Éleuthère

Olivier Sedeyn Yoga, Chant, Vers la Sagesse

Leo Strauss: Droit naturel et histoire, chapitre II Le droit naturel et la distinction entre les faits et les valeurs (traduction inédite par Olivier Sedeyn)

II

Le droit naturel et la distinction entre les faits et les valeurs

On peut réduire la thèse historiciste à l’affirmation selon laquelle le droit naturel est impossible parce que la philosophie au plein sens du terme est impossible. La phi­losophie n’est possible que s’il existe un horizon absolu, ou un horizon naturel, en tant que distinct des horizons ou des « ca­vernes », qui changent historiquement. En d’autres termes, la philosophie n’est possible que si l’homme, même s’il est in­capable d’acquérir la sagesse ou de parvenir à une compréhension parfaite du Tout, est capable de connaître ce qu’il ne connaît pas, c’est-à-dire de saisir les problèmesfonda­mentaux et avec eux les solutions fondamentales qui sont, en principe, aussi vieilles que la pensée humaine. Mais la possibilité de la philosophie est seulement la condition né­cessaire du droit naturel, et non la condition suffisante. La possibilité de la philosophie exige seulement que les problèmes fondamentaux restent toujours les mêmes ; mais il ne saurait exister de droit naturel si l’on ne pouvait pas résoudre d’une manière définitive le problème fondamental de la philosophie politique. 

Si la philosophie en général est possible, la philosophie politique en particulier est possible. La philosophie poli­tique est possible si l’homme est capable de comprendre l’alternative politique fondamentale qui est au fond des alternatives passagères ou accidentelles. Cependant, si la philoso­phie politique se contente de comprendre l’alternative politique fondamentale, elle n’a aucune valeur pratique. Elle ne pourrait pas répondre à la question du but ul­time d’une action sage. Il lui faudrait abandonner la déci­sion cruciale à un choix aveugle. Toute la galaxie de philo­sophes politiques depuis Platon jusqu’à Hegel, et assuré­ment tous les partisans du droit naturel, ont supposé que le problème politique fondamental pouvait rece­voir une solution ultime. Cette supposition reposait en dernière instance sur la réponse socratique à la question de la manière dont l’homme doit vivre. En nous rendant compte que nous sommes ignorants des choses les plus importantes, nous nous rendons compte en même temps que la chose la plus importante pour nous, ou la seule chose nécessaire, est la recherche de la connaissance des choses les plus importantes ou la recherche de la sagesse. N’importe quel lecteur de la République de Platon ou de la Politique d’Aristote sait que cette conclusion n’est pas dé­pourvue de conséquences politiques. Il est vrai que le succès de la recherche de la sagesse pourrait avoir pour ré­sultat que la sagesse n’est pas la seule chose nécessaire. Mais ce résultat devrait sa pertinence au fait qu’il est le résultat de la recherche de la sagesse : la négation de la raison elle-même doit nécessairement être une négation raison­nable. Que cette éventualité affecte ou non la validité de la réponse socratique, la persistance du conflit entre la réponse socratique et la réponse anti-socratique donne l’impression que la réponse socratique est aussi arbitraire que son contraire, ou que ce conflit persistant est insoluble. Conformément à cela, aujourd’hui, beaucoup de spécialistes de sciences sociales qui ne sont pas historicistes ou qui admettent l’existence de solutions fondamentales et inva­riables nient que la raison humaine soit capable de ré­soudre le conflit entre ces solutions. Le droit naturel est donc rejeté aujourd’hui, non pas seulement parce que l’on soutient que toute pensée humaine est historique, mais également parce que l’on pense qu’il existe une diversité de principes invariables de droit ou de bonté qui s’oppo­sent entre eux, et dont aucun ne peut être prouvé supé­rieur aux autres. 

Telle est en substance la position adoptée par Max Weber. Notre examen se limitera à une analyse critique de l’opinion de Weber. Personne depuis Weber n’a consacré autant d’intelligence, de soin et un intérêt presque fana­tique au problème fondamental des sciences sociales. Quelles qu’ont pu être ses erreurs, il est le plus grand spé­cialiste des sciences sociales de notre siècle. 

Weber, qui se considérait lui-même comme un dis­ciple de l’école historique[1], se rapprocha beaucoup de l’his­toricisme, et l’on peut avancer de puissants arguments en faveur de l’opinion selon laquelle il formula sans enthousiasme ses réserves à l’égard de l’historicisme, qui s’op­posaient à la tendance générale de sa pensée. S’il s’écarta de l’école historique, ce ne fut pas parce qu’elle avait re­jeté les normes naturelles, c’est-à-dire des normes à la fois universelles et objectives, mais parce qu’elle avait tenté d’établir des critères certes particuliers et his­toriques, mais encore objectifs néanmoins. Il s’opposa à l’é­cole historique, non pas parce qu’elle avait obscurci l’idée de droit naturel, mais parce qu’elle avait conservé le droit naturel sous une forme historique au lieu de le rejeter complètement. L’école historique avait donné au droit na­turel un caractère historique en insistant sur le caractère national de tout droit véritable, ou en faisant remonter tout droit véritable à l’esprit de chaque peuple, et en supposant que l’histoire de l’humanité est un processus doté de sens ou un processus gouverné par une nécessité intelligible. Weber rejetait ces deux suppositions comme métaphysiques, c’est-à-dire comme fondées sur la présupposition dogmatique que la réalité est rationnelle. Dans la mesure où Weber supposait que le réel est tou­jours individuel, il pouvait formuler la présupposition de l’école historique également de la manière suivante : l’in­dividuel est une émanation du général ou du Tout. Selon Weber cependant, on ne peut comprendre les phénomènes individuels ou partiels que comme des effets d’autres phénomènes individuels ou partiels, et on ne peut jamais les comprendre comme des effets d’un tout comme l’esprit d’un peuple. Tenter d’expliquer des phénomènes historiques ou singuliers en les faisant remonter à des lois générales ou à des ensembles singuliers, c’est supposer gratuite­ment qu’il existe des forces mystérieuses ou inanaly­sables qui meuvent les acteurs historiques[2]. L’histoire n’a aucune « signification » exceptée la signification « subjective » ou les intentions qui animent les acteurs his­toriques. Mais ces intentions ont un pouvoir telle­ment limité que dans la plupart des cas, leur résultat est tout autre que le résultat recherché. Cependant, le résultat effectif — le destin historique — qui n’est voulu ni par Dieu ni par l’homme conditionne non seulement notre mode de vie, mais nos propres pensées elles-mêmes, et en particulier, il détermine nos idéals[3]. Cependant, Weber était encore bien trop marqué par l’idée de science pour pouvoir accepter sans réserves l’historicisme. En fait, on est tenté de suggérer que le principal motif de son opposition à l’école historique et à l’historicisme en général fut sa dévotion à l’idée de science empirique telle qu’elle prévalait dans sa génération. Cette idée de science le força à insister sur le fait que toute science en tant que telle est indépendante de toute Weltanschauung [conception du monde] : la science naturelle comme la science sociale prétendent valoir pour les Occidentaux comme pour les Chinois, c’est-à-dire pour des gens dont les « conceptions du monde » sont radicalement diffé­rentes. La genèse historique de la science moderne — le fait qu’elle est d’origine occidentale — n’a rien à voir avec sa validité. Weber ne doutait aucunement de la supériorité absolue de la science moderne par rapport à n’importe quelle forme antérieure d’orientation de la pensée dans le monde de la nature et de la société. On peut établir cette supériorité de manière objective, en référence aux règles de la logique[4]. Cependant, la difficulté suivante se fit jour dans l’esprit de Weber en particulier au sujet des sciences sociales. Il souligna la validité objective et universelle de la science sociale en tant qu’ensemble de propo­sitions vraies. Cependant, ces propositions ne sont qu’une partie de la science sociale. Elles sont le résultat de l’in­vestigation scientifique, ou elles sont des réponses à des questions. Les questions que nous posons aux phénomènes sociaux dépendent de l’orientation de nos intérêts ou de notre point de vue, et l’une et l’autre dépendent de nos idées sur la valeur. Mais les idées sur la valeur sont histo­riquement relatives. Par suite, la substance même de la science so­ciale est radicalement historique ; car ce sont les idées de valeur et l’orientation des intérêts qui déterminent l’en­semble du cadre conceptuel des sciences sociales. Conformément à cela, il est absurde de parler d’un « cadre naturel de référence » ou d’espérer disposer un jour d’un système ul­time de concepts fondamentaux : tous les cadres de réfé­rence sont transitoires. Chaque schéma conceptuel uti­lisé par la science sociale détermine les problèmes fonda­men­taux, et ces problèmes changent avec la situation so­ciale et culturelle. La science sociale comprend nécessairement la société du point de vue du présent. Seules les découvertes concernant les faits et leurs causes sont trans-historiques. Plus précisément, ce qui est trans-historique, c’est la validité de ces découvertes ; mais l’importance ou la signification de n’importe quelle décou­verte dépend d’idées de valeurs et donc de prin­cipes historiquement variables. En dernière instance, cela vaut pour toute science. Toute science présuppose que la science est valable, mais cette présupposition est le pro­duit de certaines cultures, et par suite elle est historique­ment relative[5]. Quoi qu’il en soit, les jugements de valeur concrets et historiques, dont il existe une diversité indéfi­nie, contiennent des éléments de caractère trans-historique : les valeurs ultimes sont autant hors du temps que les principes de la logique. C’est la reconnaissance de valeurs hors du temps qui distingue de la manière la plus signifi­cative la position de Weber de l’historicisme. Ce n’est pas tant l’historicisme qu’une notion particulière des valeurs hors du temps qui est la base de son rejet du droit natu­rel[6]

Weber n’a jamais expliqué ce qu’il entendait par « valeurs ». Il s’intéressait principalement aux relations des valeurs et des faits. Les faits et les valeurs sont abso­lu­ment hétérogènes, comme le montre directement l’hété­ro­généité absolue des questions de fait et des questions de valeur. On ne peut tirer d’un fait aucune conclusion tou­chant sa validité, et l’on ne peut pas non plus conclure de ce que quelque chose est valable ou désirable qu’elle a le caractère d’un fait. La raison ne justifie ni l’opportunisme ni de prendre ses désirs pour la réalité. En prouvant qu’un ordre social donné est le but du processus historique, on ne dit rien concernant la valeur ou le caractère désirable de cet ordre. En montrant que certaines idées religieuses ou éthiques ont eu un très grand effet ou n’en ont eu aucun, on ne dit rien du tout sur la valeur de ces idées. Comprendre une évaluation possible ou réelle est tout autre chose que l’approuver ou l’excuser. Weber soutenait que l’hétérogénéité absolue des faits et des valeurs implique nécessairement le caractère mo­ralement neutre de la science sociale : la science sociale peut répondre aux questions touchant aux faits et à leurs causes ; elle n’a pas compétence pour répondre aux ques­tions de valeur. Il insista très fortement sur le rôle joué par les valeurs dans la science sociale : les objets de la science sociale sont constitué par la « référence aux va­leurs » (Wertbeziehung). Sans une telle « référence », il n’y aurait aucun centre d’intérêt, aucun choix raisonnable de thèmes, aucun principe de distinction entre les faits perti­nents et ceux qui ne le sont pas. Grâce à la « référence aux valeurs », les ob­jets des sciences sociales sortent de l’océan des faits ou du fatras des faits. Mais Weber a non moins fortement insisté sur la différence fondamentale entre la « référence aux va­leurs » et les « jugements de valeur » : en disant que quelque chose est utile pour la liberté politique, par exemple, on ne prend pas parti pour ou contre la liberté politique. Le spé­cialiste de science sociale n’évalue pas les objets qui sont constitués par « référence aux valeurs » ; il se contente de les expli­quer en les rapportant à leurs causes. Les valeurs aux­quelles la science sociale se réfère et entre lesquelles l’­homme agissant choisit, ont besoin de clarifica­tion. Cette clarification est la fonction de la philosophie so­ciale. Mais même la philosophie sociale ne peut pas ré­soudre les pro­blèmes cruciaux de valeur. Elle ne peut pas critiquer les jugements de valeur qui ne sont pas contra­dictoires en eux-mêmes[7]

Weber soutenait que sa notion d’une science sociale « sans jugements de valeur » ou moralement neutre se jus­tifie pleinement par ce qu’il considérait comme la plus fondamentale de toutes les oppositions, à savoir, l’opposi­tion de l’être et du devoir-être, ou l’opposition de l’être et de la norme ou de la valeur[8]. Mais la conclusion de l’hété­rogénéité radicale de l’être et du devoir-être à l’impossi­bilité d’une science sociale faisant des évaluations n’est manifestement pas bonne. Supposons que nous disposions d’une connaissance véritable du bien et du mal, ou du de­voir-être, ou du vrai système de valeur. Cette connais­sance, tout en ne dérivant pas de la science empirique, orienterait légitimement toute science sociale empirique ; elle serait le fondement de toute science sociale empirique. Car la science sociale est censée avoir une valeur pratique. Elle tente de trouver les moyens pour des fins données. Dans ce but, elle doit comprendre les fins. Que les fins soient « données » ou non d’une autre manière que les moyens, la fin et les moyens vont ensemble ; par consé­quent, « la fin appartient à la même science que les moyens »[9]. S’il existait une connaissance véritable des fins, cette connaissance guiderait naturellement toute re­cherche des moyens. Il n’y aurait aucune raison d’attribuer la connaissance des fins à la philosophie sociale et la re­cherche des moyens à une science sociale indépendante. Fondée sur une connaissance véritable des vraies fins, la science sociale rechercherait les moyens appropriés à ces fins ; elle aboutirait à des jugements de valeurs objectifs et précis sur les différentes politiques. La science sociale se­rait une science permettant véritablement de faire de la politique, voire une science architectonique, plutôt qu’une pourvoyeuse de données pour ceux qui font réellement de la politique. La raison véritable pour la­quelle Weber insistait sur le caractère moralement neutre de la science sociale comme de la philosophie sociale n’é­tait donc pas sa croyance à l’opposition fondamentale de l’être et du devoir-être, mais sa croyance selon laquelle il ne peut pas y avoir de véritable connaissance du devoir-être. Il refusait à l’homme toute science, empirique ou ra­tionnelle, toute connaissance du vrai système de valeurs, scientifique ou philosophique : le vrai système de valeurs n’existe pas ; il existe une diversité de valeurs de même rang, dont les exigences s’opposent mutuellement, et dont le conflit ne saurait être résolu par la raison hu­maine. La science sociale ou la philosophie sociale ne peut que clarifier ce conflit et toutes ses implica­tions ; la solution doit être laissée à la décision libre, non-rationnelle de chaque individu. 

Je soutiens que la thèse de Weber conduit nécessai­rement au nihilisme ou à l’opinion selon laquelle toute préférence, si méchante, vile ou folle qu’elle soit, doit être jugée devant le tribunal de la raison comme aussi légitime que n’importe quelle autre. Un signe qui ne peut tromper de cette nécessité nous est fourni par un propos de Weber sur les perspectives de la civilisation occidentale. Et il en­visageait l’alternative suivante : ou bien un renouveau spirituel (« des prophètes entièrement nouveaux ou une puissante renaissance des pensées et des idéals an­ciens »), ou bien « une pétrification mécanisée, recou­verte du ver­nis d’un sentiment désespéré de sa propre impor­tance », c’est-à-dire l’extinction de toute possibilité hu­maine excepté celle de « spécialistes sans esprit ni imagi­nation et de volup­tueux sans cœur ». Face à cette alterna­tive, Weber sentait que le choix en faveur de l’un ou l’autre de ses termes serait un jugement de valeur ou un acte de foi, qui serait par suite au-delà des compétences de la raison[10]. Cela revient à reconnaître que le mode de vie de « spécialistes sans es­prit ni imagination et de voluptueux sans cœur » est aussi défendable que les modes de vie re­commandés par Amos ou par Socrate. 

Pour voir cela plus clairement et pour voir en même temps pourquoi Weber a pu se dissimuler à lui-même la conséquence nihiliste de sa doctrine des valeurs, il nous faut suivre sa pensée pas à pas. En suivant ce mouvement jusqu’au bout, nous atteindrons inévitablement un point au-delà duquel la scène est obscurcie par l’ombre de Hitler. Malheureusement, il est important de dire que dans notre examen il nous faudra éviter l’erreur qui a souvent dans les dernières décades été utilisée à la place de la reductio ad absurdum : la reductio ad Hitlerum. Une opinion n’est pas réfutée du seul fait qu’elle se trouve avoir été partagée par Hitler. 

Weber est parti d’une combinaison des opinions de Kant telles que certains néo-kantiens les comprenaient et des opinions de l’école historique. Il emprunta au néo-kantisme sa notion générale du caractère de la science, ainsi que l’éthique « de l’individu ». Conformément à cela, il rejeta l’utilitarisme et toute forme d’eudémonisme. Il emprunta à l’école historique l’opinion selon laquelle au­cun ordre social ou culturel ne peut être tenu pour l’u­nique ordre juste ou rationnel. Il combina ces deux opi­nions au moyen de la distinction entre les commande­ments moraux (ou les impératifs éthiques) et les valeurs culturelles. Les commandements moraux font appel à notre conscience, tandis que les valeurs culturelles font appel à nos sentiments : l’individu a l’obligation de remplir ses de­voirs moraux, tandis qu’il dépend entièrement de sa vo­lonté arbitraire de souhaiter réaliser ou non les idéals culturels. Les idéals culturels ou les valeurs culturelles sont dépour­vus du caractère spécifique d’obligation des impératifs moraux. Ces impératifs ont une dignité qui leur est propre, et Weber semblait très soucieux de faire reconnaître cette dignité. Mais, précisément à cause de la différence fondamentale entre les commandements mo­raux et les valeurs culturelles, l’éthique proprement dite garde le si­lence au sujet des questions culturelles et so­ciales. Tandis que les gentilshommes, ou les hommes hon­nêtes, s’accor­dent nécessairement entre eux sur les choses morales, ils sont légitimement en désaccord sur des choses telles que l’ar­chitecture gothique, la propriété privée, la monogamie, la démocratie et choses semblables[11]

On est ainsi conduit à penser que Weber admettait l’existence de normes rationnelles absolument contrai­gnantes, les impératifs moraux. Cependant, on voit immédiatement après que ce qu’il dit sur les commande­ments moraux n’est guère plus que le résidu d’une tradi­tion dans laquelle il avait été élevé et qui, en fait, n’a ja­mais cessé de le déterminer en tant qu’être humain. Ce qu’il pensait réellement, c’est que les impératifs éthiques sont aussi subjectifs que les valeurs culturelles. Selon lui, il est aussi légitime de rejeter l’éthique au nom des valeurs culturelles que de rejeter les valeurs culturelles au nom de l’éthique, ou d’adopter n’importe quelle combinaison non-contradic­toire de ces deux types de norme[12]. Ce choix était la conséquence inévitable de sa notion de l’éthique. Il ne pouvait concilier son opinion selon laquelle l’éthique garde le silence sur l’ordre social juste avec l’incidence éthique in­déniable des questions sociales, qu’en « relativisant » l’é­thique. Ce fut à partir de là qu’il développa son concept de la « personnalité » ou de la dignité de l’homme. La signi­fi­cation véritable de la « personnalité » dépend de la signi­fi­cation véritable de la « liberté ». On peut dire provisoirement que l’action humaine est libre si elle n’est pas modifiée par une contrainte extérieure ou par des émotions irrésistibles, mais guidée par une considération rationnelle des moyens et des fins. Cependant, la véritable liberté requiert un certain genre de fins, et ces fins doi­vent être adoptées d’une manière particulière. Les fins doivent être ancrées dans des valeurs ultimes. La dignité de l’homme, le fait qu’il s’élève loin au-dessus de toute chose simplement naturelle ou au-dessus de toutes les brutes, consiste en ce qu’il établit de manière autonome ses valeurs ultimes, en ce qu’il fait de ces valeurs ses fins constantes, et en ce qu’il choisit rationnellement les moyens qui conduisent à ces fins. La dignité de l’homme consiste en son autonomie, c’est-à-dire en ce que l’individu choisit librement ses propres valeurs ou ses propres idéals ou en ce qu’il obéit à l’injonction : « Deviens ce que tu es »[13]

A ce point, nous aurons encore quelque chose qui res­semble à une norme objective, un impératif catégorique : « Tu dois avoir des idéals ». Cet impératif est « formel », il ne détermine en aucune manière le contenu des idéals, mais il pourrait néanmoins sembler établir un critère in­telligible ou non-arbitraire qui nous permettrait de distin­guer de manière fiable entre l’excellence humaine et la dépravation. De plus, ce critère pourrait sembler en­gendrer une fraternité universelle de toutes les âmes nobles, de tous les hommes qui ne sont pas les esclaves de leurs appétits, de leurs passions et de leurs intérêts égoïstes, de tous les « idéalistes » : de tous les hommes qui peuvent justement s’estimer ou se respecter mutuellement. Mais ce n’est là qu’une illusion. Ce qui semble au premier regard être une église invisible se ré­vèle être une guerre de chacun contre chacun, ou plutôt, un asile de fous. La formulation de son propre im­pératif catégorique par Weber était : « Suis ton démon », ou « Suis ton dieu ou ton démon ». Il serait injuste de se plaindre que Weber a oublié l’éventualité de mauvais dé­mons, bien qu’il puisse les avoir effectivement sous-esti­més. S’il n’a­vait pensé qu’à de bons démons, il aurait été forcé d’ad­mettre un critère objectif qui lui aurait permis de distin­guer en principe entre les bons démons et les mauvais. Son impératif catégorique signifie donc en réalité : « Suis ton démon, qu’il soit bon ou mauvais ». Car il existe un conflit inso­luble, un conflit à mort, entre les différentes valeurs entre lesquelles l’homme doit choisir. Ce qu’un homme considère comme la voie de Dieu sera considéré par un autre, avec un droit égal, comme la voie du Diable. Son impératif catégorique doit donc être formulé de la manière suivante : « Suis Dieu ou le Diable comme tu veux, mais, quel que soit le choix que tu fasses, fais-le de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes ses forces. »[14] Ce qui est absolument vil, c’est de suivre ses appétits, ses passions ou son intérêt égoïste et d’être indif­férent ou tiède envers les idéals ou les valeurs, envers les dieux ou les diables. 

L’« idéalisme » de Weber, c’est-à-dire sa reconnais­sance égale de tous les buts « idéaux » ou de toutes les « causes », semble ainsi autoriser une distinction non-arbi­traire entre l’excellence et la bassesse ou la dépravation. En même temps, cet idéalisme atteint son point culminant dans l’impératif : « Suis Dieu ou le Diable », qui signifie, dans un langage non-théologique : « Combat résolument pour l’excellence ou pour la bassesse. » Car si Weber avait voulu dire que le fait de choisir le système de valeurs A de pré­férence au système de valeurs B était compatible avec un respect authentique du système de valeurs B, ou ne si­gni­fiait pas le rejet du système B parce que vil, il n’aurait pu savoir ce qu’il disait lorsqu’il parlait d’un choix entre Dieu et le Diable ; il faudrait qu’il ait entendu une simple différence de goûts, alors qu’il parlait d’une opposition radicale. Il apparaît ainsi que pour Weber, en tant que philo­sophe so­cial, l’excellence et la bassesse ont complète­ment perdu leur signification première. L’excellence signifie maintenant le fait de se consacrer à une cause, bonne ou mauvaise, et la bassesse signifie l’indifférence à toutes les causes. L’excellence et la bassesse ainsi comprises sont une excel­lence et une bassesse d’un ordre plus élevé. Elles ap­partien­nent à une dimension qui est bien supérieure à la di­mension de l’action. On ne peut les apercevoir qu’a­près que l’on a complètement rompu avec le monde dans lequel il nous faut faire nos choix, bien qu’elles se présen­tent comme antérieures à toute décision. Elles sont les cor­rélats d’une attitude purement théorique envers le monde de l’action. Cette attitude théorique implique un respect égal pour toutes les causes ; mais un tel respect n’est pos­sible que pour celui qui ne se consacre à aucune cause. Or si l’excellence consiste à se dévouer à une cause et la bassesse à être indifférent à toutes les causes, l’attitude théo­rique en­vers toutes les causes devrait être qualifiée de vile. Il n’est donc pas étonnant que Weber ait été poussé à contester la valeur de la théorie, de la science, de la raison, du domaine de l’esprit, et des im­pératifs mo­raux comme des valeurs culturelles. Il fut forcé d’ac­corder une dignité tout aussi élevée à ce qu’il appelait des « valeurs purement ‘biologiques’ (vitalist) » et aux commandements moraux et aux valeurs culturelles. On peut dire que les « valeurs pu­rement ‘biologiques’ » appartiennent entière­ment à « la sphère de l’individualité propre de chacun », parce qu’elles sont purement person­nelles, et qu’elles ne sont en aucune manière les principes d’une cause. Par suite, ce ne sont pas, à proprement parler, des valeurs. Weber soutenait explicitement qu’il est parfai­tement légi­time d’adopter une attitude hostile envers toutes les va­leurs et tous les idéals impersonnels et supra-personnels, et par conséquent envers tout souci de la « personnalité » ou de la dignité de l’homme telle qu’on la définissait auparavant ; car, selon lui, il n’existe qu’une seule voie pour devenir une « personnalité » : se vouer absolument à une cause. Dès que les valeurs « biologiques » se voient reconnaître un rang égal à celui des valeurs cultu­relles, l’impératif catégorique : « Tu dois avoir des idéals » se transforme en le commandement : « Tu dois vivre pas­sionnément ». La bassesse ne signifie plus l’indifférence en­vers n’importe lequel des grands ob­jectifs mutuellement incompatibles de l’humanité, mais le souci exclusif de son confort et de son prestige personnels. Mais de quel droit sinon celui d’un caprice arbitraire peut-on rejeter le mode de vie du phi­listin (celui qui se soucie exclusivement de son confort et de son prestige personnels) au nom de valeurs « biologiques », si l’on peut rejeter les commandements moraux au nom des valeurs « biologiques » ? Ce fut parce qu’il avait taci­tement compris l’impossibilité de s’arrêter sur cette pente fatale que Weber avait franchement reconnu que le fait de mépriser « les spécialistes sans esprit ni imagination et les volup­tueux sans cœur » comme des êtres humains infé­rieurs n’est qu’un jugement subjectif fondé sur un acte de foi ou une valeur. La formulation ultime du prin­cipe éthique de Weber est par conséquent : « Tu dois avoir des pré­férences » ­— un devoir-être dont la réalité n’a aucune difficulté à garantir parfaitement la réalisation[15]

Il ne semble plus subsister qu’un dernier obstacle pour que le chaos soit total. Quelles que soient les préférences que j’aie ou que je choisisse, il me faut agir rationnelle­ment : il me faut être honnête avec moi-même, il me faut être cohérent dans mon adhésion à mes objectifs fonda­men­taux, et il me faut choisir rationnellement les moyens re­quis par mes fins. Mais pourquoi cela ? Quelle diffé­rence cela peut-il encore faire, après que nous avons été réduits à une condition dans laquelle il faut tenir les maximes du vo­luptueux sans cœur comme celles du philistin sentimental pour tout aussi défendables que celles de l’idéaliste, du « gentilhomme » ou du saint ? Nous ne pou­vons pas prendre au sérieux cette insistance tar­dive sur la responsabilité ou sur le bon sens, ce souci in­cohérent de la cohérence, cet éloge irrationnel de la ratio­nalité. Ne peut-on très facilement plaider de façon plus convaincante l’incohérence plutôt que, comme Weber, défendre le choix des valeurs cultu­relles de préférence aux impératifs moraux ? Ne sous-entend-on pas né­cessaire­ment une dépréciation de la rationalité sous toutes ses formes dès lors que l’on déclare légitime de faire des va­leurs « biologiques » ses valeurs suprêmes ? Weber au­rait probablement insisté sur le fait que, quelle que soit la préférence que l’on adopte, on doit être honnête, au moins vis-à-vis de soi-même, et en particulier qu’il ne faut pas faire la tentative malhonnête de donner à ses préférences un fondement objectif qui serait nécessairement un simu­lacre de fondement. Mais si tel était le cas, on aurait sim­plement été incohérent. Car, selon lui, il est pareillement légitime de vouloir ou de ne pas vouloir la vérité, ou de rejeter la vérité en faveur du beau et du sacré[16]. Pourquoi donc ne faudrait-il pas préférer les illusions agréables ou les mythes édifiants à la vérité ? Le souci de Weber pour l’ « au­to-détermination par la raison » et pour l’ « hon­nê­te­té intellec­tuelle » est un trait de son caractère qui n’a d’autre base que sa préférence non-rationnelle pour « l’auto-détermination rationnelle » et « l’honnêteté intel­lectuelle ».

On peut qualifier le nihilisme auquel la thèse de Weber conduit de « noble nihilisme ». Car ce nihilisme ne vient pas d’une indif­fé­rence première pour tout ce qui est noble, mais d’une pénétration prétendue ou réelle du caractère infondé de tout ce que l’on tient pour noble. Cependant, on ne peut distinguer entre le nihi­lisme noble et le nihilisme vil que si l’on possède une connaissance de ce qui est noble et de ce qui est vil. Et une telle connaissance dépasse le nihilisme. Pour être au­torisé à caractériser le nihilisme de Weber de nihi­lisme noble, il faut avoir abandonné sa position. 

On pourrait faire l’objection suivante à la critique pré­cédente. Ce que Weber voulait réellement dire ne saurait aucunement être exprimé en termes de « valeurs » ou d’« idéals » ; cela peut s’exprimer bien mieux par sa citation : « Deviens ce que tu est », c’est-à-dire « Choisis ton destin ». Selon cette interpréta­tion, Weber rejetait les normes objectives parce que les normes objectives sont incompati­bles avec la liberté hu­maine ou avec la possibilité de l’action. Il nous faut laisser ouverte la question de savoir si cette raison de rejeter les normes objectives est bonne et si cette interprétation de l’opinion de Weber lui permettrait de ne pas aboutir au nihi­lisme. Il suffit de remarquer que l’accep­tation de cette interprétation exige­rait une rupture avec les notions de « valeur » et d’« idéal » sur lesquelles repose la doctrine réelle de Weber et que c’est sa doctrine réelle, et non pas l’interpré­tation possible que nous venons de mentionner, qui domine la science so­ciale d’aujourd’hui. 

De nombreux spécialistes de science sociale d’au­jourd’hui semblent considérer le nihilisme comme un incon­vénient mineur, que les hommes sages supporteront avec équanimité puisque tel est le prix à payer pour ce bien su­prême qu’est une science sociale véritablement scienti­fique. Ils semblent se satisfaire de toutes les décou­vertes scientifiques, même si elles ne peuvent être que « des vérités stériles dont on ne peut rien conclure », car seuls des jugements de valeur purement subjectifs ou des préférences arbi­traires permettent de tirer des conclusions. Il nous faut par conséquent examiner si, sur la base de la distinction entre faits et valeurs, la science sociale est possible en tant qu’activité purement théorique, mais qui conduit néanmoins à la compré­hension des phénomènes sociaux. 

Rappelons-nous à nouveau le propos de Weber sur les perspectives de la civilisation occidentale. Comme nous l’a­vons remarqué, Weber prévoyait l’alternative suivante : ou bien un renouveau spirituel, ou bien la « pétrification mécanisée », c’est-à-dire l’extinction de toute possibilité humaine autre que celle de « spécialistes sans esprit ni imagination et de voluptueux sans cœur ». Il concluait : « Mais en affirmant cela, nous entrons dans le domaine des jugements de valeur et de la foi, dont cette présentation purement historique ne doit pas s’embar­rasser. » Il ne convient pas, par conséquent, il n’est pas permis, à l’histo­rien ou au spécialiste de science sociale de caractériser avec vérité un certain type de vie comme vide spirituel­lement ou de caractériser les spécialistes sans imagination et les voluptueux sans cœur tels qu’ils sont effectivement. Mais cela n’est-il pas absurde ? N’est-ce pas le devoir évi­dent du spécialiste de science sociale de présenter avec vérité et fidélité les phénomènes sociaux ? Comment pourrions-nous donner une explication causale d’un phé­nomène social si nous ne le regardons pas d’abord tel qu’il est ? Ne connaissons-nous pas la pétrification ou le vide spirituel lorsque nous les voyons ? Et si quelqu’un est in­capable de voir des phénomènes de ce genre, n’est-il pas par ce fait même dépourvu des qualités nécessaires à un spécialiste de science sociale, tout comme un homme aveugle n’est pas qualifié pour analyser la peinture ? 

Weber se souciait particulièrement de la sociologie de l’éthique et de la religion. Cette sociologie présuppose une distinction fondamentale entre « ethos » et « tech­niques de vie » (ou règles « prudentielles »). Le sociologue doit dont être capable de reconnaître un « ethos » dans son caractère distinctif, il doit savoir l’appréhender et le mesurer, comme le reconnaissait Weber. Mais une telle appréciation n’implique-t-elle pas nécessairement un jugement de valeur ? N’implique-t-elle pas la prise de conscience qu’un phénomène donné est un authentique « ethos » et non pas une simple« technique de vie » ? Ne rirait-on pas ouvertement d’un homme qui prétendrait avoir écrit une sociologie de l’art, mais qui n’aurait fait que la so­ciologie d’un art de pacotille ? Le sociologue de la religion doit distinguer entre les phénomènes qui ont un caractère re­ligieux et les phénomènes non-religieux. Pour pouvoir le faire, il lui faut savoir ce qu’est la religion, il lui faut avoir une compréhension de la religion. Or, contrairement à ce que Weber suggérait, une telle compréhension permet de distinguer et même force à distinguer entre une re­ligion authentique et une fausse religion, entre les reli­gions élevées et les religions inférieures : les religions plus élevées sont celles dans lesquelles les motivations spécifi­quement religieuses sont présentes à un plus haut degré. A moins qu’il ne nous faille dire qu’il est permis au sociologue de remarquer la présence ou l’absence de la religion ou de l’ « ethos » — car il ne s’agit là que de simples observations de fait —, mais qu’il ne doit aucunement oser se prononcer sur le degré de cette présence, c’est-à-dire sur le rang de la religion particulière ou de l’ « ethos » particulier qu’il étu­die. Le sociologue de la religion ne peut pas ne pas voir la différence entre ceux qui tentent d’obte­nir la faveur de leurs dieux en les flattant et en les ache­tant, et ceux qui tentent d’obtenir cette faveur par une conversion de leur cœur. Peut-il voir cette différence sans voir en même temps la différence de rang qu’elle im­plique, la différence entre une attitude calculatrice et une attitude qui ne l’est pas ? N’est-il pas forcé de se rendre compte que la tentative de soudoyer les dieux revient à tenter d’être le maître des dieux ou leur employeur, et de se rendre compte qu’il y a une incompatibilité fondamentale entre de telles tentatives et ce dont les hommes ont le pressentiment lorsqu’ils parlent des dieux ? En fait, l’ensemble de la sociologie de la religion de Weber repose entièrement sur des distinctions comme celles entre « l’éthique de l’inten­tion » et « le formalisme des prêtres » (ou « les maximes figées ») ; une pensée religieuse « sainte » et la « pure sor­cellerie » ; « la source vive d’une pénétration réellement profonde et non seulement apparemment profonde » et « un fatras d’images entièrement dépourvues d’intuition, entièrement formelles » ; « imagination concrète » et « pensée li­vresque ». Son travail ne serait pas seulement ennuyeux, mais absolument dépourvu de sens s’il ne parlait pas presque constamment de pratiquement toutes les vertus intellectuelles et morales dans le langage approprié, c’est-à-dire celui de la louange et du blâme. Je pense à des expressions comme les sui­vantes : « grandes figures », « grandeur incomparable », « perfection ja­mais dépassée », « fausse systématique », « ce relâchement était in­du­bitablement un produit de la décadence », « absolument non-ar­tis­ti­que », « explications ingénieuses », « d’une éducation supérieure », « un tableau d’une majesté sans égale », « puissance, sou­plesse et pré­cision de la formulation », « caractère sublime des exigences éthi­ques », « parfaite cohérence interne », « notions grossières et abs­tru­ses », « beauté virile », « conviction pure et profonde », « réalisation im­pression­nante », « œuvres d’art de tout premier rang ». Weber a accordé quelque attention à l’influence du puritanisme sur la poésie, la musique et choses semblables. Il a noté un certain effet négatif du puritanisme sur ces arts. Ce fait (s’il s’agit bien d’un fait) doit exclusivement sa pertinence à la circonstance qu’un élan authentiquement religieux très élevé fut la cause d’un déclin de l’art, c’est-à-dire du tarissement d’un art auparavant authentique et élevé. Car il est clair qu’aucune personne sensée n’attacherait volontaire­ment la moindre attention au fait qu’une superstition lan­guide ait suscité la production d’œuvres d’art de pacotille. Dans le cas étudié par Weber, la cause était une religion authentique et élevée, et l’effet la décadence de l’art : la cause comme l’effet ne sont identifiables que sur la base de ju­gements de valeurs en tant que distincts d’une simple ré­férence aux valeurs. Weber devait choisir entre la cécité envers les phénomènes et les jugements de valeur. Dans l’exercice de son métier de spécialiste des sciences sociales, il a choisi avec sa­gesse[17]

L’interdiction de porter des jugements de valeur dans les sciences sociales conduirait à ce que nous serions autorisés à donner une description strictement factuelle des actes évidents que l’on peut observer dans les camps de concentration, et peut-être une analyse pareille­ment factuelle de la motivation des acteurs concernés, mais qu’il ne nous soit pas permis de parler de cruauté. N’importe quel lecteur d’une telle description, à moins d’être complètement stupide, verrait bien sûr que les ac­tions décrites sont cruelles. La description factuelle serait en vérité une triste caricature. Ce qui prétendrait être un récit honnête serait en fait un récit extraordinairement contourné et trompeur. L’écrivain y supprimerait délibé­rément ce qu’il sait parfaitement, ou, pour employer une ex­pression favorite de Weber, il se rendrait coupable de malhonnêteté intellectuelle. Ou, pour ne pas gaspiller nos munitions morales sur des choses qui n’en valent pas la peine, toute cette procédure rappelle un jeu d’enfant dans lequel on perd lorsque l’on prononce certains mots que les autres joueurs poussent constamment à employer. Weber, comme tous ceux qui ont un jour examiné les questions sociales d’une manière appropriée, ne pou­vait pas éviter de parler d’avidité, de cupidité, d’absence de scrupules, de vanité, de dévouement, de sens de la me­sure et de choses semblables, c’est-à-dire de porter des ju­gements de valeur. Il exprima son indignation contre des gens qui n’avaient pas vu de différence entre la Marguerite [de Faust] et une prostituée, c’est-à-dire qui n’avaient pas vu la no­blesse du sentiment éprouvé par l’une et son absence chez les prostituées. Ce que Weber sous-entendait, on peut le for­muler de la manière suivante : la prostitution est un thème bien connu de la sociologie ; on ne peut voir ce thème si l’on ne voit pas en même temps le caractère dégradant de la prostitution ; si l’on considère le fait « prostitution », en tant que distinct d’une abstraction arbitraire, on a déjà porté un jugement de valeur. Que deviendrait une science politique s’il n’était pas permis de traiter de phénomènes comme l’esprit borné du partisan, le pouvoir d’un chef, les groupes de pression, l’art politique, la corruption, et même la cor­ruption morale, c’est-à-dire de phénomènes qui n’existent pour ainsi dire que par des jugements de valeur ? Mettre entre guil­lemets les expressions qui désignent de telles choses est un subterfuge puéril qui permet de parler de sujets importants tout en niant les principes sans lesquels ils ne sauraient être des sujets importants — un subterfuge qui vise à permettre de combiner les avantages du sens commun et ceux de la négation du sens commun. Ou encore peut-on dire quoi que ce soit d’important sur les sondages d’opi­nion par exemple, sans se rendre compte du fait que bien des réponses aux questionnaires sont données par des gens dépourvus d’intelligence, d’information, trompeurs et irrationnels, et que bon nombre des questions posées sont formulées par des gens du même acabit — peut-on dire quoi que ce soit de significatif au sujet des sondages d’o­pinions sans émettre jugement de valeur sur jugement de valeur ?[18]

Ou encore prenons un exemple que Weber lui-même a examiné assez longuement. Le spécialiste de science poli­tique ou d’histoire doit, par exemple, expliquer les actions d’hommes d’Etat et de généraux, c’est-à-dire qu’il lui faut faire remonter ces actions à leurs causes. Il ne peut le faire sans répondre à la question de savoir si l’action considérée fut causée par une considération rationnelle des fins et des moyens ou par des facteurs émotionnels, par exemple. Pour ce faire, il lui faut construire le modèle d’une action parfaitement rationnelle dans les circonstances données. C’est seulement ainsi qu’il sera en mesure de saisir les facteurs non-rationnels, s’il y en a eu, qui ont fait dévier l’action de son cours strictement rationnel. Weber admet­tait que cette procédure implique une évaluation : nous sommes forcés de dire que l’agent considéré a fait telle ou telle erreur. Mais, prétendait-il, la construction du modèle et le jugement de valeur consécutif sur l’écart par rapport au modèle ne sont qu’une étape transitoire dans le proces­sus de l’explication causale[19]. Comme des enfants obéis­sants, il nous faut donc oublier dès que possible ce que nous n’avons pu nous empêcher de remarquer en passant, mais que nous n’étions pas censés remarquer. Mais, en premier lieu, si l’historien montre, en mesurant objective­ment l’action d’un homme d’Etat à l’aune du modèle de « l’action rationnelle dans les circonstances », que cet homme d’Etat a commis bourde sur bourde, il fait un ju­gement de valeur objectif en disant que l’homme d’Etat a été singulièrement inepte. Dans un autre cas, l’historien arrive par la même procédure au jugement de valeur pa­reillement objectif selon lequel un général a fait preuve d’une intelligence, d’une fermeté et d’une prudence excep­tionnelles. Il est impossible de comprendre les phéno­mènes de ce genre sans avoir conscience du critère de ju­gement qui est inhérent à la situation, que les acteurs eux-mêmes acceptent comme une évidence ; et il est impossible de ne pas faire usage de ce critère en évaluant effectivement. En deuxième lieu, on peut se demander si ce que Weber considérait comme purement accessoire ou transitoire — à savoir la pénétration de la folie et de la sagesse, de la lâ­cheté et de la bravoure, de la barbarie et de l’humanité, et choses semblables — n’est pas plus digne de l’intérêt de l’­historien que toute explication causale à la manière de Weber. En ce qui concerne la question de savoir si les ju­gements de valeur inévitables et incontestables doivent être portés ou supprimés, elle est en réalité la question de savoir comment ils doivent être exprimés, « où, quand, par qui et envers qui » ; elle relève, par conséquent, d’un autre tribunal que celui de la méthodologie des sciences sociales. 

La science sociale ne pourrait éviter de prononcer des jugements de valeur qu’en se tenant strictement à l’inté­rieur des limites d’une approche purement historique ou « interprétative ». Le spécialiste de science sociale devrait sans un murmure se soumettre aux auto-interprétations des sujets qu’il étudie. Il lui serait interdit de parler de « morale », de « religion », d’ « art », de « civilisation », et choses semblables, lorsqu’il interprète la pensée de gens ou de tribus qui ignorent de telles notions. D’un autre côté, il lui faudrait accepter comme morale, religion, art, connais­sance, Etat, etc., tout ce qui prétendrait s’appeler morale, religion, art, etc. En fait, il existe une sociologie de la connaissance selon laquelle le sociologue doit accepter comme une connaissance tout ce qui se fait passer pour une connaissance — même s’il s’agit d’une absurdité no­toire. Weber lui-même identifia les types de gouver­nement légitime à ceux que l’on considère comme les types de gouvernement légitime. Mais cela expose au danger d’être victime de n’importe quelle tromperie de la part des gens que l’on étudie, même s’ils croient eux-mêmes à ce qu’ils disent ; cela interdit toute attitude critique ; cela prive la science sociale de toute valeur. L’historien politique ne saurait accepter l’interprétation qu’aurait de lui-même un général qui s’est trompé, et l’historien de la littérature ne saurait accepter l’interprétation qu’aurait de lui-même un méchant rimailleur. La science sociale ne peut pas davantage se contenter de l’interprétation d’un phénomène donné qui est acceptée par le groupe où elle apparaît. Les groupes sont-ils moins susceptibles de se tromper sur eux-mêmes que les individus ? Il était facile pour Weber d’élever l’exigence suivante : « La seule chose importante [pour caractériser une qualité donnée comme charismati­que] est la manière dont l’individu est effecti­vement considéré par ceux qui sont soumis à son autorité charismatique, par ses ‘adeptes’ ou ses ‘disciples’ ». Huit lignes plus loin, nous lisons : « Un autre type [de leader charismatique] est celui de Joseph Smith, le fondateur de la secte des Mormons, qui, cependant ne saurait être classé ainsi avec une certitude absolue dans la mesure où il est possible qu’il ait été un type très sophistiqué d’escroc », c’est-à-dire qu’il se contentait de prétendre avoir du cha­risme. Il serait injuste d’insister sur le fait que l’original allemand est, c’est le moins que l’on puisse dire, beaucoup moins explicite et catégorique que la traduction en anglais ; car on ne saurait se débarrasser du pro­blème soulevé implicitement par le traducteur — à savoir du problème touchant à la différence entre le charisme authentique et le charisme prétendu, entre les prophètes authentiques et les faux prophètes, entre les chefs au­thentiques et les trompeurs qui ont réussi, en gardant le silence[20]. Le sociologue ne peut être obligé à se soumettre aux fictions légales qu’un groupe donné lui-même n’a jamais osé considérer comme des fictions légales ; il est contraint de faire une distinction entre la manière dont un groupe donné se représente effective­ment l’autorité par laquelle il est gouverné et le véritable caractère de l’autorité en question. En revanche, l’ap­proche strictement historique, qui se limite à comprendre les gens à la manière dont ils se comprennent eux-mêmes, peut être très féconde si on la maintient à sa place. En prenant conscience de cela, nous saisissons un motif légi­time derrière l’exigence d’une science sociale sans juge­ments de valeur. 

Il est banal aujourd’hui de dire que le spécialiste de science sociale ne doit pas juger les sociétés différentes de la sienne à l’aune des critères liés à la sienne. Il se vante de ne pas louer ou blâmer, mais seulement de comprendre. Mais il ne peut pas comprendre sans un cadre conceptuel ou sans un cadre de référence. Or ce cadre de référence a plus de chances d’être le simple reflet de la manière dont sa propre société se comprend elle-même à son époque qu’autre chose. Conformément à cela, il interprétera les sociétés différentes de la sienne en des termes qui sont totalement étrangers à ces sociétés. Il forcera ces sociétés à se coucher sur le lit de Procuste de son schéma conceptuel. Il ne comprendra pas ces sociétés telles qu’elles se com­prennent elles-mêmes. Dans la mesure où l’interprétation qu’une société a d’elle-même est un élément essentiel de ce qu’elle est, il ne comprendra pas ces sociétés telles qu’elles sont réelle­ment. Et dans la mesure où l’on ne peut pas comprendre convenablement sa propre société si l’on ne comprend pas d’autres sociétés, il ne sera même pas en mesure de com­prendre réellement sa propre société. Il lui faut donc com­prendre les différentes sociétés du passé et du présent, ou les différentes « parties » significatives de ces sociétés, exactement comme elles se comprennent elles-mêmes ou comme elles se sont comprises elles-mêmes. Dans les limites de ce travail pu­rement historique et donc simplement préparatoire ou auxiliaire, le genre d’objectivité qui implique de s’abstenir de porter des évaluations est légitime et même indispensable à tous les points de vue. Et particulièrement au sujet d’un phéno­mène tel qu’une doctrine, il est évident que l’on ne peut juger de son bien-fondé ni l’expliquer en des termes socio­logiques ou autres avant de l’avoir comprise, c’est-à-dire avant de l’avoir comprise exactement comme son initiateur l’avait comprise. 

Il est curieux que Weber, qui avait une telle dilection pour le genre d’objectivité qui exige de renoncer aux jugements de valeurs, ait été presque aveugle en ce qui concerne la sphère qui est pour ainsi dire la demeure, et la seule, d’une objectivité sans évaluation. Il se rendait clairement compte que le cadre conceptuel qu’il employait était enraciné dans la situation sociale de son temps. Il est facile de voir, par exemple, que sa distinction de trois idéaux-types de légitimité (traditionnelle, ration­nelle et charismatique) reflète la situation de l’Europe continentale telle qu’elle existait après la Révolution Française, alors que l’on comprenait le combat entre les survivances des régimes pré-révolutionnaires et les régimes révolution­naires comme un conflit entre la tradition et la raison. Le caractère manifestement inadéquat de ce schéma, qui convenait peut-être à la situation du XIXe siècle, mais qui vaudrait difficilement pour n’importe quelle autre, força Weber à ajouter le type charismatique de légitimité aux deux types que son environnement lui imposait. Mais cet ajout n’a pas fait disparaître la limite fondamentale inhérente à son schéma, il l’a simplement dissimulée. Cet ajout donna l’impression que le schéma était désormais exhaustif, mais en réalité, aucun ajout n’aurait pu le rendre exhaustif du fait de la limitation de son origine : ce qui avait fourni l’orientation fondamentale n’était pas une réflexion globale sur la nature de la société politique, mais simplement l’expé­rience de deux ou trois générations. Dans la mesure où Weber ne croyait pas qu’un schéma conceptuel quelconque utilisé par la science sociale pût avoir une validité autre qu’éphémère, cet état de choses ne le troubla pas beaucoup. En particulier, il ne fut pas sérieusement trou­blé par le risque que l’imposition de son schéma nettement « daté » puisse empêcher la com­préhension impartiale des situations politiques anté­rieures. Il ne s’est pas demandé si son schéma s’accordait avec la manière dont, par exemple, les protagonistes des grands conflits politiques de l’histoire s’étaient représenté les causes qu’ils défendaient, c’est-à-dire, la manière dont ils s’étaient représenté les principes de la légitimité. Fondamentalement pour la même raison, il n’a pas hésité à caractériser Platon comme un « intellectuel » sans envisager un seul instant le fait que l’on peut caractériser l’ensemble de l’œuvre de Platon comme une cri­tique de la notion d’« intellectuel ». Il n’a pas hésité à considérer le dialogue entre les Athéniens et les Méliens dans l’Histoire de Thucydide comme une base suffisante pour affirmer que « dans la polis grecque de l’époque classique, le ‘machiavélisme’ le plus franc était considéré comme allant de soi à tous égards et comme entièrement irrépro­chable du point de vue éthique. » Sans parler d’autres considérations, il ne s’est pas arrêté à se demander ce que Thucydide lui-même avait pensé de ce dialogue. Il n’a pas hésité à écrire : « Le fait que les sages Egyptiens louaient l’obéissance, le silence et l’absence de présomption comme des vertus divines, avait sa source dans la subordination bureau­cra­tique. En Israël, la source en fut le caractère plé­béien de la clientèle. » De manière semblable, son explica­tion sociologique de la pensée hin­doue se fonde sur la prémisse selon laquelle « n’importe quel genre » de droit naturel présuppose l’égalité naturelle de tous les hommes, voire un état parfait au commencement et à la fin. Ou encore, pour prendre ce qui est peut-être l’exemple le plus par­lant, alors qu’il examinait la question de savoir ce qui doit être considéré comme l’essence d’un phénomène histo­rique comme le Calvinisme, Weber disait : En caractérisant quelque chose comme l’essence d’un phénomène historique, on entend, ou bien l’aspect du phénomène que l’on tient pour avoir une valeur permanente, ou bien l’as­pect par lequel ce phénomène a exercé la plus grande in­fluence historique. Il ne fait même pas allusion à une troisième éventualité, celle qui est en fait la première et la plus manifeste, à savoir que l’essence du Calvinisme, par exemple, devrait être identifiée à ce que Calvin lui-même considérait comme l’essence, ou comme la caractéristique principale, de son œuvre[21]

Les principes méthodologiques de Weber ne pouvaient manquer d’avoir des effets néfastes sur son œuvre. Nous illustrerons cela en jetant un coup d’œil sur son essai his­torique le plus célèbre, son étude sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Il soutenait que la théologie cal­viniste fut une cause majeure de l’esprit capitaliste. Il sou­ligna que Calvin n’avait aucunement recherché cet effet, et qu’il en aurait même été scandalisé, et — ce qui est plus important — que le maillon déterminant dans la chaîne des causes (une interprétation particulière du dogme de la prédestination) avait été rejeté par Calvin, mais avait resurgi « tout naturellement » chez ses épigones et, surtout, dans la masse des calvinistes « moyens ». Or, si l’on parle d’un enseignement du niveau de celui de Calvin, la simple référence aux « épigones » et aux calvinistes « moyens » implique un jugement de valeur sur leur interprétation du dogme de la prédestination : les épigones et le commun des mortels ont toutes les chances de se tromper sur le point décisif. Le jugement de valeur implicite de Weber est pleinement justifié aux yeux de celui qui a compris la doctrine théologique de Calvin ; l’interprétation particulière du dogme de la pré­destination qui a prétendument conduit à l’émergence de l’esprit capitaliste se fonde sur une incompréhension radicale de la doctrine de Calvin. C’est une corruption de cette doctrine, ou, pour employer le propre langage de Calvin, c’est une interprétation ‘charnelle’ d’un enseigne­ment ‘spiri­tuel’. Par conséquent, au mieux, Weber aurait seulement pu raisonnablement prétendre avoir prouvé qu’une cor­ruption ou une dégradation de la théologie de Calvin a conduit à l’émergence de l’esprit capitaliste. Ce n’est qu’au moyen de cette précision décisive que l’on peut accorder sa thèse, et encore de manière approximative, avec les faits auxquels elle renvoie. Mais il fut empêché de faire cette précision cruciale parce qu’il s’était imposé le tabou des jugements de valeur. En évitant un jugement de valeur indispensable, il fut contraint de dresser un tableau de ce qui s’était passé inexact du point de vue des faits. Car sa crainte des jugements de valeur l’a poussé à identifier l’essence du Calvinisme à son aspect historiquement le plus influent. Il évita instinctivement d’identifier l’essence du Calvinisme à ce que Calvin lui-même tenait pour essentiel, parce que l’interpré­tation propre de Calvin aurait naturellement joué le rôle d’un critère par rapport auquel juger objectivement les calvinistes qui préten­daient suivre Calvin[22]

Le rejet des jugements de valeur met en péril l’objec­tivité historique. En premier lieu, elle empêche d’appeler un chat un chat. En deuxième lieu, elle met en péril le genre d’objectivité qui exige légitimement de renoncer à porter un jugement, à savoir l’objectivité de l’interpréta­tion. L’historien qui tient pour acquis que des jugements de valeur objectifs sont impossibles ne peut prendre très au sérieux la pensée du passé qui se fondait sur la supposi­tion selon laquelle les jugements de valeur objectifs sont possibles, c’est-à-dire pratiquement toute la pensée des gé­nérations antérieures. Puisqu’il sait par avance que cette pensée se fondait sur une illusion fondamentale, il n’a pas la motivation nécessaire pour tenter de comprendre le passé tel qu’il s’est compris lui-même.

Presque tout ce que nous avons dit jusqu’ici était né­cessaire pour se débarrasser des obstacles les plus importants à une compréhension de la thèse centrale de Weber. C’est seulement maintenant que nous sommes en mesure d’en saisir la signification précise. Reprenons notre dernier exemple. Ce que Weber aurait dû dire, c’est que la corrup­tion de la théologie calviniste conduisit à l’émergence de l’esprit du capitalisme. Cela aurait impliqué un jugement de valeur objectif sur le calvinisme vulgaire : les épigones ont ruiné involontairement ce qu’ils cherchaient à pré­server. Cependant, ce jugement de valeur implicite est d’une importance très limitée. Il ne préjuge en rien du problème véritable. Car, en supposant que la théologie calviniste fut une mauvaise chose, sa corruption en fut une bonne. Ce que Calvin aurait considéré comme une compréhension « charnelle » aurait pu, d’un autre point de vue, être ap­prouvé comme une compréhension « de-ce-monde » conduisant à de bonnes choses comme l’individualisme laïc et la démocratie laïque. Et même de ce dernier point de vue, le calvinisme vulgaire apparaîtrait comme une posi­tion impossible, une position intermédiaire, mais préfé­rable au calvinisme proprement dit pour la même raison que l’on peut dire que Sancho Panza est préférable à Don Quichotte. Le rejet du calvinisme vulgaire est donc inévi­table à tout point de vue. Mais cela signifie simplement que c’est seulement après avoir rejeté le calvinisme vul­gaire que l’on est confronté au problème véritable : le problème de l’opposition de la religion et de l’irréligion, c’est-à-dire de l’opposition de la religion authentique et de la noble irréligion, en tant que distinct du problème de l’opposition de la simple sorcellerie, ou d’un ritualisme mécanique et de l’irréligion de spécialistes sans esprit et de voluptueux sans cœur. C’est ce problème véritable que, selon Weber, la raison humaine ne peut pas résoudre, tout comme elle ne peut résoudre le conflit entre différentes religions véritables du niveau le plus élevé (par exemple le conflit entre le Second-Isaïe, Jésus et Bouddha). Ainsi, en dépit du fait que la science sociale repose entièrement sur des jugements de valeur, la science sociale ou la philosophie sociale ne peut pas résoudre les conflits de valeurs décisifs. Il est certes vrai que l’on a déjà porté un jugement de valeur lorsque l’on parle de Marguerite comme d’une prostituée. Mais ce jugement de valeur se révèle pu­rement provisoire dès que l’on est confronté à une position radicalement ascétique qui condamne toute sexualité. De ce dernier point de vue, la dégradation ouverte de la sexualité par la prostitution peut sembler une chose plus saine (clean) que le déguisement de la nature véritable de la sexualité derrière le sentiment et la poésie. Il est assurément vrai que l’on ne peut pas parler des affaires humaines sans faire l’éloge des vertus intellectuelles et morales et sans blâmer les vices intellectuels et moraux. Mais cela ne fait pas disparaître l’éventualité de considérer toutes les vertus hu­maines en dernière analyse comme de splendides vices. Il serait absurde de nier qu’il y a une différence objective entre un général qui s’est trompé et un génie de la stratégie. Mais, si la guerre est ab­solument mauvaise, la différence entre le général qui s’est trompé et un génie de la stratégie sera du même ordre que la différence entre un voleur qui s’est trompé et un voleur génial. 

Il semble donc qu’il faudrait exprimer de la manière suivante ce que voulait réellement dire Weber en rejetant les jugements de valeur : les objets des sciences sociales sont constitués en référence à des valeurs. La référence à des valeurs présuppose l’appréciation des valeurs. Une telle appréciation permet au spécialiste de science sociale d’évaluer les phénomènes sociaux, et elle le force à le faire, c’est-à-dire à distinguer entre l’authentique et le douteux et entre le su­périeur et l’inférieur : entre la religion authentique et la fausse religion, entre les chefs authentiques et les char­latans, entre la connaissance et la simple tradition ou la sophis­tique, entre la vertu et le vice, entre la délicatesse et la grossièreté en morale, entre l’art et la pacotille, entre la vitalité et la dépravation, etc. La référence aux valeurs est incompatible avec la neutralité ; elle ne peut jamais être « purement théorique ». Mais l’absence de neutralité ne signifie pas nécessaire­ment approbation ; elle peut également signifier le rejet. En fait, dans la mesure où les diverses valeurs sont incompatibles entre elles, l’ap­probation d’une valeur quelconque implique nécessaire­ment le rejet d’une ou de plusieurs autres valeurs. C’est seulement sur la base d’une telle acceptation ou d’un tel rejet de valeurs, de « valeurs ultimes », que les objets des sciences sociales deviennent visibles. Pour tout le travail ultérieur, pour l’analyse causale de ces objets, la question de savoir si le chercheur a accepté ou rejeté la valeur en question est nécessairement indifférente[23]

En tout cas, l’ensemble de la notion qu’avait Weber de la portée et de la fonction des sciences sociales repose sur la prémisse prétendument démontrable selon laquelle la raison humaine ne peut pas résoudre le conflit entre les valeurs ultimes. La question est de savoir si cette prémisse a réellement été démontrée, ou si l’on s’est contenté de la postuler du fait d’une préférence morale précise. 

Au seuil de la tentative de Weber pour démontrer sa prémisse fondamentale, nous trouvons deux faits frap­pants. Le premier est que Weber, qui écrivit des milliers de pages, en a consacré à peine plus de trente à une discus­sion portant sur le fondement de l’ensemble de sa position. Pourquoi ce fondement avait-il si peu besoin de preuve ? Pourquoi était-il si évident à ses yeux ? Une réponse provisoire est fournie par la deuxième observation que nous pouvons faire avant toute analyse de ses arguments. Comme il l’a indiqué au commencement de son examen du sujet, sa thèse était seulement la généralisation d’une opinion plus ancienne et plus courante, à savoir l’opinion selon laquelle le conflit entre l’éthique et la politique est insoluble : l’action politique est quelquefois impossible sans courir le risque d’être moralement coupable. Il semble donc que ce fût l’esprit de la « politique de la puissance » qui a engendré la position de Weber. Rien n’est plus révélateur que le fait que, dans un contexte semblable, alors qu’il parlait de la guerre et de la paix, Weber ait mis le mot « paix » entre guillemets, tandis qu’il n’a pas pris cette précaution lors­qu’il parlait de la guerre. La guerre était pour Weber une chose dépourvue d’ambiguïté, mais ce n’était pas le cas de la paix : la paix est un faux-semblant, la guerre est réelle[24]

La thèse de Weber selon laquelle il n’y a pas de solu­tion au conflit entre les valeurs était donc une partie, ou une conséquence, de l’opinion générale selon laquelle la vie humaine est essentiellement un conflit dont on ne peut sortir. Pour cette raison, « la paix et le bonheur universel » lui apparaissaient comme un but illégitime ou chimé­rique. Même si ce but pouvait être atteint, pensait-il, il ne serait pas désirable ; ce serait l’état des « derniers hommes qui ont inventé le bonheur », contre lesquels Nietzsche avait prononcé sa « critique dévastatrice ». Si la paix est incompatible avec la vie humaine ou avec une vie vrai­ment humaine, le problème moral semble autoriser une solution claire : la nature des choses requiert une éthique guerrière comme fondement d’une « politique de puis­sance » exclusivement guidée par des considérations de l’intérêt national ; ou, « le machiavélisme le plus franc [devrait être] considéré comme allant de soi à tous les points de vue, et comme irréprochable d’un point de vue éthique. » Mais nous serions alors confrontés à la situation paradoxale que l’individu serait en paix avec lui-même lorsque le monde est régi par la guerre. Un monde déchiré par le conflit exige un individu déchiré par le conflit. Le conflit n’irait pas jusqu’à la racine de l’individu si ce dernier n’était pas contraint aussi de nier le principe même de la guerre : il lui faut nier la guerre à laquelle il ne peut s’échapper et à la­quelle il lui faut se consacrer, comme mauvaise ou comme un péché. Tant que la paix ne règne pas partout, il ne faut pas rejeter purement et simplement la paix. Il n’est pas suffisant de reconnaître la paix comme le temps nécessaire pour souffler un peu entre les guerres. Il faut qu’il y ait un devoir absolu qui nous oriente vers la paix universelle ou la fraternité universelle, un devoir en conflit avec le de­voir pareillement élevé qui nous pousse à participer au « conflit éternel » pour « l’espace vital » de notre nation. Le conflit ne serait pas suprême si l’on pouvait échapper à la culpabilité. La question de savoir si l’on peut parler de culpabilité lorsque l’homme est forcé d’être coupable, Weber ne l’a plus posée : il avait besoin de la nécessité de la culpabilité. Il lui fallait combiner l’an­goisse nourrie par l’athéisme (l’absence de toute rédemp­tion, de toute consolation) et l’angoisse suscitée par la re­ligion révélée (le sentiment oppressif de la culpabilité). Sans cette combinaison, la vie cesserait d’être tragique et per­drait sa profondeur[25]

Weber supposait comme une évidence qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les valeurs : toutes les valeurs sont de rang égal. Or, précisément s’il en est ainsi, un projet social qui satisfait les exigences de deux valeurs est préférable à un autre dont le champ est plus limité. Le projet plus tolérant pourrait exiger que l’on sacrifie certaines des exigences de chacune des deux valeurs. En ce cas, la question surgi­rait de savoir si les projets extrêmes ou unilatéraux ne sont pas aussi bons ou meilleurs que les projets appa­remment plus tolérants. Pour répondre à cette question, il faudrait savoir s’il est en quoi que ce soit possible d’adop­ter l’une des deux valeurs, tout en rejetant l’autre sans réserves. Si cela est impossible, un sacrifice des exigences apparentes des deux valeurs qui le composent serait un commandement de la raison. Le projet le plus large pourrait n’être réalisable que dans certaines conditions très favorables, et les conditions effectives ici et maintenant peuvent être très défavorables. Cela ne prive­rait pas le meilleur projet de son importance, parce qu’il resterait indispensable en tant que fondement d’un ju­gement rationnel sur les divers projets imparfaits. En parti­culier, le fait qu’en des situations données on ne peut choisir qu’entre deux projets pareillement imparfaits n’affecterait en rien son importance. Enfin et surtout, dans toutes les réflexions sur de telles questions, il ne faut pas oublier un instant l’importance générale de l’extrémisme d’un côté, et de la modération de l’autre, pour la vie sociale. Weber a mis de côté toutes les considérations de ce genre en déclarant que « la voie moyenne n’est en rien plus correcte scientifiquement que les idéals les plus extrêmes des partis de droite et de gauche » et que la voie moyenne est même inférieure aux solutions extrêmes, dans la mesure où elle est moins dé­pourvue d’ambiguïtés[26]. La question est bien sûr de savoir si la science sociale ne doit pas se soucier de solutions sen­sées aux problèmes sociaux, et si la modération n’est pas plus sensée que l’extrémisme. Si sensé qu’ait pu être Weber en tant qu’homme politique dans la vie pratique, si grande que fût son horreur de l’esprit étroit du partisan fanatique, en tant que spécialiste de science sociale, il envisageait les pro­blèmes sociaux dans un esprit qui n’avait rien en commun avec l’esprit de l’art politique et qui ne pou­vait avoir d’autre aboutissement dans la pratique que d’encoura­ger une obstination bornée. Sa foi inébranlable en la suprématie du conflit le força à avoir autant de considération pour l’extrémisme que pour les positions modérées. 

Mais nous ne pouvons plus repousser à plus tard l’examen des tentatives de Weber pour prouver sa thèse selon laquelle les valeurs ultimes sont purement et simplement en conflit les unes avec les autres. Il nous fau­dra nous limiter à un examen de deux ou trois exemples[27]. Le premier est celui qu’il a employé afin d’illustrer le caractère de la plupart des problèmes de l’administration de la question sociale. La question sociale se soucie de la justice, mais selon Weber, aucune éthique ne peut trancher ce que requiert la justice dans la société. Deux opinions opposées sont pareillement légitimes ou défendables. Selon la première, on doit beaucoup à celui qui réalise ou qui apporte beaucoup ; selon la deuxième, on doit exiger beaucoup de celui qui peut réaliser ou apporter beaucoup. Si l’on adopte la première opinion, il faudra ac­corder au grand talent de grandes occasions de se manifester. Si l’on adopte la deuxième opinion, il faudra empêcher l’individu talen­tueux de tirer parti de ses aptitudes plus élevées. Nous ne nous plaindrons pas de la manière vague avec laquelle Weber a formulé ce qu’il considérait assez étrangement comme une difficulté insurmontable. Nous remarque­rons simple­ment qu’il n’a pas pensé nécessaire de donner une raison quelconque à l’appui de la première opinion. Cependant, la deuxième opinion semblait exiger une argumentation ex­plicite. Selon Weber, on peut argumenter, comme le fit Babeuf, de la manière suivante : l’injustice de la distribu­tion inégale des biens intellectuels et le sentiment agréable de prestige qui entoure la simple possession de dons su­périeurs doivent être compensés par des mesures sociales visant à empêcher l’individu talentueux de tirer parti de ses grandes facilités. Avant que l’on puisse dire que cette opi­nion est soutenable, il faudrait savoir s’il est sensé de dire que la nature a commis une injustice en distribuant inéga­lement ses dons, si le devoir incombe à la société de porter remède à cette injustice, et si l’envie a un droit quelconque à se faire entendre. Mais même si l’on pouvait accorder que l’opinion de Babeuf, telle que l’a formulée Weber, est aussi défendable que la première opinion, que s’ensuivrait-il ? Qu’il nous faut faire un choix aveugle ? Que nous devons pousser les partisans des deux opinions opposées à dé­fendre leurs opinions avec tout l’entêtement possible ? Si, comme le soutient Weber, aucune solution n’est morale­ment supérieure à une autre, la conséquence raisonnable en serait que la décision doit être transférée du tribunal de l’éthique à celui de l’utilité ou de l’opportunité. Weber a exclu catégoriquement les considéra­tions d’opportunité de la discussion de ce problème. Si les exigences sont élevées au nom de la jus­tice, déclara-t-il, la considération de la solution qui fourni­rait les meilleures « incitations » est hors de propos. Mais n’y a-t-il pas de liaison entre la justice et le bien de la société, et entre le bien de la société et les incitations à exercer une activité socialement valable ? Précisément si Weber avait raison d’affirmer que les deux opinions opposées sont pareille­ment défendables, la science sociale en tant que science objective devrait-elle stigmatiser comme un fou tout homme qui affirme que seule l’une des deux opinions est conforme à la justice ?[28]

Notre deuxième exemple est la prétendue preuve de Weber qu’il y a un conflit insoluble entre ce qu’il appelle « l’éthique de la responsabilité » [Verantwortungsethik] et « l’éthique de la conviction » [Gesinnungsethik]. Selon la première, la responsabilité de l’homme s’étend jusqu’aux conséquences prévisibles de ses actions, tandis que, selon la dernière, la responsabilité de l’homme se limite à la droiture intrinsèque de ses actions. Weber illus­tra l’éthique de la conviction par l’exemple du syndicalisme : le syndicaliste ne se soucie pas des conséquences ou du succès de son activité révolutionnaire, mais de sa propre intégrité, de la préservation en lui et de l’éveil chez les autres d’une certaine attitude morale et de rien d’autre. Même une preuve concluante que dans une situation don­née son activité révolutionnaire anéantirait pour tout l’a­venir prévisible, l’existence même de travailleurs révolu­tionnaires ne serait pas un argument valable contre un syndicaliste convaincu. Le syndicaliste convaincu de Weber est une construction ad hoc, comme le montre sa remarque selon laquelle si le syndicaliste est cohérent, son royaume n’est pas de ce monde. En d’autres termes, s’il était cohérent, il cesserait d’être un syndicaliste, c’est-à-dire un homme soucieux de la libération de la classe ou­vrière en-ce-monde, et ce par des moyens propres-à-ce-monde. L’éthique de la conviction, que Weber attribuait au syndicalisme, est, en réalité, une éthique étrangère à tous les mouvements sociaux ou politiques de-ce-monde. Comme il l’a dit en une autre occasion, à l’intérieur de la sphère de l’action sociale proprement dite, « l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité ne sont pas des contraires absolus, mais elles se complètent mutuellement : toutes deux ensemble, elles constituent l’être humain authentique. » L’éthique de la conviction qui est incompatible avec ce que Weber a un jour appelé l’éthique d’un authentique être humain est une certaine interprétation de l’éthique chrétienne, ou, plus généralement, une éthique strictement d’un autre monde. Ce que Weber entendait réellement lorsqu’il parlait du conflit insoluble entre l’é­thique de la conviction et l’éthique de la responsabilité était donc que le conflit entre l’éthique de ce monde et l’éthique d’un autre monde est insoluble à la raison humaine[29]

Weber était convaincu que, sur la base d’une orienta­tion strictement de-ce-monde, aucune norme objective n’est possible : il ne peut exister de normes précises et simultanément « absolument valables », sauf sur la base de la révélation. Cependant, il n’a jamais prouvé que l’es­prit humain laissé à ses propres forces soit incapable de parvenir à des normes objectives, ou que la raison humaine ne pouvait résoudre le conflit entre différentes doctrines éthiques de-ce-monde. Il a simplement prouvé que l’é­thique d’un-autre-monde, ou plutôt un certain type d’é­thique d’un-autre-monde, était incompatible avec les cri­tères de l’excellence humaine ou de la dignité humaine que l’esprit humain laissé à ses propres forces peut discerner. On pourrait dire, sans être en rien ir­respectueux, que la science sociale n’a pas besoin de se soucier sérieusement du conflit entre l’éthique de-ce-monde et l’éthique d’un-autre-monde. Comme Weber lui-même l’a souligné, la science sociale tente de comprendre la vie so­ciale du point de vue de-ce-monde. La science sociale est une connaissance humaine de la vie humaine. Sa lumière est la lumière naturelle. Elle tente de trouver des solutions rationnelles ou raisonnables aux problèmes sociaux. On peut contester ses découvertes et ses solutions du point de vue d’une connaissance supra-humaine ou de la révélation divine. Mais, comme l’a indiqué Weber, la science sociale en tant que telle ne peut prendre en compte de telles contestations, parce qu’elles sont fondées sur des présuppositions qui ne peuvent ja­mais être évidentes à la raison humaine laissée à ses seules forces. En acceptant de telles présuppositions, la science sociale se transformerait en une science sociale juive ou chrétienne ou musulmane ou bouddhiste ou en quelque autre science sociale « confessionnelle ». En outre, si l’on peut contester les découvertes de la science sociale sur la base de la révélation, la révélation n’est pas sim­plement au-dessus de la raison, elle est contre la raison. Weber n’a ressenti aucun scrupule à dire que toute croyance en la révélation est en dernière analyse une croyance à l’absurde. Nous n’avons pas besoin de nous soucier ici de la question de savoir si cette opinion de Weber, qui après tout n’était pas une autorité en théologie, est compatible avec une croyance intelligente en la révé­lation[30]

Une fois accordé que la science sociale, ou que cette compréhension de-ce-monde de la vie humaine, est mani­festement légitime, la difficulté soulevée par Weber semble hors de propos. Mais il refusa d’accorder cette prémisse. Il soutenait que la science ou la philosophie re­pose, en dernière analyse, non pas sur des prémisses évi­dentes qui sont à la disposition de l’homme en tant qu’­homme, mais sur la foi. En accordant que seule la science ou la philosophie peut conduire à la vérité que l’homme peut connaître, il posa la question de savoir si la recherche d’une vérité connaissable est bonne, et il trancha en affir­mant que la science ou la philosophie ne peut plus ré­pondre à cette question. La science ou la philosophie est incapable de rendre compte de manière claire et certaine de son propre fondement. La bonté de la science ou de la philosophie n’était pas un problème tant que l’on pouvait penser qu’elle était « la voie vers l’être véritable » ou vers la « vraie nature », ou vers le « vrai bonheur ». Mais ces espérances se sont révélées illusoires. Désormais, la science ou la philosophie ne peut avoir d’autre but que d’établir la vérité très limitée accessible à l’homme. Cependant, en dépit de cet étrange changement dans le caractère de la science ou de la philosophie, la recherche de la vérité continue à être considérée comme valable en elle-même, et non pas simplement en considération de ses résultats pratiques — qui, à leur tour, sont d’une valeur contestable : augmen­ter la puissance de l’homme, c’est aug­menter sa puissance de mal faire autant que sa puis­sance de bien faire. En considérant la recherche de la vé­rité comme valable en elle-même, on reconnaît que l’on fait une préférence qui n’a plus de bonnes raisons ou de rai­son suffisante. On accepte ainsi le principe que les préfé­rences n’ont pas besoin de bonnes raisons ou de raison suffisante. Conformément à cela, ceux qui considèrent la quête de la vérité comme valable en soi peuvent considérer des activités comme la compréhension de la genèse d’une doctrine, ou la publication d’un texte — mieux, la correction hypothétique de n’importe quelle leçon erronée d’un manuscrit quel­conque — comme des fins en soi : la quête de la vérité a la même dignité qu’une collection de timbres. Toute re­cherche, tout caprice, devient aussi défendable ou aussi légitime que tout autre. Mais Weber n’est pas toujours allé aussi loin. Il a également dit que le but de la science est la clarté, c’est-à-dire la clarté sur les grandes questions, et cela signifie en dernière instance une clarté non certes sur le Tout, mais sur la situation de l’homme en tant qu’homme. La science ou la philosophie est donc la voie de la libéra­tion de l’illusion ; elle est le fondement d’une vie libre, d’une vie qui refuse de faire le sacrifice de l’intelligence et qui ose regarder la réalité en face. Elle se soucie de la vé­rité connaissable, qui est valide que nous l’aimions ou non. Weber alla jusque-là. Mais il refusa de dire que la science ou la philosophie se soucie de la vérité valable pour tous les hommes, qu’ils désirent ou non la connaître. Qu’est-ce qui l’en a empêché ? Pourquoi a-t-il nié la puissance indéniable de la vérité que l’on peut connaître ?[31]

Il était enclin à croire que l’homme du XXe siècle a mangé du fruit de l’arbre de la connaissance, ou qu’il peut être délivré des illusions qui avaient aveuglé tous les hommes antérieurs : nous voyons la situation de l’homme sans illusions ; nous sommes désen­chantés. Mais sous l’in­fluence de l’historicisme, il devint sceptique quant à la possibilité de parler de la situation de l’homme en tant qu’homme, ou bien, s’il est encore possible d’en parler, il se demanda si cette situation n’est pas envisagée de manières diffé­rentes à des époques différentes de telle sorte que, en principe, l’opinion de n’importe quelle époque est aussi légitime ou illégitime que n’importe quelle autre. Il se de­manda, par conséquent, si ce qui apparaissait comme la situation de l’homme en tant qu’homme était autre chose que la situation de l’homme d’aujourd’hui, ou « le donné inéluctable de notre situation historique ». Par suite, ce qui apparaissait originellement comme une libération des illu­sions finit par se pré­senter simplement comme la pré­misse contestable de notre époque ou comme une attitude qui sera remplacée, au moment approprié, par une atti­tude qui sera conforme à l’époque suivante. La pensée de l’époque présente se caractérise par le désenchantement ou par le fait d’être sans réserve « de-ce-monde », ou par l’irréligion. Ce qui prétend être une libération des illusions est tout autant et aussi peu une illusion que les croyances religieuses qui ont prévalu dans le passé et qui pourront prévaloir dans l’a­venir. Nous sommes irréligieux parce que le destin nous force à être irréligieux et pour aucune autre raison. Weber refusa de faire le sacrifice de l’intelligence : il n’espérait ni un renouveau religieux ni des prophètes ni des sau­veurs ; et il n’était pas du tout certain qu’un renouveau religieux suivrait l’époque présente. Mais il était certain que tout dévouement à des causes ou à des idéals a ses racines dans la foi religieuse et, par conséquent, que le déclin de la foi religieuse conduira en dernière analyse à l’extinction de toutes les causes et de tous les idéals. Il avait tendance à se voir confronté à l’alternative entre un vide spirituel total et un renouveau religieux. Il désespé­rait de l’expérience irréligieuse, mondaine et moderne, et cependant il y restait attaché parce que le destin l’avait condamné à croire à la science telle qu’il la comprenait. Le résultat de ce conflit, qu’il n’a pas résolu, fut sa croyance que la raison humaine ne peut pas résoudre le conflit entre les va­leurs[32]

Cependant, la crise de la vie moderne et de la science moderne ne conduit pas nécessairement à douter de l’idée de science. Il nous faut par conséquent tenter de formuler en des termes plus précis ce à quoi pensait Weber lorsqu’il disait que la science semblait incapable de rendre compte d’elle-même avec clarté et certitude. 

L’homme ne peut pas vivre sans lumière, sans direc­tion, sans connaissance ; c’est seulement grâce à la connais­sance du bien qu’il peut trouver le bien dont il a besoin. Par conséquent, la question fondamentale est de savoir si les hommes peuvent acquérir par les seuls efforts de leurs puissances naturelles la connaissance du bien qui seule leur permet de donner un sens à leur vie individuel­le ou collective, ou s’ils dépendent de la Révélation divine pour cette connaissance. Il n’y a pas d’alternative plus fondamentale que celle-ci : ou bien l’homme se guide lui-même, ou bien il est guidé par le divin. La première solution caractérise la philosophie ou la science au sens originel du mot, la deuxième est présentée dans la Bible. On ne peut échapper à ce dilemme par un accord ou une synthèse. Car la philosophie comme la Bible proclament une chose comme la seule chose nécessaire, comme la seule chose qui compte en dernière analyse, et la seule chose nécessaire proclamée par la Bible est le contraire de la seule chose nécessaire proclamée par la philosophie : une vie d’amour et d’obéissance d’un côté, une vie consacrée à la connaissance indépendante de l’autre. Dans toute tentative d’accord, dans toute synthèse si impressionnante soit-elle, l’un des deux élé­ments opposés est sacrifié, plus ou moins subtilement, mais en tout cas sûrement, à l’autre : la philosophie, qui veut être la reine, doit être déchue au rang de servante de la révélation ou vice-versa. 

Si nous survolons la lutte séculaire entre la philoso­phie et la théologie, nous pouvons difficilement éviter d’a­voir l’impression que ni l’un ni l’autre des deux adver­saires n’a jamais réussi à réfuter réellement l’autre. Tous les arguments en faveur de la révélation ne semblent valides que si l’on présuppose la croyance en la révélation ; tous les arguments contre la révélation ne semblent valides que si l’on présuppose l’incroyance. Cet état de choses semble n’être que naturel. La révélation est toujours tellement incertaine pour la raison laissée à ses seules forces qu’elle ne peut jamais obtenir son assenti­ment, et l’homme est ainsi fait qu’il peut trouver sa satisfaction, son bon­heur, dans la libre recherche, dans la formulation de l’é­nigme de l’être. Mais, d’un autre côté, il aspire si fort à une solution de cette énigme et la connaissance humaine est toujours tellement limitée, que le besoin d’une illumination divine ne peut être nié et que l’on ne peut réfuter la pos­sibilité de la révélation. Or, c’est bien cet état de choses qui semble trancher irrévocablement contre la philosophie et en faveur de la révélation. La philosophie doit accorder que la révélation est possible. Mais accorder que la révé­lation est possible, cela signifie accorder que la philosophie n’est peut-être pas la seule chose néces­saire, que la philo­sophie est peut-être quelque chose d’infini­ment insigni­fiant. Accorder que la révélation est possible signifie ac­corder que la vie philosophique n’est pas nécessairement, pas manifes­te­ment, la seule vie convenable. La philoso­phie, la vie consacrée à la recherche d’une connaissance évidente accessible à l’homme en tant qu’homme, repose­ elle-même sur une décision non-évidente, arbitraire ou aveugle. Cela ne fait que confirmer la thèse de la foi, selon laquelle il n’y a pas de possibilité de cohérence, pas de possibilité d’une vie cohérente et entièrement sincère, sans la croyance en la révélation. Le simple fait que la philosophie et la révélation ne peuvent se réfuter l’une l’autre constitue ainsi une réfutation de la philosophie par la révélation. 

Ce fut le conflit entre la révélation et la philosophie ou la science au plein sens du terme, et les implications de ce conflit, qui ont conduit Weber à affirmer que l’idée de science ou de philosophie souffre d’une faiblesse qui lui est fatale. Il tenta de rester fidèle à la cause de l’exercice autonome de la connais­sance, mais il perdit l’espoir lorsqu’il sentit que le sacrifice de l’intelligence, dont la science ou la philoso­phie a horreur, est au fondement de la science ou de la philosophie. 

Mais revenons vite de ces profondeurs terrifiantes à une surface qui, tout en n’étant pas exactement joyeuse, nous promet au moins un sommeil tranquille. Revenus à la surface, nous sommes bien accueillis par environ six cents grandes pages, couvertes du plus petit nombre possible de lignes, ainsi que du plus grand nombre possible de notes, et consacrées à la méthodologie des sciences sociales. Cependant, nous remarquons très vite que nous n’avons pas échappé à la perplexité. Car la méthodologie de Weber est quelque chose de différent de ce qu’est une méthodologie ordinaire. Tous ceux qui se sont penchés avec intel­ligence sur la méthodologie de Weber ont senti que cette méthodologie était philosophique. Il est possible de formuler avec précision cette impression. La méthodo­logie, en tant que réflexion sur la procédure correcte de la science, est nécessairement une réflexion sur les limites de la science. Si la science est la forme la plus élevée de la connaissance humaine, elle est une réflexion sur les limites de la connaissance humaine. Et si c’est la connais­sance qui est le caractère spécifique de l’homme entre tous les êtres terrestres, la méthodologie est une ré­flexion sur les limites de l’humanité ou sur la situation de l’homme en tant qu’homme. La méthodologie de Weber est très près de satisfaire à cette exigence. 

Pour rester un peu plus près de ce qu’il pensait lui-même de sa méthodologie, nous dirons que sa notion de science, de la science naturelle comme de la science sociale, se fonde sur une opinion spécifique sur la réalité. Car, selon lui, la compréhension scientifique est une trans­formation particulière de la réalité. Il est par conséquent impossible de clarifier la signification de la science sans une analyse préalable de la réalité telle qu’elle est en elle-même, c’est-à-dire avant sa transformation par la science. Weber n’a pas dit grand-chose à ce sujet. Il se souciait moins du caractère de la réalité que des différentes ma­nières dont la réalité est transformée par les différents types de science. Car son souci principal était de préserver l’intégrité des sciences historiques ou culturelles contre deux dangers apparents : contre la tentative de former ces sciences sur le modèle des sciences naturelles, et contre la tentative d’interpréter le dualisme des sciences naturelles et des sciences historico-culturelles comme un dualisme métaphysique (« corps-esprit », ou « nécessité-liberté »). Mais ses thèses méthodologiques restent inintelligibles, ou en tout cas inutilisables, si l’on ne les traduit pas en thèses concernant le caractère de la réalité. Lorsqu’il exigeait, par exemple, que la compréhension interprétative fût subor­donnée à l’explication causale, il était guidé par l’observa­tion que l’intelligible est fréquemment surpassé par ce qui n’est plus intelligible, ou que l’inférieur est la plupart du temps plus fort que le supérieur. En outre, ses préoccu­pations lui ont laissé du temps pour indiquer quelle était son opinion sur ce qu’est la réalité avant sa transformation par la science. Selon lui, la réalité est une séquence infinie et dé­pourvue de sens, ou un chaos, d’événements uniques et infiniment divisibles, qui n’ont en eux-mêmes aucun sens : toute signification, toute formulation, a son origine dans l’activité du sujet connaissant ou éva­luant. Très peu de gens aujourd’hui se satisferont de cette opinion sur la réalité, que Weber avait empruntée au néo-kantisme et qu’il s’est contenté de modifier en y ajoutant une ou deux touches affectives. Il suffit de remarquer qu’il fut lui-même incapable d’adhérer de manière rigou­reuse à cette opinion. Assuré­ment, il ne pouvait pas nier qu’il y eût une représentation déterminée de la réalité antérieure à toute représentation scientifique : la représentation, la richesse de significations, à laquelle nous pensons lorsque nous parlons du monde de l’expérience commune ou de la compréhension naturelle du monde[33]. Mais il n’a même pas essayé de donner une analyse cohé­rente du monde social tel qu’il est connu par le « sens commun », ou de la réalité sociale telle qu’elle est connue dans la vie sociale ou dans l’action. La place d’une telle analyse est occupée dans son œuvre par les définitions des idéaux-types, des constructions artificielles qui ne cher­chent même pas à correspondre à la représentation inhérente à la réalité sociale et qui, de plus, sont censées n’a­voir qu’un strict caractère transitoire. Seule une analyse glo­bale de la réalité sociale telle que nous la connaissons dans la vie effective, et telle que les hommes l’ont toujours connue depuis qu’il a existé des sociétés civiles, permet­trait un examen adéquat de la possibilité d’une science so­ciale porteuse d’évaluations. Une telle analyse rendrait intelligibles les alternatives fondamentales qui appartien­nent essentiellement à la vie sociale et elle fournirait ainsi une base pour juger de manière fiable si le conflit entre ces solutions opposées est en principe susceptible de re­cevoir une solution. 

Weber aurait rejeté, dans l’esprit d’une tradition vieille de trois siècles, la suggestion selon laquelle il faut que la science sociale soit fondée sur une analyse de la réalité sociale telle que l’on en fait l’expérience dans la vie sociale ou telle qu’elle est connue par le « sens commun ». Selon cette tradition, le « sens commun » est un hybride, engen­dré par l’union du monde absolument subjectif des perceptions de l’individu et du monde véritablement objectif que la science découvre progressivement. Cette opinion remonte au XVIIe siècle, alors que la pensée moderne apparut à la suite d’une rupture avec la philosophie classique. Mais les initiateurs de la pensée moderne s’accordaient encore avec les classiques dans la mesure où ils se représentaient la philosophie ou la science comme la perfection de la com­préhension naturelle du monde naturel par l’homme. Ils s’écartaient des classiques dans la mesure où ils oppo­saient la nouvelle philosophie ou science, en tant que compréhension vérita­ble­ment naturelle du monde, à la compréhension pervertie du monde propre à la philoso­phie ou science classique et médiévale, ou à « l’école »[34]. La victoire de la nouvelle philosophie ou science fut tran­chée par la victoire de sa partie décisive, à savoir, la nou­velle physi­que. Cette victoire aboutit finalement au résul­tat que la nouvelle physique et la nouvelle science natu­relle en général devint indépen­dante de la portion congrue de la philosophie qui en vint depuis lors à porter le nom de « philosophie » par opposition à celui de « scien­ce » ; et, en fait, la « science » devint l’autorité de la « philosophie ». Nous pouvons dire que la « science » est la partie de la philosophie ou science moderne qui a réussi, tandis que la « philosophie » est sa partie qui fut moins heureuse. Ainsi, ce ne fut pas la philosophie moderne, mais la science naturelle moderne qui en vint à être considérée comme la perfection de la compréhension naturelle du monde naturel par l’homme. Mais au XIXe siècle, il de­vint de plus en plus évident qu’il fallait faire une distinc­tion radicale entre ce que l’on appelait alors la compréhension « scientifique » (ou « le monde de la science ») et la compré­hension « naturelle » (ou « le monde dans lequel nous vi­vons »). Il devint manifeste que la compréhension scienti­fique du monde apparaît grâce à une modification radicale de la compréhension naturelle, en tant que distincte de son perfec­tion­ne­ment. Dans la mesure où la compréhension naturelle est la présup­position de la compréhension scientifique, l’analyse de la science et du monde de la science présuppose l’analyse de la compréhension natu­relle, du monde naturel ou du monde du sens commun. Le monde naturel, le monde dans lequel nous vivons et agis­sons, n’est pas l’objet ou le produit d’une attitude théo­rique ; c’est un monde, non pas de simples objets que nous considérerions avec détache­ment, mais de « choses » ou d’ « affaires » dont nous traitons. Cepen­dant, tant que nous identifions le monde naturel ou pré-scientifique au monde dans lequel nous vivons, il s’agit là une abstraction. Le monde dans lequel nous vivons est déjà un produit de la science, ou en tout cas, c’est un monde profondément modifié par l’existence de la science. Sans parler de la technique, le monde dans lequel nous vivons est dépourvu de fantômes, de sorcières et êtres semblables, dont il foi­sonnerait si la science n’existait pas. Pour saisir le monde naturel comme un monde radicalement pré-scientifique ou pré-philosophique, il faut remonter en deçà de la première apparition de la science ou philosophie. Il n’est pas néces­saire pour cela de s’engager en des études anthropolo­giques poussées et nécessairement hypothétiques. L’in­for­mation que la philosophie classique apporte sur ses propres origines suffit, spécialement si cette information est complétée par la considération des prémisses les plus élémentaires de la Bible, pour reconstruire le caractère es­sentiel du « monde naturel ». En utilisant cette informa­tion ainsi complétée, on sera en mesure de comprendre l’origine de l’idée du droit naturel. 


[1] Gesammelte politische Schriften, p. 22 ; Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, p. 208.

[2] Wissenschaftslehre, pp. 13, 15, 18, 19, 28, 35-37, 134, 137, 174, 195, 230 ;Gesammelte Aufsätze zur Sozial- und Wirtschafsgeschichte, p. 517.

[3] Wissenschaftslehre, pp. 152, 183, 224 n. ; Politische Schriften, pp. 19, 437 ; Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, I, 82, 524.

[4] Wissenschaftslehre, pp. 58-60, 97, 105, 111, 155, 160, 184.

[5] Ibid., pp. 60, 152, 170, 184, 206-209, 213-14, 259, 261-62.

[6] Ibid., pp. 60, 62, 152, 213, 247, 463, 467, 469, 472 ; Politische Schriften, pp. 22, 60.

[7] Wissenschaftslehre, pp. 90, 91, 124, 125, 150, 151, 154, 155, 461-65, 469-73, 475, 545, 550 ; Gesammelte Aufsätze zur Ssoziologiund Sozialpolitik, pp. 417-18, 476-77, 482. En ce qui concerne la liaison entre la limitation de la science sociale à l’étude des faits et la croyance à l’autorité du modèle de la science naturelle, voir Soziologie und Sozialpolitik, p. 478. 

[8] Wissenschaftslehre, pp. 32, 40 n., 127 n., 148, 401, 470-71, 501, 577.

[9] Aristote, Physique, 194a 26-27.

[10] Comparer Religionssoziologie, I, 204 et Wissenschaftslehre, pp. 469-70 et 150-51.

[11] Politische Schriften, 22 ; Religionssoziologie, I, 33-35 ;Wissenschaftslehre, 30, 148, 154, 155, 252, 463, 466, 471 ; Soziologie und Sozialpolitik, 418.

[12] Wissenschaftslehre, pp. 38, n.2, 40-41, 155, 463, 466-69 ; Soziologie und Sozialpolitik, p. 423.

[13] Wissenschaftslehre, pp. 38, 40, 132-33, 469-70, 533-34, 555.

[14] Wissenschaftslehre, 455, 466-69, 546 ; Politische Schriften, 435-36.

[15] Wissenschaftslehre, 61, 152, 456, 468-69, 531 ; Politische Schriften, 443-44.

[16] Wissenschaftslehre, pp. 60-61, 184, 546, 554.

[17] Wissenschaftslehre, pp. 380, 462, 481-83, 486, 493, 554 ; Religionssoziologie, I, 33, 82, 112 n.,185 sqq., 429, 513 ; II, 165, 167, 173, 242 n., 285, 316, 370 ; III, 2 n., 118, 139, 207, 209-10, 221, 241, 257, 268, 274, 323, 382, 385 n. ; Soziologie und Sozialpolitik, p. 469 ; Wirtschaft und Gesellschaft, pp. 240, 246, 249, 266. 

[18] Wissenschaftslehre, p. 158 ; Religionssoziologie, I, 41, 170 n. ; Politische Schriften, pp. 331, 435-36.

[19] Wissenschaftslehre, pp. 125, 129-30, 337-38 ; Soziologie une Sozialpolitik, p. 483.

[20] The Theorie of Social and Economic Organization (Oxford University Press, 1947), pp. 359, 361 ; comparer avec Wirtschaft und Gesellschaft, pp. 140-41, 753.

[21] Religionssoziologie, I, 89 ; II, 136 n., 143-45 ; III, 232-32 ; Wissenschaftslehre, pp. 93-95, 170-73, 184, 199, 206-9, 214, 249-50.

[22] Religionssoziologie, I, 81-82, 103-4, 112. On peut difficilement dire que le problème énoncé par Weber dans son étude sur l’esprit du capitalisme a été résolu. Pour permettre une solution, il faudrait délivrer la formulation du problème par Weber de la limitation particulière qui venait de son « kantisme ». On peut dire qu’il a justement identifié l’esprit du capitalisme à l’opinion selon laquelle l’accumulation sans limite du capital et l’investissement profitable du capital est un devoir moral, et peut-être le plus haut devoir moral, et qu’il a justement soutenu que cet esprit était caractéristique du monde occidental moderne. Mais il a également dit que l’esprit du capitalisme consiste à considérer l’accumulation sans limite du capital comme une fin en soi. Il ne pouvait prouver cette dernière assertion qu’en renvoyant à des impressions douteuses ou ambiguës. Il était contraint de faire cette assertion parce qu’il supposait que « devoir moral » et « fin en soi » sont une seule et même chose. Son « kantisme » le contraignit également à couper tous les liens entre « devoir moral » et « bien commun ». Il était contraint d’introduire dans son analyse de la pensée morale antérieure une distinction, qui ne se trouve pas dans les textes, entre la justification « éthique » de l’accumulation illimitée du capital et sa justification « utilitariste ». En conséquence de sa notion particulière de « l’éthique », toute référence au bien commun dans la littérature antérieure tendit à lui apparaître comme une chute dans le vil utilitarisme. On peut se risquer à dire qu’aucun écrivain sain d’esprit n’a jamais justifié le devoir, ou le droit moral, à l’acquisition illimitée par quoi que ce soit d’autre que le service du bien commun. Le problème de la genèse de l’esprit capitaliste est donc identique à celui de l’émergence de la prémisse mineure, « or l’accumulation du capital conduit au bien commun ». Car la majeure « il est de notre devoir de nous dévouer au bien commun ou à l’amour du prochain », n’avait pas été modifiée par l’émergence de l’esprit capitaliste. Cette prémisse majeure était acceptée à la fois par la tradition philosophique et par la tradition théologique. La question est donc de savoir quelle transformation de la tradition philosophique ou de la tradition théologique ou des deux a engendré l’émergence de la mineure sus-mentionnée. Weber considéra comme une évidence qu’il fallait rechercher cette cause dans la transformation de la tradition théologique, c’est-à-dire dans la Réforme. Mais il n’est parvenu à faire remonter l’esprit capitaliste à la Réforme, ou en particulier, à Calvin, qu’en ayant recours à la « dialectique historique », ou à des constructions psychologiques contestables. On pourrait tout au plus dire qu’il a fait remonter l’esprit capitaliste à la corruption du Calvinisme. Tawney montra justement que le puritanisme capitaliste étudié par Weber était un puritanisme tardif ou qu’il s’agissait d’un puritanisme qui avait fait sa paix avec « le monde ». Cela signifie que le puritanisme en question avait fait sa paix avec le monde capitaliste déjà-là : le puritanisme en question n’était donc pas la cause du monde capitaliste ou de l’esprit du capitalisme. S’il est impossible de faire remonter l’esprit du capitalisme à la Réforme, on est forcé de se demander si la mineure sus-mentionnée n’est pas apparue à cause de la transformation de la tradition philosophique, en tant que distincte de la transformation de la tradition théologique. Weber envisageait l’éventualité que l’origine de l’esprit du capitalisme pourrait devoir être recherché à la Renaissance, mais, comme il l’a justement remarqué, la Renaissance en tant que telle fut une tentative pour restaurer l’esprit de l’Antiquité classique, c’est-à-dire un esprit entièrement différent de l’esprit du capitalisme. Ce qu’il aurait dû envisager, c’est qu’au cours du XVIesiècle eut lieu une rupture consciente avec l’ensemble de la tradition philosophique, une rupture qui eut lieu sur le plan de la pensée purement philosophique ou rationnelle ou séculière. Cette rupture eut son origine chez Machiavel, et elle conduisit aux enseignements de Bacon et de Hobbes en morale : des penseurs dont les écrits étaient de plusieurs décades antérieurs aux écrits de leurs concitoyens puritains sur lesquels se fonde la thèse de Weber. On peut seulement dire que ce puritanisme, ayant rompu plus radicalement avec la tradition philosophique « païenne » (c’est-à-dire principalement avec l’aristotélisme) que le catholicisme romain et le luthéranisme ne l’avaient fait, était plus ouvert à la nouvelle philosophie que ces derniers. Le puritanisme put ainsi devenir un « véhicule » très important, et peut-être le plus important, de la nouvelle philosophie tant de la nature que de la morale — d’une philosophie qui avait été créée par des hommes d’un caractère tout autre que puritain. En bref, Weber a surestimé l’importance de la révolution qui avait eu lieu sur le plan de la théologie, et sous-estimé l’importance de la révolution qui avait eu lieu sur le plan de la pensée rationnelle. En attachant une importance plus soigneuse qu’il ne l’a fait au développement purement séculier, on serait également en mesure de rétablir le lien, arbitrairement rompu par lui, entre l’émergence de l’esprit du capitalisme et l’émergence de la science économique (cf. égalementErnst Troeltsch, The Social Teaching of the Christian Churches [1949], pp. 664 et 894). 

[23] Wissenschaftslehre, pp. 90, 124-25, 175, 180-82, 199.

[24] Wissenschaftslehre, pp. 466, 479 ; Politische Schriften, pp. 17-18, 310.

[25] Politische Schriften, 18, 20 ; Wissenschaftslehre, 540, 550. Religionssoziologie, I, 568-69.

[26] Wissenschaftslehre, 154, 461.

[27] Alors que Weber se référait assez fréquemment en des termes généraux à un nombre considérable de conflits de valeurs insolubles, sa tentative de prouver sa thèse fondamentale se limite, à ma connaissance, à l’examen de trois ou de quatre exemples. L’exemple qui ne sera pas examiné dans le texte concerne le conflit entre l’érotisme et toutes les valeurs impersonnelles ou supra-personnelles : une relation érotique authentique entre un homme et une femme peut être considérée, « d’un certain point de vue », « comme la seule ou en tout cas comme la voie la plus royale » vers une vie authentique ; si quelqu’un s’oppose à toute sainteté ou à toute bonté, à toute norme éthique ou esthétique, à tout ce qui a de la valeur du point de vue de la culture ou de la personnalité, au nom d’une authentique passion érotique, la raison doit absolument garder le silence. Le point de vue particulier qui permet ou qui engendre cette attitude n’est pas, comme on pourrait s’y attendre, celui de Carmen mais celui d’intellectuels qui souffrent de la spécialisation ou de la « professionnalisation » de la vie. Pour eux, « une vie sexuelle en dehors du mariage pourrait apparaître comme le seul lien qui rattache encore l’homme (qui avait alors complètement quitté le cycle de l’existence paysanne ancienne, simple et organique) à la source naturelle de toute vie. » Il suffit probablement de dire que les apparences peuvent être trompeuses. Mais nous nous sentons contraints d’ajouter que, selon Weber, ce retour tardif à ce qu’il y a de plus naturel en l’homme est rattaché à ce qu’il choisit d’appeler « die systematische Herauspräparierung der Sexualsphäre [l’élimination systématique de la sphère sexuelle] » (Wissentschaftslehre, pp. 468-69 ; Religionssoziologie, I, 560-62). Il prouva ainsi en fait que l’érotisme tel qu’il le comprenait est en conflit avec « toutes les normes esthétiques » ; mais il prouva en même temps que la tentative des intellectuels pour échapper à la spécialisation grâce à l’érotisme ne conduit qu’à une spécialisation dans l’érotisme (cf. Wissenschaftslehre, p. 540). Il prouva, en d’autres termes, que sa Weltanschauung érotique n’est pas défendable devant le tribunal de la raison humaine. 

[28] Wissenschaftslehre, 467.

[29] Pour un examen plus adéquat du problème de la « responsabilité » et de la « conviction », comparez Thomas d’Aquin, Somme Théologique, 1 2, question 20, a. 5 ; Burke, Present Discontents (The Works or Edmund Burke, Bohn’s Standard Library, I, 375-77) ; Lors Charnwood, Abraham Lincoln (Pocket Books ed.), pp. 136-37, 164-65 ; Churchill, Marlborough, VI, 599-600. Wissenschaftslehre, pp. 467, 475, 476, 546 ; Politische Schriften, pp. 441-44, 448-49, 62-63 ; Soziologie und Sozialpolitik, pp. 512-14 ; Religionssoziologie, II, 193-94.

[30] Wissenschaftslehre, pp. 33, n.2, 39, 154,379, 466, 469, 471, 540, 542,545-47,550-54 ; Poliische Scriften, pp. 62-63 ; Religionssoziologie, I, 566. 

[31] Wissenschaftslehre, pp. 60-61, 184, 213, 251, 469, 531, 540, 547, 549 ; Politische Schriften, pp. 128, 213 ; Religionssoziologie, I, 569-70.

[32] Wissenschaftslehre, pp. 546-47, 551-55 ; Religionssoziologie, I, 204, 523.

[33] Wissenschaftslehre, pp. 5, 35, 50-51, 61, 67, 71, 126, 137 n., 132-34, 161-62, 171, 173, 175, 177-78, 180, 208, 389, 503.

[34] Comparez avec Jacob Klein, « Die Griechische Logistik und die Entstehung der modernen Algebra », Quellen und Studien zur Geschichte der Mathematik, Astronomie und Physik (1936), III, 125. 

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