Éleuthère

Olivier Sedeyn Yoga, Chant, Vers la Sagesse

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platon et la musique

« N’est-ce pas ce qui fait la souveraineté de la culture musicale : rien ne pénètre davantage au fond de l’âme que le rythme et l’harmonie, rien ne s’attache plus fortement à elle en apportant la beauté ? Elle la rend belle, si du moins elle a été correctement pratiquée ; car dans le cas contraire, c’est l’inverse. D’un autre côté, celui qui l’a pratiquée comme il faut est tout particulièrement sensible à l’imperfection des œuvres mal travaillées ou mal venues ; c’est à bon droit qu’il s’en détourne avec irritation pour accorder son approbation à celles qui sont belles : y prenant plaisir et les accueillant en son âme, il s’en nourrit et devient un homme accompli ; c’est à bon droit qu’il dénonce la laideur et la prend en haine, tout jeune encore et avant même d’être capable de raisonner ; et lorsque la raison lui vient, celui qui a reçu une telle culture est tout disposé à lui accorder l’accueil empressé qu’on réserve à un parent proche. »

                                                                                                          Platon

Le texte qui est proposé à notre réflexion philosophique porte sur la culture musicale. Il porte donc sur l’art, sur la fonction de l’art, la responsabilité de l’artiste, les effets du sentiment du beau. En effet, la culture musicale, c’est la culture des Muses, c’est-à-dire de ces divinités intermédiaires qui inspirent le poète. Il n’est pas inutile de se rappeler qui étaient les neufs Muses et les arts particuliers qui sont leurs domaines pour les Grecs anciens. Il n’est pas non plus inutile de se rappeler que les Muses présidaient aux arts « libéraux » qui s’opposaient aux arts « serviles ». Clio était la Muse de l’histoire ; Calliope celle de l’éloquence et de la poésie héroïque ; Melpomène, celle de la tragédie ; Thalie, celle de la comédie ; Euterpe, celle de la musique (au sens strict) ; Terpsichore, celle de la danse ; Erato, celle de l’élégie ; Polymnie, celle du lyrisme ; Uranie, celle de l’astronomie. Les arts « libéraux » étaient donc, pour nos ancêtres les Grecs, qui ont tout inventé ou presque de notre atmosphère culturelle et spirituelle, l’histoire, l’éloquence ou poésie héroïque, la tragédie, la comédie, la musique au sens étroit du mot, la danse, l’élégie, le chant, l’astronomie. Le texte que nous avons à expliquer traite de l’art, sans doute. Mais il en traite dans le cadre d’une réflexion sur l’éducation.

Or l’éducation occidentale, qui fut codifiée au Moyen Age, comportait sept disciplines divisées en deux groupes : 1/ le trivium, et 2/ le quadrivium. Le quadrivium regroupait les quatre arts libéraux liés aux mathématiques : l’arithmétique, l’astronomie, la géométrie et la musique. Le trivium regroupait la grammaire, la rhétorique et la dialectique. On pourrait montrer la liaison encore persistante des disciplines de l’éducation scolaire à ce cadre ancien.

Le problème de l’éducation, c’est celui de former des êtres humains les meilleurs possible. Ce qui implique une réflexion sur l’homme et la formation d’un modèle d’homme parfait, ou comme on disait chez les Grecs, de kalos kagathos (kaloı kagaqoı), c’est-à-dire littéralement de « beau et bon », que l’on traduit ordinairement par homme de bien ou par « honnête homme » (c’est l’honnête homme du XVIIe siècle qui vient de l’« honestum » des Romains), mais que l’on pourrait traduire plus justement par « gentilhomme » (en anglais par « gentleman »), le mot désignant, non pas une aristocratie du sang, mais une noblesse de l’âme et du cœur dont nous pouvons peut-être toujours déceler une trace en chacun de nous.

Bien entendu, tout cela implique une réflexion sur le bien, sur la morale, et en ce sens, si ce texte parle de l’art, il parle aussi de morale. Ou plutôt, il nous fait prendre conscience du fait que l’art ne saurait être considéré en totale indépendance de la morale, en dépit des théories de « l’art pour l’art » ou de théories plus contemporaines.

« De l’importance de l’éducation aux Muses dans l’éducation », tel est donc le thème de ce texte, qui n’est pas sans poser de nombreux problèmes comme nous venons de le voir.

Quelle est donc la thèse du texte, l’opinion qu’il défend ? Eh bien c’est précisément tout d’abord que la « culture musicale », c’est-à-dire la culture des Muses est souveraine, c’est-à-dire prédominante, primordiale, dans l’éducation et même dans la vie humaine. Car l’éducation des jeunes gens, si elle est bien entendu fondamentale pour les former, a un aspect bien plus large : il ne s’agit pas seulement de former des « gentilshommes »[1], mais aussi des citoyens. Autrement dit, le problème de l’éducation est aussi un problème politique. On peut donc formuler la thèse du texte de Platon en disant que pour lui, la culture musicale est ce qu’il y a de plus important dans la formation de l’homme et du citoyen. Ce texte va bien au-delà par conséquent d’une réflexion sur l’art au sens restreint. Il nous contraint à réfléchir sur la relation de l’art ou plus exactement des « arts libéraux » à la vie humaine dans toutes ses dimensions. Par suite, il nous oblige à élargir considérablement nos perspectives. Nous avons tendance, dans le monde étroitement spécialisé et cloisonné où nous vivons, à considérer chaque discipline, chaque activité, de manière isolée, et nous voilà devant un problème global, un problème qui implique en quelque sorte d’avoir une opinion claire, sur « tout ».

Mais le texte ne dit pas seulement cela. Non seulement la culture musicale est primordiale pour rendre l’âme d’un être humain belle et la rendre apte à distinguer non-rationnellement, alors qu’il est encore un jeune enfant, entre le beau et le laid, mais encore elle lui permet, une fois que sa raison apparaît, d’accueillir cette raison comme un parent proche, comme quelque chose par conséquent qui est apparenté à ce qu’il aime. L’art, de ce point de vue, serait une propédeutique, une préparation au raisonnement. C’est là une thèse hautement paradoxale et suggestive.

Deux aspects par conséquent dans la thèse de ce texte, 1/ l’éducation musicale est primordiale pour former des gentilshommes, et 2/ l’éducation musicale prépare l’âme à l’utilisation de la raison.

A qui s’adresse ce texte ? Assurément à des gens soucieux de comprendre ce qui est important pour l’éducation. Ou à des gens qui ne voient pas encore l’importance de l’art dans l’éducation. Ou qui ne le voient pas précisément. Il s’adresse donc à nous, qui sommes des apprentis, qui cherchons à comprendre. En tant que tel, c’est donc une exhortation à mieux comprendre. Et si nous nous rappelons que selon Socrate, la philosophie est la Muse la plus élevée (il le dit dans le Phédon), alors l’étude de ce texte nous permettra peut-être d’approfondir et de perfectionner notre éducation, qui est toujours et fondamentalement d’abord une auto-éducation. En outre, si nous savons que la philosophie, amour de la sagesse, est fondée sur l’utilisation de la raison seule, indépendamment de toute autorité quelle qu’elle soit, alors assurément, ce texte souligne implicitement l’importance de la philosophie dans la formation d’un être humain.

Dans sa forme, ce texte nous présente une argumentation assez bien structurée. Il s’adresse donc en nous à notre capacité à utiliser notre raison, notre faculté de comprendre. Et comprendre, pour le répéter (et ici bis repetita placent) est un acte nécessairement individuel et personnel, personne ne peut le faire à ma place.

Le plan du texte est assez simple. Composé de trois phrases, le texte se divise en 1/ une première phrase qui veut expliquer la souveraineté de la culture musicale ; 2/ une deuxième phrase qui explique l’effet de la culture musicale et qui peut donc être considérée comme liée à la première ; et 3/ une troisième phrase affirme que celui qui a été bien formé « musicalement » peut distinguer entre les œuvres belles et les autres et cela, avant même que sa raison ne soit convenablement formée. Nous avons donc, si l’on peut dire, une première partie, qui traite de la culture musicale en elle-même et de ses effets sur l’âme ; et une deuxième partie (la troisième phrase) qui traite du « goût » non-rationnel qui découle d’abord d’une bonne formation « musicale », et qui constitue en fait une préparation au bon usage de la raison elle-même.

Entrons maintenant dans l’analyse du texte.

La première phrase affirme que la souveraineté de la culture musicale vient de ce que rien ne touche davantage l’âme que le rythme et l’harmonie, de ce qu’aucun lien n’est plus fort que celui qui lie l’âme à la beauté. Trois points à expliquer ici. D’abord, le caractère « souverain » de la musique. Ensuite, la nature du rythme et de l’harmonie. Enfin, la force de l’attachement de l’âme à la beauté.

L’éducation musicale est « souveraine », c’est-à-dire suprême. Rien n’est plus élevé que la culture musicale dans l’éducation. Si nous pensons à la musique au sens étroit, il semble que nos éducateurs ne lui accordent pas le privilège que lui accorde Platon ici. Peut-être la musique est-elle importante, mais manifestement on attache ici plus d’importance à la langue maternelle et au calcul. Et pourtant, la musique, même au sens étroit, est certainement très importante. Mais il est vrai que pour Platon, ou plus exactement, originellement, la culture « musicale » c’est la culture de l’ensemble des Muses, qui se retrouve assez bien dans le trivium et dans le quadrivium de la codification médiévale de l’éducation. La grammaire, la rhétorique et la dialectique forment au travail de l’expression dans la langue maternelle ; l’astronomie, l’arithmétique, la géométrie, la musique, forment au travail de la pensée logique et au goût de l’harmonie. Si nous prenons donc la musique au sens large, alors la culture musicale est effectivement « souveraine ». Mais encore faudrait-il peut-être en convaincre certains qui pensent aujourd’hui que toutes ces disciplines générales (qui sont au cœur de ce que les Anciens appelaient l’éducation « libérale », c’est-à-dire celle qui forme des hommes « libres ») sont très souvent inutiles, et qu’il vaudrait mieux former très vite les jeunes gens à savoir pratiquer un métier, une technique particulière. Mais c’est que l’éducation libérale visait à former un gentilhomme et non pas un technicien, quelqu’un doté d’une « culture générale » ou d’une culture « d’honnête homme », et non pas un rouage d’une société de consommation, où chacun doit avoir sa place dans le travail social général, et où par conséquent, il ne saurait exister quelque chose ou quelqu’un d’inutile ou d’improductif. Il est vrai que l’éducation antique, l’éducation libérale, reposait sur le loisir. On allait à l’école parce que l’on a du loisir, et c’est même ce « loisir »  (scholè en grec) qui a donné son nom à « l’école ». Cette réflexion sur la souveraineté de l’éducation libérale souligne donc la différence des conceptions de l’éducation. Mais heureusement (peut-être) il y a encore des gens pour penser que tout ce que l’on apprend à l’école n’a pas pour vocation d’être utile directement, mais d’abord pour fin de permettre aux jeunes gens de développer et d’exercer leurs capacités multiples, dans une certaine forme de « gratuité ». Pourquoi apprendre ? Et bien d’abord pour se développer, pour être meilleur, et non pas d’abord pour s’insérer dans la grande machine sociale.

Ensuite, Platon nous explique pourquoi la culture musicale est souveraine. C’est que le rythme et l’harmonie pénètrent plus et mieux que tout autre chose dans l’âme. Le rythme et l’harmonie, voilà donc deux composantes fondamentales selon Platon de la culture musicale. Assurément, cela est vrai de la musique entendue au sens strict. La musique au sens strict repose sur le rythme et l’harmonie. Mais est-ce vrai de la musique au sens large, dont nous avons vu qu’elle comprend entre autres choses les mathématiques et la grammaire ? Examinons ce que sont le rythme et l’harmonie. Le rythme est une division d’une certaine durée en une suite d’intervalles réguliers, qui s’exprime par des repères sensibles. Nous percevons naturellement le rythme d’un vers, d’une chanson, d’un battement de tambour, mais notre conscience en est plus ou moins claire. Tout être humain, si grossier soit-il, est sensible au rythme. Mais en quoi le rythme touche-t-il le fond de l’âme ? L’harmonie est d’abord, dans la musique au sens strict, un ensemble de sons perçus en même temps qui s’accordent entre eux d’une manière agréable à l’oreille. Et cet accord touche l’âme. En quoi donc ? Prenons d’abord la musique au sens strict, qui plus manifestement que la musique au sens large, est faite de rythme et d’harmonie. Comment la musique nous touche-t-elle ?

La perception de la musique est une chose très complexe, très mystérieuse. Mais ce qui n’est pas du tout mystérieux, c’est la force de l’influence de la musique. Je peux rester indifférent à un tableau, à un monument, à une danse, même à une sculpture, tous ces arts qui requièrent la vue. Mais il est extrêmement difficile de rester indifférent à une musique. Pensons à la musique militaire par exemple. Son effet manifeste est de galvaniser les esprits, de leur donner du courage. Et cela, uniquement par le rythme et l’harmonie : ce ne sont pas les paroles qui donnent du courage, même si elles l’évoquent, c’est le rythme et c’est l’harmonie. La musique au sens strict nous donne ainsi l’exemple de quelque chose qui touche l’âme d’une manière profonde et d’une manière qui semble ne pas nous laisser le choix : nous sommes « pris » par la musique que nous entendons. Pour échapper à son emprise, il nous faudrait nous boucher les oreilles, ce que nous faisons justement lorsqu’une musique qui ne nous plaît pas s’impose à nous. Il y a donc une force de l’influence de la musique. La musique touche l’âme plus profondément que n’importe quelle autre chose sensible. C’est là un fait incontestable. Il faudrait donc en tirer les conséquences pour l’éducation.

Le rythme et l’harmonie engendrent en nous le sentiment de la beauté. Et rythme, harmonie, et beauté (mais il semble que la beauté ne soit autre chose que le rythme et l’harmonie) sont ce qui touche l’âme le plus profondément. Le sentiment du beau touche, indubitablement. Peu importe ce que nous disons beau, lorsque nous disons : c’est beau, nous exprimons par là notre émotion, notre émerveillement, notre plaisir. Le beau, c’est, d’abord, ce qui nous fait plaisir. Et ce qui nous fait plaisir, plus que tout autre chose semble nous dire Platon, c’est le rythme et l’harmonie. La musique (toujours au sens strict) nous touche si profondément par le rythme et l’harmonie, qu’elle embellit notre âme en suscitant l’amour du beau. Prenons un exemple. Dans le premier prélude du wohltemperierte Klavier de Jean-Sébastien Bach, nous avons une série d’arpèges qui se succèdent tout au long du morceau sur un rythme binaire avec de petites variations jusqu’à la fin. Et notre âme est emportée, entraînée, le long de cette phrase mélodique qui se répète et varie légèrement, dans une espèce d’état d’apesanteur où rien d’autre n’a plus d’importance. La musique nous fait ainsi quitter le monde concret de la vie quotidienne et nous fait entrer dans un « autre monde », celui de la magie des sons, du rythme et de l’harmonie. La répétition d’une même phrase musicale (le rythme), l’accord entre des sons différents, nous donne un sentiment de bien-être intérieur, notre âme est prise et enlevée, nous sommes « ravis », c’est-à-dire emportés, transportés. Et ce sentiment nous fait dire, avant tout apprentissage, avant toute culture : « c’est beau ! ». Et nous ne savons rien dire d’autre, tant cette expérience en elle-même est riche et d’une certaine manière indicible, ineffable. Le sentiment de la beauté est une expérience, quelque chose de vécu, c’est-à-dire quelque chose d’intérieur et de non-objectif.

Le rythme et l’harmonie, apportant à l’âme la beauté, « attachent » l’âme par le lien le plus profond et le plus fort. Rien ne semble plus puissant que l’amour du beau que nous éprouvons à l’écoute d’une œuvre musicale harmonieuse. Réfléchissons. N’y a-t-il vraiment rien de plus fort que le ravissement que nous éprouvons en écoutant de la musique qui nous plaît ? Peut-être bien.

S’il en est ainsi, alors il est vrai que la culture musicale est suprême, souveraine, qu’elle est primordiale, au sens à la fois de première chronologiquement et de principale, fondamentale.

Nous avons examiné cette première phrase en nous fondant sur la notion limitée de la musique. Qu’en serait-il de l’affirmation de Platon si nous prenions la musique au sens large, qui comprend aussi l’astronomie, l’arithmétique, la géométrie, sans parler de la grammaire, de la rhétorique et de la dialectique ? Peut-il y avoir, dans ces disciplines, rythme et harmonie, sentiment de la beauté ? Chacun peut essayer de répondre par lui-même à ces questions fécondes.

La deuxième phrase ne parle plus de ce que l’âme éprouve devant la beauté, elle traite de l’influence sur l’âme elle-même de cette beauté. La beauté de la musique, dit Socrate, rend l’âme elle-même belle. Nous devenons beaux en étant sensibles à la beauté. Par le contact avec les choses belles, les êtres humains deviennent eux-mêmes beaux. La beauté n’est pas seulement un sentiment de l’âme vis à vis des choses extérieures ; elle est aussi une forme, un caractère de l’âme même. Mon âme peut être belle ou laide. Le sentiment propre à l’art « sort » du domaine de l’art et entre dans le domaine de la morale. Et nous avons en commençant évoqué la possibilité d’un lien entre l’art et la morale. Et de fait, dans le langage courant, nous parlons d’une « belle » action pour désigner une « bonne » action. Et nous disons, peut-être plus rarement aujourd’hui mais encore quelquefois que untel « a une belle âme ». Et assurément, cela veut dire quelque chose. Peut-être ce que veut dire aussi Socrate ici. Et le rapport à l’éducation apparaît. La musique sert à rendre les âmes des jeunes gens belles. L’amour du beau rend beau. Les Grecs avaient un mot très intéressant (et très beau) pour nommer la vulgarité. Le mot qu’ils employaient pour la désigner était apeirokalia. Et ce mot signifiait « absence d’expérience des choses belles ». Autrement dit, chez ce peuple chez lequel l’art sous toutes ses formes avait une place éminente, chez ce peuple spontanément artiste, le mot même désignant la grossièreté, la vulgarité, était lié au manque d’expérience de la beauté. La beauté nourrit et elle forme. Elle fait plaisir et elle structure; elle éduque. Cette observation est très importante, car elle montre bien évidemment l’importance de l’art dans l’éducation, mais aussi dans la société humaine tout entière. Elle souligne la « responsabilité » de l’artiste.

Et Socrate précise : la culture musicale ne fait pas seulement plaisir à l’âme en lui donnant le sens de la beauté, elle la rend belle, si du moins elle a été correctement pratiquée. Et cela est cohérent : si la musique est belle, elle rend l’âme belle ; si la musique est laide, elle rend l’âme laide. Nous sommes ici placés très clairement devant le fait que le beau et le laid sont des valeurs et qu’en tant que telles elles nous font distinguer et donc hiérarchiser entre les œuvres. Il y a des œuvres belles, et il y a des œuvres laides. Il y a de belles actions, et il y a des actions « laides ».

Dès que l’on se soucie de l’éducation des jeunes gens, on fait une telle distinction : on cherche à « bien » éduquer, on cherche à éviter à l’élève ou à l’enfant dont on a la charge de faire le « mal ». Et même si je refuse de dire que cela est bien et que cela est mal, j’affirme encore implicitement que « il est bien » de ne pas distinguer entre bien et mal et qu’il est « mal » de distinguer entre les deux. Autrement dit, en refusant de faire la distinction entre le bien et le mal, en refusant de poser des « normes », je pose une « norme » et ainsi, je me contredis. Il est donc impossible de ne pas distinguer, de ne pas poser de norme. Ce qu’il faut faire, c’est déterminer les distinctions appropriées, convenables, et refuser les distinctions qui seraient simplement le fait d’une autorité impossible à contester.

De même, dès que l’on a affaire à une œuvre d’art, indépendamment de tout jugement, il y en a qui nous « plaisent » et d’autres qui nous sont indifférentes et d’autres encore qui ne nous plaisent pas. Ces distinctions ne sont pas réfléchies, elles sont spontanées. La question de savoir si elles sont le produit d’une société est complexe. Car même s’il y a influence d’une société sur ses membres (et personne ne peut le nier), il reste que les valeurs comme le bien et le mal, le beau et le laid (sans parler du vrai et du faux !) ne sont pas aussi relatives qu’on le dit. Il y a des choses qui se retrouvent partout, et nous pouvons trouver belles des œuvres d’art qui ne sont pas celles de notre « culture ». Le problème n’est donc pas de refuser les distinctions, mais de les faire de manière appropriée.

Cette phrase évoque donc la « bonne » culture musicale, la pratique « correcte » de la musique, et bien entendu, cela s’oppose à la « mauvaise » musique et à la pratique « erronée » de la musique. Il est clair que Socrate ne rentre pas dans ces réflexions difficiles. Mais il nous invite à prendre conscience de ces problèmes. Et ce n’est déjà pas mal. Peut-être d’ailleurs est-il impossible de démontrer abstraitement la justesse de son affirmation : la bonne musique rend l’âme belle, la mauvaise la rend laide. C’est une question d’expérience. Et non pas d’une expérience ponctuelle, mais d’une expérience longue et réfléchie. C’est après avoir été bien élevé, c’est après avoir été en partie contraint à pratiquer et à étudier les belles œuvres que, devenu adulte, je m’aperçois de la richesse et du bien-fondé de ce que j’ai appris, je m’aperçois que cela m’a aidé à être celui que je suis devenu. Et que serait une éducation dans laquelle on ne distinguerait pas entre le bien et le mal ou entre le beau et le laid ?

Soulignons encore que Socrate affirme par là qu’il n’est pas évident de pratiquer la musique de manière convenable, que l’on peut se tromper (et qui ne se trompe jamais ?). Nous sommes ici dans le domaine des choses humaines, dans lesquelles bien peu de choses sont parfaitement fiables. Il n’y en a peut-être qu’une seule : notre propre pouvoir de juger. Mais aussi, la vie humaine commence par un stade où il est très difficile, voire impossible, de savoir juger ce qui est bon pour nous ; il faut donc que les adultes le fassent à notre place. Et n’oublions pas que l’un des aspects importants de la thèse de ce texte consiste justement à dire que la bonne culture musicale permet à l’enfant d’accueillir avec joie l’apparition de la raison en lui. Et donc inversement, qu’un enfant qui n’a pas été bien éduqué musicalement refusera la raison en lui… Nous y reviendrons.

On voit que ce texte de Platon, bien loin d’apporter des solutions toutes faites nous apporte des questions, des problèmes, à réfléchir et à méditer pour nous-mêmes. Ne sommes-nous pas à l’âge où, convenablement formés par la musique, nous savons faire bon accueil à la raison ?

La deuxième partie du texte, la troisième phrase, nous montre l’effet de la culture musicale sur l’âme. Par conséquent, elle nous explique un peu en quoi consiste la beauté de l’âme dont parle la deuxième phrase. Le premier effet d’une bonne formation musicale est que l’on est alors particulièrement sensible aux œuvres « de mauvais goût ». Quelqu’un qui a été élevé dans l’amour de la beauté, et dont l’âme est ainsi devenue belle, devient très sensible à la laideur qu’il rencontre. Cette laideur, pourrait-on dire, lui fait mal. Elle porte atteinte à l’image, au sentiment de la beauté qu’il a en lui. Pour concrétiser la pensée ici évoquée, pensons à ces bibelots pour touristes qui se vendent à des milliers d’exemplaires près des grands monuments, pensons à toute cette camelote qui est tellement répandue et qui heurte quelqu’un qui est sensible à la beauté. Pensons, pour ce qui est de la musique, à ce qui s’entend le plus souvent à la radio, où il n’y a pas de chant, mais seulement du bruit et de la violence. Et à quelles parties de l’âme (et du corps) ces musiques s’adressent-elles ? Et pourtant, il fut un temps où il existait un art populaire, plein de simplicité et de force, et non « vulgaire »… Ce n’est pas parce que « le peuple » aime quelque chose que c’est « laid ». Non, mais il existe dans les sociétés de masse, un art de masse, tout entier fabriqué (et plus ou moins contrôlé) par l’argent, qui vise au conditionnement et au contrôle des esprits et qui manifestement ne prépare pas à faire bon accueil à la raison.

L’imperfection des œuvres mal travaillées ou mal venues est particulièrement sensible à celui qui a été éduqué dans le « bon » rythme et la « bonne » harmonie. Il s’en détourne avec colère. Important que ce soit avec colère ; car il ne s’agit pas là d’un mouvement réfléchi, c’est spontanément que je refuse ce qui ne me plaît pas, et, lorsque j’ai été correctement formé à la musique, alors, je me mets en colère contre ce qui est laid. Pour éviter tout malentendu, le « beau » n’est pas le beau convenu, ce qu’on appelle l’académisme en peinture, le beau peut être « laid » au regard vulgaire, comme le bœuf écorché de Rembrandt par exemple. Celui qui a le sens de la beauté saisit tout de suite les défauts d’une œuvre, comme il saisit tout de suite sa perfection.

Se tournant vers les œuvres qui sont vraiment belles, celui qui a correctement pratiqué la musique y prend plaisir, s’en nourrit et devient un homme accompli. Toutes les relations que nous avons déjà évoquées entre l’art, la morale, l’éducation se retrouvent ici. Le propre de l’art est de faire plaisir. Qu’est-ce que le beau ? Id quod visum placet « ce qui plaît à voir », disait Thomas d’Aquin en parlant de la peinture. Mais le plaisir du beau nourrit l’âme, c’est-à-dire la forme et la structure (la rend « belle »), et ainsi forme l’homme bon, c’est-à-dire le « gentilhomme ». Par cette éducation, les êtres humains deviennent aussi bons que possible. N’oublions pas en effet que la nature humaine, à la différence des autres animaux, exige que l’être humain devienne humain par l’éducation et l’auto-éducation qui dure toute sa vie, être homme, c’est devenir toujours davantage homme ; ce qui implique que certains hommes deviennent plus humains que d’autres. S’il faut respecter l’humanité, la dignité d’homme en chaque personne humaine, cela n’empêche pas qu’en fait chaque homme réalise de manière singulière et inégale la « nature » de l’homme. On ne naît pas homme, on le devient, et on le devient inégalement. C’est là justement l’importance de l’éducation.

Le jeune homme bien formé à la musique se détourne donc des choses laides, se nourrit des choses belles, et cela avant même d’être capable de raisonner. L’art, et la musique en particulier, touche l’âme indépendamment de la raison. L’amour du beau n’est pas réfléchi. Cette affirmation est de longue portée.

Mais cette éducation à l’amour du beau prépare à accueillir en soi le surgissement de la raison. Socrate dit ici que l’éducation musicale est préliminaire, préparatoire, à la raison, une propédeutique à la raison. La musique convenablement pratiquée permet le passage harmonieux au raisonnement.

Cela suppose que la raison n’est pas présente en l’être humain dès son plus jeune âge. Nous ne commençons pas par raisonner. Nous commençons par sentir et par aimer, par rechercher le plaisir et fuir la douleur. La musique est l’éducation de la sensibilité. La musique structure la sensibilité, elle permet l’expression structurée, par le chant et la danse, des émotions. Et une fois la sensibilité structurée, l’âme est rendue belle par l’amour même qu’elle porte spontanément aux choses belles.

Cela suppose également que l’homme accompli, le gentilhomme, qui est le but de l’éducation musicale ne saurait être l’homme accompli ou le gentilhomme s’il n’est pas capable de raisonner. Même si l’éducation musicale est « souveraine » ou fondamentale, l’exercice de la raison apparaît comme « supérieur ».

A moins de dire, avec Socrate le jour de son exécution, que la philosophie est la plus haute des Muses. En ce sens, l’exercice de la pensée raisonnée et raisonnable est bien le couronnement de l’éducation musicale.

Il faut conclure notre rumination de ce texte. Qu’en avons-nous appris ? Tâchons de nous résumer. La musique est souveraine parce qu’elle est plus que tout autre chose ravissante pour l’âme, c’est-à-dire formatrice pour l’âme. En outre, et c’en est une conséquence, la belle musique rend l’âme belle, la mauvaise musique rend l’âme laide. Et nous avons alors mesuré la nécessité complexe où nous nous trouvons de faire ces distinctions entre le beau et le laid, entre le bon et le mauvais, manifestant ainsi la liaison de l’art et de la morale et soulignant ainsi l’importance de la responsabilité de l’artiste (il façonne l’âme des peuples en façonnant celle des jeunes gens). Enfin, la musique, ou plus exactement la musique correctement pratiquée, prépare à accueillir en soi la raison comme une « parente ». Ce dernier mot est important car il signifie que l’âme bien éduquée est naturellement apparentée à la raison. La raison n’est pas quelque chose d’étranger à l’âme, elle lui est apparentée, c’est-à-dire de la même famille. Il est naturel à l’homme de raisonner, même s’il ne raisonne pas dans son enfance et si l’apprentissage de l’exercice de la raison est difficile. L’homme est naturellement raisonnable. Et la musique, avec son rythme et son harmonie prépare l’âme à l’exercice de la raison, c’est-à-dire à la philosophie. Il y a une liaison entre l’éducation de la sensibilité et l’éducation à la rationalité. Un homme accompli, un gentilhomme, est un homme qui sait à la fois apprécier le beau et exercer sa raison. Naturellement chacune de ces affirmations doit être réfléchie par chacun par et pour lui-même, car toute véritable connaissance s’accompagne d’un approfondissement de la connaissance de soi.


[1] On pourrait se demander pourquoi les Grecs ne parlaient que des « hommes » et pourquoi il ne saurait exister de « gentilles femmes » dans un sens équivalent. Peut-être pourrait-on tout simplement l’expliquer en disant que les Grecs étaient « machos ». Mais aussi, il a existé chez eux, et il existe Dieu merci chez nous des femmes qui n’ont rien à envier aux hommes pour ce qui est de la force de caractère et de la beauté de l’âme (sans parler de celle du corps !). Et « homme » peut désigner, comme on sait, non pas le masculin, mais le fait d’être un être humain, aussi bien homme que femme.

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