemple du garçon de grande taille qui a un manteau de petite taille et du garçon de petite taille qui a un manteau de grande taille. Le garçon de grande taille est le légitime propriétaire du manteau de petite taille parce que lui-même, ou son père, l’a acheté. Mais ce manteau n’est pas bon pour lui ; il ne lui va pas. Un gouvernant sage enlèvera par conséquent le manteau de grande taille au garçon de petite taille et le donnera au garçon de grande taille sans aucune considération de la propriété légale. Le moins que nous puissions dire est que la propriété juste est quelque chose de tout à fait différent de la propriété légale. Si l’on veut que la justice existe, il faut que les gouvernants sages attribuent à chacun ce qui lui est véritablement dû ou ce qui est par nature bon pour lui. Ils ne donneront à chacun que ce dont il peut user bien, et ils enlèveront à chacun ce dont il ne peut pas bien user. La justice est alors incompatible avec ce que l’on entend généralement par l’expression de « propriété privée ». Toute utilisation a en dernière instance pour fin une action ou un faire ; la justice requiert par conséquent avant tout que chacun se voie attribuer une fonction ou un métier qu’il pourra exercer bien. Mais chacun fait le mieux ce en vue de quoi la nature l’a le mieux doté. La justice existe alors seulement dans une société dans laquelle chacun fait ce qu’il peut faire bien, et dans laquelle chacun possède ce qu’il peut utiliser bien. La justice se confond avec le fait d’être membre d’une telle société et de se dévouer à une telle société — une société conforme à la nature[23].
Il nous faut aller plus loin. On peut dire que la justice de la cité consiste à agir conformément au principe : « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses mérites. » Une société est juste si son principe de vie est l’ « égalité des chances », c’est-à-dire si chaque être humain appartenant à cette société a l’occasion, correspondant à ses capacités, de mériter bien de l’ensemble et de recevoir la récompense appropriée de ses mérites. Dans la mesure où il n’y a pas de bonne raison de supposer que la capacité d’action méritoire soit liée au sexe, à la beauté, et choses semblables, la « discrimination » fondée sur le sexe, la laideur et choses semblables est injuste. La seule récompense appropriée du service est l’honneur, et par conséquent la seule récompense appropriée d’un service exceptionnel est une grande autorité. Dans une société juste, la hiérarchie sociale correspondra strictement à la hiérarchie du mérite et seulement du mérite. Or, en général, la société civile considère comme une condition indispensable de l’exercice d’une haute fonction que l’individu concerné soit un citoyen de naissance, le fils d’un père et d’une mère citoyens. En d’autres termes, la société civile limite d’une manière ou d’une autre le principe du mérite, c’est-à-dire le principe de la justice par excellence, par le principe de l’appartenance à la communauté qui en est totalement indépendant. Pour être véritablement juste, la société civile devrait abandonner cette limitation ; il faut que la société civile soit transformée en un « Etat-mondial ». Le fait qu’il en est nécessairement ainsi est dit découler également de la considération suivante : la société civile en tant que société close sous-entend nécessairement qu’il existe plus d’une société civile, et donc que la guerre est possible. Il est par conséquent nécessaire que la société civile engendre des habitudes de guerre. Mais ces habitudes s’écartent des exigences de la justice. Si des peuples sont en guerre, ils se soucient de la victoire et non pas d’attribuer à l’ennemi ce qu’un juge impartial et intelligent considèrerait comme bénéfique pour lui. Ils se soucient de nuire à d’autres, et l’homme juste était apparu comme un homme qui ne fait de mal à personne. La société civile est par conséquent forcée de faire une distinction : l’homme juste est l’homme qui ne fait pas de mal, mais qui aime ses amis ou ses voisins, c’est-à-dire ses concitoyens, et aussi qui fait du mal ou qui hait ses ennemis, c’est-à-dire les étrangers qui en tant que tels sont au moins potentiellement des ennemis de sa cité. Nous pouvons appeler ce type de justice la « morale du citoyen », et nous dirons que la cité requiert nécessairement la morale du citoyen en ce sens. Mais la morale du citoyen souffre d’une inévitable contradiction interne. Elle affirme que des règles de conduite différentes s’appliquent en guerre et en paix, mais elle ne peut s’empêcher de considérer au moins certaines règles appropriées, qui ne s’appliquent, dit-on, qu’en temps de paix, comme universellement valides. La cité ne peut se contenter de dire, par exemple, que la tromperie, et spécialement la tromperie au détriment des autres, est mauvaise en temps de paix, mais digne d’éloges en temps de guerre. Elle ne peut s’empêcher de regarder avec défiance l’homme qui est un bon trompeur, ou elle ne peut s’empêcher de considérer les manières contournées ou déloyales qui sont requises pour la réussite de toute tromperie comme purement et simplement vicieuses ou écœurantes. Cependant, il faut que la cité commande de tels moyens lorsqu’ils sont employés contre l’ennemi, et même qu’elle en fasse l’éloge. Pour éviter cette contradiction interne, il faut que la cité se transforme en un « Etat mondial ». Mais aucun être humain ni aucun groupe d’êtres humains ne peut gouverner l’ensemble du genre humain avec justice. Par conséquent, ce que l’on pressent lorsqu’on parle de l’ « Etat mondial » comme une société humaine tout-englobante soumise à un unique gouvernement humain est en vérité le cosmos gouverné par Dieu, qui est donc la seule vraie cité, ou la cité qui est purement et simplement conforme à la nature parce qu’elle est la seule cité à être purement et simplement juste. Les hommes ne sont citoyens de cette cité, ou n’y sont des hommes libres, que s’ils sont sages ; leur obéissance à la loi qui ordonne la cité naturelle, la loi naturelle, est identique à la prudence[24].
Cette solution du problème de la justice dépasse manifestement les limites de la vie politique[25]. Elle sous-entend que la justice qui est possible à l’intérieur de la cité, ne peut être qu’imparfaite ou ne peut être incontestablement bonne. Il existe encore d’autres raisons qui forcent les hommes à rechercher au-delà du domaine politique une justice parfaite, ou, plus généralement, une vie qui soit véritablement conforme à la nature. Il n’est pas possible ici de faire plus que d’indiquer simplement ces raisons. En premier lieu, les sages ne désirent pas gouverner ; il faut par conséquent qu’ils soient contraints à gouverner. Il faut qu’ils soient contraints parce que toute leur vie est consacrée à la recherche de quelque chose qui est d’une dignité absolument plus élevée que toute chose humaine — la vérité immuable. Et il apparaît contre-nature de préférer l’inférieur au supérieur. Si l’effort pour atteindre la vérité éternelle est la fin ultime de l’homme, la justice et la vertu morale en général ne peuvent être pleinement légitimées que par le fait qu’elles sont requises en vue de cette fin ultime ou qu’elles sont des conditions de la vie philosophique. De ce point de vue, l’homme qui est simplement juste ou moral sans être un philosophe apparaît comme un être humain tronqué. Ainsi, la question surgit de savoir si l’homme moral ou juste qui n’est pas un philosophe est en quoi que ce soit supérieur à l’homme « érotique » non-philosophe. La question surgit semblablement de savoir si la justice et la morale en général, dans la mesure où elles sont requises pour la vie philosophique, sont identiques, en ce qui concerne à la fois leur signification et leur extension, à la justice et à la morale telles qu’on les entend communément, ou si la morale n’a pas deux racines entièrement différentes, ou si ce qu’Aristote appelle vertu morale n’est pas, en fait, simplement la vertu politique ou vulgaire. Cette dernière question peut également être formulée en demandant si, en transformant l’opinion sur la morale en une connaissance de la morale, on ne dépasse pas la dimension de la morale au sens politiquement utile du terme[26].
Quoi qu’il en soit, tant la dépendance manifeste de la vie philosophique par rapport à la cité que l’affection naturelle que les hommes éprouvent envers les autres hommes, et spécialement envers leurs proches, indépendamment de la question de savoir si ces hommes ont ou non de « bonnes natures » ou sont des philosophes en puissance, rendent nécessaire pour le philosophe de redescendre dans la caverne, c’est-à-dire de s’occuper des affaires de la cité, que ce soit d’une manière directe ou d’une manière assez éloignée. En descendant dans la caverne, le philosophe reconnaît que ce qui est intrinsèquement ou par nature le plus élevé n’est pas le plus urgent pour l’homme, qui est essentiellement un être « intermédiaire » — intermédiaire entre les animaux et les dieux. Lorsqu’il tente de guider la cité, il sait donc à l’avance que, pour être utile à la cité ou bon pour elle, il faut que les exigences de la sagesse soient limitées ou édulcorées. Si ces exigences sont identiques au droit naturel ou à la loi naturelle, il faut édulcorer le droit naturel ou la loi naturelle afin de les rendre compatibles avec les exigences de la cité. La cité requiert que la sagesse soit conciliée avec le consentement. Mais admettre la nécessité du consentement, c’est-à-dire du consentement des non-sages, revient à admettre un droit de non-sagesse, c’est-à-dire un droit qui est irrationnel, même s’il est inévitable. La vie en cité exige un compromis fondamental entre la sagesse et la folie, et cela signifie un compromis entre le droit naturel que la raison, ou l’entendement, discerne et le droit qui n’est fondé que sur l’opinion. La vie en cité exige l’édulcoration du droit naturel par le droit simplement conventionnel. Le droit naturel ferait l’effet d’une charge de dynamite dans la société civile. En d’autres termes, il faut transformer le bien pur et simple, qui est ce qui est bon par nature et qui se distingue radicalement de l’ancestral, en un bien politiquement bon, qui est, pour ainsi dire, le résultat de la division du bien pur et simple par l’ancestral : le bien politiquement bon est ce qui « supprime une grande quantité de maux sans choquer une grande quantité de préjugés. » C’est sur cette nécessité que se fonde partiellement le besoin d’inexactitude dans les questions politiques ou morales[27].
La notion selon laquelle il faut édulcorer le droit naturel afin de le rendre compatible avec la société civile est la racine philosophique de la distinction ultérieure entre le droit naturel primitif et le droit naturel dérivé[28]. Cette distinction était liée à l’opinion selon laquelle le droit naturel primitif, qui exclut la propriété privée et d’autres traits caractéristiques de la société civile, appartenait à l’état originel d’innocence de l’homme, tandis que le droit naturel dérivé est nécessaire après que l’homme est devenu corrompu, en tant que remède à cette corruption. Il ne faut pas que nous négligions cependant la différence entre la notion selon laquelle le droit naturel doit être édulcoré et la notion d’un droit naturel dérivé. Si les principes valides dans la société civile sont un droit naturel édulcoré, ils sont bien moins respectables que s’ils sont considérés comme un droit naturel dérivé, c’est-à-dire comme divinement établi et entraînant un devoir absolu pour l’homme déchu. C’est seulement dans ce dernier cas que la justice telle qu’on l’entend communément est incontestablement bonne. C’est seulement dans ce dernier cas que le droit naturel au sens strict ou le droit naturel primitif cesse d’être de la dynamite pour la société civile.
Cicéron a exposé dans ses écrits, spécialement dans le troisième livre de sa République et dans les deux premiers livres de ses Lois, une version atténuée de l’enseignement stoïcien originel sur la loi naturelle. Il ne reste pratiquement aucune trace de la liaison entre le stoïcisme et le cynisme dans sa présentation. La loi naturelle telle qu’il la présente ne semble pas avoir été édulcorée afin d’être compatible avec la société civile ; elle semble naturellement en accord avec la société civile. Conformément à cela, ce que l’on est tenté d’appeler « l’enseignement cicéronien de la loi naturelle » se rapproche plus de ce que certains savants considèrent aujourd’hui comme l’enseignement pré-moderne typique de la loi naturelle que tout autre doctrine antérieure dont nous ayons plus que des fragments. Il est par conséquent de quelque importance que l’attitude de Cicéron envers l’enseignement en question ne soit pas mal comprise[29].
Dans les Lois, ouvrage dans lequel Cicéron et ses compagnons recherchent l’ombre et dans lequel Cicéron lui-même expose l’enseignement stoïcien sur la loi naturelle, il indique qu’il n’est pas certain de la vérité de cette doctrine. Cela n’est pas surprenant. L’enseignement stoïcien sur la loi naturelle se fonde sur la doctrine de la providence divine et sur une téléologie anthropocentrique. Dans De la nature des dieux, Cicéron soumet cette doctrine théologico-téléologique à une critique sévère, avec pour résultat qu’elle ne peut être à ses yeux qu’une approximation d’un semblant de vérité. De manière semblable, il accepte dans les Lois la doctrine stoïcienne de la divination (qui est une branche de la doctrine stoïcienne de la providence), alors qu’il la critique dans le deuxième livre de son ouvrage Sur la divination. L’un des interlocuteurs dans les Lois est Atticus, l’ami de Cicéron, qui accepte la doctrine stoïcienne de la loi naturelle mais qui, en tant qu’épicurien, ne peut pas l’avoir acceptée parce qu’il la considérait comme vraie, ou en tant que penseur ; bien plutôt, il l’a acceptée en tant que citoyen romain et plus particulièrement en tant que partisan de l’aristocratie, parce qu’il la considérait comme politiquement salutaire. Il est raisonnable de supposer que l’acceptation apparemment sans réserves par Cicéron de l’enseignement stoïcien sur la loi naturelle a la même motivation que celle d’Atticus. Cicéron dit lui-même qu’il a écrit des dialogues afin de ne pas exposer ses opinions réelles trop ouvertement. Après tout, il était un sceptique académique et non pas un stoïcien. Et le penseur qu’il prétend suivre, et qu’il admire le plus, est Platon lui-même, le fondateur de l’Académie. Le moins qu’il soit nécessaire de dire est que Cicéron ne considérait pas l’enseignement stoïcien sur la loi naturelle, dans la mesure où il va au-delà de l’enseignement du droit naturel par Platon, comme d’une vérité évidente[30].
Dans la République, dans laquelle les interlocuteurs recherchent le soleil et qui est de l’aveu général une libre imitation de la République de Platon, l’enseignement stoïcien sur la loi naturelle, ou la défense de la justice (c’est-à-dire la mise en évidence que la justice est bonne par nature) n’est pas exposé par le personnage principal. Scipion, qui occupe dans l’ouvrage de Cicéron la position occupée par Socrate dans le modèle platonicien, est pleinement convaincu de la petitesse de toutes les choses humaines et par conséquent il aspire à la vie contemplative dont on jouit après la mort. La version de l’enseignement stoïcien sur la loi naturelle — version exotérique — qui est en parfait accord avec les exigences de la société civile, est confiée à Lælius, qui se défie de la philosophie au sens plein et strict du terme et qui se sent absolument chez lui sur la terre, à Rome ; il est assis au centre, à l’imitation de la terre. Lælius va jusqu’à ne trouver aucune difficulté à concilier la loi naturelle avec les exigences de l’Empire romain en particulier. Cependant, Scipion laisse entrevoir l’enseignement stoïcien originel et pur sur la loi naturelle, qui est incompatible avec les exigences de la société civile. Il indique semblablement combien de force et de ruse il a fallu pour faire la grandeur de Rome : le régime romain, qui est le meilleur régime existant, n’est pas purement et simplement juste. Il semble ainsi laisser entrevoir que « la loi naturelle » sur laquelle la société civile peut agir est, en vérité, une loi naturelle édulcorée par un principe inférieur. La critique du caractère naturel du droit est faite par Philus, qui est un sceptique académique, comme Cicéron lui-même[31]. Il est donc erroné de faire de Cicéron un partisan de l’enseignement stoïcien sur la loi naturelle.
Pour en venir maintenant à l’enseignement aristotélicien sur le droit naturel, il nous faut remarquer en premier lieu que le seul traitement portant sur le droit naturel qui soit certainement d’Aristote et qui exprime certainement les opinions propres d’Aristote ne couvre guère qu’une seule page de l’Ethique à Nicomaque. De plus, le passage est singulièrement évasif ; il n’est éclairé par aucun exemple de ce qui est par nature droit. Voici cependant ce que l’on peut dire en toute sûreté : selon Aristote, il n’y a pas de disproportion fondamentale entre le droit naturel et les exigences de la société politique, ou il n’est pas essentiellement besoin d’édulcorer le droit naturel. De ce point de vue comme à bien d’autres, Aristote s’oppose à la folie divine de Platon et, par anticipation, aux paradoxes des stoïciens, avec cette mesure sans égal qui lui est propre. Un droit qui transcende nécessairement la société politique, nous donne-t-il à entendre, ne peut pas être le droit naturel à l’homme, qui est par nature un animal politique. Platon n’a jamais examiné aucun sujet — que ce soit la cité, le ciel ou les nombres — sans avoir constamment à l’esprit la question socratique élémentaire : « Qu’est-ce que le mode de vie juste (right) ? » Et le mode de vie purement et simplement juste (right) se révèle être la vie philosophique. Et Platon définit en fin de compte le droit naturel en référence directe au fait que la seule vie qui soit purement et simplement juste est la vie du philosophe. Aristote, d’un autre côté, traite chacun des divers niveaux des êtres en lui-même et par suite en particulier chaque niveau de la vie humaine, en lui-même. Lorsqu’il examine la justice, il examine la justice telle que chacun la connaît et telle qu’elle est entendue dans la vie politique, et il refuse de se laisser entraîner dans le tourbillon dialectique qui nous emporte très au-delà de la justice au sens ordinaire du terme en direction de la vie philosophique. Non pas qu’il nie le droit ultime de ce processus dialectique ni la tension existante entre les exigences de la philosophie et celles de la cité ; il sait que le régime purement et simplement le meilleur appartient à une époque entièrement différente de celle de la philosophie pleinement développée. Mais il sous-entend que les étapes intermédiaires de ce processus, tout en n’étant pas absolument cohérentes, le sont néanmoins assez dans la plupart des cas. Il est vrai que ces étapes ne peuvent exister que dans la pénombre, mais c’est là une raison suffisante pour que l’analyste — et spécialement l’analyste dont le souci principal est de guider les actions humaines —les laisse dans cette pénombre. Dans la pénombre qui est essentielle à la vie humaine en tant que simplement humaine, la justice qui peut être trouvée dans les cités apparaît comme la justice parfaite et comme incontestablement bonne ; il n’est pas besoin d’édulcorer le droit naturel. Aristote dit donc tout simplement que le droit naturel est une partie du droit politique. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de droit naturel en dehors de la cité ou avant la cité. Sans parler des relations entre parents et enfants, la relation de justice qui existe entre deux individus parfaitement étrangers l’un à l’autre qui se rencontrent sur une île déserte n’est pas une relation de justice politique et elle est néanmoins déterminée par la nature. Ce qu’Aristote suggère, c’est que la forme la plus pleinement développée du droit naturel est celle qui règne entre des concitoyens ; c’est seulement entre des concitoyens que les relations qui sont la matière du droit ou de la justice atteignent leur plus grande consistance et, en fait, leur pleine croissance.
La deuxième affirmation concernant le droit naturel que fait Aristote — une affirmation bien plus surprenante que la première — est que le droit naturel est variable. Selon Thomas d’Aquin, il faut nuancer ce propos pour le comprendre : les principes du droit naturel, les axiomes dont sont dérivées les règles plus précises du droit naturel, sont universellement valides et immuables ; seules les règles plus précises (par exemple la règle de rendre les dépôts) du droit naturel sont variables. L’interprétation thomiste est liée à l’opinion selon laquelle il existe un habitus des principes pratiques, un habitus qu’il appelle « conscience », ou, plus précisément, synderesis. Le mot même montre que cette opinion est étrangère à Aristote ; il est d’origine patristique. De plus, Aristote dit explicitement que tout droit — et par suite également tout droit naturel — est variable ; il ne nuance aucunement cette affirmation. Il existe une autre interprétation médiévale de la doctrine aristotélicienne, à savoir l’opinion d’Averroès, ou, plus exactement, l’opinion caractéristique des falasifa (c’est-à-dire des aristotéliciens musulmans) ainsi que des aristotéliciens juifs. Cette opinion fut exposée à l’intérieur du monde chrétien par Marsile de Padoue, et sans doute par d’autres averroïstes chrétiens ou latins. Selon Averroès, Aristote entend par droit naturel « le droit naturel légal ». Ou, comme le dit Marsile, le droit naturel est seulement quasi-naturel ; en fait, il dépend de l’institution ou de la convention humaine ; mais il se distingue du droit simplement positif par le fait qu’il se fonde sur une convention omniprésente. Dans toutes les sociétés civiles humaines, les mêmes règles générales de ce qui constitue la justice apparaissent nécessairement. Elles précisent les exigences minimales de la société ; elles correspondent en gros à la Deuxième Table du Décalogue, mais en y ajoutant le commandement de vénérer le divin. En dépit du fait qu’elles semblent évidemment nécessaires et qu’elles sont universellement reconnues, elles sont conventionnelles pour la raison suivante : la société civile est incompatible avec toutes les règles immuables, même fondamentales ; car, dans certaines conditions, la négligence de ces règles peut être nécessaire pour la conservation de la société ; mais, pour des raisons pédagogiques, il faut que la société présente certaines règles qui sont généralement valides comme universellement valides. Dans la mesure où les règles en question sont normalement en vigueur, tous les enseignements portant sur la société affirment ces règles et passent sous silence les rares exceptions. Le caractère opératoire des règles générales dépend du fait qu’elles soient enseignées sans réserves, sans les « à condition que » ou les « mais ». Mais l’omission des réserves qui rend les règles plus efficaces, en fait du même coup des règles fausses. Les règles non limitées ne sont pas le droit naturel mais le droit conventionnel[32]. Cette opinion sur le droit naturel s’accorde avec Aristote dans la mesure où elle admet la variabilité de toutes les règles de justice. Mais elle diffère de l’opinion d’Aristote dans la mesure où elle implique la négation du droit naturel proprement dit. Comment pouvons-nous donc trouver une voie intermédiaire sûre entre ces adversaires formidables que sont Averroès et Thomas d’Aquin ?
On est tenté de faire la suggestion suivante : en parlant du droit naturel, Aristote ne pense pas premièrement à des propositions générales quelconques, mais plutôt à des décisions concrètes. Toute action porte sur des situations particulières. Par suite, la justice et le droit naturel résident, pour ainsi dire, davantage dans des décisions concrètes que dans des règles générales. Il est bien plus facile de voir clairement, dans la plupart des cas, que tel meurtre particulier était juste que d’affirmer clairement la différence spécifique entre un meurtre juste en tant que tel et les meurtres injustes en tant que tels. Une loi qui résout justement un problème particulier d’un pays donné en un temps donné peut être dite juste à un plus haut degré que toute règle générale de la loi naturelle qui, à cause de sa généralité, peut empêcher une décision juste dans un cas. Dans tout conflit humain il existe la possibilité d’une décision juste fondée sur la considération complète de toutes les circonstances, une décision exigée par la situation. Le droit naturel est fait de telles décisions. Le droit naturel ainsi entendu est manifestement variable. Cependant, on peut difficilement nier que des principes généraux soient impliqués et présupposés dans toutes les décisions concrètes. Aristote reconnaît l’existence de tels principes, par exemple ceux qu’il a énoncés lorsqu’il parlait de justice « commutative » et « distributive ». De manière semblable, son examen du caractère naturel de la cité (un examen qui traite des questions de principe soulevées par l’anarchisme et le pacifisme), sans parler de son examen de l’esclavage, est une tentative pour établir des principes de droit. Ces principes semblent universellement valides ou invariables. Que veut donc dire Aristote lorsqu’il dit que tout droit naturel est variable ? Ou pourquoi le droit naturel consiste-t-il en dernière analyse en des décisions concrètes plutôt qu’en des règles générales ?
Il existe une signification de la justice qui n’est pas épuisée en particulier par les principes de la justice commutative et distributive. Avant d’être le juste déterminé par la justice commutative et distributive, le juste est le bien commun. Le bien commun consiste normalement en ce qui est requis par la justice commutative et distributive ou par d’autres principes moraux de ce genre ou en ce qui est compatible avec ces exigences. Mais le bien commun inclut également, bien entendu, la simple existence, la simple survie, la simple indépendance, de la communauté politique considérée. Appelons une situation extrême une situation dans laquelle l’existence même ou l’indépendance d’une société est en jeu. Dans les situations extrêmes, il peut y avoir des conflits entre ce que la conservation de la société exige et les exigences de la justice commutative et distributive. En de telles situations, et seulement en de telles situation, on peut dire en toute justice que la sécurité publique est la loi la plus haute. Une société honnête ne fera pas la guerre sinon pour une juste cause. Mais ce qu’elle fera pendant une guerre dépendra dans une certaine mesure de ce que l’ennemi — peut-être un ennemi absolument dénué de scrupules et sauvage — le forcera à faire. Il n’y a pas de limites qui puisse être définies à l’avance, il n’y a pas de limites assignables à ce qui pourrait devenir de justes représailles. Et la guerre projette son ombre sur la paix. La société la plus juste ne peut pas survivre sans « intelligence », c’est-à-dire sans espionnage. L’espionnage est impossible sans la suspension de certaines règles de droit naturel. Mais les sociétés ne sont pas seulement menacées de l’extérieur. Les considérations qui s’appliquent aux ennemis étrangers peuvent fort bien s’appliquer aux éléments subversifs à l’intérieur de la société. Laissons ces nécessités désagréables sous le voile sous lequel il convient de les maintenir. Il suffit de répéter que dans les situations extrêmes les règles normalement valides du droit naturel sont modifiées en toute justice, ou qu’elles sont changées en conformité avec le droit naturel ; les exceptions sont aussi justes que les règles. Et Aristote semble suggérer qu’il n’existe pas une seule règle, si fondamentale soit-elle, qui ne connaisse pas des exceptions. On pourrait dire que dans tous les cas il faut préférer le bien commun au bien privé et que cette règle ne souffre aucune exception. Mais cette règle revient seulement à dire que la justice doit être observée, et nous aimerions bien savoir ce que peut bien être ce que requièrent la justice ou le bien commun. En disant que dans les situations extrêmes la sécurité publique est la loi la plus haute, on sous-entend que la sécurité publique n’est pas la loi la plus haute dans les situations normales ; dans les situations normales, les lois les plus hautes sont les règles communes de justice. La justice a deux principes différents ou deux ensembles de principes différents : les exigences de la sécurité publique, ou ce qui est nécessaire dans les situations extrêmes, à savoir préserver la simple existence ou l’indépendance de la société d’un côté, et de l’autre les règles de justice au sens plus précis du terme. Et il n’y a pas de principe qui définisse clairement en quel type de cas la sécurité publique a la priorité, ni en quel type de cas les règles précises de la justice ont la priorité. Car il n’est pas possible de définir précisément ce qui fait une situation extrême par opposition à une situation normale. Tout ennemi dangereux, extérieur ou intérieur, est plein de ressources au sens où il est capable de transformer ce qui, sur la base de l’expérience antérieure, pourrait raisonnablement être considéré comme une situation normale en une situation extrême. Il est nécessaire que le droit naturel soit variable pour faire face à la capacité d’invention des hommes méchants. Ce qui ne peut pas être décidé par avance par des règles universelles, ce qui peut être décidé au moment critique par l’homme d’Etat le plus compétent et le plus probe en situation peut rétrospectivement apparaître à tous comme juste ; la discrimination objective entre les actions extrêmes qui étaient justes et les actions extrêmes qui ne l’étaient pas est l’un des plus nobles devoirs de l’historien[33].
Il est important que l’on comprenne clairement la différence entre l’opinion aristotélicienne du droit naturel et le machiavélisme. Machiavel nie l’existence du droit naturel, parce qu’il se détermine en fonction des situations extrêmes dans lesquelles les exigences de la justice sont réduites aux exigences de la nécessité, et non pas en fonction des situations normales dans lesquelles les exigences de la justice au sens strict sont la loi la plus haute. En outre, il ne manifeste aucune répugnance qu’il lui serait nécessaire de surmonter pour les écarts par rapport à ce qui est normalement droit. Au contraire, il semble retirer un certain plaisir à la contemplation de ces écarts, et il ne se soucie pas de mener une recherche scrupuleuse sur la question de savoir si tel écart particulier est ou non réellement nécessaire. Le véritable homme d’Etat au sens aristotélicien, d’un autre côté, se détermine en fonction de la situation normale et en fonction de ce qui est normalement droit, et c’est avec répugnance qu’il s’écarte de ce qui est normalement droit et seulement afin de sauver la cause de la justice et de l’humanité même de l’homme. On ne peut trouver aucune expression légale de cette différence. Son importance politique saute aux yeux. Les deux extrêmes opposés, qui sont appelés aujourd’hui le « cynisme » et l’ « idéalisme », se combinent afin d’obscurcir cette différence. Et, comme tout le monde peut s’en apercevoir, ils n’ont pas été sans réussite.
Le caractère variable des exigences de la justice que les hommes peuvent pratiquer a été reconnu non seulement par Aristote, mais également par Platon. L’un et l’autre évitèrent le Scylla de l’ « absolutisme » et le Charybde du « relativisme » en soutenant une opinion que l’on peut se risquer à exprimer de la manière suivante : Il existe une hiérarchie de fins universellement valides, mais il n’existe pas de règles d’action universellement valides. Pour ne pas répéter ce que l’on a indiqué plus haut, en décidant ce qui doit être fait, c’est-à-dire ce qui doit être fait par cet individu (ou ce groupe particulier) ici et maintenant, il faut envisager non seulement lequel des divers objectifs en concurrence a un rang plus élevé, mais aussi lequel est le plus urgent dans les circonstances. Ce qui est le plus urgent est légitimement préféré à ce qui l’est moins, et le plus urgent est en de nombreux cas de rang inférieur à ce qui est moins urgent. Mais on ne peut faire de la règle selon laquelle l’urgence est une considération plus élevée que la place dans la hiérarchie une règle universelle. Car il est de notre devoir de faire de l’activité la plus haute, autant que nous le pouvons, la chose la plus urgente et la plus nécessaire. Et le maximum d’effort que l’on peut attendre varie nécessairement d’un individu à l’autre. Le seul critère universellement valide est la hiérarchie des fins. Ce critère est suffisant pour passer jugement sur le niveau de noblesse des individus et des groupes, et des actions et des institutions. Mais ce critère ne suffit pas pour guider nos actions.
La doctrine thomiste du droit naturel, ou, plus généralement, de la loi naturelle, est dépourvue des hésitations et des ambiguïtés qui caractérisent les enseignements, non seulement de Platon et de Cicéron, mais également d’Aristote. Par sa netteté et sa noble simplicité, elle dépasse même l’enseignement stoïcien édulcoré sur la loi naturelle. Aucun doute ne subsiste, non seulement au sujet de l’harmonie fondamentale entre le droit naturel et la société civile, mais semblablement au sujet du caractère immuable des propositions fondamentales de la loi naturelle ; les principes de la loi morale, spécialement tels qu’ils sont formulés dans la Deuxième Table du Décalogue, ne souffrent aucune exception, si ce n’est peut-être par une intervention divine. La doctrine de la synderesis ou de la conscience explique pourquoi la loi naturelle peut toujours être promulguée de manière appropriée à tous les hommes et par suite être universellement obligatoire. Il est raisonnable de supposer que ces profonds changements venaient de l’influence de la croyance en la révélation biblique. Si cette supposition devait se révéler correcte, on serait forcé de se demander, cependant, si la loi naturelle telle que Thomas d’Aquin la comprend est la loi naturelle à strictement parler, c’est-à-dire une loi connaissable à l’esprit humain laissé à ses propres ressources, à l’esprit humain non éclairé par la révélation divine. Ce doute est renforcé par la considération suivante : la loi naturelle qui est connaissable à l’esprit humain laissé à ses seules ressources et qui prescrit principalement des actions au sens strict est liée à, ou fondée sur, la fin naturelle de l’homme ; cette fin est double : la perfection morale et la perfection intellectuelle : la perfection intellectuelle est de dignité supérieure à la perfection morale ; mais la perfection intellectuelle, ou la sagesse, telle que raison humaine laissée à ses seules ressources la connaît, n’a pas besoin de la vertu morale. Thomas résout cette difficulté en soutenant pratiquement que, selon la raison naturelle, la fin naturelle de l’homme est insuffisante, ou elle fait signe au-delà d’elle-même, ou, plus précisément, que la fin de l’homme ne peut pas consister en la recherche philosophique, a fortiori en l’activité politique. Ainsi, la raison naturelle elle-même crée une présomption en faveur de la loi divine, qui complète ou perfectionne la loi naturelle. En tout cas, la conséquence ultime de l’opinion thomiste sur la loi naturelle est que la loi naturelle est en pratique inséparable non seulement de la théologie naturelle — c’est-à-dire d’une théologie naturelle qui est, en fait, fondée sur la croyance en la révélation biblique — mais même de la théologie révélée. La loi naturelle moderne fut en partie une réaction à cette absorption de la loi naturelle par la théologie. Les efforts modernes furent partiellement fondés sur la prémisse, qui aurait été acceptable pour les classiques, selon laquelle les principes moraux ont une évidence plus grande que les enseignements de la théologie naturelle eux-mêmes et par conséquent selon laquelle la loi naturelle ou le droit naturel doivent être maintenus indépendants de la théologie et de ses controverses. Le deuxième point important sur lequel la pensée politique moderne revint aux classiques en s’opposant à l’opinion thomiste est illustré par des questions comme l’indissolubilité du mariage et le contrôle des naissances. Un ouvrage comme L’Esprit des Lois de Montesquieu ne sera pas bien compris si l’on néglige le fait qu’il est orienté contre l’opinion thomiste sur le droit naturel. Montesquieu a tenté de rendre à l’activité de l’homme d’Etat la souplesse que l’enseignement thomiste avait considérablement restreinte. Il y aura toujours des controverses sur ce que furent les pensées privées de Montesquieu. Mais on peut dire en toute sécurité que ce qu’il enseigne explicitement, en tant qu’analyste de la politique et qu’il présente comme politiquement sain et droit, est plus proche de l’esprit des classiques que de Thomas.
[1] Cicéron, Tusculanes, V, 10 ; Hobbes, De Cive, préface, vers le début. En ce qui concerne les prétendues origines pythagoriciennes de la philosophie politique, voir Platon, République, 600a 9-b 5, ainsi que Cicéron, Tusculanes, V, 8-10 et République, i. 16.
[2] Platon, Apologie de Socrate, 19a 8-d 7 ; Xénophon, Mémorables, I, 1. 11-16 ; IV, 3. 14 ; 4. 12 sqq., 7, 8. 4 ; Aristote, Métaphysique, 987b 1-2 ; De partibus animalium, 642a 28-30 ; Cicéron, République, i. 15-16.
[3] Platon, République, 456b 12-e 2, 452a 7, e 6-7, 484c 7-d 3, 500d 4-8, 501b 1-e 2 ; Lois, 794d 4-795d 5 ; Xénophon, Economique, 7. 16 et Hiéron, 3. 9 ; Aristote, Ethique à Nicomaque, 1133a 29-31 et 1134b 18-1135a 5 ; Politique, 1255a 1-b 15, 1257b 10 sqq.
[4] Comparer avec Cicéron, République, où il est dit que la compréhension de la ratio rerum civilium, en tant que distincte de l’édification d’un modèle de l’action politique, est le but de la République de Platon.
[5] Xénophon, Mémorables, I.1. 16 ; IV. 6. 1, 7 ; 7. 3-5.
[6] Voir Platon, République, 358e 3, 367b 2-5, e 2, 369a 5-6, e 9-10, 370a 8-b 1.
[7] Platon, Gorgias, 499 e 6-500a 3 ; République, 369e 10 sqq. ; comparer République, 352d 6-353e 6, 433a 1-b 4, 441d 12 sqq., et 444d 13-445b 4 avec Aristote, Ethique à Nicomaque, 1098a 8-17 ; Cicéron, Des fins, II. 33-34, 40 ; IV. 16, 25, 34, 37 ; V. 26 ; Lois, I. 17, 22, 25, 27, 45, 58-62.
[8] Platon, Gorgias, 497d 8 sqq. ; République, 402d 1-9 ; Xénophon, Helléniques, VII. 3. 12 ; Aristote, Ethique à Nicomaque, 1174a 1-8 ; Rhétorique, 1366b 36 sqq. ; Cicéron, Des Fins II. 45, 64-65, 69 ; V. 47, 61 ; Lois, I. 37, 41, 48, 51, 55, 59.
[9] Platon, République 369b 5-370b 2 ; Banquet 207a 6-c 1 ; Lois 776d 5-778a 6 ; Aristote, Politique 1253a 7-18, 1278b 18-25 ; Ethique à Nicomaque 1161b 1-8 (cf.Platon, République 395e 5) et 1170b 10-14 ; Rhétorique 1373b 6-9 ; Isocrate, Panégyrique 23-24 ; Cicéron, République, I. 1, 38-41 ; III. 1-3, 25 ; IV. 3 ; Lois I. 30, 33-35, 43 ; De Finibus, II. 45, 78, 109-10 ; III. 62-71 ; IV. 17-18 ; Grotius, De jure belli, Prolegomena, §§ 6-8.
[10] Cicéron, République V. 6 ; Lois I. 24, 40 ; De Finibus IV. 18.
[11] Platon, République 423a 5-c 5 ; Lois 681c 4-d 5, 708b 1-d 7, 738d 6-e 5, 949e 3 sqq. ; Aristote, Ethique à Nicomaque 1158a 10-18, 1170b 20-1171a 20 ; Politique1253a 30-31, 1276a 27-34 (cf. Thomas d’Acquin, ad. loc.), 1326a 9-b 26 ; Isocrate, Antidosis 171-72 ; Cicéron, Lois II. 5 ; cf. Thomas, Summa theologiæ I, qu. 65, a. 2, ad 3.
[12] Platon, République 372b 7-8 et 607a 4, 519e 4-520a 5, 561d 5-7 ; Lois 689e sqq. ; Aristote, Ethique à Nicomaque 1130a 1-2, 1180a 14-22 ; Politique 1254a 18-20, b 5-6, 1255a 3-22, 1325b 7 sqq.
[13] Thucydide III. 45. 6 ; Platon, Gorgias 464b 3-c 3, 478a 1-b 5, 521d 6-e 1 ; Clitophon 408b 2-5 ; Lois 628b 6-e 1, 645b 1-8 ; Xénophon, Mémorables II. 1. 17 ; III. 2. 4 ; IV. 2. 11 ; Aristote, Ethique à Nicomaque 1094b 7-10, 1129b 25-1130a 8 ; Politique 1278b 1-5, 1324b 23-41, 1333b 39 sqq. ; Cicéron, République I. 1 ; II. 10-44, 34-41 ; VI. 13, 16 ; Thomas d’Acquin, De regimine principum [ou De Regno] I. 9.
[14] Platon, République 374e 4-376c 6, 431c 5-7, 485a 4-487a 5 ; Xénophon, Mémorables IV. 1. 2 ; Hiéron 7. 3 ; Aristote, Ethique à Nicomaque 1099b 18-20, 1095b10-13, 1179b 7-1180a 10, 1114a 31-b 25 ; Politique 1254a 29-31, 1267b 7, 1327b 18-39 ; Cicéron, Lois I. 28-35 ; République I. 49, 52 ; III. 4, 37-38 ; De FinibusIV. 21, 56 ; V. 69 ; Tusculanes, II. 11, 13. IV. 31-32 ; V. 68 ; De Officiis I. 105, 107. Thomas d’Acquin, Summa theologiæ I qu. 96, a. 3 et 4.
[15] Platon, République, 497a 3-5, 544d 6-7 ; Lois, 711c 5-8. Xénophon, Revenus, 1.1 ; Cyropédie, i. 2. 15 ; Isocrate, A Nicoclès, 37 ; Areopagitica, 14 ; Aristote, Ethique à Nicomaque, 1181b 12-23 ; Politique, 1273a 40 sqq., 1278b 11-13, 1288a 23-24, 1289a 12-20, 1292b 11-18, 1295b 1, 1297a 14 sqq. ; Cicéron, République, i, 47, v, 5-7 ; Lois, i, 14-15, 17, 19 ; iii, 2. Cicéron a indiqué la dignité plus haute de « régime » par rapport aux « lois » par l’opposition entre le cadre de sa République et celui de ses Lois. Les Lois sont vues comme une suite à la République. Dans la République, le jeune Scipion, un philosophe-roi, a une conversation de trois jours avec certains de ses contemporains sur le meilleur régime ; dans les Lois, Cicéron a une conversation d’un jour avec certains de ses contemporains sur les lois appropriées au meilleur régime. La discussion de la République a lieu en hiver : les participants recherchent le soleil ; de plus, la discussion a lieu l’année de la mort de Scipion : les choses politiques sont considérées à la lumière de l’éternité. La discussion des Lois a lieu en été : les participants recherchent l’ombre (République, i. 18 ; vi.8, 12 ; Lois, i. 14, 15 ; ii. 7, 69 ; iii. 30 ; Des Devoirs, iii. 1). Pour d’autres illustrations, comparer, entre autres, Machiavel, Discorsi, III, 29 ; Burke, Conciliation with America, vers la fin ; John Stuart Mill, Autobiography (Oxford World’s Classics), pp. 294 et 137.
[16] Platon, République, 457a 3-4, c, 2, d 4-9, 473a5-b 1, 499b 2-e 3, 502c 5-7, 540d 1-3, 592a 11 ; Lois, 709d, 710c 7-8, 736c 5-d 4, 740e 8-741a 4, 742 e 1-4, 780b4-6, e 1-2, 841e 6-8, 960d 5-e 2 ; Aristote, Politique, 1265a 18-19, 1270b 20, 1295a 25-30, 1296a37-38, 1328a 20-21, 1329a 15 sqq., 1331b 18-23, 1332a 28-b 10, 1336b 40 sqq.
[17] Platon, République 431b 9-433d 5, 434c 7-10 ; Xénophon, Cyropédie VIII. 2. 23 ; Agélisas 11. 8 ; Aristote, Ethique à Nicomaque 1120a 11-20, 1135a 5 ; Politique 1288b 10 sqq., 1293b 22-27, 1296b 25-35 (cf. Thomas, ad. loc.), 1332a 10 sqq. ; Rhétorique 1366b 31-34 ; Polybe, VI. 6. 6-9.
[18] Platon, Politique 293e 7 sqq. ; Lois 680e 1-4, 684c 1-6, 690b 8-c 3, 691d 7-692b 1, 693b 1-e 8, 701e, 744b 1-d 1, 756e 9-10, 806d 7 sqq., 846d 1-7 ; Xénophon, Mémorables III. 9. 10-13 ; IV. 6. 12 ; Economique 4. 2 sqq., 6. 5-10, 11. 1 sqq. ; Anabase V. 8. 26 ; Aristote, Ethique à Nicomaque 1160a 32-1161a 30 ; Ethique à Eudème 1242b 27-31 ; Politique 1261a 38-b 3, 1265b 33-1266a 6, 1270b 8-27, 1277b 35-1278a 22, 1278a 37-1279a 17, 1284a 4-b 34, 1289a 39 sqq. ; Polybe VI. 41. 5-8 ; Cicéron, République I. 52, 55 (cf. 41), 56-63, 69 ; II. 37-40, 55-56, 59 ; IV. 8 ; Diogène Laërte VII. 131 ; Thomas d’Acquin, Summa theologiæ II. I, qu. 95, a. 1 ad 2 et a. 4 ; qu. 105, a. 1.
[19] Aristote, Ethique à Nicomaque 1134b 18-19 ; Politique 1253a 38 ; Digeste I. 1. 1-4.
[20] Comparer Thomas d’Acquin, Summa theologiæ II. 1. Qu. 105, a. 1 et qu. 104, a. 3, qu. 100, a. 8 et 99, a. 4 ; également II. 2. Qu. 58 a. 6 et a. 12. Voir également Heinrich A. Rommen, The State in Catholic Thought (St Louis, Mo. : B. Herder Book Co., 1945), pp. 309, 330-31, 477, 479. Milton, Of Reformation Touching Church-Discipline in England (Milton’s Prose [« Oxford World’s Classics » ed.], p. 55) : « Tis not the common law, nor the civil, but piety, and justice, that are our foundresses ; they stoop not, neither change colour for Aristocracy, Democracy, or Monarchy, nor yet at all interrupt their just courses, but far above the taking notice of these inferior niceties with perfect sympathy, wherever they meet, kiss each other » [« Nos fondements ne sont pas la loi commune, ni la loi civile, mais la piété et la justice ; elles ne s’inclinent pas ni ne changent de couleur devant l’Aristocratie, la Démocratie ou la Monarchie, ni n’interrompent en rien leurs cours justes, mais elles s’embrassent avec une sympathie parfaite partout où elles se trouvent, très au-dessus d’une considération de ces joliesses inférieures »](les italiques ne sont pas dans l’original).
[21] Platon, République 523a 1-524d 6 ; Politique 285d 8-286a 7 ; Phèdre 250b 1-5, 263a 1-b 5 ; Alcibiade Majeur, 111b 11-112c 7 ; Aristote, Ethique à Nicomaque1097b 24-1098a 18 ; 1103a 23-26 ; 1106a 15-24 ; De Anima 415a 16-22 ; Cicéron, De Finibus III. 20-23, 38 ; V. 46 ; Thomas d’Acquin, Summa theologiæ II. 1. qu. 54, a. 1, et 55, a. 1.
[22] Cicéron, De Finibus III. 68 ; Diogène Laërte VI. 14-45 ; VII. 3, 121 ; Sextus Empiricus Pyrrhonica III. 200, 205. Montaigne oppose « la secte stoïque, plus franche » à « la secte péripatétique, plus civile » (Essais, II, 12)
[23] Platon, République 331c 1-332c 4, 335d 11-12, 421e 7-422d 7 (cf. Lois 739b 8 et Aristote, Politique 1264a 13-17), 433e 3-434a 1 ; Criton 49c ; Clitophon 407e 8-408b 5, 410b 1-3 ; Xénophon, Mémorables IV. 4. 12-13, 8. 11 ; Economique 1. 5-14 ; Cyropédie I. 3. 16-17 ; Cicéron, République I. 27-28 ; III. 11 ; Lois I. 18-19 ; Des devoirs I. 28, 29, 31 ; III. 27 ; De Finibus III. 71, 75 ; Lucullus 136-137 ; cf. Aristote, Magna Moralia 1199b 10-35.
[24] Platon, Politique, 271d 3-272a 1 ; Lois, 713a 2-e 6 ; Xénophon, Cyropédie, I, 6, 27-43, II, 2, 26 ; Cicéron, République, III, 33 ; Lois, I, 18-19, 22-23, 32, 61 ; II, 8-11 ; fragment 2 ; De Finibus, IV, 74 ; V, 65, 67 ; Lucullus 136-37. J. von Arnim, Stoicorum Veterum Fragmenta, III, fragments 327 et 334. Le problème examiné dans ce paragraphe est suggéré dans la République de Platon entre autres par le trait suivant : la définition de Polémarque, selon laquelle la justice consiste à aider les amis et à nuire aux ennemis est conservée dans l’exigence qui impose aux gardiens de ressembler à des chiens, à savoir, d’être doux envers les amis ou les connaissances, et le contraire de doux envers les ennemis et les étrangers (375a 2-376b 1 ; cf. 378e 7, 537a 4-7 ; et Aristote, Politique, 1328a 7-11). Il faut noter que c’est Socrate, et non pas Polémarque, qui le premier évoque le thème « ennemis » (332b 5 ; cf. également 335a 6-7) et que Polémarque prend le parti de Socrate dans la discussion ultérieure de ce dernier avec Thrasymaque, lorsque Clitophon prend le parti de Thrasymaque (340a 1-c 1 ; cf. Phèdre, 257b 3-4). Si l’on tient compte de cela, on n’est plus dérouté par l’information apportée par le Clitophon (410a 7-b 1) selon laquelle la seule définition de la justice que Socrate lui-même ait suggérée à Clitophon soit celle que, dans la République, Polémarque suggère avec l’aide de Socrate. De nombreux interprètes de Platon n’envisagent pas assez l’éventualité que son Socrate était tout aussi soucieux de comprendre ce qu’est la justice, c’est-à-dire de comprendre toute la complexité du problème de la justice, que de prêcher la justice. Car si l’on est soucieux de comprendre le problème de la justice, il faut examiner à fond le niveau où la justice se présente comme identique à la morale du citoyen, et il ne faut pas seulement le passer hâtivement. On peut exprimer la conclusion de l’argumentation esquissée dans ce paragraphe en disant qu’il ne saurait y avoir de justice véritable s’il n’existe pas de gouvernement divin ou de providence. Il ne serait pas raisonnable d’attendre beaucoup de vertu ou beaucoup de justice d’hommes qui vivent habituellement dans un état de rareté extrême au point qu’il leur faut constamment se battre entre eux pour survivre. Si l’on veut que la justice existe entre les hommes, il faut prendre soin qu’ils ne soient pas contraints à penser constamment à leur simple conservation et à agir envers leurs semblables à la manière dont la plupart des hommes agit dans de telles conditions. Mais un tel soin ne saurait être la providence humaine. La cause de la justice est infiniment renforcée si la condition de l’homme en tant qu’homme, et par suite en particulier la condition de l’homme au commencement (lorsqu’il ne pouvait pas encore avoir été corrompu par de fausses opinion), était une condition de non-rareté. Il y a donc une profonde parenté entre la notion de la loi naturelle et la notion d’un commencement parfait : l’âge d’or du Jardin d’Eden. Cf. Platon, Lois, 713a 2-e 2, ainsi que Politique, 271d 3-272b 1 et 272d 6-273a 1 : le gouvernement de Dieu s’accompagnait de l’abondance et de la paix ; la rareté conduit à la guerre. Cf. Politique, 274b 5 sqq. et Protagoras, 322a 8 sqq.
[25] Cicéron, Lois I. 61-62 ; III. 13-14 ; De Finibus IV. 7, 22, 74 ; Lucullus 136-137 ; Sénèque, A Lucilius 68. 2.
[26] Platon, République 486b 6-13, 519b 7-c 7, 520e 4-521b 11, 619b 7-d 1 ; Phédon 82a 10-c 1 ; Théétète 174a 4-b 6 ; Lois 804b 5-c 1. En ce qui concerne le problème de la relation entre la justice et eros, il faut comparer le Gorgias dans son ensemble avec le Phèdre dans son ensemble. David Grene a fait une tentative en ce sens dans Man and His Pride : A Studi in the Political Philosophy of Thucydides and Platon (Chicago University Press, 1950), pp. 137-46 (voir Social Research 1981 pp ? 394-97). Aristote, Ethique à Nicomaque 1177a 25-34, b 16-18, 1178a 9-b 21 ; Ethique à Eudème 1248b 10-1249b 25. Comparer Politique 1325b24-30 avec le parallèle fait dans la République entre la jutsice de l’individu et la justice de la cité. Cicéron, Des Devoirs I. 28 ; III. 13-17 ; République I. 28 ; De Finibus III. 48 ; IV. 22 ; cf. également République VI. 29 avec III. 11 ; Thomas d’Acquin, Summa theologiæ II. 1. qu. 58, a. 4-5.
[27] Platon, République 414b 8-415d 5 (cf. 331c 1-3), 501a 9-c 2 (cf. 500c 2-d 8 et 484c 8-d 3) ; Lois 739, 757a 5-758a 2 ; Cicéron, République II. 57.
[28] Cf. R. Stintzing, Geschichte der deutschen Rechtswissenschaft, I (Munich et Leipzig, 1880), pp. 302 sqq., 307, 371 ; voir également, par exemple, Hooker, Laws of Ecclesiastical Polity, Livre I, chapitre X, sec. 13.
[29] Voir par exemple De Finibus III. 64-67.
[30] Lois I. 15, 18, 19, 21, 22, 25, 32, 35, 37-39, 54, 56 ; II. 14, 32-34, 38-39 ; III. 1, 26,37 ; République II. 28 ; IV. 4 ; De la nature des dieux II. 133 sqq. ; III. 66 sqq., 95 ; De la divination II. 70 sqq. ; Des devoirs I. 22 ; De Finibus II. 45 ; Tusculanes V. 11. Comparr la note 24 supra avec la note 22 du chapitre III.
[31] République I. 18, 19, 26-28, 30, 56-57 ; III. 8-9 ; IV. 4 ; VI. 17-18 ; cf. ibid. II. 4, 12, 15, 20, 22, 26-27, 31, 53, avec I. 62 ; III. 20-22, 24, 31, 35-36 ; cf.également De Finibus II. 59.
[32] Voir Léo Strauss, Persecution and the Art of Writing (Glencoe, Illinois, The Free Press, 1952, pp. 95-141 [traduction française La Persécution et l’Art d’écrire, Presses-pocket 1989, nouvelle édition aux éditions de l’éclat 2003].
[33] En ce qui concerne les autres principes de droit qu’Aristote a reconnus, il suffit ici de remarquer que selon lui, un homme qui n’est pas capable d’être un membre de la société civile n’est pas nécessairement un être humain imparfait ; au contraire, il peut être un être humain supérieur.