Éleuthère

Olivier Sedeyn Yoga, Chant, Vers la Sagesse

Leo Strauss: « Que pouvons-nous apprendre de la théorie politique? » (traduction inédite par Olivier Sedeyn)

Que pouvons-nous apprendre de la théorie politique ? conférence pour le séminaire général du cours d’été 1942, juillet 1942

            Le titre de cette conférence n’est pas entièrement de mon choix. Je n’aime pas trop l’expression « théorie politique » ; je préfère parler de philosophie politique. Dans la mesure où cette question n’est pas purement verbale, je dois en dire quelques mots. 

            L’expression « théorie politique » sous-entend qu’il y a quelque chose comme une connaissance théorique des choses politiques. Ce sous-entendu ne va aucunement de soi. Auparavant, on considérait toute connaissance politique comme une connaissance pratique, et non comme une connaissance théorique. Je rappelle la division traditionnelle des sciences en sciences théoriques et sciences pratiques. Selon cette division, la philosophie politique, ou la science politique, comme l’éthique et l’économique, relève des sciences pratiques, tout comme la mathématique et les sciences naturelles font partie des sciences théoriques. Quiconque utilise l’expression « théorie politique » nie tacitement cette distinction traditionnelle. Cette négation signifie l’une de ces deux choses ou les deux ensemble : 1) il n’y a pas de distinction entre les sciences théoriques et les sciences pratiques : toute science est en dernière analyse pratique (scientia propter potentiam) ; 2) la théorie pure est le fondement de toute pratique raisonnable. Une connaissance purement théorique, détachée des choses politiques est le guide le plus sûr de l’action politique, comme la connaissance purement théorique, détachée des choses physiques est le guide le plus sûr de la conquête de la nature : telle est l’opinion qui sous-tend l’expression même de théorie politique.           

            Cette expression a une autre implication importante. Selon l’usage d’aujourd’hui, la théorie est essentiellement différente, non seulement de la pratique, mais surtout de l’observation. Si l’on demande à un homme « comment expliquez-vous tel ou tel événement ? », il peut répondre : « J’ai une théorie », ou « on peut suggérer un certain nombre de théories » ; on demande parfois à quelqu’un : « Quelle est votre théorie ? » Ce que signifie « théorie » dans de tels cas, c’est l’affirmation essentiellement hypothétique de la cause d’un fait observé. Cette affirmation étant essentiellement hypothétique, elle est essentiellement arbitraire ma théorie. Ce que l’on voit — par exemple, l’arrivée au pouvoir d’Hitler — n’est pas une théorie, mais nos explications différentes de l’arrivée au pouvoir d’Hitler sont nos théories. Cet usage du mot théorie est d’origine relativement récente. Le sens originel du verbe grec theôreô, d’où vient le mot « théorie », est d’envoyer quelqu’un consulter un oracle, apporter une offrande, assister à des fêtes : regarder, inspecter, contempler, examiner, comparer…, c’est-à-dire que le sens originel du mot ne justifie pas du tout la distinction de la théorie et de l’observation ; il l’exclut ; il ne justifie certainement pas l’identification, ou la quasi-identification, de la théorie à un type de connaissance essentiellement hypothétique.

            J’ai quelques réserves en ce qui concerne ces deux connotations du mot théorie, qui sont, je le répète : 1) l’implication selon laquelle un examen purement théorique des questions politiques est possible, et 2) l’opinion selon laquelle la connaissance politique dans son ensemble se compose d’observation de « données » et d’une explication hypothétique de ces « données » ; je préfère donc l’expression de philosophie politique qui ne sous-entend pas ces deux connotations. Par philosophie politique, nous entendons la réflexion cohérente menée par des hommes intéressés par la politique au sujet des aspects essentiels de la vie politique en tant que telle, et la tentative d’établir, sur la base de cette réflexion, les bons critères de jugement sur les institutions et les actions politiques ; la philosophie politique est la tentative de découvrir la vérité politique. Conformément à cela, je ne parlerai pas de la philosophie politique d’Hitler, par exemple, car Hitler ne s’intéresse pas à la vérité et s’appuie davantage sur l’intuition que sur la réflexion méthodique. Cependant, il est légitime de parler de la pensée politique, ou des idées politiques, des nazis. Toute philosophie politique est une pensée politique, mais toute pensée politique n’est pas une philosophie politique (par exemple, les mots même de « loi » et de « père » sous-entendent une pensée politique, mais non une philosophie politique. La pensée politique est aussi ancienne que le genre humain, mais la philosophie politique est apparue seulement à une époque déterminée du passé que nous avons conservé en mémoire). Je pense que nous devons à la philosophie de ne pas employer son nom en vain. 

I

Je vais donc examiner la question : « Que pouvons-nous apprendre de la philosophie politique ? » Pour un examen général, il est conseillé de présenter en premier lieu l’argumentation qui va dans le sens négatif. Il semble que la philosophie politique ne peut rien nous apprendre. Car 1) on peut douter qu’il existe quelque chose qui mérite le nom de philosophie politique, 2) même s’il y avait une philosophie politique existante, nous n’en aurions pas besoin ; 3) et même si nous en avions besoin, ses leçons seraient nécessairement inefficaces. 

1) Il n’y a pas de philosophie politique parce qu’il y a de nombreuses philosophies politiques ; une seule d’entre elles peut être vraie, si même il y en a une, et certainement le profane ne sait pas laquelle est vraie. Lorsque nous demandons : Que pouvons-nous apprendre de la philosophie politique ? nous voulons dire, bien sûr, que pouvons-nous apprendre de la vraiephilosophie politique ? Nous ne pouvons rien apprendre des philosophies politiques fausses, bien que nous puissions apprendre quelque chose à l’occasion de leur rencontre. La situation dans la philosophie politique n’est pas fondamentalement différente de celle des autres branches de la philosophie. La philosophie est la tentative, constamment renouvelée, de trouver la vérité, le terme même de philosophie sous-entend que nous ne possédons pas la vérité. La philosophie, est, au mieux, la possession d’une connaissance claire des problèmes — elle n’est pas la possession d’une connaissance claire des solutions des problèmes. Les questions fondamentales de toutes les branches de la philosophie sont aussi irrésolues aujourd’hui qu’elles l’ont été à toutes les époques ; de temps en temps, de nouvelles questions ont été posées, l’intérêt s’est déplacé d’un type de questions vers un autre, mais les questions les plus fondamentales, les questions véritablement philosophiques, restent sans réponse. Bien sûr, cela ne constitue pas une objection à la philosophie en tant que telle : mais c’est assurément une objection à l’espérance ou à l’affirmation selon laquelle la philosophie est un guide sûr de l’action. On peut essayer, et certains ont essayé, d’isoler du domaine de la philosophie les questions qui ne semblent pas permettre de réponse universellement acceptable, mais ce faisant, on ne fait que se dérober à ces questions, on n’y répond pas. J’ai essayé de vous rappeler le spectacle mélancolique que l’on appelle l’anarchie des systèmes, un phénomène presque aussi vieux que la philosophie elle-même et qui semble avoir des racines si profondes dans la nature de la philosophie et de ses objets qu’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’il durera aussi longtemps que la philosophie elle-même. Ce spectacle nous rend peut-être encore plus mélancoliques si l’on considère la philosophie politique ou sociale en elle-même. On pourrait prendre presque n’importe quelle question fondamentale de la philosophie politique et montrer qu’il n’y a aucune réponse qui soit universellement acceptée par ceux qui cherchent honnêtement la vérité, à plus forte raison par les partisans des différents camps (par exemple : La justice est-elle l’essence de l’Etat ?)[1]

2) Mais même si nous pouvions être raisonnablement certains qu’une philosophie politique donnée est la vraie philosophie politique, on pourrait dire qu’elle ne peut rien nous apprendre d’important en ce qui concerne l’action politique. Car le type de connaissance indispensable pour une action politique raisonnable n’est pas une connaissance philosophique : la sagesse pratique, le sens commun, le bon sens, l’appréciation fine de la situation, voilà les qualités intellectuelles qui font que l’homme pratique réussit : il n’a pas besoin de la philosophie politique pour se guider. Je puis évoquer l’histoire racontée en Angleterre à propos de la rencontre de H. G. Wells avec Winston Churchill ; Wells demande à Churchill où en est la guerre. « Notre idée progresse », dit Churchill. « Vous avez une idée ? » demande Wells. « Oui », dit Churchill, « dans la ligne de notre politique générale ». « Vous avez une politique générale ? » insista Wells. « Oui », répondit Churchill, « la politique K.M.T. » « Et qu’est-ce que la politique K.M.T. ? » demanda Wells. « C’est ceci », répondit Churchill, « Keep Muddling Through [Persister à Traverser la Pagaïe] ». Le fait que cette politique a conduit au désastre pour Singapour et la Lybie[2] n’est évidemment pas une preuve de la nécessité de la philosophie politique, dans la mesure où ni les généraux japonais[3] ni Rommel ne sont à proprement parler des philosophes politiques. Je n’ai pas le moindre doute quant à la possibilité de concevoir une politique internationale intelligente, par exemple, sans recourir à la philosophie politique : le fait qu’il faut gagner cette guerre, que la seule garantie d’une période de paix un peu plus longue après la victoire est une entente sincère entre les pays anglo-saxons et la Russie, que les nations anglo-saxones et les autres nations qui ont intérêt à la prépondérance anglo-saxone ou qui en dépendent, ne doivent pas désarmer ni relâcher leur vigilance armée, que l’on ne peut cesser de se soucier de la puissance sans que le premier gangster venu risque de s’en emparer, que l’existence des libertés civiles dans le monde entier dépend de la prépondérance anglo-saxone — pour connaître ces aspects essentiels généraux de la situation, il n’est pas besoin d’une seule leçon de philosophie politique. En fait, des êtres humains défendant des philosophies politiques fondamentalement différentes sont parvenus à ces mêmes conclusions. 

3) Mais même s’il était vrai que nous ne puissions pas nous orienter dans le monde politique sans la philosophie politique, c’est-à-dire sans la seule vraie philosophie politique, l’orientation que fournit la philosophie politique pourra bien être inefficace : la philosophie politique pourrait nous enseigner ce qui devrait être fait, mais nous pourrions être certains que cette connaissance n’aura pas la moindre influence sur le cours imprévisible des événements : un groupe de microbes dont l’action aboutirait à la mort d’Hitler peut sembler avoir une importance politique infiniment plus grande que la leçon la plus claire et la mieux démontrée de philosophie politique. Si nous considérons l’ensemble du cours de l’histoire de la philosophie politique, nous semblons apprendre que « c’est presque une loi du développement de la pensée politique que les conceptions politiques sont les sous-produits des relations politiques réelles » (McIlwain, Growth, 391)[4]. Comme l’a dit Hegel, l’oiseau de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit, la philosophie vient toujours trop tard pour orienter l’action politique ; le philosophie arrive toujours post festum ; la philosophie peut seulement interpréter le résultat de l’action politique ; elle peut nous faire comprendre l’Etat : elle ne peut pas nous enseigner ce qui doit être faiten ce qui concerne l’Etat. On peut se demander s’il y a le moindre concept politique important, la moindre idée politique importante, qui soit le produit de la philosophie politique : toutes les idées politiques semblent venir de combattants politiques, d’hommes d’Etat, de juristes, de prophètes. Les philosophes auraient-ils parlé de constitutions mixtes si des législateurs non-philosophes tels que Lycurgue[5] n’avaient pas imaginé de telles constitutions ? Montesquieu aurait-il enseigné en 1748 que la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, est désirable si une telle séparation n’avaient pas été établie, dans une certaine mesure, en Angleterre par l’Act of Settlement de 1701 ? Qu’est-ce que la philosophie politique de Platon et d’Aristote sinon une réflexion sur la réalité politique grecque ? L’influence d’Alexandre le Grand sur les événements politiques est infiniment plus grande que celle de son maître Aristote — et l’action politique d’Alexandre s’oppose diamétralement aux principes établis par Aristote. 

II

Or, même si nous n’avons aucune connaissance vraiment nôtre à opposer à ces arguments, nous ne pouvons nous empêcher d’être impressionné par un argument contraire tiré de l’autorité. Si la philosophie politique est à ce point un échec, comment comprendre que bon nombre d’hommes à l’intelligence supérieure ont été convaincus que la philosophie politique est la condition nécessaire de l’ordre juste de la société civile, ou, pour citer le plus grand et le plus célèbre de ces hommes, que les maux ne cesseront pas dans les cités tant que les philosophes ne seront pas rois ou que les rois ne seront philosophes ? Dirons-nous avec Pascal que la République de Platon a été conçue par Platon lui-même pour s’amuser ? Il serait certainement téméraire de tenir cela pour évident. D’autant plus que Pascal lui-même poursuit ses observations sur les philosophies politiques de Platon et d’Aristote de la manière suivante : « S’ils ont écrit de politique, c’était comme pour régler un hôpital de fous ; et s’ils ont fait semblant d’en parler comme d’une grande chose, c’est qu’ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensaient être rois ou empereurs. Ils entrent dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu’il se peut. » (Pensées, Brunschvicg, 771, Lafuma 533). Selon Pascal lui-même, Platon et Aristote croyaient bien que la philosophie politique a une certaine utilité pratique. 

III

            Examinons donc le deuxième argument, qui disait que nous pouvons connaître ce qu’il faut faire dans le domaine politique, par exemple en politique internationale, sans recourir à aucune philosophie politique. Or, je suppose qu’une politique raisonnable s’orienterait de la manière suivante : les relations humaines ne peut être bonnes si les êtres humains eux-mêmes ne le deviennent pas d’abord, et par suite, ce serait déjà une prouesse que d’établir les fondements d’une paix sur deux générations, et par suite, le choix n’est pas entre l’impérialisme et l’abolition de l’impérialisme, mais entre l’impérialisme relativement honnête de type anglo-saxon et l’impérialisme insupportablement malhonnête des puissances de l’Axe. Une telle politique, comme nous le savons tous, n’est en aucune manière généralement acceptée ; elle est attaquée non seulement par ceux qui répugnent à la responsabilité qui va avec une hégémonie honnête, mais surtout, par un groupe de penseurs politiques infiniment plus généreux qui nient les suppositions sous-entendues par cette politique raisonnable au sujet de la nature humaine. Si ce n’est pour autre chose, nous aurions du moins besoin d’une véritable philosophie politique qui nous rappelle les limites de tous les espoirs et de tous les souhaits des hommes, pour défendre une politique raisonnable contre une pensée trop généreuse et utopique. En d’autres termes, même s’il était vrai que l’homme n’a pas besoin de la philosophie politique à strictement parler, il en a besoin dès qu’une action politique raisonnable est mise en péril par un enseignement politique erroné. Si Zénon n’avait pas nié la réalité du mouvement, il n’aurait pas été nécessaire de prouver la réalité du mouvement. Si les sophistes n’avaient pas sapé les principes fondamentaux de la vie politique, Platon pourrait ne pas avoir été contraint d’écrire sa République. Ou, pour prendre un autre exemple, on n’aurait pas été prêt à accepter la politique de la tolérance, qui était la seule manière d’en finir avec les guerres de religion et les haines religieuses du 16e et du 17e siècles, si des philosophes politiques n’avaient pas convaincu les hommes de ce temps que leur devoir religieux ou moral n’était pas de se rebeller contre les gouvernements hérétiques ; ce ne sont pas les philosophes politiques qui ont mis en œuvre les politiques de tolérance, mais des hommes d’Etat raisonnables, mais ces hommes d’Etat n’auraient jamais réussi sans l’aide des philosophes politiques qui ont éclairé l’opinion. 

            Ces exemples, et d’autres semblables, montrent simplement que la philosophie politique est nécessaire pour défendre une ligne d’action raisonnable, qui a été décou­verte et mise en œuvre indépen­dam­ment de la philosophie politique, contre des enseigne­ments politiques qui se prétendent vrais et qui mettent en danger cette ligne d’action raisonnable ; ces exemples, et d’autres semblables, dis-je, montrent simplement la nécessité de la philosophie politique comme une sorte d’apologétique politique. De telles apologétiques sont évidemment utiles, et dans la mesure où les politiciens ou les hommes d’Etat qu’elles soutiennent ont toutes les chances d’en tenir compte, elles ne sont pas nécessairement sans efficacité. La difficulté concerne la philosophie politique proprement dite, qui n’est pas la servanted’une politique raisonnable, mais pour ainsi dire son architecte. 

            Permettez-moi de poser la question de la manière suivante : Est-il vrai que tous les concepts politiques importants, que toutes les thèses politiques importantes, sont les produits de la vie politique, ou l’œuvre d’hommes d’Etat, de politiciens, de juristes, de prophètes, et non de philosophes ? Je supposerai, en toute hypothèse, que c’est vrai dans tous les cas où cela semble vrai jusqu’à ce que l’on ait passé cela au crible. Mais il y a assurément un concept politique fondamental qui est nécessairement d’origine philosophique parce que sa conception même est, pour ainsi dire, identique à l’apparition de la philosophie elle-même. Ce concept est le concept de loi naturelle ou de droit naturel. Car la découverte fondamentale de la philosophie est celle de la « nature ». La Vérité, l’être, le monde même, et tous les autres termes désignant l’objet de la philosophie sont incontestablement plus anciens que la philosophie, mais le premier à avoir utilisé le mot « nature » — je crois que ce fut Ulysse, ou Hermès, le dieu des voleurs, des marchands et de la démocratie athénienne — fut le premier philosophe. La seule contribution de la philosophie à la politique dont nous puissions être absolument certains est le concept de loi naturelle ou de droit naturel, une loi ou un droit qui n’est l’œuvre ni de l’homme ni des dieux, qui a la même force partout, et qui assigne une limite absolue à l’arbitraire de l’homme. 

            La « nature » est la première découverte de la philosophie, sa découverte la décisive, et, je pense, la plus manifeste. Mais on ne comprend pas la signification du mot nature si l’on ne garde pas à l’esprit ce dont la nature se distingue et à quoi elle s’oppose. Si tout était nature ou naturel, le concept de nature serait vide. Les hommes qui ont découvert la « nature », concevaient la nature comme le contraire de la convention ou de la loi. Les choses naturelles, remarquèrent-ils, sont partout les mêmes, mais les conventions varient de pays à pays, de cité à cité. Le feu brûle en Perse comme en Grèce, le fait que le feu brûle est nécessaire ; les êtres humains sont engendrés par des êtres humains, et les chiens par des chiens — cela est nécessaire, mais les lois concernant l’héritage, le vol, les sacrifices, etc., sont différentes dans des pays différents et même dans le même pays à des époques différentes : ces lois sont essentiellement arbitraires, ce sont des conventions. Sur la base de cette distinction, l’idée surgit qu’il devait être possible de découvrir un ordre de la vie qui soit bon et juste partout, parce qu’il s’accorde avec la nature humaine qui est une et immuable ; cet ordre naturelest le seul critère véritablement légitime du jugement à porter sur les décisions arbitraires des monarchies et des républiques, et il est le seul guide fiable de leur réforme et amélioration. Jusque-là, on avait tacitement ou expressément identifié le bien à l’hérité ou à l’ancien ; à partir de ce moment, les hommes ont commencé à distinguer le bien et l’ancien : « Nous cherchons le bien, et non l’ancien » (Aristote, Politique, 1269a3-4). En considération de ce fait, nous pouvons dire que la philosophie est la force antitraditionnelle par excellence ; la libération de l’emprise des opinions du passé, l’ouverture de nouveaux horizons, voilà ce qu’est et ce qu’a toujours été l’essence de la philosophie. Tant que la philosophie a été à la hauteur de son propre critère, les philosophes en tant que tels, simplement en étant philosophes, empêchaient ceux qui étaient disposés à les écouter d’identifier n’importe quel ordre réel, si satisfaisant à beaucoup d’égards fût-il, à l’ordre parfait : la philosophie politique est le défi éternel lancé au philistin. Il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais, d’époque où la potion administrée par la philosophie politique a été inutile ou le sera, bien que, comme toute médication, il faille toujours l’administrer avec discrétion. Cela vaut en particulier pour notre époque ; car à notre époque, nous ne sommes pas seulement confrontés aux philistins du passé qui identifient le bien à l’ancien ou au réel, mais aussi aux philistins du progrès qui identifient le bien au neuf et à l’avenir. Mais je parlerai un peu plus tard de cela. 

            S’il est vrai que le concept de loi naturelle, ou d’un ordre naturel, est aussi ancien que la philosophie elle-même, nous sommes justifiés à parler d’un utopisme légitime inhérent à la philosophie en tant que telle. Cet utopisme- est l’âme même de la philosophie politique de Platon et d’Aristote, dont le but premier et fondamental est de découvrir la « constitution » naturelle, l’ordre naturel de la société civile. Et cet utopisme est légitime parce qu’il ne trompe pas : les philosophes dont je parle disent que l’ordre parfait de la société est l’objet de euchè, qui signifie à la fois le souhait et la prière : cet ordre parfait est l’objet des souhaits, ou des prières, de tous les gens honnêtes. Dans la mesure où seuls les gens honnêtes peuvent l’accepter, et où il est destiné à pouvoir être accepté par eux, ce n’est pas une construction théorique, mais un idéal pratique. En disant franchement que c’est un objet de souhait ou de prière, ces philosophes ne laissaient aucun doute en ce qui concerne le gouffre qui sépare l’idéal de la réalité, ils considéraient que la réalisation de l’idéal est une question de hasard, de circonstances heureuses qui peuvent, peut-être, être réunies. Ils ne faisaient aucune prévision. Tout en suspendant totalement leurs jugements quant à la réalisation de l’idéal, ils étaient très clairs en ce qui concerne l’idéal lui-même : cet idéal était, et était destiné à être, le critère de jugements honnêtes et sans compromis sur ce qui est. La signification pratique de cet utopisme n’était pas, je le répète, de faire la moindre prévision sur le cours des événements à venir ; il s’agissait simplement d’indiquer la direction que devaient suivre les efforts en vue d’une amélioration. Ils ne croyaient pas sérieusement que l’ordre parfait de la société deviendrait jamais une réalité ; car, en tant qu’objet de souhait ou de prière, il n’y a aucune raison nécessaire qu’il devienne réel ; mais ils sentaient que tout ordre existant pouvait être amélioré, substantiellement amélioré. Le rapport de l’idéal, ou de l’utopie, à la réalité, tel qu’ils le concevaient peut être caractérisé de la manière suivante : il y a une justice civile commune, ordinaire, qui consiste à obéir à la loi du pays et à une administration juste de cette loi ; cette justice n’a rien à voir avec la justice de la loi elle-même ; elle est pour cette raison une justice très imparfaite, car toute loi, tout ordre légal est voué à n’être qu’imparfaitement juste ; par conséquent, la justice doit nécessairement être complétée par l’équité, qui est la correction de la justice légaleen direction de la justice parfaite ; l’ordre équitable, ou, comme nous pourrions préférer dire, l’ordre de la charité est l’ordre utopique ; cet ordre utopique en lui-même est essentiellement l’objet du souhait ou de la prière, et non d’une action politique ; l’équité, ou la charité, en elles-mêmes, ne peuvent subsister sur cette terre sans l’infrastructure solide, un peu brutale, imparfaitement juste, de la justice commune ; il faut « compléter » la justice commune, la corriger par des considérations d’équité ou de charité — elle ne peut jamais être remplacée par ces considérations, bien que tous les hommes honnêtes souhaiteraient, ou prieraient, pour qu’elle le pût. 

            C’est pour cette raison que la philosophie politique traditionnelle, ou la philosophie morale traditionnelle, a pris souvent la forme de l’exhortation, ou du conseil moral. Car si vous ne croyez pas que l’action politique puisse réaliser l’ordre parfait, vous ne pouvez pas espérer plus qu’inciter, par l’invocation morale, par le conseil, par les exhortations, par les sermons, l’un ou l’autre de ceux qui sont au pouvoir, à faire de son mieux là où il est en direction de l’honnêteté et de l’humanité. Cette manière d’envisager les choses sous-tendait en particulier un genre spécial de littérature politique, les « miroirs des princes ». 

            En évoquant les miroirs des princes, j’arrive au grand tournant de la philosophie politique, au point de départ du développement au cours duquel l’utopisme traditionnel des philosophes, et, nous pouvons ajouter, des théologiens, a été peu à peu remplacé par l’utopisme moderne de l’ingénieur social. Les miroirs des princes ont suscité le mécontentement, le dégoût, la réaction passionnée de Machiavel. En s’opposant à toute la tradition de la philosophie politique, il n’a plus voulu se pencher sur la manière dont les hommes devaient se conduire, mais sur la manière dont ils se conduisent effectivement. Il sentit, non sans de bonnes raisons, que les princes ne risquent guère d’écouter les conseils moraux. Il en tira la conclusion qu’il devait enseigner aux princes comment être efficaces, même s’ils sont méchants, une conclusion que n’aurait tirée aucun homme bon. Machiavel est le père de la philosophie politique moderne, et en particulier du courant de la philosophie politique moderne qui apparut en réaction à son enseignement. Car très peu de philosophes étaient prêts à le suivre sur la voie dangereuse qu’il avait prise. Le courant général allait dans ce sens : on acceptait sa critique de l’utopisme de la tradition philosophique et de la tradition théologique ; on reconnaissait que les idéals traditionnels étaient trop élevés pour être mis en pratique, mais affirmait-on, on ne peut pas se limiter seulement à décrire comment sont les hommes et comment ils se conduisent ; il faut enseigner aux hommes comment ils doivent être et se conduire. Ainsi, un compromis entre le machiavélisme et la tradition apparut : l’idée d’abaisser le critère traditionnel de conduite afin de garantir la réalisation de ces critères moins élevés. La philosophie politique tenta par conséquent de découvrir de nouveaux critères dont la réalisation serait nécessaire, ou automatique, et par suite, dont la réalisation ne serait plus seulement un objet de souhait ou de prière. Le critère naturel des sociétés humaines est le bien commun ; le problème était de concilier le bien commun, l’intérêt commun, et le bien privé, l’intérêt privé. La réponse que l’on a donné fut la suivante : le bien commun est l’objet de l’intérêt personnel éclairé, ou en d’autres termes, la vertu est identique à l’égoïsme éclairé. Conformément à cela, la tâche principale de la philosophie politique devint d’éclairer les hommes sur leur intérêt personnel. L’idée était que le résultat nécessaire de la diffusion générale des lumières sur l’intérêt personnel serait que les hommes ne s’opposeraient plus que par stupidité à ce processus naturel et automatique qui instaurera l’harmonie sociale. 

            Le motif principal de tous les hommes — telle est la supposition « réaliste », « machiavélienne », qui sous-tend cet utopisme moderne — est l’intérêt personnel. L’intérêt personnel, tel qu’il est actuellement, l’intérêt personnel non-éclairé, mène nécessairement au conflit, à la guerre de tous contre tous, mais ce conflit n’est aucunement nécessaire : tout le monde peut être amené à comprendre qu’il s’en sortirait mieux par la paix. Ce qu’il faut faire, c’est éclairer les hommes sur leur intérêt personnel : les égoïstes éclairés deviendront aussi prêts à coopérer que les égoïstes non-éclairés sont intraitables. Les lumières rendront peu à peu superflu l’usage de la force. 

            La difficulté de cette idée, ou plutôt l’erreur qui la sous-tend, est la suivante : si éclairé qu’un homme puisse être sur son intérêt personnel, l’objet de son intérêt personnel éclairé n’est pas nécessairement identique à l’objet de ses désirs les plus forts. Cela signifie que le conflit originel entre les exigences morales et les désirs reste intact — il devient seulement bien plus difficile à gérer. Car le conflit entre les exigences morales et les désirs a un remède naturel : l’appel à un sentiment du devoir, de l’honneur, ou quel que soit le nom que vous voulez lui donner. L’appel à l’intérêt personnel éclairé manque nécessairement de cette incitation morale. L’intérêt personnel éclairé exige autant de sacrifice que la justice — mais l’appel exclusif à l’intérêt personnel éclairé affaiblit les fibres morales des hommes et les rend ainsi incapable de faire le moindre sacrifice. Les choses ne deviennent pas meilleures ni plus claires, elles deviennent pires et plus confuses, lorsque l’on remplace l’intérêt personnel par l’épa­nouis­sement de soi. 

            Une autre implication de cet utopisme est la supposition que les hommes veulent réellement et fondamentalement l’objet de leur intérêt personnel éclairé, que seul le manque d’information les empêche de le vouloir. En réalité, certainsau moins veulent plus : le pouvoir, la préséance, la domination. Et ces hommes dangereux, même s’ils sont peu nombreux, peuvent contrer tout l’effort de diffusion des lumières en utilisant divers stratagèmes, qui sont quelquefois plus efficaces que la voix calme de la raison qui éclaire. Ce à quoi je fais allusion est le fait bien connu que cet utopisme moderne oublie naturellement l’existence des « forces du mal » et que les lumières ne peuvent l’emporter contre ces forces. Nous connaissons un certain nombre d’hommes qui ont été assez honnêtes pour reconnaître qu’ils avaient oublié l’existence du mal ; nous ne pouvons qu’espérer qu’il ne l’oublieront plus. On entend parfois ce genre de raisonnement : pendant le dernier siècle, l’homme a réussi à conquérir la nature ; la science naturelle a connu des succès étonnants ; et l’échec des sciences sociales est d’autant plus frappant et d’autant plus regrettable ; l’incapacité des sciences sociales à établir l’harmonie sociale, opposée au succès des sciences de la nature, semble paradoxale. Mais elle l’est seulement sur la base de l’utopisme moderne. Car que signifie le succès des sciences naturelles ? L’homme est devenu considérablement plus puissant qu’il ne l’a jamais été. Mais un homme devient-il nécessairement meilleur, plus doux, en devenant plus puissant ?

            Examinons un instant dans quelles conditions il serait raisonnable de dire que l’homme devient meilleur en devenant plus puissant. Cela serait raisonnable si toute méchanceté, toute malveillance, tout agressivité, venait du manque. Car s’il en était ainsi, on pourrait rendre les hommes meilleurs en satisfaisant leurs manques. Cette opinion sous-tend la célèbre théorie de la frustration et de l’agressivité. L’erreur fatale de cette théorie est de supposer que l’on peut éviter la frustration, qu’une vie sans une forme ou une autre de frustration est possible, ou que la satisfaction parfaite des désirs est possible. Il me faut essayer d’expliquer cela un peu plus complètement. 

            L’opinion selon laquelle l’intérêt personnel éclairé conduit à l’esprit civique, voire à l’harmonie sociale, tandis que seul l’intérêt personnel non-éclairé conduit au conflit social, n’est pas totalement fausse. L’erreur s’introduit en conséquence de l’ambiguïté du mot « manque ». Quels sont les manques dont la satisfaction est l’objet de l’intérêt personnel éclairé en tant que distinct de l’objet de l’intérêt personnel non-éclairé ? Les philosophes des époques passées avaient l’habitude de distinguer entre les choses nécessaires et les choses superflues. Et ils soutenaient que si tous les hommes se contentaient des choses nécessaires, des choses véritablement nécessaires, de ce dont le corps a réellement et absolument besoin, les produits de la terre suffiraient à satisfaire ces manques sans qu’aucun conflit entre les êtres humains soit nécessaire. En d’autres termes, ils soutenaient que la seule garantie de l’harmonie universelle est l’ascétisme universel. Conformément à cela, ils croyaient que le vice fondamental, les racines de tout conflit social, est le désir de choses superflues, le désir du luxe. Or, l’une des premières actions de l’utopisme moderne a été de réhabiliter le luxe. On supposa par la suite[6] que si tous les hommes s’intéressaient exclusivement à élever leur niveau de vie, leur confort, les commoda vitæ, l’harmonie sociale s’ensuivrait ; on supposa que l’objet de l’intérêt personnel éclairé n’est pas le minimum nécessaire pour subsister, mais le niveau de vie le plus élevé possible. Aucune personne raisonnable ne peut négliger les grands bienfaits que nous devons à la victoire de cette tendance, mais on peut douter qu’elle ait provoqué la moindre augmentation d’harmonie sociale ou qu’elle nous ait rapproché si peu que ce soit de la paix universelle. Le nombre et l’extension des guerres du 19e et du 20e siècles ne sont pas remarquablement moins grandes que les guerres des époques antérieures. 

            La chose curieuse en ce qui concerne l’utopiste d’aujourd’hui est qu’il se présente comme le réaliste le plus terre-à-terre. Il ne parle pas d’idéals moraux — il parle de problèmes économiques, d’occasions économiques, et de conflits économiques. Il a appris entre-temps que la simple diffusion des lumières, le simple changement d’opinions, ne suffirait pas, il insiste sur la nécessité de changer les institutions ; il n’hésite pas à recommander la révolution sociale, avec ou sans effusion de sang. Je sais cela. Néanmoins, il me faut insister sur l’accord fondamental entre lui et son grand-père du 18esiècle. 

            Tout le monde doit bien comprendre que je ne dis rien contre les économistes. Je me souviens encore des conférences des Docteurs Feiler et Marschak dans le cours d’été de l’année dernière, des conférences qui ont culminé dans la thèse selon laquelle les problèmes économiques les plus importants conduisent nécessairement au-delà de l’économie dans la sphère des décisions morales. 

            Mais pour revenir à mon argumentation, ce n’est pas sans raison que l’on ne peut séparer l’utopisme moderne de l’économisme, en tant que distinct de l’économie. Car l’utopisme moderne repose en dernière analyse sur l’identification du bien commun à l’objet de l’intérêt personnel éclairé compris comme un niveau de vie élevé. La thèse originelle était que l’homme serait déterminé par des impulsions économiques, si et seulement si il était éclairé, tandis qu’actuellement il est déterminé par des impulsions stupides telles que la fierté, le prestige, etc. Le pas suivant consista à affirmer que l’homme est en fait déterminé de manière décisive par les impulsions économiques et les facteurs économiques. Les faits sociaux ou politiques fondamentaux sont les faits économiques « le premier propriétaire est le véritable fondateur de l’Etat », « le pouvoir va avec la propriété ». Sous sa forme pleinement élaborée, c’est l’interprétation économique de l’histoire qui s’en vante plus que du réalisme machiavélien, et qui n’a que mépris pour le socialisme utopique qu’il supplante. Mais, sans parler du dépérissement de l’Etat — qui sera encore l’objet de pieux espoirs (ou d’espoirs impies) longtemps après le dépérissement total du marxisme — qu’y a-t-il de plus utopique que le sous-entendu de la célèbre sentence de Marx : « Jusqu’ici, les philosophes se sont contentés d’interpréter le monde ; il importe maintenant de le changer. » Car pourquoi les philosophes se sont-ils limités à interpréter le monde ? Parce qu’ils savaient que le monde au sens précis, non-métaphorique, du mot, l’univers, ne peut pas être changé par l’homme. La phrase apparemment innocente de Marx sous-entend la substitution du petit monde de l’homme au monde réel, la substitution de l’ensemble du processus historique au tout réel, qui, en rendant possible l’ensemble du processus historique, lui a assigné des limites absolues. Cette substitution, un héritage de la philosophie idéaliste de Hegel, est la raison ultime des espoirs utopiques de Marx. Car n’est-il pas utopique d’attendre un ordre social parfait qui soit essentiellement périssable ? D’attendre que les hommes mettent toute leur volonté, leur espoir, leur foi et leur amour, dans quelque chose que l’on reconnaît comme non-éternel, et comme durant moins que cette planète que nous habitons ? Les non-philosophes peuvent confondre l’éternité avec un temps d’une très longue durée, quelques milliards d’années ; mais c’est un péché mortel pour un homme qui prétend être un philosophe. Si tout ce qu’a fait l’homme, y compris le saut dans la liberté, ne sont pas éternels, on pourra voir le germe de la destruction ultime même dans les réalisations humaines les plus hautes, et par suite, ce qu’on appelle l’ordre parfait sur la terre est voué à être une illusion. 

            Les philosophes du passé étaient bien plus réalistes, qui insistaient sur le fait que la réalisation de l’idéal est essentiellement une question de hasard, tout comme les théologiens du passé, qui insistaient sur le fait que les voies de la providence sont insondables à l’homme. L’utopisme moderne se fonde sur la supposition que la réalisation de l’idéal est nécessaire, ou presque nécessaire. J’entends par « presque nécessaire » que l’idéal se réalisera nécessairement, sauf dans le cas d’une faiblesse de l’homme qu’il est possible d’éviter. Le sommet de l’utopisme moderne a été atteint dans la philosophie politique apparemment la moins utopique des derniers siècles, la philosophie politique de Hegel. Car, contrairement à Platon et à Aristote et à ceux qui les ont suivis, qui avaient insisté sur la différence fondamentale entre l’idéal et le réel, le raisonnable et l’effectif, Hegel déclara que le rationnel est réel et que le réel est rationnel. 

            Un survol général de l’histoire de la philosophie politique peut donner l’impression qu’il n’y a pas de philosophie politique dont on puisse apprendre quelque chose, parce qu’il y a une variété scandaleuse de philosophies politiques qui se combattent l’une l’autre à mort. Une étude plus approfondie montre que cette impression est trompeuse. Il serait absurde de dire qu’une étude plus approfondie nous montre tous les philosophes politiques parfaitement d’accord ; cependant, elle nous montre qu’il y avait une tradition de philosophie politique dont les membres étaient d’accord sur les fondamentaux, la tradition fondée par Socrate, Platon et Aristote, qui a été transformée, sans être interrompue, sous l’infuence des vertus bibliques de miséricorde et l’humilité et qui nous donne encore l’orientation dont nous avons le plus grande besoin sur les fondamentaux. Nous n’avons pas besoin de leçons de cette tradition pour discerner le bien-fondé de l’attitude de Churchill, par exemple, mais la cause que la politique de Churchill cherche à défendre n’existerait pas sans l’influence de cette tradition. 

            Aujourd’hui, cette tradition est menacée par un utopisme équivoque. Personne ne contestera que l’impulsion fondamentale qui a engendré cet utopisme était généreuse. Néanmoins, il est voué à conduire au désastre parce qu’il nous fait sous-estimer les dangers auxquels est exposée et sera toujours exposée la cause de l’honnêteté et de l’humanité. Le devoir primordial de la philosophie politique semble aujourd’hui de s’opposer à cet utopisme moderne. 

            Mais pour caractériser le service que peut rendre la philosophie politique, non seulement aujourd’hui, mais en tous les temps, il faudrait dire que la philosophie politique nous apprend combien il est terriblement difficile d’assurer le minimum d’honnêteté, d’humanité, de justice, que l’on a considéré, et que l’on considère encore comme évident, dans le petit nombre de pays libres. En nous éclairant sur la valeur de ces réalisations apparemment négligeables, elle nous apprend à ne pas trop attendre du futur. En dernière analyse, la philosophie politique consiste seulement à envisager les choses politiques de manière philosophique — c’est-à-dire sub specie æternitatis. En nous donnant de modestes espoirs, elle nous protège du découragement. En nous immunisant contre la suffisance des philistins, elle nous immunise en même temps contre les rêves des visionnaires. L’expérience semble montrer que le sens commun laissé à lui-même n’est pas à l’abri de ces extrêmes défectueux : le sens commun a besoin d’être renforcé par la philosophie politique. 

            L’entreprise périlleuse de l’homme moderne, qui a étonnamment réussi à beaucoup d’égards, nous rend méfiants envers tous les enseignements qui soulignent qu’il y a des limites absolues au progrès humain : bien des limites qu’on a dit exister n’ont-elles pas été surmontées ? Mais la question est de savoir si le prix qu’il a fallu payer pour ces conquêtes n’a pas été quelquefois trop élevé ; en d’autres termes, s’il n’est pas encore vrai que l’homme peut bien expulser la nature avec une fourche, mais que la nature revient toujours et prend sa revanche. En érigeant l’édifice arrogant de la civilisation moderne et en vivant dans cet édifice confortable pendant quelques générations, bien des gens semblent avoir oublié les fondements naturels, indépendants de la volonté humaine et immuables, qui sont enterrés profondément et qui assignent une limite à la hauteur de l’édifice. 

            En termes pratiques, cela signifie que la tâche qui se présente à la génération présente est de poser les bases d’une longue période de pays : ce n’est pas et ce ne saurait être d’abolir la guerre pour toujours. Pour citer un grand libéral du siècle dernier, Henry Hallam : « La science de la politique, comme la médecine, doit nécessairement se contenter de concevoir des remèdes au danger immé­diat, et elle peut dans le meilleur des cas retarder le progrès du déclin intrinsèque qui semble être la loi de toutes les choses humaines, et par lequel toute institution humaine, comme son cadre terrestre, doit nécessairement un jour s’effondrer. » (Const. Hist., 1, 182)[7]

            Cela semble pessimiste ou fataliste, mais ça ne l’est pas. Cessons-nous de vivre et de vivre avec une joie raisonnable, cessons-nous de faire de notre mieux bien que nous sachions avec une certitude absolue que nous sommes voués à mourir ? 

            A la fin de la troisième partie de Henri VI, après la victoire de sa maison, le roi Edward IV dit : « Car ici, j’espère, commence notre joie qui va durer ». Tout le commentaire nécessaire est sous-entendu par le fait que le frère de Edward, Richard, plus tard Richard III, est là silencieux. A la fin de Richard III, après la mort de ce tyran sanguinaire, Henri VII, le roi victorieux conclut son discours en disant : « la paix est de nouveau là : que Dieu dise Amen pour qu’elle règne longtemps ! » Le prudent Henry VII, le favori de Bacon, était plus sage que le malheureux Edward IV. Un homme sage ne peut pas dire plus que le père de Henry VIII, et il ne peut sérieusement espérer plus. Ce à quoi Dieu a dit « amen », après la victoire de Henry VII, les histoires le racontent.

            Il est difficile d’affronter ces faits sans devenir cynique, mais ce n’est pas impossi­ble. Les philosophes nous conseillent d’aimer le destin, l’implacable destin. La Bible nous promet la miséricorde de Dieu. Mais le réconfort qui vient de Dieu n’est pas plus agréable à la chair que l’amour du destin. Car la chair, qui est faible, veut un confort tangible. Ce confort tangible — une paix éternelle et un bonheur faits par l’homme — non datur. Nous devons choisir entre la philosophie et la Bible. 


[1] Cette parenthèse a été ajoutée à la main.

[2] « Gallipoli » et « Egypte » sont barrés et « Singapour » et « Lybie » sont rajoutés à la main. 

[3] « Tojo » barré et « les généraux japonais » rajouté à la main.

[4] Charles Howard McIlwain, The Growth of Political Thought in the West, From the Greeks to the End of the Middle Ages, New York, Macmillan, 1932.

[5]

[6] « Par la suite » a été ajouté à la main.

[7] Henry Hallam, The Constitutional History of England from the Accession of Henry VII to the Death of George II (New York, A. C. Armstrong and Son, 1880).

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